I
Limites des pouvoirs selon leur ressort. — Autonomie absolue et unité
absolue également chimériques. — Les groupements politiques existants. — Pays
libéraux, pays socialistes ; ce qui les distingue : l'action du gouvernement
et non sa forme. — Socialistes purs et socialistes d'État. — Unité provinciale,
nationale, européenne.
Les États provinciaux au dix-septième siècle. — Leur administration,
aussi bien combinée que la nôtre. — Leur indépendance financière ; ses
avantages. — Le droit de suffrage : il n'est ni général, ni identique ; ses
bases.
L'étude de l'ancienne administration locale se complète
par l'examen sommaire du rôle d'une autorité qui ne subsistait plus que dans
un tiers de 1a France : celle des États provinciaux. Ce sont, en politique,
des questions encore pendantes, encore agitées, que celles de la limite des
pouvoirs selon leur nature (exécutif,
législatif, judiciaire), et selon leur ressort (pouvoir central, pouvoirs locaux). Chacun convient que
l'équilibre est ici affaire de mesure, mais c'est justement sur cette mesure
que l'on ne s'entend pas.
De même que l'homme n'est parfaitement libre que s'il vit
seul, et qu'il aliène une partie de son indépendance dès qu'il consent à
vivre en société ; ainsi, pour les territoires, l'unité c'est une sorte de
servitude, l'autonomie c'est la liberté. Cependant, l'autonomie absolue,
c'est une chimère insaisissable ; ce n'est pas même l'émiettement féodal,
puisque les seigneurs avaient entre eux du haut en bas des rapports de
dépendance et de suzeraineté ; c'est à peine l'état sauvage le plus primitif
de peuplades vagabondant au hasard du désert, puisque, sitôt qu'elles se
fixent, elles tendent à se grouper ou à se détruire.
Par contre, l'unité absolue, ce serait le genre humain
formant une seule nation, comme il ne forme qu'une seule famille, les quatre
parties du monde ayant mêmes lois, payant mêmes impôts et obéissant à un seul
homme, ou à une seule assemblée selon qu'on se les figure en monarchie ou en
république. Il ne serait pas nécessaire pour cela que tous les hommes de la
terre parlassent la même langue, puisqu'on voit dès à présent de tout petits
États se composer de citoyens qui ne peuvent se comprendre que par
interprètes. Supposons donc que cette folle et inoffensive utopie devienne
demain une réalité, l'humanité pourrait être indifféremment très-heureuse ou
très-malheureuse selon les institutions qu'elle se donnerait. Si le Roi ou la
chambre des députés qui réglerait les destinées de cette planète consentait à
ne s'occuper que des matières qui intéressent l'universalité des êtres, aussi
bien en Italie qu'en Suède ou aux Indes, ou en Amérique : grandes voies de
communication, répression des crimes, apaisement des querelles, etc., il
remplirait un emploi fort bienfaisant, mais il ne ferait, en somme, que ce
que fait ou tente de faire la diplomatie internationale, réunie chaque jour
en conférence, tantôt ici et tantôt là. La besogne du gouvernement central de
l'humanité serait ainsi celle d'un syndicat des ministères des affaires
étrangères de toutes les nations du monde, avec cette différence que les
décisions de ce syndicat, au lieu d'être à peu près facultatives, comme sont
les protocoles des congrès d'aujourd'hui pour les hautes
parties contractantes, seraient obligatoires, comme les décrets d'un,
souverain pour l'ensemble des districts de son empire. On ne supprimerait pas
les guerres, puisqu'un ou plusieurs de ces districts, la province Allemagne,
la province Angleterre, ou Turquie, ou Chine, pourrait se révolter contre les
autres, comme la Germanie
s'est révoltée jadis contre l'Empire Romain, et dans les temps modernes le
Portugal contre l'Espagne, la Vendée contre la France, la Hongrie contre
l'Autriche, avec des succès divers ; mais les luttes deviendraient plus rares
et plus courtes... peut-être, chaque dissident isolé ayant à combattre
l'armée humaine tout entière. On voit déjà réalisé, en partie du moins, ce
qu'une pareille idée peut avoir de pratique, dans les alliances offensives et
défensives conclues entre grands et puissants peuples de notre continent.
Mais qu'on imagine au contraire l'univers centralisé, et
son gouvernement entrant dans le détail de la vie de chaque partie du monde,
devenue simple province, de chaque pays réduit à l'importance d'un
arrondissement, légiférant sur toutes choses, d'après des principes
excellents, nous l'accordons, mais uniformes ; les êtres qui vivent sur la
surface du globe seraient par là même victimes d'une insupportable tyrannie,
parce qu'il est tout à fait impossible qu'un si prodigieux nombre d'hommes
aient, sur tous les points, une opinion identique ; et que par conséquent dans
chaque question, quelle que soit la manière dont on la tranche, il y aurait
toujours une fraction notable de l'humanité qui serait blessée dans ses
croyances, ou ses idées, ou ses intérêts.
Si du domaine des rêves nous passons dans celui de la
réalité, nous voyons que les individus civilisés ont formé entre eux des
sociétés de grandeur et de forme différentes, dont l'aménagement intérieur
est sans cesse dérangé par des révolutions intestines, d'ont les limites sont
fréquemment déplacées par les guerres extérieures, mais qui peuvent se ramener
à deux types : pays libéraux, pays socialistes. Parmi les pays libéraux il y
a des monarchies et des républiques, et de même parmi les pays socialistes ;
car l'étiquette ne signifie rien, pas plus que la longueur des frontières :
il est de grandes nations libérales et de petits peuples socialistes. Ce qui
importe, c'est le rôle que chaque pays assigne à son gouvernement, les
fonctions dont il le charge, les bornes qu'il lui impose. Ce sont là les
caractères auxquels on distingue les uns des autres. En monarchie ou
république libérale, la règle est que, le droit individuel étant le premier
de tous les biens, la jouissance doit en être conservée aux sujets ou aux
citoyens, en tout ce qui n'est pas absolument contraire à l'existence
nationale. En monarchie ou en république socialiste, on a pour dogme
fondamental que l'État, incarné dans son chef ou dans la majorité de ses
citoyens, étant aussi supérieur à chacun de ses membres que le tout l'est à
la partie, possède seul tous les droits, que par suite il a tous les devoirs
et principalement le devoir de faire prévaloir ses droits. La tendance
naturelle d'une assemblée ou d'un homme investi d'un pouvoir étant d'en
abuser, les pays socialistes, qu'ils soient républicains ou monarchiques,
sont ainsi fatalement voués au despotisme, exercé par un prince sur ses
sujets ou par une majorité sur une minorité ; et ce despotisme est d'autant
plus lourd que ces pays sont plus enclins à dépouiller l'individu au profit
de la collectivité.
Un pays socialiste ne peut jamais être libéral lors même
qu'il serait démocratique, parce que l'égalité dans l'obéissance,
l'obéissance due par chaque citoyen à l'ensemble de la communauté, n'est pas
la liberté. Obéir à des millions d'égaux ou à un seul supérieur, n'est-ce pas
toujours obéir ?
Ce classement théorique des États selon leur constitution n'a
rien, cela va sans dire, d'immuable. Une même nation passe successivement par
des phases de libéralisme et de despotisme ; il est des instants où les peuples
préfèrent un gouvernement absolu, qui est bon, à un gouvernement libéral, qui
est mauvais ; des instants où ils sont plus frappés des inconvénients de
l'autorité que de ses avantages ; puisque l'autorité et la liberté ont l'une
et l'autre leurs avantages et leurs inconvénients. Il n'y a non plus, dans
l'apparence extérieure d'un organisme gouvernemental, rien qui révèle son
caractère intime : tel parait socialiste au premier abord parce qu'il est
autoritaire, mais comme son despotisme ne s'exerce, en fait, que dans une
sphère haute et restreinte, les gens qui vivent sous lui jouissent, dans la
vie quotidienne, d'une assez grande dose de liberté. Tel semble au contraire
libéral à outrance, parce qu'il a pour fondement des maximes justes et
douces, mais comme il a été imprégné de vieille date d'idées socialistes sur
le rôle du pouvoir central, que ces idées sont devenues eu quelque sorte sa
substance même, les maximes dont nous parlons restent à l'étai décoratif, et
il continue à vivre sous l'empire de mœurs politiques que ses lois n'osent
répudier. Quoique le gouvernement de la Russie, par exemple, soit le plus autocratique
de l'Europe, et que celui de la
France passe pour le plus révolutionnaire, les provinces
russes sont infiniment plus indépendantes que les départements français, et
il est vingt choses que peuvent taire librement les humbles sujets de là-bas
et qui sont interdites aux électeurs souverains d'ici.
Ainsi, plus on explore attentivement les institutions
présentes ou passées des différents peuples, plus on voit que la somme de
liberté dont ils jouissent ne tient pas tant à la forme des gouvernements
qu'à leur action. Les meilleurs gouvernements ne sont pas ceux qui agissent
le moins, comme on l'a dit parfois à tort, mais ceux qui n'agissent que dans
la limite de leurs attributions rationnelles et légitimes. Ce qu'aucun homme
ne peut faire seul doit être fait par le premier groupement des individus,
qui est la commune ; ce qu'aucune commune ne peut faire seule doit être fait
par le groupement des communes : province, département ou district
quelconque. Enfin ce qu'aucune province ne peut faire seule doit être fait
par l'État.
