Divisions historiques de la
France, leur origine, leur durée. — Création de la
nationalité et de la patrie. — Ce qu'il reste d'autonomie et de
particularisme au dix-septième siècle ; ligne de la Loire, l'esprit local. —
L'autorité du Roi n'est pas la même partout : pays protégés, fortement unis,
annexés ou ambitionnés. — État territorial du royaume à la mort de Richelieu.
— La circonscription provinciale ne subsiste plus que dans l'usage. — Ses
limites indécises occasionnent des conflits.
Ce que nous appelons aujourd'hui la France a connu, depuis
les temps historiques jusqu'en 1790, où elle fut partagée en départements,
cinq divisions successives : celle des peuples gaulois, celle des provinces
romaines, celle des royaumes barbares, celle des comtés et duchés du moyen
âge — devenus les provinces — qui furent à l'origine des délimitations
arbitraires de Charlemagne et de ses successeurs, enfin celle des généralités de la monarchie moderne. Aucune de
ces circonscriptions ne concordait avec les précédentes ; toutes furent sans
exception des découpages artificiels du sol, non la consécration de
frontières physiques qu'un fleuve ou une chaîne de montagnes aurait tracées,
ni la reconnaissance d'agglomérations humaines que le commerce et
l'agriculture avaient formées, et que les mêmes motifs devaient plus tard
diminuer ou détruire, mais simplement des créations politiques ou
administratives : des souverainetés en somme, non des nationalités.
Ce mot même de nationalité n'a du reste qu'un sens tout à
fait conventionnel et relatif. Il n'y a pas un peuple, en Europe ni ailleurs,
qui soit complètement homogène, pas un qui, tantôt accru, tantôt resserré,
n'ait, à travers les siècles, combattu à outrance ou étroitement fraternisé
avec d'autres peuples, qu'il a successivement traités d'éternels ennemis de sa race ou de propres enfants de son sang. Les nations ne sont
donc pas, comme elles s'en flattent, les filles naturelles du hasard, mais
bien le produit de mariages, précédés le plus souvent de rapts, et conclus
entre des chefs puissants (rois, empereurs ou
directeurs de républiques) et les territoires qu'ils réunissaient sous
leur domination. Le temps cimente ces unions ; il se charge de transformer
ces mariages de raison en mariages d'amour, surtout quand la position
géographique vient en aide au lien politique. A vivre sous le même sceptre,
suivant les mêmes règles, obéissant aux mêmes lois, on contracte des
habitudes communes, on se crée des intérêts communs, on finit par s'attacher
les uns aux autres ; l'esprit national, le patriotisme naît de là.
Le patriotisme est en effet, comme les neuf dixièmes des
sentiments humains, un sentiment acquis
; il n'est pas naturel à l'homme d'affectionner comme parents ou amis des
millions d'individus qu'il ne connaît pas ; il ne lui est pas naturel de
s'attacher, comme à sa demeure privée, à des milliers de kilomètres de terres
qu'il ne verra jamais ; c'est pourquoi lorsque le lien politique qui réunit
un empire un peu vaste se relâche, l'idée de patrie disparaît assez
rapidement, ou plutôt la patrie se restreint au morceau amoindri du
territoire dont on se sait dépendre exclusivement. C'est ce qui arriva au
début de l'époque féodale, c'est ce qui fut sur le point d'arriver encore à
la fin du seizième siècle, où le droit dynastique sembla s'obscurcir, et à la
fin du dix-huitième siècle quand la
France et la royauté, brusquement, divorcèrent. A ces deux
dernières dates le lien politique était déjà, ou tout à fait solide, ou
suffisamment fort pour résister à des menaces passagères de dissolution ; il
subsista, et la France,
lentement construite par les rois, demeura la France, même après le
départ des rois, comme une maison de commerce qui continue à fonctionner tout
en changeant de raison sociale ; la clientèle ne se dispersa pas, la nation
ne se liquida pas, comme elle avait fait aux premières années du dixième
siècle. Il est vrai qu'en ce temps-là elle n'existait guère que de nom, et
que les historiens allemands peuvent voir en Charlemagne un Allemand qui a
conquis la France,
pendant que les historiens français le représentent comme un Français qui a conquis
l'Allemagne.
