RICHELIEU ET LA MONARCHIE ABSOLUE

 

TOME QUATRIÈME. — ADMINISTRATION GÉNÉRALE (SUITE).

LIVRE V. — ADMINISTRATION COMMUNALE.

CHAPITRE II. — MAIRES ET CONSEILS COMMUNAUX.

 

 

Traitement des officiers municipaux et divers avantages dont ils jouissent. — Suppression de ce régime par le pouvoir central dans les villages. — Distinctions honorifiques seules maintenues. — Les fonctions municipales obligatoires ; charges qu'elles imposent aux élus. — Leur responsabilité pécuniaire. — Des différentes sortes de pouvoir exécutif communal. — Maires perpétuels ; cumuls auxquels donne lieu cette création. — Attributions des maires et officiers locaux. — Pouvoirs consultatifs de la commune ; conseils de ville et de village. — Forme des délibérations ; paroisses rurales et cités municipales. — Assemblées plénières. — Goût ou indifférence des habitants pour l'administration communale. — Motifs de leurs changements.

 

Certains partis politiques qui réclament aujourd'hui la rétribution des fonctions municipales, ne s'imaginent pas sans doute revenir à une coutume du moyen âge, partout en vigueur au dix-septième siècle, abolie seulement par le gouvernement de Louis XIII dans les villages, et par la Révolution dans les villes, où elle subsista jusqu'en 1789.

Bien entendu cette rétribution, — ces gages, comme on disait, — varie extrêmement d'une époque à l'autre et tend plutôt à diminuer qu'à s'accroître : le maire de Langres touche, en 1443, 45 livres qui valent peut-être 600 francs, et en 1679, 40 livres qui ne valent pas plus de 200 francs[1]. Au temps de Richelieu, les échevins d'Avallon sont payés huit livres par tête et par an, les consuls de Nîmes reçoivent ensemble 960 livres, et le procureur-syndic de Saint-Malo 150 livres. Partout on voit figurer dans les dépenses communales, sous Louis XIII, le traitement des jurats, des syndics et des maires ; traitements modestes à vrai dire : dans les bourgs, ils passent rarement une trentaine de livres ; dans les hameaux ils n'atteignent jamais ce chiffre. A Roussas (Dauphiné) les deux consuls et les quatre conseillers se partagent quatre livres dix sous, somme de beaucoup inférieure, même en tenant compte du pouvoir de l'argent, aux plus minimes appointements de nos secrétaires de mairie actuels, qui n'ont pas d'équivalents dans les petits budgets ruraux d'autrefois.

Dans les grandes villes le premier magistrat urbain est parfois l'objet des libéralités de l'État : le prévôt des marchands de Paris a droit à une pension de deux mille livres, outre les robes de soie de cérémonie dont le Roi le gratifie ainsi que ses échevins, en des occasions déterminées[2]. Chaque capitoul de Toulouse reçoit, en entrant en charge, une indemnité pour achat de robe, chaperon et manteau, un présent de jambon de Bayonne et de fromage de Roquefort, et un exemplaire des annales de la capitale du Languedoc ; mais ces divers cadeaux ne proviennent pas du trésor royal ; ils sont, par une curieuse bizarrerie, prélevés sur le revenu que l'administration toulousaine tire d'une de ces maisons que la police souffre d'ordinaire, mais n'encourage pas. Les maire et échevins de Metz jouissaient de droits utiles attachés à leurs fonctions : 5 pour 100 sur les ventes mobilières et 1 pour 100 sur les ventes d'immeubles, vingt sous de chaque plainte criminelle, autant sur les partages judiciaires, plus les couteaux offerts par les couteliers, les brochets dus par les pécheurs, l'huile des huiliers, les gâteaux des boulangers, les chapons des marchands de volailles. Les conseillers de Nevers reçoivent de la ville, à titre d'étrennes, une douzaine d'assiettes, une belle pièce de faïence, et des verres de cristal ; ailleurs les réunions du conseil, à l'hôtel de ville, sont suivies d'un déjeuner ou d'une collation, qui ne grève du reste le budget que d'une quarantaine de sous au maximum. A Brives le chapitre doit à chaque consul le pastum de la fête de Pâques : un quartier d'agneau fleuri et enrubanné[3]. Les officiers municipaux sont les vrais hommes d'affaires de la commune ; or la commune a beaucoup d'affaires ; quand elles exigent des absences, des voyagés lointains, des séjours onéreux, il est juste que ses mandataires soient convenablement dédommagés de leurs peines : on les évalue à six ou sept livres par jour[4].