Aux yeux du socialiste pur, il n'y a ni familles, ni
communes, ni provinces, ni États ; tous les individus sont citoyens de l'humanité
et doivent s'absorber en elle. Aux yeux du socialiste d'État, beaucoup moins
insensé et comme tel beaucoup plus redoutable, la famille, la commune, la
province n'ont d'existence légale qu'autant qu'il plaît à l'État de la
reconnaître ou de la tolérer. L'État seul est quelque chose, les individus,
isolés ou réunis en groupes de diverses tailles dans le sein de l'État, ne
sont rien. Être Bourguignon ou Normand, et préférer la Bourgogne ou la Normandie à la France, c'est être
factieux, rebelle et atteint du plus coupable égoïsme ; être Français et
préférer la France
à l'Europe, c'est être fidèle sujet et généreux patriote. Ainsi, plus de
barrière à l'intérieur de l'État, plaine vaste et unie, mais une muraille
haute et infranchissable autour des groupements politiques que l'on appelle
des nations, tel est le but poursuivi depuis des siècles, et le résultat
successivement atteint, chez nous comme dans presque tous les pays qui nous
environnent, mais dont nous avons été les premiers modèles. Ce mouvement de
concentration ira-t-il plus loin ? Après avoir détruit partout les autonomies
provinciales au nom du principe des unités nationales, détruira-t-on ces
autonomies nationales elles-mêmes, à peine achevées et déjà discutées par
certains partis, au nom du principe de l'unité européenne ? L'avenir le sait
; le passé a vu des révolutions aussi profondes et non moins singulières.
Il importait seulement, en cherchant à photographier la
machine gouvernementale du temps de Louis XIII, et à nous rendre compte des transformations
qu'elle subit, de ne pas nous laisser abuser sur les prétentions rivales des
autorités en présence ; de ne pas, par exemple, considérer comme sacro-sainte
l'œuvre centralisatrice du pouvoir royal, et comme odieuses et condamnables
les tentatives de résistance des pouvoirs provinciaux. Si le seul but auquel
on doit tendre est le bonheur du plus grand nombre d'individus, quel mode
d'agglomération est le plus capable de le garantir ? Les fédérations de
petits États ou les grands États décentralisés sont-ils ou non plus libres,
et partant plus heureux, qu'un peuple uniformisé, dans sa masse énorme ?
Le Roi, nous l'avons dit, était aussi bien le roi du
Dauphiné ou du Languedoc que celui des généralités de Tours ou d'Amiens. Le
respect, l'affection pour le monarque —et toute bonne monarchie est un
gouvernement d'affection autant qu'un gouvernement de raison — sont aussi
grands dans les pays d'États que dans les pays d'élections. Si l'on essaye de connaître les
opinions de la France,
d'après ses votes en 1614, on la trouve partagée en trois fractions ;
provinces dociles et conservatrices :
Guyenne, Champagne, Dauphiné, Provence ; provinces mixtes : Normandie,
Languedoc, Bourgogne, Lyonnais ; provinces opposantes et libérales : Orléanais, Bretagne, Ile-de-France,
Picardie. Comme on le voit, les régions où la couronne éprouve le moins de
résistance sont particulièrement celles où son rôle actif est le plus
restreint. Et la Bretagne,
ce pays d'État qui seul parait alors ne pas se plier à ses vues, qui, toujours
remuant jusqu'à la veille de la Révolution, est le théâtre de la révolte du
pays timbré sous Louis XIV, des conspirations Pontcallec et Talhouët sous le
Régent, de l'affaire La
Chalotais sous Louis XV, fut aussi le seul qui voulut, en
face des violences révolutionnaires, défendre à main armée cette royauté, à
laquelle il avait su maintes fois tenir tête.
Qu'à la veille de 1789 les assemblées provinciales
semblent, comme le pense Tocqueville, impénétrables
par leur antique constitution à l'esprit nouveau du temps, qu'elles arrêtent la marche de la civilisation plutôt qu'elles n'y
aident, le fait n'a rien d'impossible ; mais, cent cinquante ans plus
tôt, elles offrent le type d'une administration aussi bien combinée que la
nôtre. Leur indépendance en fait de contributions était entière ; le Roi ne
savait même pas le chiffre des sommes recouvrées ; il n'en était pas, du
moins, informé officiellement. Les règles appliquées à l'assiette, à la
discussion, à la levée, à la vérification de l'impôt sont parfaites : en
Languedoc, assemblées de répartiteurs, consuls chargés de la collecte,
syndics de diocèses élus à tour de rôle pour en surveiller la rentrée, et que
la force de leur association met en mesure de prendre
le fait et cause des communes rurales, contre les gentilshommes
récalcitrants à l'acquittement de leur cote. Étendre un pareil régime à toute
la France,
c'eût été presque devancer d'un siècle et demi les réformes accomplies par
l'Assemblée constituante[1].
Au point de vue du droit de suffrage, qui n'était ni
général ni identique, le mode de recrutement des États provinciaux laissait
incontestablement à désirer. En Provence, en Bourgogne, en Languedoc, toutes
les villes n'envoyaient point de députés aux États ; la Bretagne, au début du
seizième siècle, n'admettait encore qu'une trentaine de cités à jouir du
droit de vote. Les archives de Provence nous apprennent que plusieurs bourgs,
jusque-là sans mandataires, sont peu à peu autorisés sous Louis XIII à se
faire représenter. Des faits analogues ne se sont-ils pas produits, en
Angleterre, pour la Chambre
des communes ? Les villes, quelle que fût leur population, avaient même
nombre de députés les unes que les autres, comme les délégués sénatoriaux
sous l'empire de la loi de 1875, et comme les conseillers Généraux qui
représentent aujourd'hui des cantons très-inégaux. Qu'importaient de
semblables détails, susceptibles de perfectionnement, auprès de ce principe
du self government, si largement mis
en pratique par les assemblées locales !
Un des apôtres de l'absolutisme, le conseiller d'État Le
Bret, reconnaît formellement aux États provinciaux le pouvoir d'adresser des
remontrances au souverain, touchant les affaires
particulières de tout le pays, et d'envoyer des députés pour les lui faire
entendre[2].
Qu'on ne s'arrête pas à la forme de ces requêtes, qu'on ne s'étonne ni de ce
que les délégués de la noblesse et du tiers soient chapeau bas devant le
monarque, tandis que le délégué du clergé est couvert, ni de cette
qualification de suppliants que se donnent
les représentants — formule que le plus titré des gentilshommes emploie
vis-à-vis du plus modeste siège judiciaire — et l'on y verra une nouvelle
preuve de cette faculté d'interpellation respectueuse des sujets à leur
prince qui s'exerça sans encombre jusqu'à Louis XIV.
II
ÉTATS DE NORMANDIE : éligibilité, obligation de siéger. — Le chiffre de
la taille, objet principal des délibérations. — Les doléances du tiers, elles
sont intentionnellement exagérées. — Demandes des États relatives à la
publicité de leurs vœux. — Esprit d'autonomie dans la révolte des nu-pieds. —
L'émeute pour la protection d'intérêts matériels.
ÉTATS DE BRETAGNE. — Leur pouvoir beaucoup plus étendu qu'en Normandie ;
leurs procédés de travail. — « Commissions intermédiaires ». — La représentation
de la noblesse est trop nombreuse. — Fidélité de la Bretagne sous les
minorités de Louis XIII et Louis XIV. — Traitement favorable qu'elle reçoit
de Richelieu, son gouverneur. — Changements qui s'opèrent vers 1670 ; le
caractère des Etats se modifie.
Cette faculté avait-elle existé partout au moyen âge ? Les
pays d'élections ont-ils tenu jadis des assises que la jalousie des princes
ait peu à peu supprimées ? C'est une question assez obscure[3]. Les États
provinciaux du Bas-Limousin se réunissent (1529)
pour voter les fonds nécessaires à la rançon des fils de François Ier, et
l'on ne constate au dix-septième siècle aucune trace de représentation
régulière dans cette province. Il est certain que l'opinion publique
souhaitait l'établissement dans tout le royaume de semblables assemblées. Les
États généraux de 1576 en formulèrent nettement le vœu. Cependant cinq
grandes provinces : Bretagne, Languedoc, Provence, Dauphiné, Bourgogne, et
deux petites : Navarre et Béarn, jouissent seules d'une assez sérieuse indépendance
au début du règne de Louis XIII. La contribution directe est chez elle
exclusivement foncière (taille réelle) et ne fait point
acception de personnes ; la
Normandie, bien que soumise à l'impôt sur le revenu (taille personnelle),
possède aussi des États, mais leurs attributions sont beaucoup plus
restreintes.
Il ne parait pas, si l'on en juge par le petit nombre des
votants, que les élections des députés fussent bien chaudes. Dans le
bailliage de Rouen, en 1613, cent quinze prêtres, quatorze nobles,
cinquante-deux bourgeois sont seuls à y prendre part ; trois ans après, il
n'y a que quatre membres du clergé, vingt-quatre de la noblesse et
quarante-quatre du Tiers à exercer, dans la même circonscription, leur droit
de suffrage. Le chiffre des votants variait ainsi fortement d'une session à
l'autre[4]. Parmi les délégués
du Tiers, porteurs du cahier, on remarque assez
fréquemment des laboureurs[5].
