Recettes ordinaires : biens communaux. — Ils sont rarement affermés ; les
habitants jouissent gratuitement en nature. — Rareté des affouages. — L'ère
d'appauvrissement des communes date de Louis XIII ; responsabilité de l'État.
— Emprunts et dettes se multiplient ; situation financière très gênée sous la Fronde. — De diverses
locations portant revenu. — Impôts indirects : octrois, leur emploi, grand
nombre d'objets sur lesquels ils portent. — Chiffres modestes qu'ils
atteignent. — Leur extrême variété ; forme de leur perception. —
Contributions communales directes ; comment elles sont établies.
Dépenses ordinaires et extraordinaires. — Budgets de villes et communes
rurales à diverses dates. — Comptabilité communale, receveurs municipaux,
intendants de deniers communs. — Règlement et vérification des comptes.
Le budget qui nous occupe ici est surtout le budget des
recettes ; en effet, comme tous ou presque tous les actes d'administration
aboutissent à une dépense, nous serons naturellement amenés à jeter un coup
d'œil sur les crédits affectés par les communes à l'édilité, à la police, à
l'instruction, à l'assistance, en traitant de ces branches diverses de
l'activité locale. Tout au plus examinerons-nous dès à présent, dans leur
ensemble, quelques types de ces bilans, urbains ou ruraux, pour comparer les
charges et les profits du contribuable d'autrefois et d'aujourd'hui.
Il semble que la première ressource de la caisse
municipale dût être le revenu de ces biens immenses — bois et pâtures —
possédés par les communes ; il n'en était rien cependant. Les habitants
jouissaient en nature, les mœurs le voulaient ainsi, et la constitution de la
propriété banale ne permettait guère d'en user autrement. Car le droit de
propriété, tel que nous l'entendons en ce siècle, est une nouveauté en France
; il n'est pas général encore dans toute l'Europe, et dans d'autres parties
du monde il est totalement inconnu. Il suffira de dire, sans entrer dans des
détails qui nous entraîneraient loin de notre sujet, que les esprits dits avancés, qui rêvent l'avènement du communisme
en matière de propriété foncière, ne remarquent peut-être pas que nous en
sortons, que la terre vient peine d'être affranchie, par la révolution de
1789, du régime de la propriété collective, pour passer sous celui de la
possession individuelle. Au dix-septième siècle, les vignes, les champs
labourés, et encore pas tous, pouvaient être enclos par leurs maîtres, les
prés, sauf quelques exceptions, ne le pouvaient pas. La récolte de foin
appartenait au propriétaire, le regain lui appartenait rarement ; en tout
cas, pendant la moitié de l'année, la vaine pâture était de droit commun sur
les prairies privées, tout le monde pouvait conduire ses bestiaux. Il en
était de même des bois, taillis ou futaies, presque tous sujets à si grand
nombre de servitudes et de banalités : glandée pour les porcs, chauffage pour
les gens, pâturage pour les troupeaux, charpente pour les constructions,
etc., que la propriété n'en était plus que nominale et honoraire, toute la
jouissance étant pour les usagers.
Les communautés subissaient, comme tous les autres
propriétaires, les inconvénients de ce système, pour les biens dont elles
étaient titulaires ; elles les subissaient même davantage, et cela
s'explique. Quand les droits de pacage d'usage et autres, des habitants
s'exerçaient sur les biens de l'Église, de la noblesse ou du Roi, ils avaient
à compter avec les droits de nus propriétaires qui, si réduits qu'ils pussent
être, n'en faisaient pas moins valoir certaines prétentions, n'en opposaient
pas moins certaines résistances.
Ces résistances allèrent même toujours croissant, à mesure
que le sol prit de la valeur, et la fin du dix-huitième siècle notamment est
pleine de procès sur ces matières. Mais lorsqu'il s'agissait d'une terre qui
n'avait d'autre maître que cet être de raison, appelé la commune, dont les
habitants étaient l'incarnation vivante, il n'eût été ni dans les goûts ni au
pouvoir d'aucun d'entre eux de restreindre, comme détenteurs du fonds, la
jouissance qui leur appartenait comme usagers[1]. Attachée à ce
communisme d'une portion du sol, si funeste à l'agriculture, mais évidemment
avantageux aux pauvres gens, chaque paroisse entend ne pas admettre an
partage le premier venu ; elle n'en laisse jouir que ses membres, ses membres
titulaires, ayant droit de cité, privilégiés
comme on dit. Chacune, à plus forte raison, repousse, frappe d'amende et
confisque au besoin le bétail de ses voisins, surpris
en dépaissance sur son territoire ; elle a ses gardes-terre, policiers champêtres, pour dresser des
procès-verbaux, et s'ils ne suffisent pas, divers habitants vont coucher une
ou deux nuits dans les bois de la ville, pour
découvrir les larcins qui s'y font. De ces bois, de ces champs, les
municipalités font et refont l'arpentage général, à grands frais, pour être
sûrs qu'on ne les vole pas, que le seigneur ne tente pas de les usurper, de les appliquer à son profit selon l'expression du
code Michaud, ou que des particuliers ne cherchent pas à les cultiver par
petits morceaux, puis à les enclore et à prescrire ainsi contre le commun.
Toutes les administrations locales ne sont pas aussi conservatrices de leurs
antiquités historiques que celle de Saint-Sever, où dans l'état du mobilier
dressé en 1620 figure encore une enseigne de
taffetas rouge avec les armoiries du roi Édouard, reste de la
domination anglaise en Guyenne, mais, en fait de titre, fonciers, elles
mettent une attention extrême à ne rien laisser dépérir. La ville de Paris,
pour dix toises de terrain concédées à Richelieu, lui faisait payer une rente
de dix livres. Le prévôt des marchands eût voulu, dit-il, la rendre plus
modique, même qu'il n'y en eût point du tout,
mais les échevins s'y étaient opposés[2].
