Le seigneur, premier supérieur de la commune. — Qui sont ces seigneurs dans la première partie du dix-septième siècle ; ce qu'il leur reste d'autorité et de prestige. — Droits qui diminuent : tailles féodales, banalités des moulins et des fours, etc. — Droits qui augmentent : la chasse — Certaines communes deviennent propriétaires de la seigneurie et en perçoivent les profits. — Seigneurs utiles et bienfaisants ; comment les habitants les remercient. — Seigneurs qui abusent de leur pouvoir ; comment les habitants leur résistent. — Rapports moins bons dans les temps modernes. — Rôle du curé. — Interventions étrangères ; rapports des communes entre elles et avec les gouverneurs. — Esprit municipal.Le premier supérieur de la commune, c'est le seigneur ; la ville a secoué son joug dès le moyen âge pour chercher plus haut et plus loin un maître dont l'autorité, affaiblie par la distance, était à peu près nominale ; mais le village a continué à dépendre plus ou moins de ce supérieur immédiat. Le seigneur, à la vérité, n'est plus cette parcelle de souverain, ce petit roi vassal d'un grand, qu'il fut jadis ; ceux qu'il appelle ses vassaux, féaux, tenanciers et redevables ne sont pas simplement des fermiers du dix-neuvième siècle, vis-à-vis d'un propriétaire qui jouirait de la presque totalité du revenu foncier dans le canton ; mais ils ne sont plus ces sujets sur lesquels il eut, aux siècles passés, des droits régaliens. Lui-même, ce seigneur, n'est plus qu'un sujet du Roi d'une catégorie plus élevée que celle de ces paysans qui l'entourent, mais sa sujétion n'en est pas moins complète, moins absolue que la leur. Peut-être au reste par les hasards de la fortune, par la facilité donnée aux roturiers d'acheter les fiefs, est-il sorti d'hier du tiers état et avant-hier du bas peuple ; fils de commis, petit-fils de laboureur. Propriétaire de la seigneurie il jouit toutefois, d'où qu'il vienne et quel que soit son nom, de ces vestiges d'honneur et d'avantages matériels que la royauté laissa, jusqu'en 1789, aux acquéreurs des terres nobles comme aux héritiers des chevaliers. Ce seigneur tient ainsi dans la commune la place d'un individu qui, à une époque indécise, a possédé l'universalité du sol et l'universalité des gens — les gens paraissant, en ce temps-là, pouvoir être l'objet d'un droit de propriété, comme le sol nous parait aujourd'hui en être susceptible. — Cet individu avait aliéné les gens en les vendant en quelque sorte eux-mêmes à eux-mêmes, sous l'influence de causes économiques encore mal connues — transaction que l'histoire désigne d'habitude par ces mots : affranchissement des serfs. — Puis il avait aliéné le sol, dont il ne pouvait tirer autrement aucun parti, aux serfs ainsi affranchis. L'aliénation du sol s'était faite moyennant des rentes invariables en argent ou en nature (cens, champarts, etc.), qui grevaient le fonds eu quelque main qu'il passât, et moyennant le payement de droits de mutation (lods et ventes) toutes les fois que le fonds changeait de main. Ces multiples contrats, relatifs aux hommes et aux choses, stipulaient en outre entre les parties en cause certaines obligations, certaines charges, le tout bien arrêté d'un accord commun. De père en fils et de vendeur en acheteur, les terres et les habitants des terres qui faisaient l'objet de ces contrats primitifs se transmettaient, se succédaient, à travers mille péripéties, mille révolutions, gardant leur caractère indélébile[1]. C'étaient là les droits féodaux dont nous avons parlé précédemment, et sur lesquels nous n'avons à revenir ici qu'en ce qui affecte la corporation communale. Tout village, outre les lois générales et provinciales qui règlent l'existence des Français, obéit ainsi à une autre loi qui lui est propre : la charte seigneuriale, contenant l'énoncé des droits qu'un personnage, unique dans la commune, détenteur de la suzeraineté, possède sur les biens et la personne des habitants. Quelque immuable que puisse être une convention, de quelques garanties qu'elle ait été entourée à l'origine, quelque