Le pouvoir central se montra, depuis le dix-huitième siècle, nettement hostile à ces allocations, quelles qu'elles fussent, et fit prévaloir le principe nouveau de la gratuité des fonctions consulaires dans tous les lieux autres que les cités et gros bourgs fermés. L'intendant de Dauphiné rejetait (1741) les appointements de conseillers urbains, étant extraordinaire, disait-il, de payer une rétribution à quelqu'un pour délibérer sur des matières où il est intéressé. Il respectait pourtant les gages annuels de deux à quatre cents livres que l'on donnait aux consuls de Grenoble. Son collègue du Nivernais était plus sévère, et rayait, dans le budget de sa capitale, seize livres pour seize paires de gants offertes aux officiers de bourgeoisie, en défendant d'inscrire à l'avenir aucun crédit de cette espèce[5].

Les privilèges et distinctions purement honorifiques furent seuls maintenus : riches ou pauvres, les livrées consulaires diversement nuancées, noires et vertes dans la campagne bourguignonne, vertes et rouges dans le Limousin, rouges et noires en Languedoc, sont annuellement fournies par la commune et portées avec orgueil par ses élus : c'est une belle chose, écrivait Racine durant son voyage dans le Midi, de voir le compère cardeur et le menuisier gaillard, avec leur robe rouge comme un président, donner des arrêts et aller les premiers à l'offrande. Vous ne voyez pas cela à Paris... Toute la dignité plébéienne était là. Un ancien capitoul, quelle que soit d'ailleurs sa naissance, est dit : bourgeois de Toulouse ; c'est le droit de bourgeoisie dans sa vieille et haute expression, — le temps n'était pas loin où les princes, les cardinaux et les rois acceptaient avec plaisir la qualité de bourgeois de certaines villes. Le noble s'honorant de cette affiliation roturière, n'était-ce pas la consécration de l'éclat jeté par le tiers état sur la fin du moyen âge ; l'esprit de roture rivalisant avec l'esprit de noblesse. Ce capitoul de la première ville du Languedoc, avec son manteau comtal sur sa robe mi-partie de noir et d'écarlate, doublée de satin blanc, coiffé de sa toque à plumes blanches et, sur l'épaule, l'ancien chaperon de chevalier lamé d'or et fourré d'hermines, n'est-il pas lui-même un seigneur d'une espèce particulière et précieuse : aristocrate d'élection, patricien temporaire, dont le portrait seul, petite miniature artistique, demeurera dans les registres lorsque le modèle rentrera dans la foule ; emblème saisissant de ce pouvoir fort et court auquel obéissaient nos villes.

La Rochelle n'aperçoit son maire dans les rues qu'accompagné de douze hallebardiers à ses couleurs ; banc à l'église, exemption d'impôts, parrainage de la ville pour leurs fils nés durant leur passage aux affaires, place au parlement, respect universel pour cette baguette à bouts d'argent qu'ils ont en main dans les assemblées, tels sont les avantages que retirent, ici et là, de leur dignité ces chefs éphémères d'une grande agglomération. Les consuls de Marseille s'intitulent gouverneurs et protecteurs des libertés de la ville, et le pacha d'Alger avec qui ils correspondent les traite d'élus et choisis parmi les grands de la loi du Messie[6]. A Paris, à l'entrée solennelle du Roi, le prévôt des marchands et les échevins disputent le pas aux maréchaux de France ; le gouvernement, afin de satisfaire tout le monde, propose de faire marcher le prévôt côte à côte avec un maréchal...