Non-seulement la communauté rurale n'afferme pas ses biens
à des tiers, mais elle fait très rarement payer aux habitants leur part de
jouissance : l'affouage est peu répandu ; d'autre part, en pays de taille
réelle, il n'est pas d'usage de soumettre les communaux à l'impôt d'État.
Tout parait combiné pour favoriser l'usage en nature sans aucune charge. Cet
usage est malheureusement fort peu réglé ; les campagnes sont rares où l'on aménage
les bois, où l'on entretient les prés, ou chaque habitant est obligé, comme à
Tartas et à Montfort, de planter tous les ans, en février deux chênes dans la
forêt banale. Suivant une pente naturelle ce qui est à tout le monde n'est à
personne, et personne ne gère aussi mal que tout le
monde. Chatouilleuse sur le fonds, insouciante sur le revenu, telle
est l'opinion publique à l'égard de ce genre de biens. Il faut, pour qu'elle
s'émeuve et demande des poursuites, que des magistrats municipaux soient coupables
de malversations notoires, par exemple dans la destruction des futaies. Les
ordonnances royales sur le chapitre des eaux et forêts ne furent observées
qu'à partir de Louis XIV, mais alors, comme il est arrivé en plus d'un point,
elles le furent trop[3].
A dater aussi du règne de Louis XIII commence l'ère
d'appauvrissement des communes : vers la fin du seizième siècle, chose
curieuse, au milieu de tous ces troubles, beaucoup d'entre elles avaient
acheté de la terre ; celles de Provence, seules, s'en étaient payé, jusqu'en
1620, pour une valeur de plus de quinze millions de livres, et la plupart de
ces biens étaient nobles. On le voit par les droits de mutation et le chiffre
de l'impôt sur les immeubles de mainmorte que villes ou communautés, après avoir
lutté de leur mieux pour ne pas financer aux coffres du Roi, sont enfin
contraintes de verser. Ce beau temps est fini ; nous entrons, avec la guerre
de Trente ans, dans la période des emprunts et des dettes qu'on ne rembourse
guère. Angers emprunte 40.000
livres à 92 habitants qui avancent la somme pour lever les soldats réclamés par le Roi ; un
simple bourg de Beauce, Maintenon, s'engage pour 24.000 livres afin de payer les taxes de l'année 1640. Un autre
bourg de Guyenne, Tartas, vend à un notaire des biens de la communauté pour
faire face aux dépenses de logement du régiment du duc d'Enghien. Le passif
de Mmes monte à 10.400
livres en 1618, à 20.510 en 1627, en 1720 il était de 693.000 livres.
Avallon, qui au début du siècle ne devait rien, est redevable en 1660 de 152.000 livres à
63 créanciers. Heureusement pour les municipalités que les conditions des
préteurs sont devenues moins onéreuses avec les progrès du crédit. Au
quinzième siècle, quand le numéraire était introuvable, aussi bien chez les
notables citoyens que dans les caisses publiques, les communes devaient
emprunter du vin ou de l'huile et se procurer des fonds par la vente de ces
denrées ; au seizième siècle les emprunts ne s'effectuaient que sur le pied
de 8 pour 100 d'intérêt, au dix-septième ils descendent à 6 et quelquefois
plus bas. L'affaire parait au premier abord assez bonne, lorsque l'emprunt
est destiné au payement de quelqu'un de ces offices originaux et vexatoires,
que l'État crée à profusion, avec l'espoir secret que les communes, pour n'en
pas être embarrassées, s'en rendront elles-mêmes propriétaires. Pour 10.000 livres, qui
lui en coûtent annuellement 625 d'intérêt, telle ville acquiert des brevets
de fonctions nouvelles, dont les gages sont censés de 714 livres ; elle
aurait donc 89 livres
par an de bénéfice si l'État payait les gages, mais il ne les paye pas et la
commune, elle, est forcée de faire honneur à ses engagements. Encore n'y
arrive-t-elle pas toujours, les extorsions royales se renouvelant sous mille
formes, plus ingénieuses les unes que les autres ; non seulement elle
n'amortit jamais sa dette, comme autrefois, elle ne convoque plus ses
créanciers à la mairie pour liquider peu à peu son arriéré, mais elle les
redoute, elle est à la veille de la saisie et déjà sous le coup de la
faillite ; il faut que l'État à son tour lui vienne en aide[4].
Paris a des dettes criardes ; il ne peut contenter ses
fournisseurs, marchands, entrepreneurs et autres, auxquels il est redevable
de 180.000 livres
; le gouvernement a mis la main sur la meilleure
part du produit de son octroi, de notables portions de son domaine
sont au moment d'être vendues par autorité de justice, — car en ce temps-là
on saisissait le revenu d'une ville comme celui d'un particulier. — Pour
comble d'humiliation, la capitale, qui devait déjà 500.000 livres,
voulut en emprunter 100.000 autres et ne les trouva pas. En quelques
districts du Midi, on avait décidé, pour sortir radicalement mais honnêtement
de cette situation critique, d'affecter au payement des dettes le cinquième
de toutes les récoltes, ou d'amortir de 1 pour 100 par an au moyen d'un impôt
additionnel à la taille. Le conseil d'État s'y opposa bien vite, il craignit
de compromettre ses propres rentrées, et se contenta d'accorder aux communes
obérées, à commencer par le chef-lieu du royaume, des lettres de surséance ; on ne paya ni le capital ni les
arrérages. D'année en année on en remit l'acquittement : des province,
entières, le Dauphiné, la
Guyenne, obtinrent de pareils délais, renouvelés au moyen
de subterfuges puérils. Il fallait,
disait-on, que les dettes fussent reconnues et
vérifiées au conseil, où l'on se gardait de rien vérifier. Le Roi alla
jusqu'à remettre, de son autorité privée, une année d'intérêt aux communes de
Provence, et ne mit à ce cadeau qu'il leur faisait du bien d'autrui qu'une
condition : celle de lui donner à lui-même la moitié de cette somme qu'il les
dispensait de payer à leurs préteurs[5].