intérêt qu'aient eu à la maintenir intacte ceux à qui elle était avantageuse, et quelque dévotion traditionnelle qu'aient eue à son égard ceux mêmes à qui elle était onéreuse, cette convention ne peut traverser quatre ou cinq siècles sans subir des changements notables. Là où le contrat féodal n'avait pas été mis en écrit, soit dès le début, soit postérieurement à sa mise en vigueur, par les soins de propriétaires méfiants qui voyaient quelques symptômes de relâchement dans son exécution, ou par ceux de vassaux alarmés des prétentions de leur seigneur, ce contrat était souvent et assez vite tombé en désuétude. Le faire revivre n'était pas aisé. La maxime nulle terre sans seigneur était de jurisprudence dans le Nord, mais dans le Midi tout seigneur était obligé de justifier de ses droits. Les écrits, lors même qu'ils avaient existé, pouvaient s'être perdus ; les chartriers n'étaient à l'abri ni des guerres, ni des incendies, ni des détournements ; d'autres subsistaient ignorés, égarés, inutiles ; un correspondant de Richelieu lui signala, lorsqu'il fit l'acquisition de Fronsac, l'existence de certains papiers qui lui apprendront les droits d'une terre de cette importance, lesquels droits lui demeurent cachés et leur valeur tout à fait inconnue sans le secours qu'il peut tirer de ces instructions. L'énormité de certains biens fonciers, l'opulence de certains gentilshommes qui ne pouvaient résider dans toutes leurs terres, les empêchaient d'en tirer tout le parti qu'elles comportaient[2]. Sur le sommet d'une colline, décrit un voyageur anglais, en 1608, au milieu d'un parc magnifique, un splendide palais construit en belle pierre de taille blanche, avec un grand nombre de tourelles élevées. Cet endroit se nomme Écouen, il appartient à M. de Montmorency, le connétable de France ; dix-sept villes et paroisses du pays relèvent de cette seigneurie. Un pareil prince, qui a dix domaines semblables épars dans tout le royaume, risque de ne pas percevoir exactement les cinq sous que ses vassaux d'une paroisse du Midi lui doivent en vertu d'une charte du treizième siècle, pour leurs garçons et leurs filles qui atteignent l'âge de sept ans, ou les prestations auxquelles ils sont taxés pour leurs enfants non légitimes. Il n'en est pas de même du hobereau sédentaire qui, lui, exprime la quintessence de son dû. Celui-là est attentif à lever le droit annuel sur les paysans labourant et feu allumant, défend à tous les habitants de démolir aucun bâtiment, sans son autorisation, dans l'étendue de sa seigneurie et leur défend aussi d'y construire aucune maison-forte ; à peine tolère-t-il un petit cul-de-lampe sans fenêtres[3]. Les transformations que la vie sociale et l'état du sol avaient subies depuis le moyen âge, rendaient illusoires des droits jadis profitables, insignifiants des droits jadis précieux, et recherchés des privilèges jadis sans valeur. Ces derniers, par contre, qui ne paraissaient gêner en rien le vilain du temps de Philippe le Bel mécontentent fort le manant du temps de Louis XIII ; tel est le droit de chasse : le droit de chasser était anciennement inséparable du devoir de chasser. Les aveux nous montrent le seigneur tenu de faire plusieurs fois par an la chasse contre les loups étant en l'étendue de sa terre. Les paysans, de leur côté, étaient tenus de l'y accompagner ; mais entre temps ils poursuivaient toutes espèces d'autres bêtes, avec une liberté à peu près entière, souvent même avec des droits positivement reconnus. La question du gibier que l'on commença d'agiter au seizième siècle, avec les progrès de l'agriculture, prit seulement alors le caractère aigu qu'elle conserve jusqu'à la fin de l'ancien régime. C'est alors que se multiplient, pour les roturiers, les défenses de porter aucune arme à feu et même d'aller à la chasse, sous peine de cent livres d'amende, les interdictions de tendre des filets aux alouettes sous prétexte de vouloir les apprivoiser. Les campagnards luttent encore pour la conservation de leurs franchises — des arrêts de parlement maintiennent