Comment se fait-il que des dignités si belles ne trouvas sent pas toujours amateurs ? Ces fonctions municipales, rétribuées et honorifiques, on avait dû les rendre obligatoires ; comme la rétribution, l'obligation est un trait caractéristique de ces emplois qui a disparu de nos mœurs ; mais, de l'obligation, personne ne souhaite aujourd'hui le retour. Non-seulement le simple électeur devait exercer son droit de vote sous peine d'amende, — le bourgeois du dix-septième siècle était tenu d'aller aux élections de même qu'il était tenu d'assister exactement aux processions, et ce bourgeois était quelquefois un enfant : à Toulon, dès l'âge de quatorze ans, on est électeur municipal — non seulement l'assiduité est un devoir pour les conseillers de ville — le jurat dûment convoqué qui manque aux réunions, le simple habitant qui néglige de se rendre aux conseils généraux, sont passibles de condamnations pécuniaires qui vont, selon les localités et les régions, de huit sous à cinquante livres[7], — mais nul ne peut se soustraire à l'exercice des charges locales, s'il a obtenu la majorité ; l'acceptation de la mairie est forcée. L'amende encourue par les récalcitrants va, en Roussillon, jusqu'à cinquante ducats. Un arrêt de parlement ordonne à des particuliers de prendre la livrée consulaire, à peine de répondre des suites de leurs refus. Les septuagénaires seuls sont exempts en quelques provinces ; mais pour les hommes valides la loi est générale, tout au plus ont-ils le droit de se racheter à prix d'argent : un pauvre laboureur de l'Ile-de-France, ne pouvant vaquer à l'emploi de marguillier auquel il a été appelé, s'engage à donner soixante sous à son collègue qui fera l'office pour deux[8]. Les marguilliers étaient, comme nous l'avons dit ailleurs, les conseillers des paroisses rurales, leur rôle parait plus civil que religieux. En Bretagne ils quêtaient le dimanche à l'église, faisant sonner les sons dans un large plat de cuivre, et présentaient en même temps, à ceux qui donnaient comme à ceux qui ne donnaient pas, une grosse tabatière en corne, remplie à leurs frais, où les uns et les autres pinçaient une forte prise. Dans les villes les débours qui incombent aux élus de la commune sont nombreux, et ce n'est plus de tabac qu'il s'agit. Un contemporain de Louis XIII affirme qu'il est permis à tout étranger d'aller manger chez le maire de Londres, obligé de tenir maison ouverte. Nous ignorons si l'hospitalité du premier magistrat de la Grande-Bretagne était effectivement aussi étendue, mais en France les festins officiels offerts par les jurats aux habitants à date fixe, se renouvellent assez pour devenir onéreux. Il parait que la mairie de Poitiers engageait le titulaire, pendant son exercice, à sept ou huit mille livres de dépenses ; un pair de la Rochelle, le jour de sa réception à la maison de ville, ne se contentait pas d'acquitter la taxe réglementaire, l'usage voulait qu'il fit d'abondant quelque cadeau à la commune, par exemple celui d'un canon pour les remparts[9].

En temps de trouble ce sont de vraies charges, dans toute l'acception du mot, que ces honneurs municipaux. Il n'y fallait pas, comme dit Montaigne, épargner ses paroles, ni ses pas, ni sa sueur, ni même son sang ; le particulier ne venait en aucune considération du général. A tout le moins risquait-on sa liberté ou sa bourse. Fréquemment un arrêt de parlement frappe à la poche du consul, lequel sera remboursé sur les revenus de la communauté. Dieu sait si de pareils remboursements étaient faciles ! Règle générale, un maire est responsable pour sa ville ; c'est un procédé usuel de l'administration supérieure, pour influencer la cité, pour la faire payer ou obéir, que d'emprisonner son représentant. Le syndic de Bourg, envoyé à Dijon par ses concitoyens, y est mis en prison sur l'ordre de la Cour des comptes. Le maire de Sens fait un voyage analogue à Paris, et est incarcéré au Fort-L'Évêque, le second consul de Rodez est arrêté à Toulouse et enfermé à la Conciergerie, pour raison d'une amende de vingt-cinq écus imposée à la ville. De pareilles mésaventures valent à qui les subit la reconnaissance des peuples ; il est toutefois prudent au délégué municipal de se faire donner, avant de partir, une garantie, un garde-dommage, sur le modèle des assurances jurées de la commune du treizième siècle à son procureur. C'est ce que font deux notables de Rochechouart qui se rendent, à la suite d'une émeute mal assoupie, auprès de M. l'intendant pour subir ses ordres et être retenus en la forme d'otages[10].