Chaque année, le Roi envoyait au gouverneur de Normandie
les lettres closes destinées aux baillis de la province, pour la convocation
des États ; le gouverneur les leur adressait individuellement avec une lettre
circulaire de sa main[6]. N'étaient
éligibles, sauf de rares exceptions, que les individus natifs et originaires de la province ; l'élu devait
se munir de son pouvoir ou procuration, sous peine de n'être pas
accueilli. Les officiers de la vicomté étaient tenus de le lui délivrer, sauf
au député nommé à les poursuivre judiciairement, s'ils refusaient de le
faire. Il fallait que ces procurations fussent conçues en bonne forme, en termes amples et généraux ;
porteur d'une procuration dont la rédaction ne
paraissait pas congruente, le délégué risquait d'être repoussé ou
ajourné par ses collègues. Il n'était loisible à aucun député de s'abstenir
de siéger ; le règlement là-dessus est assez sévère. Mais on pouvait se faire
remplacer : le représentant de Pont-de-l'Arche, condamné par les États à
seize livres d'amende pour n'avoir pas comparu, s'en fit décharger plus tard
en alléguant que sa femme était malade et qu'un sien
ami, auquel il avait envoyé sa procuration, s'était trouvé absent.
L'assemblée choisit annuellement son président — le plus souvent un membre
des deux premiers ordres — chargé de présenter ensuite les cahiers en tête de
la commission nommée à cet effet. Les États désignent aussi leur procureur-syndic, quelque avocat distingué du
chef-lieu, auquel est alloué un traitement fixe, plus une gratification qu'on
ne manque jamais de lui voter sans qu'elle puisse
tirer à conséquence. La session ne coûte à la province que mille neuf
cents livres, réparties entre les députés pour les indemniser de leurs frais
de séjour[7]. Le chiffre de la
taille est toujours l'objet principal des délibérations ; périodiquement, le
marchandage recommençait ; la
Normandie, avons-nous dit précédemment, a toujours beaucoup
payé sous l'ancien régime, mais elle a toujours aussi beaucoup gémi. Le
caractère de chaque peuple se reflète dans sa façon de traiter les affaires :
Sire, disent les cahiers de 1617, vous demandez beaucoup, nous pouvons peu... le bon pasteur doit tondre le troupeau, non l'écorcher ;
prenez la laine, laissez la peau entière afin qu'elle renourrisse ce que vous
pourrez retondre chaque an[8].
L'impartialité nous oblige à reconnaître que ces bons
États normands poussent extrêmement au noir : sont-ils menacés de perdre dix
sous ou d'être gênés en quelque chose, la plus petite soit-elle ? L'année
a-t-elle été trop sèche ou trop pluvieuse ? C'est un furieux concert de
plaintes. A les entendre, ils sont toujours ruinés ou à la veille de l'être ;
ils se peignent comme sur le point de mendier leur
pain... de ne pouvoir plus subsister...
si on les presse davantage, on ne tirera plus d'eux
que des soupirs et des larmes..., et effectivement ils ne lésinent pas
là-dessus. Il faut donc faire la part de l'exagération.
A toute session, le clergé et la noblesse commencent par
demander le maintien de leurs privilèges, dont ils remontrent le bien fondé ;
le Tiers, lui, commence par se plaindre. En 1616, il dit : Le tiers état est réduit à l'extrémité, le désordre passé
a mis sa misère au souverain degré... En 1617, il débute : Le tiers état est réduit à la pire condition qu'il ait
jamais été... En 1618 : Le tiers ordre est
tellement désolé, que l'on voit la terre jonchée de corps abattus par une
longue disette... En 1620 : Le tiers ordre se
plaint d'une douleur d'autant plus juste, qu'il est le seul à porter le faix
de toutes les charges et tributs... Bien que toujours il ait protesté
que les champs étaient inhabités, il affirme que, cette
année, la peste a fait mourir dans la province un million de personnes.
Doubles figures de rhétorique. En 1623, il ne dit pas grand'chose. En 1624 : Le tiers état n'a plus de parole pour vous pouvoir
représenter les peines et supplices dont on l'afflige, le grève et
épuise-t-on par toutes sortes de rigueurs, jusques à la dernière goutte de
son sang.... En 1626 : Le tiers état peut
emprunter la voix de Jérémie pour plaindre ses malheurs... son plus heureux souhait est celui de la mort... En
1627 : Il est le sommier sur lequel tout le fardeau
de l'État se jette... il ne lui reste que la
peau... En 1629, il meurt de faim... ;
en 1631, il est aux abois..., et ainsi
d'année en année. On doit se garder de prendre ces doléances trop au pied de
la lettre, de même que les historiens qui vivront dans deux ou trois cents
ans devront éviter de se fier à des discours de tribune ou à des articles de
journaux de ce temps-ci, qui leur présenteront chaque régime, selon leur
point de vue, comme l'époque la plus délicieuse ou la plus épouvantable qui
ait jamais été.
Cependant vers 1636, 37, 38, le Tiers ne se plaint plus,
il commence à se fâcher ; on sent sourdre sa colère au ton déterminé de ses
paroles. Le plus curieux est qu'en ces mêmes années 1620 à 1635, la noblesse
et le clergé ne s'occupent que d'eux-mêmes. Le clergé fait valoir qu'il a continuellement les bras levés vers le ciel,
redoublant ses prières pour le bien de cet État... ; la noblesse, dans
l'article qui précède, le narré des mécontentements du Tiers, s'exprime fort
posément : C'est l'ordinaire des sujets d'un État
calme et florissant de demander de nouveaux privilèges... mais nous ne demandons que la continuation de nos
anciennes immunités entre lesquelles[9]... etc. Ne
fallait-il pas d'ailleurs finir par s'exécuter ? Les commissaires royaux font
suivre le vote de la somme, fixée à Paris par le ministère, de cette phrase :
Les délégués tenant la convention (c'est le nom donné aux États), en réponse à la proposition et demande
faite de la part du Roi, consentent et accordent lui payer pour l'année
prochaine... Mais ce n'est guère qu'un protocole, comme cette
conclusion des plaintes du Tiers qui se terminent toujours par un : néanmoins, le zèle
ardent que cette désolée province porte à ses princes, nous fera surmonter toute
nécessité pour... offrir ce qu'en somme on ne pouvait refuser. Les
États servaient pourtant à quelque chose : ils contrôlaient l'assiette de la
taille, et il était enjoint aux élus de prendre leur avis ; ils vérifiaient
certains comptes, et, si l'on prétendait les leur soustraire, suspendaient
les séances jusqu'à ce qu'on les leur eût remis. Ils auraient désiré
davantage : par exemple, que les réponses du gouvernement à leurs cahiers
fussent publiées par les tribunaux à la diligence
des députés du Tiers, afin d'être notoires à un chacun. La cour
ne déféra pas à ce vœu qui cherchait à peser sur elle par une sorte d'appel à
l'opinion et, par conséquent, n'était pas fait pour lui plaire[10].
Quand le peuple de ce temps était définitivement irrité,
tout ne se passait plus en conversations ; on l'a vu par la révolte de 1639.
Les placards annonçant la venue de Jean Nu-Pieds,
Que Dieu a envoyé
Pour mettre dans la Normandie
Une parfaite liberté,
dénotaient un ressouvenir menaçant de l'ancien esprit
autonome lorsqu'ils disaient :
Fais voir à la postérité
Qu'il est encor des duc
Guillaume... ;
Puisqu'on vous traite à la
rigueur,
Si vous ne conservez vos
chartes,
Normands, vous n'avez point de
cœur... !
Cette résistance populaire par l'émeute, cette descente
dans la rue pour la protection d'intérêts matériels, que l'on voit se
produire plusieurs fois sous ce ministère, à tort ou à raison, à propos
d'impôts sur les cuirs, sur les draps, sur les cartes, avec la connivence à
peine déguisée des autorités bourgeoises[11], ne se
retrouveraient plus aujourd'hui, lors même que le pouvoir central ferait le
plus abusif exercice de ses droits. C'est un signe des temps que l'État, en
devenant si fort, ait affaibli à l'excès toute manifestation des volontés
individuelles et les ait en même temps rendues plus dangereuses, puisque, ne
pouvant l'emporter sur lui, même en une matière légère, sans le détruire,
toute émeute victorieuse devient une révolution.
Le pouvoir des États était bien autrement étendu en
Bretagne qu'en Normandie, et l'histoire moderne de la péninsule armoricaine
n'est que le récit de ses longs efforts pour faire respecter la loi contenue
dans son traité de réunion à la couronne (1532),
loi très-discutable sans doute, mais qui, à tout prendre, consacrait la
plupart des principes dont la proclamation garantit la liberté politique.
