Rapports du gouvernement français avec la cour de Rome. — Libertés de
l'Eglise gallicane. — Le patriarcat de Richelieu et la menace d'un schisme. —
Le Sacré Collège et les cardinaux nommés par le Roi. — Immixtion du pouvoir
civil dans la religion : nationalité des supérieurs de couvents et des
religieux ; injonctions aux prédicateurs. — Rôle de l'Université et de la Sorbonne. — Autorité
et empiétements des parlements. — Appels comme d'abus. — Relations du pouvoir
spirituel avec les tribunaux inférieurs. — Monitoires et publications laïques
en chaire. — Immixtion du clergé dans la politique : confesseurs du Roi ;
côté civil, des sacrements. — Les assemblées du clergé, et ce qui lui reste
d'autonomie.
La séparation de l'Église et de l'État, si elle n'est pas
encore dans les lois, est depuis longues années dans les mœurs. Elle date de la Révolution française.
Le jour où la religion catholique a cessé d'être religion d'État, les
rapports séculaires de l'État et de l'Église cessèrent d'exister, aussi bien
sous la République que sous l'Empire, ou sous les monarchies qui l'ont suivi.
Rien ne pourrait les rétablir ; ils mécontenteraient autant les catholiques
que les libres penseurs. L'exposé seul de ces anciens rapports, exhumés par
l’histoire, choque les uns et les autres au même degré. Et quand il en
apparait aujourd'hui quelque vestige, tel que l'appel
comme d'abus, il fait aux contemporains un effet aussi singulier
qu'une perruque sur un habit noir, ou une chaise à porteurs aux
Champs-Élysées.
Ne regrettons pas l'ancien ordre de choses : l'État en a peu
profité ; l'Église en a beaucoup souffert ; plus souffert même qu'elle n'en a
joui depuis les derniers siècles. Ne vit-on pas, au milieu du concile de
Trente, Henri II se brouillant avec le pape Jules III à cause de Parme et des
Farnèse, défendre aux évêques français de prendre part au concile ? L'histoire
ecclésiastique n'est pleine que des difficultés, des périls même, que suscita
la protection autant que la persécution des rois. Quelle affaire que de
perdre ou de mériter l'honneur de leurs bonnes
grâces ! Quel désastre que le premier ; quel triomphe que le second !
Mais quel malheur pour le bien de la religion que l'importance de ces bonnes grâces laïques ! On a remarqué que l'Église
est même traitée avec moins de respect par les ecclésiastiques, quand ils
gouvernent, que par les séculiers ; la vie de plusieurs cardinaux-ministres
nous l'apprend, et prouve que l'indépendance est plus profitable au corps
clérical que l'autorité même de ses membres.
Richelieu disait que la puissance
spirituelle du Saint-Siège aurait d'autant plus de poids que son autorité
temporelle serait plus considérable[1]. Les événements
modernes font voir combien il se trompait. Qui oserait dire ce qu'eût été, au
dix-septième siècle, le sort de la
Réforme en Allemagne, si les intérêts du chef de l'Église
catholique et du souverain de Borne eussent été les mêmes ? Si, en qualité de
pontife, la destruction des
protestants et le triomphe de la maison d'Autriche devaient être son plus
cher désir, il avait à s'applaudir, comme souverain,
du succès des armes suédoises, qui mettaient les généraux de l'Empereur hors