Quoi qu'il en soit, des fragments de cet empire se cassant
et se recassant à plusieurs reprises, à droite et à gauche du Rhin, s'étaient
formés cinquante peuples autonomes avec tout ce qui constitue la vie sociale
: gouvernement, lois, juges, monnaie, force armée, pouvoir religieux. Ce fut
alors qu'aux bords de la Seine,
une famille merveilleusement persévérante s'appliqua à rassembler ces
morceaux épars, non sans les disperser parfois elle-même de nouveau, en les
partageant entre ses cadets. Elle employa à cette besogne sept siècles,
depuis le Vexin acquis en 1082, jusqu'au comtat Venaissin repris en 1791. A l'avènement de
Richelieu au ministère, nous la voyons en plein travail de reconstitution, de
collection de provinces ; et l'œuvre patiente et infatigable ne s'arrêtera
que lorsqu'elle rencontrera en face d'elle d'autres collections, faites par
d'autres familles dont la puissance balancera la sienne.
Le régime administratif de la France se ressentait des conditions
historiques dans lesquelles elle était venue au monde : l'histoire de France,
c'était un peu l'histoire de la conquête de la France par les ducs de l’Ile-de-France,
dont la capitale était Paris ; la famille royale était une famille parisienne
; Paris jouit donc, dès le début de la race capétienne, d'une situation
prépondérante. Ce n'est pas que le Roi marquât quelque préférence pour ses
anciens sujets au détriment des nouveaux. Chez nous, rien de pareil à ce
qu'on voyait en Espagne, où ceux qui composaient la couronne
de Castille jouissaient seuls de tous les emplois, de toute l'autorité
et de la confiance des monarques, où les sujets de la couronne d'Aragon eux-mêmes devaient, pour parvenir, être réputés Castillans. En revanche, Castille
n'avait point de privilèges comme Aragon, Catalogne ou Valence, la cour y
levait l'impôt à sa fantaisie[1] Lui non plus, le
souverain français, ne jouissait pas d'une égale dose de pouvoir dans toutes
les portions de son royaume ; il administrait ses territoires comme un
propriétaire foncier qui ferait valoir lui-même une partie de ses biens, en
donnerait une autre à métayage, en affermerait enfin une troisième, et, pour
cette dernière, pratiquerait selon les circonstances le bail à court terme,
le bail à vie, le bail emphytéotique. Pourtant, ce particulier estime
posséder toutes ses terres aussi complètement que si toutes étaient
exploitées de même. Le prince régnait ainsi, pleinement, mais diversement,
sur les pays d'élections et sur les pays d'États, sur les domaines
héréditaires ou apanagés, annexés récemment ou simplement protégés. Plus une
province avait vécu longtemps isolée, plus tard elle était arrivée — à Paris
on disait toujours revenue — sous le
sceptre du roi de France, plus elle ressemblait à une nation ; plus aussi ses
mœurs publiques étaient devenues fortes, ses habitudes invétérées, son
indépendance susceptible. Normandie se souvenait,
disait-on, avoir eu des souverains particuliers, et
le portait plus haut qu'une autre province ; elle avait encore de
l'inclination à avoir un duc. Et cependant, Normandie était
effectivement réunie depuis cent soixante-quinze ans ; que sera-ce en
Bretagne, en basse Bretagne, où l'on ne parlait pas un mot de français, où,
au commencement du dix-neuvième siècle, un paysan, à qui l'on demande des
nouvelles de son fils, pris pour le service militaire, répond à son
interlocuteur : Il est en esclavage chez les Gaulois.
Ce pays de France, primitivement borné, au sud, par le
Parisis ; à l'est, par la Brie
; au nord, par le Beauvaisis, s'étend sans cesse depuis le moyen âge. Après
avoir été de la taille de Seine-et-Oise, il atteint déjà celle de
soixante-douze départements actuels. On ne dit plus, comme au quinzième
siècle, d'un homme né à Béthune ou à Abbeville qu'il est de la nation de Picardie ; et si les registres du
Parlement de Rouen mentionnent, sous Louis XIII, que tel premier président fut grandement regretté de la patrie quoiqu'il fût
Parisien de nation, parce qu'il avait eu grande affection à la province,
si à Dijon on dit le pays de Bourgogne en
opposition au pays de France, ce sont évidemment
là des termes sans portée[2]. Il n'en est pas
tout à fait ainsi de l'opinion méridionale vis-à-vis des gens du Nord. La Loire trace entre les
habitants d'au delà — Guyenne, Languedoc, Dauphiné, etc., et leurs compatriotes
d'en deçà, une ligne de démarcation aussi tranchée, aussi profonde que celle
qui est tracée par la Saône,
dans son parcours entre la
Bourgogne et la Franche-Comté, où elle séparait le royaume de
France de l'empire d'Allemagne, et où les bateliers, pour commander d'aller à
droite ou à gauche, disent encore : Va de royaume
ou va d'empire. Les Provençaux, dit un
voyageur, méprisent toutes les autres nations et
surtout ceux qu'ils appellent Français, et que le vulgaire nomme par
dérision Francimants, qui passent dans
ce pays pour aussi étrangers que les Allemands à Paris, principalement par la
langue, le français étant si peu entendu là parmi le peuple qu'on est
contraint, pour se faire comprendre, de parler un
italien bâtard et déguisé à la française. Les Nîmois envoient une
députation saluer le Roi, à la limite du Languedoc, parce
qu'il est sur le chemin de retourner en France[3]. Qu'on ne voie
pas là, toutefois, une tendance séparatiste : c'était l'effet naturel de
distances à peu près infranchissables pour la masse, de rétrécir le
patriotisme, comme la conséquence de l'extrême facilité des communications
sera sans doute l'extension du cosmopolitisme dans l'avenir.