Ici, les agents de l'autorité, sauf les gouverneurs de ville et les
magistrats, dépendent tous des États et sont choisis par eux ; ainsi, avant
l'arrivée des intendants et de leurs subdélégués, la province s'administre
elle-même. Dans l'intervalle des sessions, les États sont remplacés par une commission intermédiaire, qui les représente et
possède une partie de leurs droits. Cette institution, analogue aux
commissions départementales d'aujourd'hui, que l'on retrouve dans la plupart
des pays d'États, n'était pas le seul point de ressemblance des États de
province avec nos conseils généraux. La division du travail en six
commissions, composées de membres des trois ordres — finances, baux et
adjudications, commerce et travaux publics, étapes et casernements, domaines
et contrôles, contraventions —, la consultation préalable des délégués
locaux, sans l'assentiment desquels le pouvoir central ne peut accomplir
certains actes, ne rappellent-elles pas singulièrement les usages et la
législation actuelle[12] ? Mais les
anciennes attributions locales sont infiniment plus larges que celles de nôs
jours. Les États n'ont pas seulement la -libre disposition des impôts directs
ou indirects — aussi bien des Touages que du devoir des boissons ! — sur la
masse desquels ils prélèvent le don gratuit (ce
que la Bretagne
envoie à la France),
les gages du gouverneur et du parlement, les dépenses des routes ; ils n'ont
pas seulement des revenus particuliers qui leur permettent d'encourager les
travaux scientifiques, — l'Histoire de Bretagne, par
d'Argentré, fut imprimée aux frais de la province à qui elle coûta trois
mille livres ; — mais ils empruntent à leur gré, quelle que soit l'importance
de la somme ; votent tous les subsides, qu'ils appliquent au royaume ou à la
province ; discutent par suite toutes les questions générales et provinciales
et ne laissent exécuter, sur la terre bretonne, nul édit qui n'ait été d'abord
visé et consenti par eux[13]. Ce sont eux
encore qui désignent la députation des trois ordres aux états généraux : les
membres du Tiers sont choisis par le clergé et la noblesse ; ceux de la
noblesse, par le Tiers et le clergé ; ceux du clergé, par le Tiers et la
noblesse.
Dans cette assemblée ambulatoire, qui tenait ses sessions
tantôt dans une ville et tantôt dans l'autre[14], la proportion
des trois ordres entré eux n'avait malheureusement plus le sens commun.
Depuis la ligue, la noblesse, au lieu d'être représentée seulement par les
chevaliers bannerets et les grands barons du moyen âge, en était arrivée à
siéger tout entière ; de sorte que les États ressemblaient à une Diète
polonaise, et que les cinquante-huit délégués de l'ordre de l'Église[15] et les cent
mandataires des quarante-deux villes ayant droit de séance se trouvaient tout
à fait absorbés. En apparence du moins, puisque le vote avait lieu par
ordres, que la voix du Tiers ou celle du clergé valait autant que celle de la
noblesse, et qu'aucune taxe n'était imposable sans que les trois ordres
fussent d'accord. Les députés sont unis heureusement, sans distinction
d'origines, pour la défense de leurs droits. L'un d'eux ayant été arrêté sous
Henri IV pour un délit privé, au mépris du privilège d'inviolabilité Oui leur
appartenait pendant la durée de la tenue, et dix-huit
jours après sa clôture, les séances furent aussitôt suspendues, et une
délégation de six membres reçut mission d'aller délivrer le prisonnier, qui
reprit solennellement sa place à son banc, les commissaires royaux
s'empressant eux-mêmes de reconnaître son droit. En 1600, le Roi mande aux
États qu'ayant appris que leur procureur-syndic, Biet du Coudray, n'était pas
noble d'ancienne extraction, qualité indispensable pour exercer de pareilles
fonctions, il les priait d'en choisir un autre. A la lecture de cette lettre,
un orage éclate dans la salle : la noblesse entière s'écrie qu'il est
insultant pour son honneur que d'autres affectent de se montrer sur ce point
plus susceptibles qu'elle-même, les trois ordres décident sans débats que la lettre de Sa Majesté sera considérée comme non
avenue, et l'affaire en reste là. En 1636, Louis XIII désigne comme
syndic, par une missive aux États, un conseiller au parlement de Rennes : Notre intention est que vous le nommiez en votre prochaine
assemblée. Les États avaient révoqué le prédécesseur pour des motifs que le Roi approuve. On voit la
nuance à un tiers de siècle d'intervalle[16].
Rien n'avait pu ébranler la fidélité de la Bretagne pendant la
régence orageuse de Marie de Médicis ; pour résister aux rebelles (1614), les gardes civiques s'étaient
reconstituées au grand complet, avaient réparé les fortifications et
renouvelé le matériel d'artillerie. Brissac, lieutenant général, ayant
employé cent mille livres à lever des troupes sans l'aveu des États, ceux-ci
les payèrent, bien qu'ils ne fussent pas tenus à ce
remboursement, mais en considération de ce que cette dépense avait conservé
la province en l'obéissance du Roi. Lorsque Vendôme cherche, au profit
de ses pitoyables ambitions, à troubler la contrée (1626), les États font une motion — mendiée
par la cour, dit Brienne, mais qu'importe ? — demandant qu'aucun descendant des anciens ducs de Bretagne ne puisse
être gouverneur de la province. Aussi faut-il voir comme le ministère
ménage alors les députés. L'année précédente, ils avaient déclaré qu'ils
refuseraient l'impôt jusqu'à ce qu'on eût fait droit à certaines de leurs
réclamations, et s'étaient séparés sans rien faire, tout en prenant l'engagement d'honneur de s'assembler plus tard au lieu et
à la date qu'il plairait au gouverneur d'indiquer, afin d'y reprendre
leurs opérations interrompues. Le garde des sceaux accourut : S'il s'est passé, leur dit-il, quelque chose qui blesse vos libertés, franchises et privilèges,
le Roi entendra volontiers vos remontrances là-dessus, car il les veut
maintenir entièrement et ne souffrir qu'elles soient entamées en quelque
sorte que ce soit[17]. Cependant, de
1626 à 1634, des commissaires des guerres se présentèrent, avec mandements
royaux, dans les villes, et malgré leurs plaintes enlevèrent les canons et
les munitions. A Nantes, les échevins ne cédèrent qu'après une longue
résistance, en déclarant qu'ils restaient désormais
sans moyens de défendre leur cité, si elle était attaquée par les ennemis.
Bien qu'à partir de 1630 les États, qui se réunissaient
chaque année en une session de six semaines ou deux mois, n'aient plus été
convoqués que tous les deux ans, ce changement,
dit M. de Carné, fut probablement moins important
aux yeux des contemporains qu'aux nôtres, car il ne provoqua aucune
observation aux tenues suivantes. On peut inférer de ce silence que la
mesure fut le résultat d'un accord tacite. En effet, les institutions de la Bretagne furent, dans
leur ensemble, respectées sous Louis XIII, ce qui mérite d'autant mieux
d'être signalé que Richelieu y était alors gouverneur en titre. Les
instructions que le cardinal donne à La Meilleraye en l'envoyant présider l'assemblée
provinciale sont caractéristiques : Il remettra,
dit-il, les États en leur ancienne liberté,
permettant à chacun de ceux qui ont droit d'y assister, d'y venir à leur gré
pour donner leurs suffrages aux choses qui seront proposées, sans que,
directement ou indirectement, leur soit donné aucun empêchement. Il les
laissera délibérer de leurs affaires comme ils verront bon être et démêler
leurs intérêts entre eux selon que le bien du pays le requerra, sans s'y
intéresser en faveur de qui que ce soit, pourvu que, sous ce prétexte, il
ne se fasse aucune chose qui puisse être désagréable au Roi.
Quoique ce dernier membre de phrase ouvrit quelque peu la porte à
l'arbitraire et que le document fût rédigé en vue de plaire au grand public,
auquel il était destiné, il n'en témoigne pas moins des intentions
conciliantes du premier ministre. Celui-ci n'aurait pas craint de tenir un
tout autre langage, s'il l'avait jugé opportun. Il donna, au reste, plus
d'une preuve de sa bonne volonté à l'égard de ses administrés bretons : le
cabinet ayant exempté de l'impôt direct, à prix d'argent, un certain nombre
de feux dans chaque paroisse sans l'assentiment des États, restreignit
ensuite, sur leur demande, cette mesure aux plus étroites limites[18].
Mazarin, qui persévéra dans ce système, n'eut pas lieu de
s'en repentir ; la Bretagne,
durant la Fronde,
demeura paisible. Il n'en fut pas de même sous les règnes postérieurs. Pour
défendre ses droits méconnus par Louis XIV, la vieille terre d'Armor qui
avait résisté à César, porté en frémissant le joug de Charlemagne, et qui ne
s'était laissé unir à la
France qu'après avoir vu le sang de ses princesses mêlé à
celui de trois de nos rois, se souleva avec enthousiasme. L'insurrection de
1675 ne put être réprimée que par une armée de dix mille hommes qui vécut à
discrétion sur le pays. Plusieurs habitants de
Rennes, écrit un bourgeois de cette ville, ont
été jetés par les fenêtres de leurs maisons, les soldats ont violé les
femmes, lié des enfants tout nus sur des broches pour les faire rôtir (détail confirmé par madame de Sévigné), brûlé les meubles, rançonné les hôtes... A cette
époque la convention provinciale
perdait tout caractère politique pour devenir cette bombance de foire dont la
même madame de Sévigné nous a laissé le pénible tableau : Les États ne sont pas longs, il n'y a qu'à demander ce que
veut le Roi ; on ne dit pas un mot, voilà qui est fait. Quinze ou vingt
grandes tables, un jeu continuel, des bals éternels, des comédies trois fois
la semaine, une grande braverie, voilà les États, j'oublie trois ou quatre
cents pipes de vin qu'on y boit, mais si je ne comptais pas ce petit article
les autres ne l'oublient pas, c'est le premier... Seuls, deux Bretons indiscrets parlent avec
trop de chaleur, c'est-à-dire dans un sens opposé aux désirs du
gouverneur, qui les chasse. On avait cessé de comprendre à Versailles
jusqu'au sens des réclamations qu'adressaient à la couronne soit les États,
soit le parlement de Rennes, tant les oppositions paraissaient inadmissibles,
quelle qu'en fût la nature, et sur quelque titre qu'elles se fondassent[19]. Malgré tout, le
culte des personnes royales ne diminua pas, et plus tard on retrouvera, sur
les tables mortuaires de Quiberon, la plupart des noms inscrits au bas des
fières remontrances adressées, peu de jours avant 1789, par les membres des
États de Saint-Brieuc, à cette royauté pour laquelle ils devaient bientôt donner
leur sang.