d'état de lui nuire. C'était la pensée de Gustave-Adolphe, quand il disait en
riant au maréchal de Brezé : Sans moi, votre pape ne
serait que le chapelain des Espagnols[2]. Le Saint-Siège
était en effet bien peu à son aise entre les rois, ses dévots fils, qui
s'appliquaient tous à le dominer. Il pouvait bien défendre aux catholiques
anglais de prêter serment à leurs monarques, par le motif que la formule
officielle contenait cette profession de foi : que
le Pape n'a pas le pouvoir de déposer le Roi, ni d'autoriser un prince
étranger à envahir ses royaumes, ni de libérer ses sujets de leur obéissance[3]. C'était encore,
à cette époque, la doctrine de la cour romaine que le Pape avait pouvoir de
faire tout cela ; mais ce qu'on affirmait à Londres, on n'eût plus osé
l'avouer à Paris : la simple publication d'un livre du Père Santarel, qui
contenait ces théories, souleva en France une réprobation unanime, et les
Jésuites, pour éviter l'expulsion, durent se dégager de toute solidarité avec
un confrère aussi compromettant[4]. Le clergé, quand
la question s'était une première fois posée, dix ans auparavant, avait été
d'avis, selon les canons du concile de Constance, de
déclarer abominables et hérétiques, tous ceux qui croiraient permis
d'attenter à la personne sacrée des rois. Il se montrait moins
affirmatif en ce qui touchait le droit du Souverain Pontife de délier les
sujets du serment. Mais l'opinion publique tout entière était avec le tiers (1614), avec la Sorbonne qui condamna
fourrage de Santarel (1635), et avec le
Parlement qui fit brûler le livre par la main du bourreau. Elle était avec la Chambre des Comptes, qui
obligeait les évêques à jurer fidélité, sans
approbation des clauses contenues dans les bulles et provisions apostoliques,
qui seraient contraires aux droits du Roi, privilèges et libertés de l'Église
gallicane. Or, ces libertés
consistaient à conférer au prince les prérogatives que l'on enlevait au Pape
; on allégeait le fidèle, mais pour
charger le sujet ; il ne s'agissait
pas d'être libre, mais de savoir à qui l'on obéirait. A ce point de vue, les
libertés gallicanes font partie intégrante de la monarchie absolue. Que l'on
compare cet état avec l'état actuel, on en fera toute la différence, et l'on
jugera quel est le plus sensé.
L'esprit de Richelieu avec la cour de Rome peut se définir
ainsi : Point de libertés gallicanes en théorie ; les libertés gallicanes en
pratique. Silence et action, c'est l'essence même du despotisme. Le duc de
Savoie, disait le cardinal, s'emparerait volontiers d'une portion des États
du Pape, croyant que l'augmentation de la puissance
d'un prince zélé au bien de la religion et de l'Église, comme serait un assez
grand avantage au Saint-Siège, pour qu'il souffrit volontairement quelque mal
pour un si grand bien[5]. Ce que ce prince
eût fait au temporel, le ministre français tenta de l'exécuter au spirituel. Il est des questions problématiques au sujet de l'autorité
du Pape, écrivait-il à l'archevêque de Rouen, mais
on ne peut révoquer en doute qu'il ne soit le vicaire général de Jésus-Christ
sur terre. Devenir son vicaire particulier au delà des Alpes, sois un
titre quelconque, fut le but, nous allions dire le rêve de Richelieu.