Mais comme cet état de choses ne pouvait se prolonger
indéfiniment, beaucoup de communautés durent se résoudre, pour alléger leur
situation, à vendre des biens et des pâturages. En théorie, l'aliénation de
ces biens comportait des formalités compliquées : les lettres patentes
devaient être entérinées au parlement, l'entérinement devait être précédé
d'une visitation, la visitation d'une information de
commodité ou incommodité — notre enquête actuelle de commodo ; — enfin l'adjudication était faite
devant un juge royal. En pratique, on ne se tourmentait pas autant ;
lorsqu'une assemblée générale décidait la vente, elle se faisait sans aucun
contrôle, au meilleur prix possible. Le gouvernement le constate et s'en
plaint ; les paroisses où les choses se passent ainsi sont tellement ruinées, que la plus grande partie est déserte, et les
habitants qui y restent réduits en extrême pauvreté. Mais le pouvoir
central était mal venu à se plaindre. Les taxes énormes mises par lui sur les
biens communaux, — biens domaniaux, disait le conseil d'État, — par exemple
sous le fallacieux prétexte de les confirmer dans
leur privilèges d'être inaliénables, avaient eu précisément pour
résultat de mettre les paroisses dans la nécessité de les aliéner, pour payer lesdites taxes ; ce qui, disent les
trésoriers de France, à Paris, cause un grand préjudice à beaucoup de localités
qui ne subsistaient que grâce au bétail qu'elles pouvaient nourrir dans ces
pâtures[6]. En Provence,
quatre-vingts communautés, à l'avènement de Louis XIV, venaient d'être déclarées impuissantes et admises à désintéresser
leurs créanciers en leur cédant tout ou partie de ces domaines qu'elles
avaient précédemment acquis. On dut créer un tribunal extraordinaire pour
juger les différends de ces communes avec la
multitude de leurs créanciers que la correspondance administrative
nous représente comme fort échauffés et fort
remuants. Sourdis écrit assez naïvement à de Noyers que, par le
transfert de ces fonds, les paroisses ne seront pas
plus pauvres, les terres changeront seulement de mains. Un état de
1670 évalue la valeur des communaux ainsi abandonnés à onze millions et demi
de livres, et le règlement de cette affaire dura jusqu'au milieu du
dix-huitième siècle[7].
La caisse municipale tirait un revenu plus effectif des
locations de places dans les halles et marchés, des droits de poissonnerie,
de pesage des denrées ou de jaugeage des futailles, de l'enlèvement des
fumiers, du geôlage de la prison, — adjugé 600 livres à
Périgueux, — des amendes de police ou des lettres de bourgeoisie. Langres
perçoit une taxe sur les nouveaux mariés, qui varie de 1 à 18 livres par tête ;
ces droits d'épousailles sont employés
au payement de la sage-femme des pauvres. Sahune, en Dauphiné, établit avec
approbation du parlement (1652) une
hôtellerie communale, monopole, bien entendu, qu'elle afferme à un
particulier[8].
Mais le principal article de recettes, ce sont les octroi, tout différents
alors de ce que nous les voyons aujourd'hui.
L'octroi est, dans notre république, un impôt local
très-diversement jugé. Il compte un petit nombre de détracteurs passionnés et
un grand nombre de partisans sans enthousiasme ; ses détracteurs sont
généralement des théoriciens politiques et ses partisans des financiers
pratiques, qui ne le considèrent pas comme un impôt parfait, — l'impôt
parfait n'a pas encore été mis en recouvrement, — mais comme un impôt
meilleur que d'autres[9]. Le contribuable
paye et payera toujours plus volontiers la taxe qui grève ses dépenses que
celle qui frappe ses recettes ; il est
moins touché de sentir augmenter les premières que de voir diminuer les
secondes. C'est ce sentiment qui explique comment les octrois, abolis en 1790
par la Constituante,
sont ressuscité, d'eux-mêmes, dix ans après, par la libre volonté des
assemblées communales, comment ils sont encore maintenus pal ces mêmes
assemblées, — issues d'un suffrage incontestablement populaire — bien
qu'elles aient le droit de les supprimer du jour au lendemain par un simple
vote. Aucun, base sérieuse d'évaluation ne nous permet de comparer les octrois
actuels ni pour le nombre, ni pour le rendement, ni pour les tarifs, aux
taxes correspondantes dans la première moitié du dix-septième siècle. Il
suffit d'ouvrir la statistique contemporaine pour apercevoir les différences
profondes qui existent à cet égard, en 1889, entre les diverses régions de la France. Les 1,526
localités qui perçoivent des droits sur les marchandises introduites dans
leur enceinte sont fort inégalement réparties dans nos quatre-vingt-sept
départements : le Finistère compte 181 octrois, la Lozère n'en compte
que 2 ; il y en a 55 dans les Bouches-du-Rhône, 46 dans le Lot-et-Garonne et
seulement 3 dans le Doubs et le Cher, 4 dans l'Isère ou dans la Meuse. Question
de préférences et de traditions locales ; ces dissemblances sont le résultat
en même temps que la preuve de la liberté. Tout indique qu'il en était de
même il y a deux cent cinquante ans ; mais, d'une manière générale, nous
croyons que le nombre des octrois n'a pas dû s'accroître. On en demeure
convaincu en voyant figurer sur les listes, d'ailleurs fort incomplètes, de
ce temps les noms de' bourgs de très minime importance, dont plusieurs ont
renoncé depuis à ce genre d'impositions. Il n'en est pas de même du produit, ici on remarque une hausse incroyable
: l'octroi de Lyon rapportait, vers 1630, 70.000 livres (valant 420.000 francs), il en rapporte
aujourd'hui près de 9 millions. Paris ne figure sur un état de cette époque
que pour 60.000
livres (360.000 francs)
et son octroi atteint l'année dernière 142 millions. Nos octrois de 1888
valent quelque 230 millions ; un recensement fait sous Louis XIII, assez
grossièrement du reste, puisqu'il n'indique que 226 villes
de l'octroi et qu'il ne fournit de chiffres que pour 149 d'entre
elles, donne pour ces 149 cités la somme de 700.000 livres
seulement (4.200.000 francs), qui, en
la supposant inférieure de moitié au produit réel de l'ensemble, ne
correspondrait encore qu'à 8 ou 9 millions de francs environ. Cette
formidable distance entre 1630 et 1889 paraîtra moins singulière, si l'on
songe que la valeur totale des octrois a quadruplé en moins de cinquante ans
dans notre siècle : 54 millions en 1831 contre 214 millions en 1875, et que
l'octroi de Paris, en quatre-vingts ans, a sauté de 10 millions à 140[10]. La progression
est elle-même très marquée dès le règne de Louis XIII : la pancarte (octroi)
de Nevers rapporte 5.000
livres en 1605 et 8.500 en 1624 ; le commun de Bourg vaut 1.000 livres en 1603,
3.000 en 1620, 4.500 en 1646[11].