III
ÉTATS DE NAVARRE, BÉARN, LANGUEDOC. — Rapports avec le pouvoir central. —
Le duc de Montmorency, très-populaire en Languedoc, mais sans influence
contre le Roi. — Confusion volontairement établie, à Paris, entre la révolte
et l'établissement des élections. — Composition des Etats ; les députés du
Tiers cessent d'être librement élus sous Louis XIV.
Au sud-ouest, entre la Guyenne, le Languedoc et l'Espagne, subsistait
un autre groupe autonome : le Bigorre, comptant 266 paroisses, dont les États
étaient présidés par l'évêque de Tarbes[20], le comté de
Foix, le Marsan, le Nébouzan, principalement le Béarn et la Navarre. Chacun
de ces districts tenait à sa petite individualité ; quand les conseils de
Navarre et Béarn furent fondus ensemble, sous Louis XIII, pour composer le
parlement de Pau, il y eut grande opposition en Navarre, parce qu'on ne voulait pas que les deux couronnes fussent
unies à jamais. Au contraire, pourvu que l'on respecte leurs libertés,
les provinces d'alors passent parfois sans beaucoup de difficulté d'un
souverain à l'autre. Telle la
Catalogne, en 1641, lorsque les
Bras ou États généraux de ce pays, ont fait jurer au Roi Très-Chrétien
les conditions auxquelles ils se soumettent à lui. Ce pacte n'était
généralement respecté par le monarque que juste le temps nécessaire pour ne
pas s'aliéner la population. Quand on était sûr de le violer impunément, on
trouvait toujours, à Paris, quelque prétexte pour en modifier les clauses.
Il fut défendu, par un édit de 1633, aux États de Navarre
de s'assembler plus d'une fois par an, pendant quatre jours seulement, et
d'admettre plus d'un député pour chaque ville ou commune rurale. On leur
enleva le choix de leur greffier (secrétaire),
et on les obligea à recevoir un conseiller de la Chambre des comptes à
titre de commissaire du Roi[21]. Toutefois par
la variété des articles qui composent, tant en recettes qu'en dépenses, les
budgets de Navarre et de Béarn, nous voyons qu'il restait un vaste champ à
l'activité de leurs représentants. Le revenu des bois, des moulins à tan ou à
drap, des péages, la location de la pêche, le produit des taxes judiciaires,
les redevances payées par les paroisses, etc., composaient leurs revenus. Ils
les employaient à payer les gages des ministres protestants, des magistrats,
des fonctionnaires financiers, des gouverneurs, l'entretien des collèges, des
temples, des routes et ponts. Ils ne négligeaient ni l'utile — plantations de
pins sur les dunes — ni le luxe : le parc du château de Pau absorbait d'assez
forts crédits pour ses serres à orangers, ses rosiers, ses jasmins, ses
parterres, allées, tonnelles et cabinets de verdure[22].
Sur un plus large théâtre, les États de Languedoc
montraient la même intelligence des intérêts de leurs commettants ; aux
dix-septième et dix-huitième siècles, en matière de travaux publics, ils
firent des merveilles[23]. Sous Richelieu
le Languedoc eut le malheur d'avoir pour gouverneur le duc de Montmorency,
dont la révolte coïncida avec une mesure fort impopulaire dans la province :
la tentative d'établissement des tribunaux d'élections. Le brillant duc Henri
avait hérité ce grand gouvernement de son père, qui lui-même le tenait du
sien, et y avait régné vingt ans en souverain (de
la
Saint-Barthélemy à l'avènement de Henri IV). C'était
une dynastie ; mais à qui la faute ? Le caractère de
la maison de Montmorency, écrivait Bullion, est
si avant empreint dans la province qu'ils ne croient le nom du Roi
qu'imaginaire, et ces peuples manqueraient entièrement à leur devoir si je
ne vous donnais avis qu'il est nécessaire de tenir promptement les États.
Ainsi la représentation provinciale était invoquée, par un confident du
cardinal, comme un contrepoids à l'exécutif provincial. Mais le ministre
croit avantageux d'englober l'un et l'autre dans la même réprobation. Il
affirme que, depuis douze ans, le gouverneur avait levé indûment 22 millions
en Languedoc, et parle des dettes du pays qui sont
montées à des sommes effroyables. Or ces allégations sont pures fables
: les députés qui accordaient si chichement à la couronne l'impôt qu'ils
envoyaient annuellement au trésor, n'étaient pas plus prodigues des deniers
des contribuables, quand ils devaient servir aux besoins locaux. Le Roi, qui
reprochait amèrement aux assemblées de diocèses les emprunts qu'elles avaient
contractés, ne se gênait pas pour leur vendre quatre millions la suppression
des agents fiscaux qu'il venait à instituer malgré leurs plaintes, alors
qu'il n'ignorait pas que ces quatre millions ne tomberaient pas du ciel dans
la caisse de la province, et qu'elle devrait se les procurer de façon ou
d'autre. Les finances des États étaient au contraire aussi habilement
ménagées que celles du gouvernement central l'étaient peu. L'impôt indirect,
dit de l'Équivalent, perçu pour le
compte du Roi, aux frontières du Languedoc, par les États qui s'en étaient
rendus adjudicataires, rapportait, en 1626, 268.000 livres ;
quand on le leur reprit, pour l'affermer à un particulier, il tomba tout à
coup à 200.000
livres. Il fut ainsi moins profitable à la France, tout en étant
sans doute plus onéreux aux Languedociens.
Au milieu de l'inquiétude que causait à cette pétulante
région la crainte d'un bouleversement imminent de son système financier,
Montmorency lance son manifeste de factieux. Ce manifeste, comme tous les documents
de ce genre, s'efforçait d'aviver les mécontentements : Si je prends les armes, s'écriait-il, c'est pour défendre vos libertés et vos privilèges, que
les ennemis particuliers de cette province nous veulent ravir par
l'introduction des élus... Il n'est pas
besoin que je vous fasse entendre l'autorité légitime que j'ai depuis
longtemps sur vous, pour vous obliger à n'en reconnaître point d'autres[24]... Le pays ne
broncha pas. Ce grand seigneur s'abusait ; il se trouva seul avec ses bandes
payées. Les habitants l'aimaient, ils virent tomber sa tête avec désolation,
le pleurèrent et portèrent son deuil : l'année suivante, dans ces joyeuses
villes du Midi, il n'y eut point de carnaval[25]. On prit le
cardinal en haine, mais le patriotisme, l'amour du Roi ne fut pas un instant
affaibli. On se trompait donc quand on disait à Richelieu : Si la volonté de Sa Majesté est de châtier M. de
Montmorency, il ne faut point s'attendre que ce puisse être dans Toulouse.
Toulouse laissa faire ; et cependant on doit comprendre que si la province,
une partie seulement de la province : les villes, ou la noblesse, ou les
protestants, avaient fait cause commune avec le gouverneur, la victoire n'eût
pas été facile au pouvoir royal.
Richelieu le comprit sans doute, car il respecta par la
suite l'organisation fiscale du Languedoc, et n'attaqua pas directement les
États, se bornant à maintenir les restrictions qu'un édit, promulgué dans
l'effervescence de la lutte, avait apportées à leur indépendance[26]. Ces États de
Languedoc comptaient une centaine de députés : pour le clergé, l'archevêque
de Narbonne, président, et dix-neuf évêques ; pour la noblesse, un comte (le possesseur du comté d'Alais), un vicomte (le titulaire de la vicomté de Polignac), et
dix-neuf barons héréditaires[27], plus un des
douze barons du Vivarais, et un des huit barons du Gévaudan siégeant chacun à
leur tour les premiers tous les douze ans, les seconds tous les huit ans. Le
tiers se composait de soixante-quatre députés nommés par les bonnes villes et
les diocèses de la province. La foule des municipalités semi-rurales et des
communautés du plat pays étaient à peine représentées. Mais elles auraient pu
l'être plus tard. Le mouvement s'opéra en sens contraire : les premiers
consuls étaient, sous Louis XIII, en Languedoc aussi bien qu'en Provence,
invariablement députés aux États en vertu de leur poste. La magistrature
urbaine était jugée inséparable du mandat provincial ; mais la magistrature
urbaine elle-même étant annuelle et élective, la députation bourgeoise se
trouvait renouvelée sans cesse et librement élue[28]. Il n'en fut
plus ainsi sous Louis XIV, où les offices municipaux devinrent vénaux et
héréditaires. Maires par le droit de leur bourse et non plus issus du
suffrage de leurs concitoyens, les membres du Tiers ne pouvaient avoir même
figure que leurs devanciers. Assis à côté de prélats nommés par le Roi, non
par le clergé comme au temps jadis, et de gentilshommes chaque jour amoindris
et domestiqués davantage, ces personnes constituaient plutôt, aux derniers
jours de la monarchie, un conseil de notables qu'une délégation indépendante
du pays.