Vice-légat d'Avignon, légat temporaire du Saint-Siège, patriarche de France,
il usa successivement, pour obtenir un de ces postes, toutes les ressources
d'une diplomatie ingénieuse ; il employa aux négociations des personnages
fort divers, sans oublier les cardinaux à pensions grandes et petites ; il
échoua toujours, et en conçut contre Rome une vive irritation[6]. Estimant, sans
doute de bonne foi, que l'Église gallicane ne pouvait être mieux gouvernée
que par lui, il considéra comme une injure nationale le refus de la papauté
de la lui soumettre. Dès lors commença une lutte sourde entre le palais
Cardinal et le Vatican, que tout contribua à alimenter. Dans un livre publié
sous l'inspiration du premier ministre, — le Nonce du Pape français, —
on parla de l'oppression que le pouvoir des papes
faisait subir à la France
; on déclara au Roi qu'il était dispensé des lois de
l'Église. Puis on menaça de réduire le prix des bulles expédiées de
Rome[7]. Les informations de vie et mœurs faites sur les
ecclésiastiques appelés à l'épiscopat furent une autre pomme de discorde. Le
Souverain Pontife tint à ce que le nonce en fût seul chargé ; le Parlement
rendit un arrêt qui en confiait le soin exclusif aux évêques diocésains ; cet
arrêt fut exécuté à la lettre par le gouvernement. Le Pape se défendit, en
refusant l'institution canonique à ceux dont les informations n'avaient pas
été vues à la nonciature[8]. Richelieu usa à
son tour de l'épouvantail ordinaire : il menaça de réunir un concile national. Le nonce Scoti répondit à
Chavigny, — c'est ce dernier qui l'affirme, — qu'il
s'en moquait ; que, quand on en viendrait aux extrémités, il Papa
meterebbe il re sotto, et que les évêques de France seraient pour Sa
Sainteté contre le Roi. Scoti nia avoir tenu le propos, et comme la
conversation eut lieu sans témoins, il est impossible de savoir de quel côté
est la vérité. On prit texte néanmoins de cette bravade, pour interdire à
tout le clergé français de voir le nonce ou de
communiquer avec lui. Aux prélats qui s'étonnent de cet ordre, Louis
XIII répond qu'ils aient à se mêler de gouverner
leurs moines, et non des affaires de son État[9].
Deux ans après (1641),
le Parlement, soutenu par le ministère, défendait aux évêques, sous peine d'être-criminels de lèse-majesté, de
publier une constitution du Pape sur les droits du Saint-Siège, comme entreprenant sur le temporel des rois, et faisant
préjudice à tous les princes. Les rapports demeurèrent aussi tendus
jusqu'à la mort de Richelieu, pour lequel le Souverain Pontife refusa même de
faire célébrer, à Rome, le service d'usage, en disant qu'il était excommunié[10].
Les puissances chrétiennes ne laissaient guère à la cour
de Rome plus de liberté en fait d'administration qu'en matière de doctrine.
L'usage avait introduit un si grand nombre de cardinaux de droit, ou de
convenance, que le Pape ne disposait que d'un très-petit nombre de places
entre Empire, France, Espagne, Venise et Pologne, sans parler de tous les
petits potentats d'Italie, qui faisaient, en principe, leur frère ou leur
neveu cardinal. Il fallait au Pape un extrême courage pour ne pas envoyer le
chapeau à quelques-uns de ceux qu'il plaisait au Roi
nommer au cardinalat, comme par exemple le président le
Coigneux ou le Père Joseph[11]. Je ne presse point S. M. de faire des chevaliers du
Saint-Esprit, disait le Souverain Pontife, elle
ne me doit point presser de faire des cardinaux contre mon gré. Mais
le Roi n'admettait nullement l'assimilation ; il pensait au contraire pouvoir
donner les chapeaux rouges comme les cordons bleus à ceux de ses sujets qu'il
entendait récompenser ainsi, à la condition de ne pas dépasser la quotité qui
lui était réservée dans le Sacré Collège. Les cardinaux, de leur côté,
reconnaissaient ne tenir la pourpre que du pouvoir civil. Dans les lettres de
remerciement que Richelieu adressa à bien des gens, lors de sa promotion, il
ne prononce même pas le nom du Pape ; il parle seulement de la bonté du Roi, à qui il doit sa dignité ; et à la
façon dont le nouveau prince de l'Église promet de
se servir de cette dignité pour obéir aux commandements du Roi, on
peut croire qu'il s'agit du titre de duc, ou de l'emploi de premier ministre[12]. Des cardinaux
purement romains recevaient aussi les ordres des divers cabinets catholiques,
dont ils touchaient la solde, attachée aux titres de protecteurs et comprotecteurs.
Ce sont eux qui offrent d'être, au conclave, auteurs
et chefs de toutes les exclusions qu'on voudrait[13].