Bien que la perception de ces impôts ne pût être autorisée
que par le Roi, le principe souffrait, comme tous ceux d'alors, de larges
exceptions dans l'application. Les communes de Béarn et Navarre établissent
des octrois sur le vin avec la seule approbation de la chambre des comptes de
Pau ; plusieurs juridictions de Guyenne, en vertu de privilèges du
quatorzième siècle, taxaient librement les grains et les liquides introduits
sur leur territoire ; des communautés de Bretagne en usaient de même avec les
boisson, vendues au détail, et les États de Provence émettent un vœu
énergique (1630) pour l'aire respecter
le pouvoir donné aux municipalités par les anciens comtes, de frapper de droits les denrées quelconques nonobstant toute
ordonnance royale. Il n'est pas jusqu'à Paris où l'échevinage ne
prétende, malgré les arrêts du parlement, décréter au profit de la ville le
recouvrement de contributions nouvelles sur le bois, sur le foin, sur la chaux.
Pourtant la plupart de ces octroys, qui
devaient l'existence — leur nom le prouve — à un acte de la puissance
publique, n'étaient concédé, que pour une durée de trois, cinq, dix ans ; on
les renouvelle par lettres patentes de règne en règne et d'âge en âge ;
beaucoup, au moment de la révolution, étaient vieux de quatre ou cinq siècles[12]. Une fois
créées, les administrations locales sont maîtresses d'employer tous moyens de
les faire produire le plus possible ; nulle autorité supérieure ne doit
s'immiscer dans la gestion. En général, l'octroi est affermé ; mais,
ici, les syndics doivent jurer en entrant en charge de
ne jamais consentir à aucune diminution ; là, l'impôt sur la viande
est adjugé à celui qui s'engage à la vendre en détail au plus bas prix ;
ailleurs, la commune se fait boucher, achète les bestiaux et les revend[13].
C'est sous le rapport des tarifs que les octrois de jadis
étaient critiquables : de nos jours, en matière d'impôt indirect, l'État et
les communes ont leur domaine à peu près distinct, ce qui est imposé par l'un
ne saurait l'être par les autres ; sauf le vin et l'eau-de-vie, aucune
marchandise ne peut être à la fois l'objet de taxes générales et locales. De
plus un tarif, gradué d'après le chiffre de la population, laisse les
municipalités se mouvoir dans d'assez honnêtes limites sans leur permettre de
les dépasser, de s'isoler à certains égards du reste du pays par des droits
prohibitifs ou simplement ultra-protecteurs. Ce tarif établit en même temps
une uniformité relative entre des localités de même importance ; enfin l'État
contemporain ne tolère pour ainsi dire jamais, — il n'y en a d'exemple qu'à
Marseille, — de droits sur la farine ou le pain. Au dix-septième siècle au
contraire, l'octroi consiste souvent en un droit additionnel à la vente du
sel, déjà si lourdement grevé[14], ou sur le prix
du pain, déjà si cher, et ce droit s'élève jusqu'à 12 et 15 pour 100 de la
valeur. Le vin, sujet aux aides du Trésor, est presque partout soumis à une
taxe proportionnelle du huitième de la valeur qui se combine avec des impôts
fixes, à la contenance (sur le poinçon, le
muid, le tonneau, l'asnée, le barral),
et avec des droits de détail sur le pot et le lot qui arrivent à doubler les
prix. Les octrois sont minimes sur les bières et les cidres, ils sont élevés
sur la viande : 6 livres
par tête de bœuf à Rouen, c'est-à-dire le sixième du prix de l'animal. Grande
variété d'ailleurs ; pour un tonneau de vin, l'entrée est de 13 sous à
Nevers, de 9 livres
à Rouen, de 18 livres
à Saint-Malo ; à Hennebont, le droit de détail est d'un sou par pot ; à
Saintes, d'une obole seulement ; à Abbeville, de 10 sous par muid, ce qui
fait moins encore. Il en est ainsi pour tous les objets. A cela s'ajoutent
les péages, les droits de sortie par les ports, un prélèvement sur le gain
des navires de pêche. On prenait ce qu'on pouvait et où l'on pouvait[15]. Il suffit, pour
apprécier l'état matériel d'il y a deux siècles comparé à celui d'aujourd'hui
et les progrès réalisés dans le bien-être de notre nation, de ce simple
constat : les deux grosses colonnes de nos contributions indirectes sont des
taxes sur le superflu : tabacs et alcools, et les fondements des aides et des
octrois anciens étaient des taxes sur le nécessaire : sel et blé.