Du temps de Mazarin, au contraire, on négociait encore
avec eux. L'intendant sonde adroitement les
dispositions des États sur l'octroi qu'ils feront au Roi[29]. Il annonce que la plus saine partie de l'assemblée augmentera ou
diminuera sa libéralité selon les descharges qu'elle obtiendra...
que les deux premiers ordres, à l'exception de
quelques envoyés, témoignent un grand zèle pour le service de Sa Majesté, et
que le tiers état, quoique méfiant, se conduit avec telle prudence qu'il faut
espérer qu'on ne rompra pas entièrement...
IV
ÉTATS DE PROVENCE. — Assemblées de communautés, procureurs du pays ; le «
chaperon d'Aix ». — Budget de la province, cadastre public. — Défauts du
particularisme. — Révolte de Provence, en 1630. — Les Cascaveous blancs et
bleus ; désordres et pillages. — La cour doit céder ; ses rapports avec la
province demeurent difficiles. — La
France forcée d'abdiquer la liberté pour conserver la
royauté.
ÉTATS DE DAUPHINÉ ET DE BOURGOGNE. — Leur gestion ; ils corrigent les
abus du pouvoir central. — Suppression des États de Dauphiné, en 1628. —
Autonomie de certaines fractions de province ; Etats de Bresse, d'Auxonne ;
assemblées de diocèses du Languedoc. — Richelieu respecte le rôle
administratif des États.
En Provence, le self-government
était peut-être plus fortement organisé que partout ailleurs : outre les
États, qui se tiennent tantôt à Aix, dans le réfectoire du couvent des Frères
Prêcheurs, auxquels on donne pour leur dérangement une modeste indemnité de
trente à quarante livres, tantôt à Tarascon ou dans quelque autre cité de
médiocre importance[30], les Provençaux
possédaient — était-ce un souvenir des municipes romains ? — des assemblées
générales de communautés et un comité de procureurs
de pays, investis de pouvoirs exécutifs permanents pour l'expédition
des affaires de la province. Ce qui n'empêchait pas chacun des trois ordres,
même le corps de la noblesse si disloqué partout ailleurs, de se réunir et de
délibérer séparément sur ses intérêts particuliers, d'avoir ses syndics
nommés deux ou trois ans à l'avance. Un commissaire délégué par le Roi
faisait l'ouverture des États[31], mais les
députés, élus par vigueries, — on y voyait fort peu de membres de droit[32] — prenaient tout
de suite possession d'eux-mêmes. Sitôt nommé, leur président s'empressait de
prononcer un discours pompeux, dans le goût du temps, avec un souffle de
tranquille indépendance, que plus tard on ne retrouvera plus. Les États
traitent les affaires à leur gré, transigent, s'engagent au nom de la
province pour des tiers, font des procès comme parties principales ou
intervenantes, subventionnent les entreprises d'utilité publique, les
lettres, les arts ; le Roi leur exprime le désir de
les voir acheter un beau cabinet d'antiques, mais il ne les force en
rien dans leur sphère[33]. De leur côté,
ils envoient des députations au Roi pour lui exprimer leurs doléances, comme
aux provinces voisines pour revendiquer ce qu'ils estiment leur être dû. Leur
comptabilité s'étend à tous les services civils ou militaires, depuis les
appointements de cet intendant de justice, police et
finances, qu'ils voient d'un si mauvais œil, jusqu'à ceux des maîtres
des courriers et dépêches, des messagers, muletiers, porteurs de paquets, du
lieutenant général et des gouverneurs de places fortes, des officiaux de
diocèse, des essayeurs de la monnaie, de l'ingénieur
ordinaire du pays.
Ils caressent et se défendent : l'achat de tapis et autres présents destinés à M. Phélypeaux, secrétaire
d'État, ayant le département de la Provence, côtoie dans leurs registres
les frais de voyage d'un référendaire en la chancellerie d'Aix, chargé par
eux d'une enquête sur les exactions et abus commis
par les employés de la douane récemment établie à leurs frontières. A
une époque où l'État ne sait pas encore garder ses papiers, la province
conserve soigneusement ses archives, et sait se faire rendre, quels qu'en
soient les détenteurs, tous les titres et dossiers qui lui appartiennent.
Quoiqu'en certaines occasions les membres des États s'engagent, par serment, à ne pas violer le secret des délibérations, les
finances provinciales ne craignent point, comme les finances royales,
d'affronter le plein jour ; chacun sait ce que paye son voisin, et combien
chaque ville possède de feux ; la liste en
est imprimée. Les cadastres municipaux, si soigneusement dressés et révisés
plusieurs fois par siècle, en Provence comme en Dauphiné, permettent de
dresser l'état des immeubles dont les habitants sont propriétaires, aussi
bien dans le lieu de leur domicile qu'au dehors[34]. Faut-il
pourvoir à la subsistance des troupes de passage ou de garnison ? Les États
répartissent le fardeau, puis centralisent les dépenses. Les communautés
riches doivent aider les pauvres et reçoivent 6 pour 100 d'intérêt de
l'argent qu'elles avancent. Que le règlement de ces créances ne soit pas
toujours aisé, qu'il suscite des procès de vingt ans entre la province et la
commune, c'est le vice inhérent à l'extrême liberté de l'une et de l'autre.
L'autonomie a ses exagérations : par exemple, quand les États revendiquent
pour eux seuls les attributions de police générale ; elle a sa mesquine
étroitesse : quand la noblesse de Provence, convoquée à l'arrière-ban de
1639, entend se prévaloir du privilège qu'elle tenait de Charles IX de ne pas servir le Roi hors des limites de sa province[35].
Les procureurs du pays,
cette autre institution qu'on ne trouve que chez les anciens sujets du roi
René, se divisaient en procureurs-nés ou
inamovibles et en procureurs-joints, élus
chaque année par les trois ordres. L'archevêque d'Aie était le premier
procureur du pays ; le second était le premier consul d'Aix. C'est ce dernier
qui donne aux ordonnances du gouverneur le visa, l'attache
comme on dit, indispensable pour qu'elles reçoivent leur exécution. La
prééminence du chaperon d'Aix, c'est-à-dire
de la mairie capitale, est si grande, que celui qui le possède est partout
logé et visité par les autres consuls de cette petite république, et que
jamais en sa présence aucun d'eux ne parait avec son propre chaperon sans
qu'il le lui permette[36]. Quand un
étranger entre dans l'assemblée des procureurs du pays en vertu d'ordres royaux qui lui conféraient cette charge
(1637), une véritable révolution
s'était accomplie. Non sans difficulté, à vrai dire : dès 1624, les États
protestaient contre une nouvelle procédure organisée pour l'apurement des
comptes des paroisses et demandaient la révocation du président de Chevry,
intendant de la province. En 1629, le pouvoir central voulut établir la mille
personnelle et le système fiscal qu'elle comportait ; les protestations
redoublèrent et les citoyens provençaux offrirent neuf cent mille livres au
Roi pour éloigner d'eux ce fléau, les agents financiers du Roi. Le marché fut
accepté au Louvre avec mauvaise humeur. Les députés
de Provence, écrit Marillac à Richelieu, exagèrent
les foules et oppressions en termes tragiques... l'évêque de Sisteron portait la parole, son discours était
fort aigre, il semblait qu'ils eussent sauvé la France par leur don...
Peu après, la cour revint sur sa parole et envoya les
intendants d'Aubray et de la
Poterie, avec mission de faire exécuter l'édit des
élections. Les États, qui se tenaient à Perthuis, sous la présidence du sieur
de La Roque,
président au parlement, avaient hautement annoncé qu'ils
maintiendraient les libertés du pays par toutes sortes de voies.
D'Aubray, installé à Tarascon depuis cinq mois, n'osait encore se montrer à
Aix ; il y entre cependant le 19 septembre 1630. Le peuple se soulève
aussitôt, le tocsin sonne, l'hôtel du gouverneur est investi, on cherche à
enlever l'intendant qui y loge. Le parlement aide ce dernier à prendre la
fuite ; il s'évade par-dessus les toits. Déjà la foule se répandait dans la
maison dont elle avait forcé les portes, et brûlait les meubles, les bagages
et le carrosse du nouvel arrivé. Un voyageur qui tombe à Aix au milieu de
cette bagarre raconte qu'une nuée de pauvres l'arrêtaient par la ville, lui demandaient si le Roi continuait à vouloir les élus,
et juraient, en s'arrachant les cheveux et en foulant leurs chapeaux à leurs
pieds, qu'ils se laisseraient plutôt couper la gorge que de les recevoir.