La position sociale des élus de la commune variait non-seulement selon l'importance des localités, mais surtout selon les régions : il n'est pas rare, au commencement du dix-septième siècle, de voir dans un gros bourg des consuls-paysans qui ne savent ni lire ni écrire ; par contre Bordeaux a pour maire le maréchal de Roquelaure et Bayonne le comte de Gramont. Dès mon jeune âge, écrit Montluc, j'entendais dire que des gentilshommes et seigneurs de bonne maison acceptaient la charge de capitouls à Toulouse et de jurais à Bordeaux. Le même Montluc déplore que ce ne fussent là que des exceptions. La noblesse, à son avis, se fit grand tort en dédaignant ces emplois de ville. D'autres s'en emparent, et quand nous arrivons il les faut saluer du bonnet et leur faire la cour. Ce reproche toutefois s'adresse au Nord bien plus qu'au Midi. La municipalité du Midi est infiniment plus bigarrée que celle de l'Ouest ou du Nord ; elle se recrute et plus bas et plus haut. L'écuyer, le bourgeois, l'artisan siégent côte à côte, au sud de la Loire ; le consulat comprend en même temps des gentilshommes, des magistrats, des marchands ; un juge y paraît en tête et un charpentier, ou un chaussetier à la fin, c'est de règle[11]. Au contraire, dès le centre de la France jusqu'aux Pays-Bas et à l'Allemagne, la mairie est bourgeoisement homogène ; un conseiller de ville, de Nevers, n'est reçu, que sur sa déclaration d'avoir abandonné l'art d'arquebuzier dont il se mêlait ci-devant ; les statuts municipaux ordonnent que les conseillers ne doivent point faire profession d'artisans. C'est le pur tiers état, sans mélange de peuple ni d'aristocratie : beaucoup de fonctionnaires financiers et de magistrats, receveurs des gabelles, lieutenants de la prévôté ou du présidial ; tel Saint-Aubin, le maire de Rouen, dont la chaire domine ce qu'on nomme la cohue, à l'hôtel de ville. Riches le plus souvent : on proteste contre la nomination du maire de Dijon, parce qu'il n'a pas vaillant deux mille écus et ne possède d'autre qualité que celle d'officier en la grûrie (eaux et forêts). Le prévôt des marchands de Paris est d'ordinaire président au parlement ou lieutenant civil, et ses échevins sont des avocats ou des conseillers au Châtelet[12].

Aucune loi n'avait d'ailleurs restreint les choix à la caste judiciaire, l'usage seul en décidait ainsi. Légalement, sauf l'exclusion de la classe ouvrière en certaines localités, et l'ostracisme qui frappe parfois les célibataires, la seule condition d'éligibilité aux honneurs municipaux, c'est d'être natif de la commune ; les hommes nouveaux sont formellement repoussés. Tout au plus les forains habitués dans la ville peuvent-ils, après dix ou quinze ans de résidence, pénétrer à la maison commune[13]. Il en est de même des employés citadins, nommés par le conseil ou par le suffrage direct des bourgeois : receveur des deniers communs, capitaines de ville, caporal de la garnison, connétable des portes, syndics, trompettes héréditaires, procureurs fiscaux ou miseurs appelés aussi quelquefois clavaires, c'est-à-dire gardes des clefs ; non pas des clefs de cérémonie à manche couvert de velours, mais de celles qui ouvrent journellement les serrures de la caisse. Quant au régent des écoles, au médecin, au juré-crieur, au peintre ordinaire ou à l'exécuteur de la haute justice, aux portiers, aux violons, révocables à volonté, on ne leur demande que des capacités professionnelles[14].

Aussitôt nommé, le maire — du moins le maire de grande ville — écrit au Roi pour le supplier d'avoir agréable cette élection et l'assurer de son dévouement. Il prête du reste, entre les mains du sénéchal ou du magistrat le plus éminent de l'endroit, le serment prescrit, promettant au Dieu vivant, par son baptême et sa part de paradis, de bien et loyaument garder la cité à la bonne, vraie et loyale obéissance du Roi notre sire... ; l'échevin jurait également, à son entrée en charge, a de faire cette année, en son office, droit, justice et raison à tous, au mieux de son pouvoir[15]. La justice civile et criminelle de première instance appartenait en effet presque partout aux municipalités élues ; c'était à elles que ressortait le contentieux des métiers, des poids et mesures, des salaires d'ouvriers[16]. Le maire ou premier consul est donc un vrai juge de paix, dans l'enceinte de ses murailles, souvent en conflit avec le lieutenant civil, les officiers du bailliage et autres magistrats supérieurs, qui, de leur côté, ont un droit de surveillance, fréquemment méconnu il faut l'avouer, sur les finances communales, les impôts et la police urbaine. Ne parvient-on pas à s'entendre ? les parlements ou le conseil d'État tranchent le différend ; mais l'état régulier, c'est le gouvernement local aux mains d'administrateurs élus, contrôlés par des administrateurs inamovibles, c'est-à-dire le contraire du despotisme : la liberté surveillée par la justice.