Cette question de distance avait joué son rôle dans
l'organisation du gouvernement local ; les pays d'États sont tous des pays
éloignés, situés aux quatre coins du royaume ; l'autorité est au centre, la
liberté est aux extrémités. Les montagnards des Pyrénées sont à peu près
indépendants ; s'ils obéissent, ce ne peut être qu'à l'un des leurs. Les
principaux du Béarn : Gramont, Miossens, Bénac-Navailles, ne voulaient pas être
commandés par un étranger, parce que leurs fors et
coutumes sont que le souverain, venant à s'absenter, est obligé de laisser à
sa place un du pays pour le gouverner[4].
A l'autre bout du royaume, nos rois ne possèdent qu'une
suprématie nominale sur Metz, Toul et Verdun. Henri III les avait attirés à
la couronne sous prétexte de protection ; il ne changea rien ni à la
distribution des bénéfices ni à l'exercice de la justice ; jusqu'en 1607, les
procès allaient, en appel, de Metz à la chambre impériale de Spire. Quand le
futur maréchal Fabert, cet illustre Messin, s'engagea dans notre armée, on
n'avait encore donné aucun emploi à personne de ce pays, comme personne
jusqu'alors n'en avait recherché ni espéré du roi de France. Occupés depuis
près d'un siècle, ces Trois-Évêchés ne nous furent officiellement cédés que
par le traité de Munster. Richelieu se plaignait, en 1630, que nos
plénipotentiaires au congrès de Ratisbonne eussent laissé remettre sur le
tapis cette question, assoupie depuis de si longues années[5].
Le cardinal, ce sera là sa gloire éternelle, et nous ne
lui avons pas, sur ce chapitre, marchandé l'hommage de notre admiration,
était un négociateur incomparable ; autant ses procédés administratifs nous
semblent défectueux, autant ses campagnes diplomatiques sont sûres, souples,
magistrales. Il a eu l'honneur de formuler un programme très-net,
très-audacieux et pourtant très-réalisable, puisque ses successeurs l'ont
réalisé. Il faut, disait-il en 1629, penser à se fortifier à Metz, et s'avancer jusques à
Strasbourg, s'il est possible, pour acquérir une entrée dans l'Allemagne...
ce qu'il faut faire avec beaucoup de temps et grande
discrétion ; mettre Genève en état d'être un des dehors de la France[6], acquérir de M. de Longueville la souveraineté de Neuchâtel
pour avoir un pied en Suisse... On pourrait
encore penser à la Navarre
et à la Franche-Comté
comme nous appartenant, étant contiguës à la France et faciles à
conquérir, toutes et quantes fois nous n'aurons autre chose à faire.
Quelques années plus tard, dans sa ligue avec les Hollandais (1633), notre premier ministre stipulait, en
cas de succès, pour la part de la
France, le Hainaut, l'Artois, le Tournésis, Lille et Douai,
puis la Flandre gallicane
qui consiste en Gravelines, Dunkerque, Ostende, le Namurois et le Luxembourg.
Sous le règne suivant, presque toutes ces espérances devaient devenir des
réalités ; il n'est pas jusqu'à la Lorraine où Richelieu n'essaya de consolider
notre occupation précaire de 1634, en obtenant du duc Charles l'abandon de
ses États à titre d'échange avec l'Auvergne, qui lui eût été donnée en fief,
accompagnée de 300.000 écus de rente[7], et à la minime
principauté d'Orange, pour l'annexion de laquelle il ne recula pas — il faut
l'avouer —devant des manœuvres peu honorables, au moment où nos soldats
combattaient côte à côte avec ceux des États généraux de Hollande[8].