Le Midi fut de tout temps la terre classique des exagérations de parole, mais
ce jour-là il était exaspéré : ces braves gens croyaient voir partout des traitants, ils avaient démoli un immeuble appartenant au savant Peiresc, pour le punir de
l'avoir loué à un promoteur de l'impôt sur le revenu. Richelieu et d'Effiat,
surintendant des finances, avaient été par eux rôtis
en effigie sur un bûcher. Peu à peu les séditieux s'arment et
s'organisent ; rangés sous la bannière du Cascaveou
— grelot suspendu à un ruban blanc, — ils
prennent pour chefs les neveux du président Coriolis
et un peu le président lui-même, font des autodafé de mobiliers, d'enragées parties
de pillage et rasent des maisons jusques à une toise
au-dessus de terre. Ils enjoignent, par voie d'affiches, aux suspects de sortir de la ville, les
poursuivent du reste au dehors, arrachent leurs vignes dont ils promènent les
ceps en triomphe, et dévastent leurs forêts. Deux mille hommes vont, tambour
battant, mettre à sac le château de Forbin-Labarben,
consul que l'on soupçonne d'être gagné par la cour, et les habitants d'Aix
menacent ceux de Toulon, qui ne veulent pas se joindre à eux, d'aller couper
les oliviers autour de leurs murs.
Un pamphlet, intitulé La vérité provençale au Roi,
est distribué à profusion : Je suis la vérité,
y lisait-on,... l'ambition et l'avarice me
retiennent depuis longtemps à la porte de votre palais. Je me suis habillée à
la provençale, portant la livrée de l'ancienne fidélité de ce pays envers ses
princes, pour vous faire mes représentations. Les peuples doivent contribuer
de tous leurs biens et de tout leur sang pour conserver la dignité de leurs
rois, et la garantir contre leurs ennemis ; mais les rois sont obligés de
faire tout ce qui est requis au bon gouvernement de l'État. Ces deux
obligations ont rapport à une même fin qui n'est autre que la félicité
commune. La prudence et la bonté des princes doit aussi garder ses mesures,
et modérer cette grande puissance en sorte qu'il n'y ait pas de charge
extraordinaire... Ce langage, on doit en convenir, n'était pas
autrement révolutionnaire. Le peuple estimait que le Roi ne pouvait attenter
à ses privilèges sans renverser l'acte fondamental qui unissait la province à
la couronne, il demandait le maintien du statu quo, rien de plus. D'ailleurs
l'émeute ne tardait pas à se diviser : un parti de gentilshommes, adversaires
à la fois des prétentions royales et des folies populacières, se forme pour
combattre les mutins. Au grelot à ruban blanc des exaltés ils opposent un
grelot à ruban bleu, avec cette devise : Fouero (dehors) les élus !
Vive le Roi ! Les cascaveous
bleus, qui avaient à leur tête le premier consul, chassèrent d'Aix le
président Coriolis, chef reconnu des cascaveous
blancs et ses affidés. On se battit dans les églises, sur les places
publiques, dans les couvents. Un religieux en habits sacerdotaux, l'ostensoir
en main, arrache avec peine aux mains d'énergumènes les victimes qu'ils
s'apprêtaient à égorger.
Le parlement, comme la municipalité, était partagé en deux
camps ; il offrit néanmoins sa protection à l'intendant, qui ne se soucia pas
de rentrer dans une ville d'où il avait failli ne pas sortir vivant ; les
magistrats, tout en adressant à Paris des remontrances, dont les porteurs
furent, au débotté, incarcérés à la Bastille, cherchaient sans y parvenir à
réprimer les troubles ; et tout en cherchant à réprimer les troubles ils
interdisaient, sous le bon plaisir de S. M. —
formule quelque peu plaisante — d'acheter aucun des
offices d'élus nouvellement créés, à peine de dix mille livres d'amende.
Le gouvernement dut se résoudre à envoyer le prince de Condé, avec une armée
suffisante pour rétablir l'ordre, et de pleins pouvoirs pour accorder à la
province la révocation de l'édit contre lequel elle s'était soulevée[37]. Le Roi céda en
somme, et les Provençaux, qui s'étaient retranchés, en armes et pourvus de
vivres, au pied de la montagne Sainte-Victoire, ne rentrèrent dans leurs
foyers qu'après avoir reçu l'assurance du pardon. Plusieurs des meneurs
furent toutefois condamnés à mort ou aux galères, mais par défaut ; on avait eu soin de les faire sauver
auparavant. Quant à la ville d'Aix, elle fut obligée aux réparations civiles
des dommages causés dans son enceinte, et privée pendant trois ans du droit
d'élire ses consuls. Il subsista longtemps une irritation vague dans toute la
région : Ce grand peuple, mandait au cardinal
le lieutenant général Soyecourt, ne sait ce que
c'est que d'aimer son prince ni de lui obéir. Et pourtant Louis XIII,
racontant son voyage de 1620 en Provence, avait dit : J'ai été reçu à Arles comme un seigneur, à Marseille comme un roi et à
Aix comme un Dieu. Le parlement fut le plus durement frappé :
plusieurs membres interdits, d'autres déférés au conseil d'État, le corps
entier exilé à Brignoles. Le président de Coriolis s'était réfugié à
Barcelone, où il donnait des leçons de droit pour vivre ; ses biens avaient
été confisqués. Repris plus tard sur le territoire français qu'il traversait
en allant à Avignon, il fut enfermé à la tour de Bouc, dans un cachot qui
n'était même pas à l'abri des injures de l'air, et où il n'avait d'autres
meubles qu'une paillasse, une vieille caisse qui lui servait de siége et de
table, et un verre. C'est dans cette prison que l'infortuné magistrat termina
ses jours ; devenu aveugle, dit-on, vers la fin de sa vie, mais demeuré plein
de dignité dans la mauvaise fortune[38].
Depuis cette révolte jusqu'à la fin du règne, on
n'autorisa qu'avec une extrême répugnance les tenues d'assemblées provençales
; plus d'une fois le Roi écrivit aux gouverneurs, tentés de se laisser
fléchir, et leur défendit formellement de réunir les communautés, parce que cela pourrait donner lieu au peuple d'augmenter
ses plaintes, et rendre plus fortes ses oppositions à mes volontés (1635). A peine la cour toléra-t-elle la
libre élection des procureurs du pays, à cause de
l'humeur de ces gens-là et des brigues faites à cette occasion, qui semblent
renouveler les anciennes cendres. Sa Majesté déclare en effet (1637) âtre très-étonnée que les consulaires d'Aix, après avoir promis de nommer de
nouveaux consuls affectionnés à son service, en aient élu d'autres à
qui il y a tant à dire... Je n'aurais pas
différé un moment, continue le prince, de casser leur élection et de séparer
la procuration du pays du consulat d'Aix, si je n'avais considéré que venant
de leur faire la grâce de les rétablir dans le pouvoir de choisir leurs
consuls, au moment du départ du comte d'Alais pour la province, afin de lui
donner plus de crédit à son arrivée, il arriverait un effet contraire, si je
changeais ce qui a été fait, avant même qu'il s'y fût rendu. Je lui mande
donc d'ordonner à ces nouveaux procureurs d'imposer la subsistance sous trois
jours... Sourdis, qui tenait pour les moyens expéditifs, exposait
ainsi la situation à de Noyers : Les procureurs du
pays, recevant les ordres du Roi, craindront d'être personnellement
responsables devant lui, tandis qu'une assemblée de consuls qu'on ne connaît
pas, et qui retournent prendre le manche de leur charrue quand ils ont quitté
leur chaperon, ne craignent pas l'autorité du Roi, mais tout au plus celle du
gouverneur qui leur envoie des troupes à loger ou leur donne du bâton...
Le Roi, concluait-il, aura donc plus d'action sur les procureurs du pays et le gouverneur sur
les communautés rurales[39].
Ces luttes entre le monarque et ses sujets prouvent, il
nous semble, que le reproche, fait si volontiers et par tout le monde à
l'ancienne France, de n'avoir pas eu le goût de la liberté, de n'avoir su ni
la fonder ni la défendre, n'est pas absolument juste. Nos pères tenaient à la
fois à leurs libertés — qu'ils appelaient aussi leurs droits ou leurs privilèges,
mais le substantif a peu d'importance — et à leur monarchie. L'une et l'autre
avaient pour eux le prestige de la tradition, de l'ancienneté, si grand
jadis, si nul aujourd'hui : jusqu'à la Révolution, le roi de France n'écrit jamais en
Provence sans prendre la qualité de comte de Provence, ni en Dauphiné sans
prendre celle de Dauphin ; et si la commune de Grignan demande, en 1788, à être
représentée aux États de sa province, c'est à
cause de son chapitre avec doyen crossé
et mitré et des onze cures du comté[40]. Mais quand la
royauté cessa de vivre en bonne intelligence avec les libertés locales,
qu'elle prétendit les exproprier, il fallut que les peuples choisissent entre
ces libertés et cette royauté ; ils durent renoncer aux unes ou renverser
l'autre. Ils abdiquèrent ; en Provence comme en Dauphiné, comme en Bourgogne,
comme partout ; mais leur abdication fut contrainte et douloureuse. Le
tempérament politique du Français est éminemment conservateur, il l'engage à
passer beaucoup de choses aux gouvernements qu'il aime et à les supporter
longtemps encore alors qu'il ne les aime plus. Et puis, notre aïeul du
dix-septième siècle avait-il tort d'aimer cette dynastie capétienne qui avait
poussé sur son sol, qui était si bien sienne, dont l'histoire était son
histoire ? Comparée aux autres familles qui fournissaient alors des maîtres à
l'Europe, elle leur est évidemment très-supérieure, plus respectueuse de
l'équité, plus soucieuse de ses devoirs ; car si elle a beaucoup demandé au
pays, elle lui a aussi beaucoup donné. Ces exactions violentes de Richelieu,
qui l'amènent à fouler aux pieds des droits, aussi respectables en vérité que
le droit royal, qui par là provoquent des résistances et des rébellions,
comprimées avec peine par la terreur ; ces exactions n'avaient pas pour but de
satisfaire aux passions ou aux caprices d'un monstre ou d'un fou couronné,
comme il s'en est rencontré bon nombre au sommet des empires. C'était le
rétablissement de l'ordre intérieur, depuis quatre-vingts ans troublé par les
querelles religieuses ; c'était l'indépendance nationale à l'extérieur, par
une assiette plus solide du royaume à l'Est et au Nord, qu'elles allaient
servir.