Ces octrois qui les faisaient vivre, les communes en
furent pourtant dépouillées par l'État durant la crise financière qui
commence au milieu du ministère de Richelieu pour se terminer à la fin de celui
de Mazarin. Dès 1624, un donneur d'avis proposait
de s'approprier le tiers de ces recettes locales, et le premier ministre
parait approuver assez cette idée ; quinze ans plus tard, le trésor s'en
appropria la totalité : Toutes les villes où nous
avons passé, écrit Richelieu à messieurs du Conseil (1639), sont au
désespoir d'être privées de leurs deniers d'octroi et d'être contraintes
d'abandonner tout ce qui peut aider à leur conservation. Je ne condamne pas
ce qu'on a fait, puisque la nécessité y a obligé ; mais j'ose dire que c'est
chose tout à fait nécessaire, non-seulement de leur en donner d'autres, mais
de rétablir la réputation du conseil, aux paroles duquel elles ajoutent peu
de foi. Vingt-cinq ans se passèrent avant que Colbert se trouvât en
mesure de restituer aux caisses communales un peu moins de la moitié de ces
ressources qui leur étaient, dans le principe, exclusivement destinées[16].
S'il fallait une preuve de la préférence évidente que
l'opinion publique donnait aux impôts indirects, quelque forme qu'ils
revêtissent, sur la taille qui grevait immédiatement le revenu, on la
trouverait dans ces fréquentes substitutions, que les villes sollicitaient ou
opéraient, d'une portion de à contribution directe en droits de consommation
et même de circulation. Paris même, plutôt que de lever sur ses habitants une
taxe de pavage, établit un tarif de barrage et de
chaussée, modeste il est vrai, mais qui joint à tant d'autres dont les
environs de la capitale étaient hérissés, n'en constituait pas moins une gêne
pour le commerce[17]. On a vu déjà au
cours de cet ouvrage, par l'espèce d'autopsie que nous avons tentée des
finances de l'État, combien l'impôt direct avait grossi de 1610 à 1645 ; en
pénétrant dans l'intimité des caisses locales, on vérifie le détail de ce que
l'on a constaté en gros. Il serait oiseux d'y revenir : telle ville (Mont-de-Marsan) dont l'allivrement est de 223.000 écus en 1624, ers
paye 337 en 1654 et seulement 322.000 en 1670. La hausse ailleurs est bien
plus sensible ; le denier pris pour base de
la répartition est, à Rodez, de 9.1ivres en 1603, de 16 livres en 1614, de 30 livres en 1636, de 36 livres en 1643, de 28 livres en 1657, de
20 en 1665. Un grand nombre de maisons,
disent les registres municipaux en 1638, sont
abandonnées par les propriétaires qui ne peuvent payer les tailles et autres
charges, si grandes que le louage des maisons et le revenu du fonds ne
peuvent suffire pour acquitter le quart des impositions du Roi. Quel
le que soit l'exagération probable de ces plaintes, on ne peut nier qu'elles
n'aient eu un trop réel fondement. La période la plus douloureuse, — les
cotes d'un certain nombre de communes que nous avons sous les yeux nous
l'apprennent, — commence aux dernières années du ministère de Richelieu et va
jusqu'aux traités de Westphalie et jusqu'à la Fronde. La question
d'argent joua son rôle dans cette révolution étranglée, comme en tant
d'autres ; cependant les avis, les projets du temps de Mazarin sont marqués
au coin d'un esprit plus pratique, moins vexateur que ceux de Richelieu. Les
édits du toisé et des cheminées, tant décriés alors, étaient assez
raisonnables puisqu'ils correspondent l'un à notre impôt foncier, l'autre à
notre impôt des portes et fenêtres. Il y avait là de vraies idées, une
meilleure connaissance de l'assiette fiscale. Le malheur de cette régence
d'Anne d'Autriche, ce qui lui a fait porter, devant l'histoire, le poids
d'une responsabilité qui ne lui incombe que très partiellement, c'est qu'elle
avait à prendre, selon l'expression commerciale, une suite
d'affaires absolument mauvaises, et qu'elle devait alimenter un trésor
public vide avec des bourses privées qui l'étaient déjà eux trois quarts. Dès
que la paix fut signée avec le Nord, on s'en ressentit jusque dans le fond du
Midi. En Lot-et-Garonne, la paroisse de Cahusac doit 3.400 livres de taille
en 1647 ; en 1651, elle n'en doit plus que 1.074 ; celle de Condezaygues en
doit 1.700 en 1648 et 1.100 en 1652, etc.[18]...
Comme ce qu'elle versait au Roi ne libérait pas la commune
de ses dépenses particulières et comme la contribution indirecte n'était pas
partout praticable ni toujours extensible à l'infini, on recourait s'il le
fallait à l'impôt direct extraordinaire. Il devait être voté par une
assemblée générale, tout au moins par un conseil de ville renforcé des plus haut cotisés, disposition très sage, très
équitable, qui avait trouvé place dans nos lois modernes jusqu'en ces
dernières années. Le vote émis était, selon l'importance de la somme et la
population de l'endroit, exécutoire par lui-même ou soumis à l'approbation de
la chambre des comptes provinciale, voire du pouvoir central, fort jaloux de
ses prérogatives et sans cesse occupé à les étendre[19]. Les mêmes
communautés que nous voyons, jusqu'au milieu du dix-septième siècle,
s'imposer librement, soit avec l'autorisation du parlement le plus proche,
soit tout simplement avec celle de leur seigneur, devront, sous Louis XV,
demander à l'intendant la permission d'établir une contribution de 25 ou 30 livres[20].
Bien que ces charges locales fussent également réparties
sur chaque tête faisant feu, ecclésiastique
ou laïque, privilégiée ou non, — les lettres patentes le disent toujours
d'une manière formelle, — l'administration communale restait libre d'en
exempter elle-même qui bon lui semblait, soit moyennant des avances une fois
faites, soit pour prix d'un service rendu ou espéré. L'usage de faire payer à
chaque contribuable la totalité de sa cote d'impôt sur le revenu (taille personnelle) à son principal
domicile, établissait aussi une sorte de concurrence entre communes voisines,
pour obtenir que tels ou tels gros fermiers et propriétaires, ayant des
domaines mi-partie sur deux paroisses, transportassent leur habitation sur
celle qui leur proposerait de les cotiser le moins haut, attendu que, selon
qu'ils résidaient dans l'une ou dans l'autre, la part qui leur incombait dans
la masse à payer déchargeait d'autant les autres taillables de celle qu'ils
choisissaient[21].