Le pouvoir exécutif du maire est lui-même étroitement borné par celui du corps municipal ; ce peuple, qui est profondément monarchique en matière politique, est notoirement républicain en matière administrative. Il abandonne volontiers au Roi la direction des grandes affaires, il ne saurait se résoudre à déléguer la direction des petites à un seul homme, ni même à un seul groupe d'hommes. Il n'est pas rare dans des cités populeuses et il est d'usage dans les paroisses rurales, de faire voter les emprunts et les impositions extraordinaires par la communauté tout entière, le général des habitants. Dans les villes, c'est en conseil — en maizée — que se prennent, à la pluralité des voix, les arrêtés consignés sur le régistre des conclusions ; le tiers état demande, en 1614, que les lettres adressées aux maires par Sa Majesté ou par les gouverneurs de provinces ne puissent être ouvertes qu'en la présence de deux ou trois échevins. On redoute les monopoles et les coteries, on se précautionne contre toute influence arbitraire. Aucun gentilhomme ne peut entrer dans la salle consulaire avec épée ou bâton ; tous doivent opiner à leur tour. Il faut éviter les prétentions injustes qui amèneraient des divisions dans la ville. S'il ne s'agit au reste que de questions secondaires qui n'intéressent pas l'ensemble de la population, il est permis aux citoyens, en vertu de ce vieux principe que l'association est de droit commun, de se grouper, pour les résoudre ensemble à l'amiable. Le syndicat est la forme usuelle de ces groupements, bien des communes ont un syndic des étrangers ; il est des villes, comme Beaucaire, où chaque rue a son syndic, et où ces syndics passent des traités, font des transactions au nom de leur rue[17].

Dans la campagne, — le plat pays, — la paroisse était la base ordinaire de l'agglomération communale ; pas partout cependant : dans le fond de la Bretagne, la même communauté renferme souvent plusieurs paroisses ; et, sur les confins du Dauphiné, il y a des communautés rurales qui ne constituent pas des paroisses, n'ont par suite aucune existence religieuse et jouissent toutefois de l'autonomie civile. On doit aussi faire la distinction entre les églises succursales que les évêques peuvent ériger à leur gré et les paroissiales dont la création ou le démembrement suit, au dix-septième siècle, une législation à peu près analogue à la nôtre[18]. La petite vie municipale du village est naturellement moins aisée à pénétrer pour l'historien que les débats des villes à registres et à beffroi. Un corps savant a récemment invité les érudits à diriger de ce côté leurs patientes investigations ; nul doute que le résultat en soit instructif et ne fasse honneur à nos pères. Les documents qu'il nous a été personnellement donné de parcourir nous ont fait voir des administrations toutes champêtres, fonctionnant paisiblement avec syndics et conseillers dès le quinzième siècle ; au dix-septième, partout les habitants de la paroisse prennent une part active à la gestion de ses intérêts.

Pour les moindres actes, ventes, achats, transactions de tout genre figurent, avec les fabriqueurs et le curé, les laboureurs à bœufs et à bras, les marchands, meuniers, pierreurs, tailleurs d'habits et autres artisans ; dans des localités de faible importance s'assemblent ainsi vingt, trente, cinquante personnes. Les marguilliers, et à défaut des marguilliers les asséeurs-collecteurs, toutes fonctions que chaque paysan remplit à tour de rôle, sont plus particulièrement chargés du détail des affaires ; mais la communauté intervient sans cesse, dès que son assistance est réclamée au prône, soit pour nommer les messiers et prévôts, soit pour conférer à l'un de ses membres le pouvoir de plaider en son nom (d'après nos lois actuelles, le préfet seul peut maintenant donner une semblable autorisation). On voit le parlement ordonner qu'une assemblée rurale sera appelée à prendre communication d'un procès, et à dire ce qu'elle verra bon âtre. Le sacristain, l'organiste, le maître d'école, les pères des pauvres (ou administrateurs de l'hospice), s'il en existe, sont nommés par de semblables assemblées. Naturellement les délibérations sont publiques ; il n'y a pas, comme dans les villes, de secret à violer. C'est au plein air, sur les degrés de l'église ou sous la halle qu'elles ont lieu ; il n'est point là de prétoire ou de château royal que l'on soit tenté de convertir en mairie ; tout au plus sera-t-on disposé à se réunir dans l'intérieur de l'église ou du temple, si les ministres du culte y veulent consentir[19].