telles ou telles communautés dans le droit de chasser à la caille, sans préjudice des biens prétendus nobles ; — le plus ordinairement ils se bornent à faire défendre, par les tribunaux, aux gentilshommes de se livrer à cet exercice e en temps prohibé e. Les états de Normandie insistent pour que personne ne puisse chasser pendant que les grains sont encore sur la terre, n'étant juste que le plaisir d'un particulier soit en ruine à plusieurs. Le code des rustiques de Bretagne, révoltés en 1675, précise davantage : il porte que la chasse sera interdite depuis la mi-mars jusqu'à la mi-septembre, que les colombiers seront rasés et que tout le monde pourra tirer sur les pigeons dans les champs. D'autres prérogatives, correspondant à des services dont
le seigneur s'était chargé et qui, dans le principe, pouvaient être
lucratifs, ne valent parfois plus la peine d'être conservées : tels les
moulins et les fours banaux. Les prescriptions des coutumes donnant le droit
au vassal de reprendre son blé au bout de vingt-quatre heures si le moulin
banal, pour une cause quelconque, ne marchait pas, la concurrence
d'établissements libres, l'exiguïté de la redevance, tout concourt à faire
abandonner ces banalités qui, aux
siècles antérieurs, procuraient de bons revenus. Un four banal de Provence
qui, chaque année, rapporte 25 ou Quant à la corvée, contre laquelle il a été fort déclamé dans les temps modernes, — corvée seigneuriale s'entend, car, à partir de Louis XIV, on institua une corvée d'État pour l'entretien des routes, qui subsiste encore aujourd'hui sous le nom de prestations en nature, et ne parait nullement impopulaire puisque les populations ont, deux fois depuis dix ans, par l'organe des conseils généraux, fait connaître qu'elles désiraient son maintien, préférablement à un impôt en argent, — quant à la corvée seigneuriale, elle ne suscite aucune plainte au dix-septième siècle, tandis qu'elle avait été l'objet au moyen âge de certaines récriminations. Cette corvée, d'ailleurs, figure rarement dans les dénombrements des droits utiles d'un fief, soit qu'on eût cessé de l'exiger, soit qu'elle eût été rachetée par les débiteurs. Le taux du rachat, par suite des variations de la valeur monétaire, était depuis longtemps tombé à peu près à rien : le prix des corvées dues, en 1620, par les pucelles et veuves d'une grande seigneurie, s'élève au total à quinze sous[6]. Si l'obligation pour les seigneurs de justifier, par actes
authentiques, des droits auxquels ils prétendaient, avait fait disparaître
bien des seigneuries, la vénalité de ces droits, assimilés à une marchandise
transmissible comme toute autre à prix d'argent, avait permis aux communautés
de devenir elles-mêmes propriétaires
de la suzeraineté, qu'un tiers avait jadis possédée sur elles, et d'abolir
par suite cette suzeraineté avec toutes ses conséquences. Les consuls et la
commune de Pierrelatte (Dauphiné)
acquièrent pour Quelque amoindrie qu'elle fût, dépecée par tant de mains,
trouée de tant de brèches, incessamment agrandies, par où passaient et le
citadin et le paysan, la carcasse de la féodalité n'en subsistait pas moins
debout encore, capable d'être nuisible ou utile, — et l'on ne sait, en
vérité, lequel des deux elle est le plus, — à ce peuple des campagnes qui vit
à ses côtés. Il est des nobles bons vivants qui font banqueter chaque année à
leurs frais les municipalités voisines, il est des tyranneaux de villages,
pillards, mauvais payeurs, vexant leurs voisins et tuant leurs poules pour
les manger. Un sieur de Gibertès, résidant au château de Dans les villes, les vassaux n'ont pas besoin de recourir à la justice ; ceux de Rodez décrètent eux-mêmes la formation d'une commission de six bourgeois qualifiés, pour assurer la liberté des personnes contre l'évêque-seigneur de la cité et ses représentants, accusés d'avoir procédé à un emprisonnement sans avis de l'autorité consulaire[10]. Les rapports entre la noblesse et le peuple des campagnes
ou des bourgs varient singulièrement en temps de pair et en temps de guerre.