Les dépenses auxquelles sont affectées les diverses
recettes sont, comme on doit s'y attendre, d'autant plus variées que la
commune est plus peuplée ; à mesure qu'un plus grand nombre d'hommes se
ramassent sur un plus petit espace de terrain, la vie sociale y devient plus
intense, les besoins se multiplient en même temps que les moyens de les satisfaire
augmentent. L'homme des villes prélève sur ses revenus une part plus grande
que l'homme des campagnes pour se procurer des jouissances, subvenir à des
obligations, rétribuer des services d'intérêt collectif ; cette cotisation
que la communauté exige de chacun de ses membres s'accroît en même temps que
le nombre même de ces membres, mais dans une
proportion beaucoup plus forte. Autrement dit, les dépenses d'un
bourg de 2.000 âmes sont beaucoup plus que doubles de ceux d'un village de
1.000 habitants, celles d'une ville de 6.000 âmes beaucoup plus que triples
de celles d'un bourg de 2.000. Si une population de 1.000 individus, épars
dans les champs, se contente aujourd'hui d'un budget moyen de 5 à 6.000
francs, une agglomération urbaine de 10.000 personnes devrait, ce semble,
avoir assez de 50.000 francs, 100.000 personnes ne devraient pas dépasser
500.000 francs, ni 1 million de personnes 5 millions de francs. En fait, les
villes de 10.000 âmes dépensent ordinairement plus de 100.000 francs par an,
les villes de 100.000 âmes exigent 2 ou 3 millions. Il faut aux 215.000
habitants de Bordeaux près de 7 millions, aux 342.000 habitants de Lyon 12
millions par an, et aux 2 millions de résidants de Paris plus de 200
millions. Ce serait une question intéressante, mais sans solution, comme tant
d'autres, de savoir quelle était, il y a deux siècles et demi, la proportion
des frais urbains aux frais ruraux : ce qu'il fallait à une bonne ville pour vivre, et ce qui suffisait à un
groupe de maisonnettes dans le plat pays.
Tout en tenant compte de la valeur des monnaies, il est évident que
l'individu donne aujourd'hui davantage à la collectivité, mais il est clair
aussi qu'il en reçoit infiniment plus. Quand on voit que l'enlèvement des
boues, le nettoiement des rues et des places ne coûte que 100 livres par an à
Sainte-Menehould et 55
livres à Rodez (1637),
qu'Avallon fait confectionner 12 lanternes pour
mettre dans les rues (1615),
qu'ailleurs les habitants doivent être assignés en justice pour a contribuer
aux réparations du puits communal, on augure que pour l'édilité, l'eau ou
l'éclairage, l'initiative privée devait jouer un grand rôle. Quelques
dépenses ont disparu des budgets locaux : les gages du médecin, de la bonne femme, ou mère-matrone,
chargée d'accoucher les pauvres, qui reçoivent le premier 100 à 300 livres, la seconde
10 à 40 livres
par an. Le soin de l'instruction publique, dont nous parlerons plus loin et
qui incombait presque entièrement aux communes, ne les regarde plus guère ;
elles n'ont plus à s'occuper des frais de leur cadastre ; les réparations et
l'entretien des murailles, lourd chapitre jadis, et qui revient chaque année,
n'existe plus, puisque la plupart des villes n'ont plus de murs et que les
fortifications de celles qui en possèdent sont à la charge de l'État. Ont
également cessé, pour l'honneur de notre siècle, ces indemnités constamment
nécessaires en réparation des dommages causés par
les soldats de tel ou tel régiment dont on avait eu la visite, et ces
contributions que les villages frontières se résignaient à payer aux places
fortes ennemies, de leur voisinage, pour s'épargner des dévastations
périodiques ; la moitié du Boulonnais était ainsi tributaire des garnisons de
Saint-Omer ou de Gravelines, possédées par le roi d'Espagne[22].
Moins de voyages aujourd'hui a sous couleur des affaires
de la ville s, moins de procès (tel bourg de
Guyenne n'en a pas moins de 15 sur les bras, en 1607), moins de
banquets, moins aussi de blé distribué aux pauvres, et moins de cadeaux de
confitures aux gens illustres, ou, si l'on veut, nulle mention sur les
registres de libéralités semblables, voire de plus grosses, lorsqu'on en
fait. Les déboursés pour le service du culte étaient à peu près les mêmes que
de nos jours, avec cette nuance que la fabrique et le conseil municipal étant
le plus souvent une seule et même chose, à la campagne, la rétribution aux
prédicateurs de l'Avent et du Carême prend place à côté du traitement de
l'horloger (de 4 à 30 livres), de
celui des huissiers et valets de ville, ou de
l'achat de taffetas et satin pour les robes, les casaques, les chapeaux de
ces agents que l'on voulait aussi somptueux que possible[23]. La révolution
de 1789, en séparant le civil du religieux, mit fin à cette promiscuité
traditionnelle ; elle alla même jusqu'à interdire aux municipalités toute
dépense relative au culte, attendu, dit le
directoire de la
Corrèze (1791), que la nation, en payant les fonctionnaires publics, les
oblige à dire la messe, à administrer les sacrements, à prêcher, et qu'une
commune qui se procurerait des sermons extraordinaires à prix d'argent,
conserverait des privilèges dans un temps où ils sont abolis[24]...