Mais ce n'est pas seulement aux champs que le peuple intervient directement dans les affaires locales ; son action est réclamée aussi dans les villes, et s'y produit de façons diverses : A Narbonne, on ne peut prendre aucune délibération sur les finances de la communauté, si ce n'est en conseil général convoqué au prône et annoncé trois jours d'avance, afin que tous les bien-tenants s'y puissent trouver ; à Bourg, ce n'est plus seulement une faculté pour les habitants de se rendre à l'assemblée de ville, c'est un devoir. Même situation à la Rochelle, à Nîmes, pour toute entreprise d'importance, et lorsqu'il s'agit de prendre des mesures extraordinaires. La population parisienne elle-même était, en certains cas, conviée à venir à l'Hôtel de ville, où le prévôt des marchands lui faisait part de quelque nouvelle : on voit ce magistrat rendre compte ainsi, devant la foule, d'une entrevue qu'il vient d'avoir avec M. le cardinal et de ses bonnes dispositions, lesquelles sont reçues avec plus d'acclamation qu'il ne se peut exprimer. Un nouveau souverain monte-t-il sur le trône, le viguier de Toulon et ses échevins, précédés de six trompettes, s'en vont par les rues faire prêter à tout le peuple le serment de fidélité par élévation des mains, puis ils rentrent au conseil et dressent procès-verbal de cette singulière cérémonie[20].

Des manifestations aussi démocratiques ne vont pas sans les inconvénients inhérents à toute réunion ultra-mélangée, turbulente, impressionnable et corruptible à l'excès ; le Vox populi vox Dei, n'est pas toujours rigoureusement exact. On décide, à Grignan, de remplacer le conseil général, plein de confusion, par un corps de trente personnes avec adjonction, dans les cas graves, de douze notables. Requête est dressée, en 1622, par quatre-vingts bourgeois d'Avallon, dans le but de faire enlever à ceux qui ne payent pas quarante sous de taille, le droit d'assister aux assemblées publiques tenues pour discuter les intérêts communs. On se fonde sur de très-sales brigues et monopoles qui ont été signalés, sur des mouvements à la suite de buvettes et autres moyens illicites. Soixante ans plus tard, dans la même ville, la vie municipale était tellement tombée qu'on s'y plaint que les assemblées ne soient pas suffisamment nombreuses. On menace même de l'amende ceux qui s'abstiendront sans raison légitime. Le même phénomène apparaît aux extrémités les plus opposées du royaume, en Alsace aussi bien qu'en Provence. Ce n'est pas, ainsi que l'ont pensé des écrivains respectables, que l'assistance à de fréquentes réunions ne puisse convenir qu'à un peuple désœuvré. Les gens du seizième siècle n'avaient pas plus de loisir que ceux du dix-huitième. La vérité, c'est qu'on a cessé de se rendre à ces rustiques parlements, comme on les nomme, véritables champs de mai locaux, quand on a cessé d'y avoir intérêt, c'est-à-dire lorsqu'il ne s'y décidait plus rien. Quand on fait crier un conseil, dit-on à Marsanne, en Dauphiné, très-peu d'habitants, malgré les proclamations et le son de la cloche, s'y veulent trouver (1716).  C'est en vain que l'on défendra aux aubergistes de vendre du vin pendant la tenue de ces délibérations, pour que les affaires ne soient pas en souffrance, attendu qu'il n'y a pas six personnes à l'Hôtel de ville alors que les cabarets sont pleins. La création de corps plus restreints, composés de citoyens habiles et probes, ne remédie pas à cette inertie que le gouvernement central a voulue et préparée avec patience[21]. Le cœur se serre en parcourant les procès-verbaux des dernières années de l'ancien régime ; ce peuple que, dans les documents antérieurs, on sentait vivre et agir, ce peuple est mort, on ne l'entend plus, on ne le voit plus...

 

 

 



[1] Arch. com. Langres, 1034. — A cette dernière date, les échevins reçoivent quatre livres par an.

[2] Comptes de l'Argenterie, KK. 199, f. 27. (Ara. nat.) — Aff. Étrang., t. 806, f. 226. Arch. dép. des Landes (Tartas, BB. 2) ; de la Drôme, E. 5,857 ; de Lot-et-Garonne (Francescas, BB. 11, Astaffort, BB. 1). — Arch. com. d'Avallon, CC. 55 ; de Nîmes, MM. 16, de Saint-Malo, CC. 7.