La tranquillité règne-t-elle, on ne cesse de se chamailler : le châtelain
cherche volontiers à ne pas payer sa part de contributions, du moins sa part
tout entière, il est parfois autoritaire et violent. De son côté le paysan,
tout en le respectant, le craint souvent plus qu'il ne l'aime. On plaide facilement
les uns contre les autres. Vienne la guerre civile ou étrangère : vite on
court au gentilhomme, écuyer, homme d'épée ; on le flatte, on le supplie, on
se met sous ses ordres. Qu'il commande, on lui obéira, qu'il décide ! Faut-il
abattre ce pan de mur, reconstruire cette tour, aller à droite ou à gauche ?
Tout ce qu'il dit et fait est admirable. De l'argent, s'il en veut, qu'est-ce
que cela ! auprès de la sécurité, des meubles, du magot caché, de l'honneur
des filles, de la vie qu'il va garantir et protéger ? Il rassure le bourgeois
qui a peur, qui achète bien des piques, des
demi-piques et des arquebuses d'occasion, mais ne s'en sert jamais par
goût. On le connaît, le pillage, au moins par ouï-dire ; les voisins savent
ce qu'il en est ; la mort n'est guère pire : voir tout briser, tout voler
chez soi. On ne recule devant rien pour éviter un pareil sort. Le noble, lui,
rassemble ses amis ; on se bat, c'est son affaire, cela le regarde ; il ne
permettrait pas à d'autres de s'en mêler. Il le fait naturellement, sans se
dire ni qu'il remplit un devoir ni qu'il risque sa peau pour des bonnes gens dont il fait peut-être peu de cas, ou
qui lui ont manifesté récemment peu de sympathie. Il agit avec l'inconscience
d'un sabre qui sort du fourreau, au besoin il s'endettera pour cela. Ses
parents d'alentour le suivent ; en avant ! ils tiennent campagne. Les bandes
ennemies l'apprennent, reculent ou prennent un autre chemin, par des
paroisses moins bien gardées. Heureuses en ce temps-là les communes qui ont
un seigneur ! Il fait de l'héroïsme sans le savoir. Et comme les services mutuels rapprochent les hommes, on
sent alors une intime et chaleureuse liaison entre les classes ; on fait des
cadeaux à ce chef qu'on voulait ruiner la veille : M. de Lasserre, dont la
commune avait précédemment investi le château pour l'obliger à payer 10 ou Avec le curé, les relations demeurent affectueuses ; mais
qu'on ne s'imagine pas, comme plusieurs de nos contemporains l'ont cru et
affirmé à tort sans en rien savoir, que la population rurale ait aucunement
subi le joug du clergé. Le prêtre ne fait pas
partie de droit de la jurade ; il fallut des ordonnances d'intendants à la
fin du dix-septième siècle pour lui donner pouvoir d'y siéger. Plus instruit
que ses ouailles, il est parfois chargé des fonctions de secrétaire de
mairie, et reçoit en cette qualité un petit traitement de 10 à Dans les villes, c'est avec des autorités plus hautes que les municipalités urbaines ont à traiter. Entre elles et le présidial ou le lieutenant de roi, les compétitions abondent. Les lettres patentes de 1618 prescrivent qu'en l'absence du gouverneur de Toulon, les consuls garderont les clefs des portes et donneront le mot d'ordre au capitaine de la garnison ; ils acceptent ainsi de remplacer les représentants directs du pouvoir central, mais ils ne leur permettent pas de s'ingérer, par réciprocité, dans leurs affaires. Aux quinzième et seizième siècles, les officiers royaux n'avaient pas le droit d'assister aux élections communales, à plus forte raison ne pouvaient-ils être admis aux fonctions locales. Louis XI tenta sans succès de faire passer comme maire, à Périgueux, le sénéchal du ressort ; jamais, avant 1500, un juge mage ne fut élu à une charge de la maison de ville. Pour avoir seulement libre entrée dans sa résidence, le sénéchal doit prêter serment de conserver les immunités et avantages de la cité et de sa banlieue ; il doit en outre, dans sa prise de possession, observer les formalités requises. Est-il arrivé à l'improviste, sans s'y être conformé, il s'expose à ce que le maire se présente à son hôtellerie pour le reconduire, poliment mais fermement, hors les murs[14]. La liberté de leurs élections est, avons-nous dit déjà, ce que les bourgeois ont le plus à cœur : le tiers état recommande, en 