Si le pouvoir laïque s'immisçait de telle sorte, à Rome,
clans la conduite générale de l'Église, on pense qu'à l'intérieur du royaume
il pénétrait librement dans le domaine spirituel. L'État est fort attentif,
pour des motifs de politique, ou simplement de nationalité, à enlever des
moines d'un couvent frontière, pour les transporter à l'autre extrémité de la France, à interdire notre
territoire aux généraux ou provinciaux suspects de partialité pour les
ennemis du Roi. Craignant que les religieux de
Catalogne, dit Richelieu, ne tinssent ces
peuples en pensée de révolte et de faction, il fut trouvé à propos de faire
changer d'air à ceux qui se voulaient montrer trop espagnolisés, en
les dispersant aux maisons des autres provinces, afin de les faire être
bons Français. On agit ainsi en Provence contre des Minimes, à
Corbie, à Saint Honorat ; on chassa de Pignerol les Feuillants italiens pour
y mettre des Feuillants français, parce que les autres, bien que zélés dans la religion, peuvent, par les
inclinations que la naissance leur donne, et dont il est comme impossible aux
hommes de se dépouiller tout à fait, embrasser des intérêts contraires aux
nôtres[14].
C'était en somme le droit de la guerre ; des religieux même venaient parfois
en aide à la police du cardinal, et lui dénonçaient les manœuvres suspectes
de leurs frères ou de, leurs supérieurs[15].
Les lois de l'Église étant lois de l'État, l'État se
chargeait de les faire observer, tant par les clercs que par les laïques. Les
magistrats civils entraient ainsi en partage d'attributions avec les pasteurs
spirituels ; depuis le conseil royal jusqu'au plus humble des tribunaux de
petite ville, tout juge était appelé à intervenir dans l'administration
ecclésiastique. Pour assurer la compétence et garantir l'impartialité des
juridictions supérieures, il était juste que le clergé y fût représenté.
C'était, ou plutôt ce devait être la mission des conseillers-clercs qui siégeaient
de toute ancienneté dans les parlements ; mais comme on négligeait souvent de
les remplacer, ou qu'on les remplaçait par des laïques, certaines cours n'en
avaient plus un seul. Les parlements ne s'en érigeaient pas moins, à
l'occasion, en conciles, pour trancher des matières de doctrine et de foi.
Ils condamneront au besoin, comme hérétiques, des propositions soutenues par
les Pères de l'Église. D'autres compagnies s'élèvent, il est vrai, contre
cette prétention : la
Sorbonne, l'Université ; la dernière, moins hardie, depuis
la défense qui lui fut faite par le Roi d'agiter ni
résoudre aucune question concernant la foi catholique et la Sainte Écriture ;
l'autre, plus autorisée, mais livrée à des dissensions intérieures entre les
théologiens séculiers et les religieux, docteurs au même titre, qui cherchent
mutuellement à s'exclure[16]. Toujours est-il
qu'il existait trois corps, dont aucun n'avait reçu l'inspiration du
Saint-Esprit, qui délibéraient officiellement sur la doctrine chrétienne, et
contre lesquels les évêques devaient souvent entrer en lutte ouverte.
Ces assemblées mêmes du clergé, le parlement de Paris prétend
les interdire à son gré, pour faire reconnaître aux
ecclésiastiques la subjection qu'ils doivent à la justice royale.