[3] Édit d'avril 1634 (Metz). — Arch. Com. de Nevers, CC. 25 ; d'Avallon, CC. 223 ; de Bourg, BB. 1. — Dans cette dernière localité, les syndics ont deux florins par an. — DE BASTARD, Parlements de France, I, 64.

[4] Arch. com. de Nîmes, LL. 16, — Société d'émulation de l'Ain, 1868, p. 29. — Un gantier de Nîmes, député en 1632 à la cour, pour le compte de la cité, touche 762 livres. (Mémoire de l'Académie de Nîmes, 1884, p. 447.)

[5] Arch. dép. de l'Isère, B. 2,805 ; de la Drôme, E. 6,155 ; de Haute-Garonne, B. 407. — Arch. com. de Nevers, CC. 330.

[6] DE GRAMMONT, Relations sur Alger, I, 45. — Aff. Étrang., t. 790, f. 39 ; t. 807, f. 34. — Arch. dép. de Haute-Garonne, B. 324, 367,423, 486 ; de Lot-et-Garonne (Astaffort, BB. 1). Les robes et chaperons des échevins coûtent de 75 à 100 livres. — Arch. com. de Nevers, BB. 4 ; de Bourg, BB. 1, BB. 83 ; de Nîmes, KK. 16. — PONTIS, Mémoires, 547. — DE BASTARD, Parlements de France, I, 54, 160. — S'ils sont condamnés pour quelque délit à faire amende honorable, les officiers municipaux doivent la subir portant leur livrée consulaire sur le col.

[7] A Francescas (Guyenne), 20 sous ; à Cléon d'Audran (Dauphiné), 3 livres, etc. — Arch. com. de Toulon, BB. 24, et p. 386 de l'Invent. Som. ; de Bourg (Bresse), FF. 43. — Arch. dép. de Lot-et-Garonne (Lamontjoie, BB. 1) ; (Francescas, BB. 10) ; de la Drôme, E. 6,204. — Voyez BABEAU, Le Village sous l'ancien régime.

[8] Arch. dép. des Pyrénées-Orientales, B. 441 ; de Seine-et-Oise, E. 5,151 ; de Haute-Garonne, B. 486 ; de l'Isère, B. 2,311. — Dans les dépenses de Boulogne-sur-Mer (1583) figurent des frais de mémoires et lettres missives pour contraindre G. du Blaisel à accepter la charge de mayeur. (Arch. com. Boulogne, 7.) — LA BOULLAYE LE GOUEZ (Impressions de voyage en Angleterre, p. 426) dit que, de l'autre côté de la Manche, les constables étaient élus contre leur gré par la populace.

[9] DAVITY, États de l'Europe en 1625, p. 6. — Arch. dép. des Landes (Saint-Sever, BB. 1). — Arch. histor. de Saintonge et Aunis, V, 76 ; VII, 296. A Boulogne, le jour du renouvellement de la loi — jour des élections — se fait au lieu nommé le Grand-Dîner, un banquet auquel assistent les femmes des bourgeois.

[10] Les jurats de Roquefort (Béarn) sont arrêtés parce que leur commune refuse de payer l'impôt ; une émeute s'élève pour obtenir leur mise en liberté. — Arch. corn. de Sens, CC. 19 ; de Rodez, BB. 11 ; de Bourg, BB. 80. — Arch. dép. de Haute-Garonne, B. 409, 570 ; des Basses-Pyrénées, B. 3,804. — Bulletin de la Soc. archéol. de la Corrèze, VII, 190. — Les capitouls de Toulouse sont obligés, par arrêts de la cour, de résider pendant six mois dans certains faubourgs pour y veiller aux réparations nécessaires. — Les bourgeois de Boulogne-sur-Mer doivent, le jour de leur élection au conseil municipal, s'obliger, avec un tiers de leurs biens, aux communautés, affaires et nécessités de la ville. (Arch. com. Boulogne, 7.)

[11] MONTLUC, Commentaires, liv. VII. — FONTENAY-MAREUIL, Mémoires, 50. — Arch. dép. Drôme, E. 5,346 ; Landes (Tartas, BB. 2) ; Haute-Garonne, B. 468. — Arch. com. Rodez, BB. 2. — DE GRAMMONT, Relations sur Alger, I, 45.