Au dix-septième siècle, chacun se meut librement dans son
domaine : État, province, commune ; par suite l'État n'intervient ni par des
lois ni par des secours dans les frais de piété, d'instruction, d'assistance,
de viabilité ou autres... Que Nîmes passe contrat avec un avocat du Leu, qui
se charge, moyennant 800
livres, de mettre en ordre les titres et papiers de
l'hôtel de ville, que Blois bâtisse un collège aux Jésuites, que Toulon
subventionne de 1.300
livres par an celui des Oratoriens, ou que sur le petit compte ouvert à l'initiative des échevins,
pour les dépenses journalières, Moulins accorde la
somme de soixante sous à un gentilhomme grec, émigré depuis la conquête de
son pays par les Turcs, c'est avec une souveraine indépendance que
chaque localité dispose, jusqu'à Louis XIV, de ses ressources, importantes ou
modestes[25].
Ces ressources, il est vrai, ont singulièrement augmenté
depuis Richelieu jusqu'à nos jours ; non seulement suivant la valeur nominale
des monnaies, — ce qui ne serait qu'une augmentation apparente, — ni suivant
le rapport de l'argent avec les autres marchandises, ou même selon
l'épaississement de la population,—ce qui ne constituerait encore que de
simples équivalences, — mais la dépense publique locale, de même que la
dépense publique nationale, représente
aujourd'hui une quotité plus forte qu'autrefois des dépenses particulières de
chacun d'entre nous. Cette observation, bien entendu, n'est vraie, en matière
de finances locales, que dans son ensemble. On envoya à Paris, en 1630, à la
suite d'un édit fiscal, les budgets des villes de quelque conséquence ; ces
documents, réunis aux comptes du Trésor, sont depuis longtemps détruits ;
mais, à la liste des 200 et quelques noms que nous a conservés
l'historiographe Godefroy, il y aurait, en 1889, bien des additions à faire,
bien des retranchements à opérer[26]. Plusieurs
agglomérations urbaines se sont effacées peu à peu de la carte ; d'autres ont
maigri, se sont desséchées, leur population flotte dans leur enceinte trop
vaste comme un vêtement d'homme sur le dos d'un enfant ; d'autres, au
contraire, ont fait sauter leurs bornes et craquer leurs ceintures de
remparts, et envahissant leurs faubourgs ont éparpillé ceux-ci dans la plaine
; quelques-unes enfin, par la vertu de l'industrie ou du commerce, ont surgi
en quelque sorte subitement du milieu des champs de blé, des forêts ou des
landes, comme une île qui sort du sein de la mer. Il faut faire la part de
ces changements lorsqu'on voit Toulon dépenser 28.000 livres en
1610, 76.000 en 1620, 91.000 en 1625, 298.000 en 1650, 500.000 en 1720 et
1.600.000 francs en 1887. Le -budget du Havre se règle en 1627 à 152.000 livres en
recettes et 232.000
livres en dépenses, actuellement il dépasse 3
millions. Le total des impôts d'Avallon s'élève, en 1640, à 36.000 livres (valant environ 200.000 francs), il est
aujourd'hui de 60.000 francs seulement. A Moulins, où le budget municipal est
de 21.000 livres
en 1611, où, un siècle après, il n'avait guère augmenté, il atteint
maintenant 360.000 francs. A Nevers, de 23.000 livres en
1605, les recettes locales sont montées à 364.000 francs. Les impositions
communales de Rodez passent de 11.000 livres en 1614 à 22.000 en 1640 ;
celles de Nîmes, de 7.000
livres en 1603 à 30.000 en 1632, 50.000 en 1650,
100.000 à partir de 1700, 130.000 sous le règne de Louis XVI et 1.330.000
francs sous le présent gouvernement. Tel bourg de Dauphiné (Dieulefit), dont les archives de la Drôme nous révèlent
les charges annuelles depuis le milieu du quinzième siècle jusqu'à la Révolution de
1789, payait (en monnaie ramenée uniformément
au franc de cinq grammes d'argent)
: 80 francs en 1458, 170 francs en 1483, 65 francs en 1501, 86 francs en
1526, 220 francs en 1548, 532 francs en 1639, 2.224 francs en 1692, 2.666
francs en 1748, 1.521 francs en 1788, 15.000 francs en 1888[27].
C'est donc un fait incontestable que l'impôt local s'est
accru, et que les jouissances communes des citoyens se sont accrues aussi ;
mais se sont-elles accrues dans la même proportion que leurs impôts, ou dans
une proportion moindre ou plus forte ? En avons-nous pour
notre argent, selon l'expression vulgaire ? Il est clair
qu'aujourd'hui comme autrefois, il y a des villes bien ou mal administrées,
des gestions gaspilleuses ou économes, mais le système gouvernemental, le
mécanisme de la machine à recevoir et à payer, le recrutement de ceux qui la
font mouvoir, l'intervention plus ou moins active de la nation dans le jeu
des institutions autonomes de chaque cité, tout cela a eu forcément une
influence, des résultats néfastes ou favorables. Poser une telle question
suffit pour montrer en même temps la difficulté de la résoudre, même d'une
manière approximative. Nous inclinerions à croire pourtant que les progrès du
régime fiscal ont été beaucoup moins sensibles pour les villes que pour
l'État. D'abord, au milieu du dix-septième siècle, les villes avaient des
finances, l'État n'en avait pas ; la marge des perfectionnements était donc
beaucoup plus large pour celui-ci que pour celles-là.
Puis la centralisation, la généralisation qui a permis à
l'État de mieux traiter ses grandes affaires, ont souvent nui aux communes
pour le maniement de leurs petites affaires ; les petites choses qui se font
en gros étant volontiers aussi mal faites que les grandes choses qui se
feraient en détail. Nulle municipalité n'agissait avec ses fonctionnaires
comme l'Etat avec ses magistrats, dont quelques-uns reçoivent, en guise de
traitements, les quittances des tailles dues pair telles ou telles paroisses,
et doivent s'ingénier de leur mieux pour en obtenir le payement ; nulle part
on n'en est réduit, pour faire rentrer les impôts locaux, à rompre les portes des contribuables récalcitrants,
à envoyer des garnisaires dans les hameaux arriérés et à emprisonner les
comptables trop timides[28] ; le
recouvrement des deniers communs est affermé
par adjudication, à un prix ravalant, ou
moyennant une commission proportionnelle d'environ 5 pour 100, inférieure des
deux tiers aux frais de perception des deniers royaux. Les fabriques rurales
organisent le service au meilleur marché : c'est quelque procureur qui joint
à sa besogne professionnelle le soin des recettes de la communauté, c'est un chevaucheur de l'écurie qu'une assemblée d'habitants
dispense de l'impôt à condition de faire ou faire
faire les rôles à ses frais tant qu'il y verra clair[29].