Méprise-t-on ses arrêts en pareille circonstance, cette cour décrète ajournement personnel contre les nommés de Trapes,
archevêque d'Auch, et Miron, évêque d'Angers, et prononce la saisie de
leur temporel, jusqu'à ce qu'ils aient comparu. Le Roi, par lettre de cachet,
ordonne de surseoir à cet arrêt ; la cour après avoir
en délibéré, déclare le maintenir selon sa
forme et teneur. Ces compagnies souveraines, qui enregistrent les
brefs des papes comme les édits des rois, qui ne permettent pas à un évêque
d'exécuter un jubilé, si elles ne l'approuvent dans leur ressort, qui
protestent au nom des libertés de l'Église gallicane,
lorsqu'on envoie faire juger un livre à Rome, en disant que cela est sans exemple, prennent connaissance de
l'administration des sacrements comme du revenu des fabriques, jugent et
annulent les vœux de religion, s'occupent de la forme, de l'heure et de
l'ordre du service divin, des honoraires des prêtres pour la célébration des
messes, et de la transgression des fêtes chômées. L'Église,
déclarent au Roi les prélats, restera bientôt sans
autorité ni juridiction, si V. M. n'y apporte remède ![17] C'est un arrêt
du Parlement qui autorise l'archevêque de Paris à destituer le prieur de
Saint-Victor, qui confirme les règlements des abbés pour la visite de leurs
monastères, homologue les statuts des chapitres et règle au besoin la pitance
de ceux qui prennent part aux fruits. La cour
de Grenoble valide l'élection du général de l'Ordre de Saint-Antoine ; la
cour de Toulouse autorise le général des Franciscains à remédier aux divisions
qui règnent dans tel couvent[18].
La même cour ordonne au cardinal de Sourdis de donner
l'absolution à un gentilhomme excommunié par le concile provincial, pour
refus de renvoyer une concubine. Le parlement de Paris prescrit au grand
vicaire de Lyon d'absoudre un prêtre du diocèse d'Angers excommunié par son
évêque, et le grand vicaire, sur le vu de cet arrêt, l'absout. II va sans
dire qu'on se dispute une cure devant les tribunaux, comme aujourd'hui un
bien laïque quelconque. Tout est, ou doit être de la compétence de MM. les
conseillers ; tout jusqu'au logement des religieux en voyage, qui sont tenus
de descendre en tels endroits et non ailleurs, jusqu'à la forme des sermons, à
leur style, à leur publicité[19]. On ne s'étonne
pas de voir le Parlement interdire la chaire, pour six mois, à un Père
Capucin qui a méconnu son autorité. En un temps où il n'y a ni journaux ni
tribune, le prédicateur est le principal, le seul orateur ; orateur populaire
par la variété de son public, respecté pour son caractère, — on l'avait bien
vu sous la Ligue. Aussi
le pouvoir ne le perd-il pas de vue. Non-seulement toute allusion
malveillante lui est défendue — Richelieu, lors de la brouille du Roi avec la Reine mère, menaça de la Bastille tous ceux qui
parleraient du respect que les enfants devaient à leurs parents —mais l'éloge
du gouvernement est souvent obligatoire. Les
prédicateurs, dit Pontchartrain, lors de l'assassinat du maréchal
d'Ancre, firent leur devoir à animer le peuple à louer Dieu de ce que le Roi avait
repris l'administration de ses affaires. Un évêque consulte le premier
ministre avant d'engager un Jésuite pour le carême de sa cathédrale, et tient à savoir si ce choix ne lui déplaira pas ; car s'il
savait que ce religieux n'aurait pas son agrément, il ne le demanderait pas
aux supérieurs[20]. Une ville
refuse-t-elle de recevoir le prédicateur envoyé par l'évêque ? On plaide
devant le parlement le plus proche, et le parlement se prononce entre ce
prélat et ses ouailles. L'official de Tréguier est-il accusé d'avoir prêché
une doctrine peu orthodoxe ? La cour de Rennes croit devoir en informer, et
il faut un arrêt du Conseil privé pour renvoyer ce prêtre devant l'archevêque
de Tours, son métropolitain[21].