1614, certaines mesures ayant pour but de bannir toute pression, et d'empêcher les fonctionnaires de s'y entremettre directement ou indirectement. Échevins de Lyon, jurats de Bordeaux, consuls de Montpellier ne se laissent pas facilement troubler dans leur indépendance sur ce chapitre, et réclament bien haut contre les mauvais traitements dont ils se prétendent victimes de la part des gouverneurs ; il est juste d'ajouter qu'au conseil d'État on donne presque toujours raison aux officiers communaux contre les officiers royaux[15]. Ces officiers communaux ne craignent nullement la procédure ; la qualité de leur adversaire n'est pas pour les arrêter. Les uns font carrément un procès au prince-cousin du Roi pour des rentes dues par lui à leur caisse, d'autres plaident contre leur évêque auquel ils refusent l'entrée de son vin. Le marquis de Ragny propose à Avallon, dont il est gouverneur, de résoudre par voie amiable une difficulté pendante avec la ville ; celle-ci choisit la voie contentieuse, et finit par gagner son procès au parlement de Dijon malgré des influences subreptices de madame de Ragny. Nous avons ici, écrit de Chaumont le sieur de Bourbonne, un petit maire qui est très-séditieux et me publie violent... Il est fort brouillon ; s'il était dans sa maison, le peuple en serait plus en repos. Il me baille plus de frasques que vingt gentilshommes de la campagne[16]. Partout une vivacité d'opinion très-grande, avec laquelle le pouvoir central doit compter : à Paroi, petite ville du Nord, le peuple force les portes du château pour reprendre au gouverneur un prisonnier qu'il a fait ; quand on voulut retirer à Auxonne, en Bourgogne, des droits qui remontaient à quatre ou cinq cents ans, il y eût eu désordre, si le Prince ne se fût entremis auprès du chancelier pour en obtenir le maintien. L'État biaise et négocie : Vous avez appuyé, écrit un ministre à un lieutenant général, des gens qui ne sont pas dans les magistratures de la ville et n'y ont pas par conséquent l'autorité légitime... on en appréhende la conséquence... toutefois, puisque les choses ont réussi par cette voie, il faut faire ce que le temps nous conseillera pour le mieux[17]. Ces atermoiements, cette diplomatie, sont indignes d'une autorité qui se respecte, diront les partisans de la suprématie absolue du pouvoir central. Pour nous, il nous semble qu'un pays n'est pas une caserne, et il n'est que les régiments où l'on ne raisonne pas. Et combien ces peuples, en vérité, raisonnent bien ! Quel esprit d'ordre et de hiérarchie les anime, quel attachement au souverain en qui s'incarne le lien politique, qui représente l'autorité, l'unité nationale ! Que peut-on voir ou souhaiter de plus beau que cette nation, farouche dans la défense de ses droits, scrupuleuse dans l'accomplissement de ses devoirs ? Au Roi, les municipalités demeurent fortement attachées lors même que leur chef féodal, leur pasteur spirituel, leur gouverneur immédiat, ferait cause commune avec les ennemis du Roi. Le duc d'Orléans, révolté, écrit aux maire et échevins de Dijon qui n'ouvrent même pas sa lettre, mais l'envoient purement et simplement à Louis XIII, en répondant à Gaston qu'ils ont reçu sa missive avec tout le respect qu'ils ont pu, mais qu'il ne leur appartient pas d'ouvrir des paquets qui leur viennent d'autres que de Sa Majesté. A côté de cette soumission, pleine d'une dignité si haute, il y a place dans le cœur de la cité pour un sentiment très vif de sa liberté, dans la sphère bornée où elle l'exerce. Ces députés bourgeois, qui se mettent à genoux pour parler au Roi, lui tiennent, dans cette humble posture, un langage que beaucoup de modernes, de leur condition, n'oseraient tenir aux princes avec qui ils s'entretiennent, debout ou assis à leurs côtés[18]. Les messieurs de ville correspondent d'ailleurs librement et sans intermédiaire avec le monarque ou le premier ministre pour se plaindre, remercier, réclamer, conseiller, obtenir ceci ou empêcher cela. Bayonne députe pour le maintien de ses franchises (1625) ; Châlons pour la création d'un présidial, Bayeux pour la démolition de son château, Toulon contre la construction de