Parmi divers avis dont le Roi pourra tirer de l'argent en
une nécessité, on suggérait au gouvernement (1604)
d'établir des receveurs et contrôleurs particuliers du revenu de chaque
ville. On savait que rien n'était plus odieux aux municipalités ; elles
avaient plusieurs fois déjà, ainsi que le faisaient remarquer les États de
Normandie, remboursé ces offices à mesure qu'on les avait créés. Mais c'est
justement cette horreur que le pouvoir central exploitait, pour extraire
d'une façon indirecte l'argent de leurs caisses ; telle une grande nation
propose à un petit peuple de lui vendre des coups de bâton et l'oblige
moralement à les acheter pour éviter de les recevoir gratis. Plusieurs édits
dépouillèrent ainsi les communes du droit de choisir leurs receveurs
municipaux, afin que, ne dépendant plus des maires,
ils pussent plus librement s'acquitter de leurs charges. Après avoir
créé, dans chaque ville, un premier receveur des a deniers patrimoniaux et
d'octroi n vénal et héréditaire, on en créa un second, puis un troisième,
chacun opérant une année sur trois — l'ancien, l'alternatif et le triennal —
comme dans les autres fonctions financières, et ce, dit l'ordonnance, pour rendre l'ordre dudit maniement uniforme (?) et plus assuré.
Et après avoir créé des receveurs communaux, on créa des intendants régionaux
(1628), auxquels était confiée, chacun
dans son élection, la mission de surveiller de haut les finances locales.
N'exagérons pas du reste la portée de ces innovations, du moins sous Louis
XIII : à prix d'argent ou à force ouverte, — on refusait de les reconnaître
et de les payer, de leur communiquer les registres, — les villes
découragèrent les amateurs de ces offices et se maintinrent quelque temps
encore maîtresses chez elles ; mais ce que l'État avait imaginé primitivement
dans un but fiscal, fut repris plus tard dans un but politique, et cette fois
avec un succès définitif[30].
L'intrusion du pouvoir royal se manifeste encore dans
l'obligation imposée aux communes de subir le contrôle des chambres des
comptes de leur ressort. On estimait logique, au moyen âge, que les receveurs
et payeurs locaux ne fussent responsables de leur maniement que vis-à-vis de ceux
qui les avaient nommés, qui étaient propriétaires de leur caisse, l'avaient
remplie, l'avaient vidée à leur profit exclusif. Que les financiers du Roi
fussent justiciables des magistrats du Roi, rien de plus naturel aux veux de
nos pères ; ces agents préposés à la rentrée des revenus privés de la
couronne y avaient joint peu à peu tout ce que la
couronne, c'est-à-dire l'État modernisé, exigeait de ses sujets pour
les dépenses générales, mais c'était toujours l'argent
du Roi, selon la formule que les pays monarchiques continuent
d'employer de nos jours quand ils disent l'armée
impériale, les vaisseaux de Sa Majesté.
Le Roi qui recueillait ces deniers nationaux
était en droit de s'assurer, comme il lui convenait, de la sincérité de ses
écritures ; mais pour les fonds patrimoniaux
et communaux, les villes qui avaient établi leurs budgets à leur gré
prétendaient seules aussi ouïr et clore leurs
comptes.
Jadis, 'ces comptes étaient rendus en présence du peuple
assemblé ou devant des bourgeois nommés ad hoc et appelés auditeurs ou
vérifieux. Quelques villes, en petit
nombre, — Marseille entre autres, — font respecter encore sous Louis XIII
leur antique liberté ; d'autres résistent tant bien que niai aux amendes
qu'on leur inflige ou même, comme Rouen, à la saisie de leurs revenus
décrétée par arrêts du conseil d'État, pour les obliger à porter leurs livres
à la chambre des comptes. Un intérêt pécuniaire les engageait aussi à se
soustraire à cette juridiction ; les États de Normandie se lamentaient avec
raison sur ce que, pour les comptes des octrois rendus devant la chambre, il se faisait des frais si grands, qu'ils passent et
consomment ordinairement la valeur desdits octrois. Et le
gouvernement ne l'ignorait pas, puisqu'un traitant proposait de mettre sur
les recettes communales une taxe de 5 pour 100 au profit de l'État, à la condition que les communautés ne compteront à la
chambre que de dix en dix ans ou qu'elles ne payeront rien pour y compter.
L'opinion publique ne refusait pas du reste, au représentant de l'État, —
juge royal, lieutenant du bailliage ou autre, — de présider à l'examen de la
gestion de ses élus, à la condition qu'il ne sortit pas de son rôle de
magistrat et qu'il ne prétendit ni contester l'utilité de tel crédit ni
surtout le réduire ou le rayer. Notre démocratie contemporaine est loin,
après nombre de révolutions, d'avoir reconquis cette autorité directe dans
ses affaires qu'elle perdit sans rémission au dix-septième siècle. A la
censure répressive de la chambre des comptes allait succéder la censure
préventive de l'intendant ; mais les officiers municipaux, humblement soumis
à la tutelle d'en haut, s'affranchiront alors
de toute influence d'en bas. Dans cette réunion,
lisons-nous en marge d'un procès-verbal de 1699, à Châteaudun, les habitants ont l'audace de dire que les maires et
échevins leur doivent des comptes[31].
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