C'est sous la forme d'appels
comme d'abus que les instances religieuses sont généralement
introduites devant la justice laïque. Autorisés, disait le clergé, pour
réprimer les empiétements réciproques des pouvoirs spirituel et temporel, les
appels comme d'abus allèrent toujours croissant. On les admit en cas de
contravention aux ordonnances royales, puis en cas de contravention aux
arrêts mêmes des parlements[22]. L'État avait
trop d'intérêt à laisser la question obscure, pour consentir à l'élucider de
son plein gré. Les appels comme d'abus, que Richelieu condamne dans son Testament
politique, ainsi que beaucoup :d'autres choses qu'il a pratiquées,
étaient une de ces procédures à toutes fins, que les souverains employèrent
ou désavouèrent, selon les besoins de la politique, jusqu'au jour de la Révolution. L'État
construit une citadelle à Verdun, sur un terrain que l'évêque, François de
Lorraine, dit lui appartenir. Il excommunie les travailleurs. Le procureur du
Roi appelle comme d'abus, de cette peine spirituelle, et le tribunal de Metz
condamne le prélat à 100.000
livres d'amende, ordonne qu'il sera appréhendé au
corps et amené à la
Bastille. L'official de Rouen interdit aux curés de porter
l'étole, lorsque le grand archidiacre fera sa visite ; les curés en appellent
au parlement de Rouen, qui casse la sentence de l'official et rend aux curés
le droit de se revêtir de cet ornement ; l'archidiacre à son tour en appelle
du parlement au conseil, qui finit par s'avouer incompétent et renvoie les
parties devant les juges ecclésiastiques, pour y
procéder ainsi que de raison. Mais cela ne se terminait pas toujours
ainsi. Il y eut, dans le diocèse de Rennes, au sujet de la police des
cimetières, que l'évêque et le parlement revendiquent chacun de leur côté,
une histoire d'ifs qui dura de longues années, et qui semble purement
plaisante. Les recteurs bretons, entre le prélat qui leur prescrivait
d'abattre les ifs des cimetières, sous peine d'interdiction,
d'excommunication même, et les officiers de justice qui leur défendaient d'y
toucher, sous peine de saisie de leur revenu et de 500 livres d'amende,
étaient dans la position la plus critique. L'évêque l'emporia au conseil ; il
avait du reste fait couper les arbres litigieux par
force et à main armée. De pareils débats n'étaient pas rares[23]. Les tribunaux
inférieurs intervenaient de même, et souvent, sur la demande de l'autorité
ecclésiastique, une sentence, rendue à la requête de la fabrique, condamne un
particulier ci à rendre le pain bénit ; le juge du bailliage de Maintenon condamne un bourgeois à
aller à la messe à l'église Saint-Pierre, sa paroisse, et non à
l'église Saint-Nicolas[24]. Et comme un
service en vaut un autre, les magistrats ont recours aux ministres de l'autel
pour obtenir des révélations au moyen des monitoires
qu'ils publient au prône. Les monitoires sont si commodes qu'on en abuse, et
que le clergé réclame ; d'autant que ce ne sont pas les seuls documents qu'il
lui faille publier à la grand'messe. Les officiers de finance font donner
lecture par le curé du rôle des tailles ; les syndics, notaires et procureurs
lui apportent mille annonces profanes : ventes, marchés, enchères et contrats[25].
Si le temporel empiétait de cette façon sur le spirituel,
en revanche on voyait des chapelles avoir droit de nommer aux offices de
notaires et jouir de la taxe de sceau sur tous les actes. Par la coutume
d'Amiens, les prêtres, vicaires de paroisse, avaient le privilège de recevoir
les testaments[26].