deux tours. Un arrêt du conseil d'État, rendu sous Louis XIV, en 1678, interdit d'envoyer des députations au Roi sans en avoir au préalable fait connaître les motifs et obtenu l'autorisation de l'intendant. Sous Louis XIII ces rapports directs étaient ordinaires et réguliers, et le prince écrivait aussi volontiers aux consuls de quelque grosse bourgade qu'aux prévôts et échevins de sa capitale. Que cet état de paix ait subi des troubles passagers, qu'il y ait eu des éclipses et des tempêtes dans ce ciel généralement clair et serein, qui songerait à le nier ? Ce même peuple que l'on croit si affaissé, si prosterné, est au contraire fort susceptible et assez agitable, aussi bien en Languedoc qu'en Normandie ; volontiers il se révolte quand on lui fait tort, et parfois ses révoltes sont suivies de punitions terribles[19]. Privas fut détruit en 1629, et quatre ans après les habitants n'osaient encore se hasarder, ni à bâtir leurs maisons, ni à cultiver leurs terres parce qu'ils ne se trouvaient pas autorisés à se rétablir[20]. Avec les personnages bien en cour dont elles sollicitent ou récompensent la protection, les villes cimentent, par de petits cadeaux, les bons rapports qu'elles s'appliquent à entretenir. C'est Angers qui fait présent au cardinal de Richelieu de langues de bœuf et d'andouilles, et au lieutenant de roi de deux cents poires de bon-chrétien ; Rodez qui envoie à Monseigneur le prince, à l'occasion du mariage de son fils, trois quintaux de fromage de Roquefort ; Réauville, en Provence, qui donne trois moutons à l'archevêque d'Arles, lequel s'intéresse vivement à la commune. Nîmes dépense chaque année cinquante livres pour location du linge fourni aux grands seigneurs de passage. Peut-être aux siècles précédents poussait-on plus loin encore l'hospitalité, en Dauphiné, où les aubergistes engageaient exprès chez eux des servantes de mauvaise vie pour le plaisir des voyageurs, et où les dépenses faites par la commune de Châteauneuf, qui reçoit et héberge des auditeurs des comptes, venus pour vérifier ses registres, comprennent cet article énigmatique : Pro pulchrà facie... deux gros[21]. Si le Roi ou l'héritier du trône traversait la cité, on sait quelles entrées lui étaient faites : ses valets de pied, ses suisses, ses gardes du corps recevaient des marques de la libéralité municipale ; écussons brossés à ses armes, tableaux où il est dépeint dans un char triomphal, dîners somptueux, musiques de hautbois, fifres et tambours, chevaux de poste, rien n'était épargné pour se concilier ses bonnes grâces[22]. Jalouses de leur indépendance vis-à-vis des autorités sociales ou politiques qui leur sont supérieures les communes, grandes et petites, ne sont nullement disposées à accepter la loi ni même la prépondérance de l'une d'entre elles : si les villages, groupés sous les murs d'une bonne ville ou d'un bourg, dont ils constituent en quelque sorte la banlieue, gravitent volontiers dans son orbite, c'est qu'ils jouissent dans ses conseils d'une représentation proportionnée à leur importance. Les consuls des vallées du Briançonnais, ou les syndics de pays en Gascogne, sont à peu près ce que pourraient être de nos jours les maires ou les administrateurs d'un canton ; mais quand les députés de Paris, aux États de 1614, désirèrent que le tiers s'assemblât à l'hôtel de ville, et essayèrent de faire proclamer, comme président-né de la bourgeoisie, le prévôt des marchands de la capitale, leurs collègues qui ne voulaient pas s'assujettir aux volontés des Parisiens, furent unanimes à repousser cette prétention, et il demeura pour constant que Paris n'a aucune supériorité par-dessus le, autres provinces. Cette affirmation allait malheureusement cesser de plus en plus d'être exacte[23]. |
[1] L'État seul usait à cet égard d'une sorte d'expropriation, à charge de remplacement par une indemnité équivalente. Ainsi les religieux de Sainte-Catherine avaient certains droits sur le sol où était bâtie la place Royale, à Paris ; on leur donna en échange un cens sur vingt-six maisons, faisant le circuit de l'hôtel de Bourgogne. Plumitif de la chambre des comptes, p. 2,756, f. 369.