Ce que nous nous disons là aujourd'hui, les gens
d'autrefois ont dû se le dire. Ils ont cédé ; s'ils n'avaient pas voulu céder,
il est hors de doute que ni Richelieu, ni après lui Mazarin, ne l'auraient
emporté sur eux malgré eux. On ne peut pas dire que la France de 1640 approuva
tout ce que fit Louis XIII, parce qu'elle assista impassible aux levées de
boucliers de Rohan, Montmorency, Orléans ou Soissons, pas plus qu'on ne
pourrait dire que la France
de 1792 donna son assentiment aux massacres de septembre, parce qu'elle ne se
joignit ni aux Vendéens, ni aux émigrés ; mais, dans le premier cas, la masse
de l'opinion publique ne voulait pas détruire la monarchie, comme dans le
second elle ne voulait pas détruire la Révolution. De
ce qu'une génération, qui suivait presque immédiatement celle de la Ligue et à qui le
maniement du mousquet n'était pas devenu si étranger, puisqu'elle sut encore
s'en servir sous la Fronde,
n'ait pas poussé jusqu'au bout une opposition armée où la royauté des
Bourbons pouvait sombrer, comme sombra peu après celle des Stuarts, il ne
s'ensuit pas que le gouvernement absolu frit plus populaire en France qu'en
Angleterre. Mais, de 1620 à 1650, il fut mieux personnifié, mieux représenté
de ce côté-ci du détroit que de l'autre. L'Angleterre elle-même n'avait-elle
pas supporté presque sans se plaindre, sous Henri VIII et Élisabeth, les
excès d'un despotisme que compensaient certains avantages ? Lorsqu'elle
envoya Charles Ier à l'échafaud, ce ne fut pas seulement parce que son père
et lui avaient voulu tout faire seuls, mais aussi parce qu'ils avaient tout
mal fait.
Qui pourrait nier le ferment d'amertume que laissa, en 1628, l'abolition des
États provinciaux, au cœur de ce Dauphiné qui, le premier sous Louis XVI,
dans les nobles discours de Vizille, réclama la convocation des États
généraux[41]
? Décrire la constitution provinciale du Dauphiné, celle de la Bourgogne, et les
assauts qu'elles subirent toutes deux, nous obligerait à des redites. En Dauphiné,
les procureurs du pays s'appellent des syndics ; l'un d'eux est plus spécialement chargé
des communautés villageoises. En Bourgogne,
les députés se nomment les élus de la province
; ceux du tiers état sont choisis par l'assemblée
générale des habitants, portent une robe violette et touchent une
indemnité de quarante livres pour la session. En Bourgogne comme en Dauphiné,
leur pouvoir financier est aussi étendu que leur gestion est habile et leur
sollicitude minutieuse : chaque année, ils s'occupent de distribuer des
livres de prix aux principaux collèges de la province. La Bourgogne émet des
rentes et trouve aisément prêteurs au taux de 4 pour 100, tandis que l'État,
qui paye le double, en trouve à peine[42]. Le Dauphiné
laisse ses paroisses recouvrer la taille à leur guise : elles la mettent en
adjudication, et la perception ne leur coûte que 3 à 10 pour 100, dans les
plus mauvaises années, tandis que le Trésor donne communément 25 pour 100. Au
dix-huitième siècle, les frais de recouvrement descendent, dans le
département actuel de la
Drôme, jusqu'à 1 ½ pour 100. Parfois, la province se
faisait fermier du Trésor pour certains impôts indirects ; partout, les pays
d'États corrigent les abus de l'administration centrale. Aussi ne doit-on
rien croire de l'édit royal qui déclare, avec bonhomie, prendre la direction
de la caisse provinciale, afin que les contributions
de nos sujets étant levées par nos officiers et les cueillettes de nos
deniers faites par bon ordre... il ne reste
rien à ordonner pour le soulagement et contentement de notredite
province... Notredite province suppliait le Roi, au même moment, de la
laisser tranquille et faisait entendre d'unanimes protestations[43].
La
Bourgogne avait protesté de même, et la sédition de Dijon
avait paru aux autorités locales assez légitime ou assez menaçante pour que
le lieutenant de Roi et le premier président fussent restés chez eux sans
bouger. Les émeutiers ne cédèrent par la suite qu'après avoir vu périr
environ cinq cents des leurs[44]. Qu'on ne croie
pas au reste que les pays d'États soient seuls le théâtre des rébellions, ni
que la liberté relative dont ils jouissaient entretint sur leur territoire
une effervescence dangereuse. La
Guyenne, le Lyonnais, le Poitou, ne sont pas arrêtés par
l'absence d'organes accrédité, qui puissent transmettre à Paris leurs
doléances. Pour les faire écouter, les paysans d'Angoumois n'ont qu'à
décrocher de leur mur ces armes qu'ils tiennent
toujours fort propres et en fort bon état ; à l'occasion d'un impôt
vexatoire sur les boissons, cinq mille vignerons s'assemblent dans une
prairie de Saintonge (à Matha) et y dressent des articles intitulés du nom d'arrêts,
dont je vous envoie une copie, écrit l'intendant au chancelier, par laquelle vous verrez, Monseigneur, qu'encore que ce
lion s'apprivoise, à force d'espérances qu'on lui donne, il retient toujours
quelque chose de son naturel farouche et cruel. En effet, le Roi avait
beau dire au gouverneur que ces mouvements de peuple
le fâchaient au point qu'on ne pouvait lui rendre service plus agréable qu'en
contribuant à les éteindre... ; il avait beau envoyer contre les
rebelles d'Angoumois trois régiments d'infanterie et neuf compagnies de
cavalerie, la résistance de ces Croquants
des côtes de l'Océan fut plus difficile à vaincre (1636) que, trois ans après, celle des Nu-Pieds du littoral de la Manche ; et il fallut,
pour en venir à bout, non-seulement suspendre la levée des impôts projetés,
mais même charger des personnes sages et bien
intentionnées d'exposer de vive voix le contenu des ordonnances qui les
abolissaient, tellement la population était surexcitée et méfiante[45].
En pays d'élections, chaque ville, isolée dans son
individualité propre, ne traitait guère avec ses voisines que par
l'intermédiaire du pouvoir central. C'est ce pouvoir qui, par lui-même ou par
ses agents, intervenait dans toutes les entreprises où l'association était de
rigueur. En pays d'États, où l'association était de droit commun, on ne
s'adressait même pas à la représentation provinciale pour les affaires qui,
dépassant la compétence ou les forces d'une agglomération communale,
n'intéressaient pourtant qu'une fraction de la province. Le Dauphiné est
divisé en mandements, la Provence en vigueries, qui ont leur existence propre et
leurs budgets. En Bourgogne, la
Bresse, le Bugey, le pays de Gex, le comté d'Auxonne,
possèdent même leurs État, particuliers, — ceux d'Auxonne furent supprimés en
1640 sous de futiles prétextes[46]. Le Languedoc était
partagé en diocèses, les diocèses en jugeries,
ayant pour chef-lieu une ville-maîtresse.
Les diocèses, comme les jugeries, ont leurs assemblées
d'assiette qui se réunissent chaque année dans un des bourgs, à tour de rôle, quinze jours après les États de
la province, pour répartir les subsides accordés au Roi ; comme des conseils
d'arrondissement qui siégeraient alternativement dans chacun des chefs-lieux
de canton. Mais ces parlements en miniature ne sont pas de simples bureaux
d'enregistrement des décisions de commis subalternes ; ils ont des
attributions étendues, un domaine où ils se meuvent librement sans que
personne s'y puisse immiscer, des agents élus par eux et périodiquement
renouvelables. Si les députés sont entretenus et nourris pendant leur session
de quelques jours, ils n'en sont pas moins ménagers des deniers publics, et
l'on voit fréquemment revenir dans les comptes des excédents de recettes dont
les années précédentes se sont trouvées grasses.
Le fonctionnarisme centralisateur de la monarchie absolue combattit avec
acharnement cette autonomie si raisonnable ; Louis XIV créa, en chaque assemblée
de diocèse, une charge de président perpétuel
qu'il vendait. On avait déjà, sous le règne de son père, réduit le rôle de
ces délégations ; on y avait introduit, sous le nom de commissaires, des surveillants expédiés de la
capitale. Il est juste néanmoins de reconnaître que, s'il retirait à ces
mandataires du pays, grands et petits, tout rôle politique, Richelieu
conservait à peu près intact leur rôle administratif[47].
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