Plusieurs des sacrements religieux sont des actes légaux
; l'Église à ce titre tient une place officielle
dans la vie civile. Du plus petit au plus grand, tout le monde dépend d'elle et
doit compter avec elle. Richelieu veut-il faire casser, en 1635, le mariage
de Monsieur, il ne peut se dispenser de prendre l'avis des principaux ordres
: Capucins, Feuillants, Jésuites, etc.[27] Au conseil du
prince, le clergé est presque toujours représenté par quelques-uns de ses
membres ; lors même qu'il n'y siège pas ostensiblement, il a l'oreille privée
du Roi par son confesseur. Le poste de confesseur du
Roi est une sorte de fonction publique ; on écrit à celui qui l'exerce
: Au Révérend Père X..., confesseur du Roi. Le Père Souffren donne sa démission en bonne et due forme, de cette charge dont S. M. a daigné l'honorer depuis
quelques années. Le confesseur qui, on le sait, était toujours un
Jésuite[28],
jouait dans l'ombre un rôle assez important pour embarrasser plus d'une fois
un ministre aussi absolu que Richelieu. Le Roi,
dit Son Éminence, avait mis sa conscience entre les
mains de ces bons Pères, à l'exemple de Henri IV, bien que celui-ci eût pris
le P. Coton plutôt pour un gage de leur foi. Le cardinal conçut le
projet de mettre en cette place un bon Chartreux,
ou quelque autre religieux dont les chefs d'Ordre résidassent en France
; il n'osa pas, mais exigea du confesseur que s'il
trouvait quelque chose à redire à la
conduite qui s'observait en l'État, il en demandât l'éclaircissement au
conseil, et ne parlât point politique au souverain. Sans doute, il
aimait mieux être ainsi confessé lui-même, à la place du Roi ; il prenait
volontiers pour lui, par avance, les observations. Le P. Caussin, qu'il venait
de faire renvoyer de la cour, écrivait peu de temps avant au Père Général : Pour les courtisans, le silence est souvent un devoir ;
pour le confesseur, il serait un sacrilège. C'est pourquoi il suppliait le Roi, au fort de la guerre de Trente
ans, de rompre le traité conclu avec les sectaires
de l'Empire[29].
Cette ingérence était-elle voulue par la Compagnie ? Était-elle
conseillée par le Pape ? On ne saurait le dire. L'ordonnance rendue sur la
matière par le P. Acquaviva (1602)
était assez ambiguë : Le confesseur, y
est-il dit, ne doit pas paraître à la cour sans y
être appelé, à moins qu'une pieuse nécessité... il ne doit jamais se mêler d'affaires politiques, se
charger d'obtenir quelques faveurs, ni solliciter... à moins que ce ne soit
une œuvre de piété jugée nécessaire par le supérieur, auquel cas il
aura soin que le prince en ordonne ou en écrive par lui-même. Il ne devra
recommander aucune affaire aux ministres, ni de vive voix, ni à plus forte
raison par écrit... Il est du devoir du
prince d'écouter volontiers tout ce que le confesseur se croira obligé en
conscience de lui suggérer, non-seulement pour ce
qu'il lui fera connaître en qualité de pénitent, mais aussi pour les
autres abus dignes de répression dont il entendrait parler[30]. Cette tendance
du confesseur n'a rien qui doive surprendre ; l'Église ne cessera jamais
d'enseigner que le bien de la religion doit être le but principal des États,
comme le salut éternel le but unique des chrétiens. Si elle cessait de
l'enseigner, elle cesserait d'être l'Église. Richelieu lui-même, quoiqu'il
ait pratiqué une politique toute laïque, ne se révolte pas ouvertement contre
l'immixtion de l'autorité ecclésiastique dans les choses temporelles. Il ne
dit pas au clergé (quoique peut-être il le
pense) : Ma politique ne vous regarde pas
; il soutient, au contraire, que sa politique est chrétienne, se fait voter
un bill d'absolution par un groupe de théologiens à manche large, et plaide,
tout au moins près des rigoristes, les circonstances atténuantes. On vient de
voir qu'il engage le confesseur royal à s'ouvrir à lui de ses scrupules sur la conduite de l'État ; il veut se réserver le soin
de les calmer ; ce qu'il n'admet pas, c'est qu'on lui fasse de l'opposition.