Si la confiscation de Sedan, le cadeau de Pignerol obtenu
du duc de Savoie, l'achat du comté de Clermont en Argonne[9] et la prise des
îles Sainte-Marguerite ; si même la conquête du Roussillon et de la Catalogne, le seul
bénéfice apparent que nous ayons encore retiré de la guerre de Trente ans
lorsque le cardinal quittait ce monde, au mois de décembre 1642, semblent des
résultats assez mesquins en comparaison des sacrifices qu'ils avaient exigés,
l'œuvre des traités de Westphalie était déjà plus d'à moitié faite : le
réseau d'alliances savamment nouées s'étendait sur l'Europe, se resserrant chaque
jour davantage autour de la maison d'Autriche, depuis les Suédois qui la
travaillaient au Nord jusqu'aux Portugais qui l'attaquaient au Midi ; en
France, l'outil militaire, dont nous avons décrit la fabrication dans le
précédent volume, était presque définitivement façonné ; que des mains
habiles le dirigent, que Condé suit vainqueur à Rocroy, Turenne à Nordlingen,
et les plumes de Munster et d'Osnabruck, qui noircissent tant de papier
depuis dix ans, seront trempées pour la dernière fois dans les écritoires.
Mais tandis que Richelieu préparait ainsi la grandeur
extérieure du pays dont il reculait les bornes, il imprimait au gouvernement
intérieur, par l'institution nouvelle des intendants,
un caractère de despotisme administratif contre lequel nous croyons avoir le
droit de nous élever. Quels étaient, durant la première partie du règne de
Louis XIII, les représentants du pouvoir central en province, les
intermédiaires entre le souverain et les sujets, c'est ce qu'il importe de
savoir avant de passer à l'examen des changements que Richelieu apporta à
l'ancien ordre de choses. Une opinion assez accréditée consiste à croire que
l'Assemblée nationale, en 1790, remplaça l'ancienne division féodale, par
provinces, par une division plus uniforme par départements ; c'est une erreur
: les provinces n'existaient plus dès le commencement du dix-septième siècle
que nominalement, comme elles existent encore aujourd'hui, où l'on parle sans
cesse de Languedoc, de Bretagne, de Beauce ou de Bordelais, sans qu'il y ait un
hectare de terrain dans notre république qui soit officiellement
désigné sous ce nom. La monarchie avait mis autant de zèle que les
constituants de 1790 à effacer, quand elle l'avait pu, l'ancien esprit
particulariste ; elle avait remplacé les provinces par les généralités. Il
suffit, d'ailleurs, de jeter les yeux sur une carte de la France par provinces pour
apercevoir toute l'incohérence de circonscriptions dont les unes étaient dix
fois plus grandes que les autres.
Pures expressions géographiques, les provinces n'avaient
entre elles que des limites traditionnelles parfois assez mal définies ; on
conteste que Saumur fasse partie de l'Anjou ; le Languedoc dispute à la Guyenne le territoire de
Castel-Sarrasin, qu'il déclare lui avoir été volé pendant la guerre de Cent
ans, les usurpations de la Guyenne ayant été,
dit-il, favorisées par les Anglais. Pendant
trente ans, le Dauphiné, le Languedoc et la Provence plaident entre
eux à qui ne payera pas les réparations et l'entretien du Pont-Saint-Esprit,
que personne ne reconnaît lui appartenir ; au contraire, la paroisse de
Pontis, située sur les confins de la Provence et du Dauphiné, était tous les jours
aux mains avec les sergents des deux pays qui prétendaient tous deux y
percevoir la taille[10]. Les gouverneurs
du Boulonnais et de Picardie pensent se couper la gorge à l'occasion de la
place de Monthulin que l'un et l'autre revendiquent également. Pour savoir si
Bourgueil est de Touraine ou d'Anjou on produit des mémoires innombrables, on
remonte à Charles le Chauve et même aux Mérovingiens ; quand on a tout lu, on
ne sait que conclure. Aux États généraux de 1614, Étampes est réclamé à la
fois par l'Ile-de-France et l'Orléanais, et, dans l'impossibilité où l'on se
trouve de trancher le différend, on laisse au député de cette ville le droit
de choisir. Comme dans les grandes provinces sont enclavées les petites,
beaucoup moins nettement déterminées, il arrive que des paroisses rurales
sont coupées en deux par une ligne gothique que rien ne justifie plus : c'est
ainsi qu'une sentence de la justice de Larrey décide qu'une
partie de ce village est France et dépend du bailliage de Langres et
de la Champagne,
tandis que l'autre fait partie de la Bourgogne[11].
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