[12] En 1622, le prévôt est le président de Mesmes ; en 1627 et 1628, les sieurs Bailleul et Sanguin ; en 1642, le sieur Le Boulanger, tous appartenant au parlement. — Aff. Étrang., t. 781, f. 175 ; t. 791, f. 75 ; t. 806, f. 98. — Arch. dép. Somme, B. 19. — Arch. com. Nevers, BB. 16. — Arrêt du parlement du 3 décembre 1628. — FLOQUET, Parlement de Normandie, IV, 355, 370.

[13] A Reims les étrangers sont à jamais inéligibles. (Règlement de janvier 1636.) A Châlons ils peuvent être nommés au bout de quinze ans ; à Langres, Sainte-Menehould, Montargis, au bout de dix ans.— Arch. com. Langres, 165, 178. — Arch. du parlement du 3 décembre 1628. — Arch. dép. Pyrénées-Orientales, B. 441 ; Lot-et-Garonne, BB. 5.

[14] Arch. com. d'Angers, BB. 58, 135 ; Nevers, BB. 5 ; Nîmes, KK. 16 ; Saint-Malo, CC. 7. — Arch. dép. Vaucluse, B. 1,518 ; Haute-Garonne, B. 405. — DE BASTARD, Parlements de France, I, 98.

[15] Arch. hist. Saintonge, IV, 256 ; VII, 302. — Ordonnance de 1536, art. 27. — Les maires et bangardes des villages formant la banlieue d'une grande ville, prêtaient serment entre les mains du magistrat municipal de la cité. (Transactions du 27 février 1702.) — Le droit de ban était l'un des plus importants des consuls ; ils le faisaient exercer par des banniers, sortes de gardes champêtres. (Arch. com. bourg de Rodez, CC. 7.) — En Alsace, au moyen âge, lorsque l'on délimitait le ban, les deux maires riverains marchaient en avant, avec leurs piques et leurs boucliers, pour protéger les droits des veuves et des orphelins. (HANAUER, Paysans d'Alsace, 101.)

[16] Arrêt du conseil privé du 21 juin 1641. — Aff. Étrang., t. 778, f. 165 ; t. 786, f. 14. — Arch. dép. Landes (Dax, BB. 10) ; Haute-Garonne, B.296, 482. — En quelques localités, la présidence des assemblées de ville appartenait au lieutenant général, mais c'était toujours le maire qui faisait les convocations. (Arrêt du conseil privé du 24 avril 1624, Cusset, Allier.)

[17] Édit d'avril 1634 (pour Metz). — Arrêt du parlement du 29 juin 1628 (pour Chauny). — Lettres patentes de mars 1633 (pour Sainte-Menehould). — Arch. dép. de l'Isère, B. 2,581 ; de Haute-Garonne, B.285, 435,446, 511 ; de Lot-et-Garonne (Astaffort, BB. 1). — Arch. histor. Saintonge, XII, 334. — PICOT, États généraux, IV, 96.

[18] Pour désunion de hameaux il fallait des lettres enregistrées à la cour des Aides. (Édit d'avril 1634.) — Mémoire de l'intendant de la généralité de Caen sur la paroisse de Bayeux. (Aff. Étrang.) — Société d'études des Hautes-Alpes, I, 36. — Arch. hist. Saintonge, VIII, 28.

[19] BERT. LACABANE, Notice sur Brétigny-sur-Orge, 201. — Arch. hist. Saintonge, IV, 387. — Arrêt du parlement du 20 août 1633. — Édit de septembre 1638. — Arch. dép. d'Eure-et-Loir, B. 430 ; Morbihan, E. sup. 2 ; Drôme, E. 5,953 ; Haute-Garonne, B. 283, 286 ; Lot-et-Garonne (Tonneins-Dessous, BB. 4), (Mézin, BB. 6.) — Voyez BABEAU, Le village sous l'ancien régime.

[20] Arch. com. de Toulon, BB. 53 ; de Bourg, BB. 1 ; de Nîmes, LL. 20. — Arch. dép. de Haute-Garonne, B. 359, 417, 474. — Arrêt du parlement du 12 décembre 1624. — Aff. Étrang., t. 799, f. 254. — Arch. hist. Saintonge, V, 75. — Quand une tenue d'Etats était imminente, on posait, dans la grande salle de la maison de ville, un coffre en forme de tronc pour y recevoir les plaintes, avis et doléances qu'un chacun désirait faire. Arch. com. d'Angers, BB. 61.

[21] Arch. com. d'Avallon, BB. 21, 22. — Arch. dép. de la Drôme, E. 5,317, 5,729, 5,870, 6,338. — HANAUER, Cours colongères d'Alsace, 193, 290.