Dans toute matière où l'accroissement de l'autorité ecclésiastique ne lui
porte pas ombrage, il donne volontiers les mains à cet accroissement. Ainsi
il était partisan de la réception en France du Concile de Trente, qui
organisait pourtant, en plusieurs cas graves, l'introduction de l'Église dans
l'État[31]. Le Parlement,
d'ailleurs, et les États généraux, tout en refusant de souscrire aux décrets
du Concile sur la discipline, ne tenaient pas moins que Richelieu à maintenir
l'étroite union de l'État avec l'Église. Au dix-septième siècle, on ne
concevait pas la possibilité d'un autre système. Seulement, dans cette vie à
deux, chaque associé, sans l'avouer, espérait asservir l'autre.
L'Église finit par avoir le dessous.... Les successeurs de
ces puissants prélats féodaux, Révérends Pères en
Dieu, le plus souvent sortis du peuple, qui faisaient trembler les
barons et les princes, n'osent même plus, sous Louis XIII, s'assembler sans
permission, pour causer de leurs intérêts et aplanir entre eux quelques
difficultés. Si messieurs du clergé contreviennent à ce règlement, le
lieutenant civil a pouvoir de leur faire un procès. Ces réunions, qui avaient
lieu tous les deux ans, ne sont plus autorisées que tous les cinq ans ; le
Roi, par une forme assez ironique, dispense les ecclésiastiques de les tenir.
C'est le gouvernement qui fixe le lieu du rendez-vous à sa guise, qui le
change, s'il lui plaît, au cours des délibérations. Une Assemblée, commencée
à Poitiers, est transportée à Niort, malgré ses plaintes, et se termine à
Paris[32]. Richelieu,
après s'être livré, en 1641, avec de Noyers, à une statistique conjecturale
et avoir pratiqué largement la candidature
officielle pour se procurer une majorité docile, parmi les trente
membres qui devaient composer l'Assemblée[33], casse l'élection
d'une province et nomme lui-même un autre député. Le résultat n'ayant pas
répondu à son attente, il expulse, dès la seconde séance, ceux qui étaient
hostiles à ses projets ; il les renvoie, dit-il, faire
pénitence de leurs fautes. Il renouvela cette épuration quelques jours
plus tard, en la personne de deux archevêques et de quatre évêques, auxquels
il fit donner l'ordre de sortir de la ville, par des lettres royales qui se
terminent en ces termes : Je prie Dieu, Monsieur
l'archevêque, qu'il vous donne une meilleure conduite, et vous ait[34]... etc.
Un pareil langage, de pareils procédés scandaliseraient
fort nos contemporains. Un prince chrétien n'oserait, sans inconvenance, les
employer, ni lin prince impie se les permettre sans passer pour persécuteur.
Ce qui les faisait supporter autrefois, c'était l'affection
mutuelle que l'Église et l'État
avaient l'un pour l'autre. Notre pays a perdu la notion de cet amour
réciproque de deux pouvoirs aujourd'hui séparés, comme il a perdu le
sentiment monarchique lui-même, c'est-à-dire l'amour des sujets pour le Roi.
On pardonne beaucoup à ceux qu'on aime et dont on se sait aimé. Les rapports
de l'Église et de l'État étaient des rapports de cœur, bien plus que des
rapports de raison. Le fils aîné de l'Église
voulait la dominer, mais non l'amoindrir ; le maintien, l'honneur de la foi
catholique était aussi cher au gouvernement qu'à la nation. Ce Parlement, si
pointilleux dans ses relations avec l'épiscopat, avec les Ordres monastiques,
délibère que, lorsqu'on portera aux malades le Saint Sacrement, un conseiller
de la première chambre l'accompagnera[35]. Le prêtre se
sent en sûreté avec ce magistrat qu'il a vu ce matin à la messe et à la
dernière fête au confessionnal. Le fonctionnaire sait avec quelle sincérité
l'officiant entonne le Te Deum pour les victoires du Roi, fait prier
pour lui quand il est malade et s'afflige de ses revers. C'est dans ce double
sentiment qu'il faut chercher le secret d'une intimité, parfois orageuse,
mais toujours profonde, que l'esprit moderne a détruite sans retour.
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