[2] Aff. Étrang., t.
[3] Arch. dép. Eure-et-Loir, B. 190 ; Lozère, G. 554 ; Haute-Garonne, B. 427, 485. — CORYATE, Voyage à Paris, en 1608, p. 8. On a cependant le droit de bâtir des colombiers sans la permission des seigneurs justiciers ou autres. Arrêt du parlement, 2 mars 1630.
[4]
Le plus élevé, comme taux de location, que nous ayons rencontré est celui de
Bruyères-le-Châtel (Ile-de-France), affermé
[5]
Aff. Étrang., t.
[6]
Le nombre des journées exigibles varie de une à dix, les corvéables les font à
leurs frais, excepté ceux qui n'ont d'autres
ressources que leurs bras, auxquels on est tenu de fournir les aliments
nécessaires. Arch. dép. Côte-d'Or, C. 2,262 ; Haute-Garonne, B. 452 ;
Eure-et-Loir, B.
[7]
Arch. dép. Isère, B. 3,115, 3,117, 2,426. La terre et seigneurie de Peyrins et
Saint-Paul de Romans est vendue, en 1645, aux habitants desdits lieux pour
[8]
Arch. com.
[9] Aff. Étrang., t.
[10] Arch. com. Rodez, BB. 12. — Arch. dép. Landes, H. 28 ; Lot-et-Garonne, B. 51 (Sainte-Colombe, BB. 1) ; Haute-Garonne, B. 284, 406. — BERT. LACABANE, Not. sur Brétigny-sur-Orge, 106.
[11] Arch. com. Never, BB. 20. — Arch. dép. Drôme, E. 5,212, 5,621 ; Lot-et-Garonne, (Francescas, BB. 10. 15.)
[12] Arch. histor. Saintonge et Aunis, IV, 421. — Arch. dép. Drôme, E. 5,559, 5,677, 5,740 ; Lot-et-Garonne. (Aiguillon, BB. 4, 5.)
[13] TAUSSERAT, Châtellenie de Lury (Cher), p. 141. — Arch. dép. Lot-et-Garonne (Tonneins-Dessous, BB. 2) ; Drôme, 5,598, 5,673, 5,880.
[14] Aff. Étrang., t.
[15]
Arrêt du 8 janvier 1624 (Arch. nat., E. 78'). — Aff. Étrang., t.
[16]
Arch. com. d'Avallon, BB. 3, FF. 1 ; de Toulon, BB. 53. — Arch. dép.
Lot-et-Garonne (Gontaud, CC. 9). — Ordonnance du 8 mars 1635. — Aff. Étrang.,
t.
[17]
Arch. guerre, XXIV, 15. — Aff. Étrang., t.
[18]
Aff. Étrang., t.
[19]
Lettre de cachet du 20 novembre 1624. — Arch. dép. Calvados, C. 1679. — Arch. com.
[20]
BENOIT, Hist.
de l'Édit de Nantes, II, 533. — Aff. Étrang, t.
[21] Arch. dép. Drôme, E. 5,340 (en 1455). Il se peut qu'il ne s'agisse là que d'un pourboire. On doit noter toutefois que des règlements de police ayant ordonné aux hôteliers, à Montélimar, de chasser les filles de mauvaise vie, ceux-ci consentirent d'abord à les renvoyer, à condition que la mesure fût générale pour ne favoriser personne, puis obtinrent de Louis XI l'autorisation de les reprendre de nouveau chez eux, en 1447. Histoire de Montélimar, I, 509.
[22] Arch. com. de Nevers, CC. 294 ; de Rodez, BB. 8, II ; de Nîmes, NN. 14 ; d'Angers, BB. 72. Arch. dép. Drôme, E. 5,840.
[23]
RAPINE, Relation
des États généraux, p. 9 et 62. — Société d'études des Hautes-Alpes,
I, 38. — Arch. dép. de Lot-et-Garonne (Gontaud, BB. 4), et introd., X. — Arch. com. Bourg,
FF. 30. — Aff. Étrang., t.