RICHELIEU ET LA MONARCHIE ABSOLUE

 

TOME TROISIÈME. — ADMINISTRATION GÉNÉRALE (SUITE).

CULTES. — LE CLERGÉ CATHOLIQUE.

CHAPITRE IV. — LE CLERGÉ PROPRIÉTAIRE ; SES BIENS ET SES CHARGES.

 

 

Ce que sont les biens du clergé ; en capital, en intérêts. — Leur valeur en 1640 et en 1789. — Évaluation d'après le revenu territorial de la France. — Leur augmentation par dons et legs. — Droits d'amortissement ou taxe sur les biens de mainmorte. — Aliénations volontaires ou forcées. — Abbayes laïcisées. — Anéantissement ou inutilité d'anciennes redevances. — Diminution du revenu de certains biens fonciers du clergé ; augmentation de l'ensemble de ces biens. — Don gratuit. — Décimes ; leur répartition et leur recouvrement. — Le droit de régale ; il ne rapporte rien au trésor. — Autres charges ; réparations des édifices consacrés au culte ; travaux publics, aumônes obligatoires.

 

Deux sources forment les recettes du clergé, le revenu des terres qui lui appartiennent en propre, la dime paroissiale. Ses dépenses sont le service du culte, la réparation et l'entretien des édifices religieux, des aumônes obligatoires et un léger impôt qu'il paye à l'État sous le nom de don gratuit. Ces divers frais soldés, tout le surplus constitue le traitement des ecclésiastiques. Tel est, dans sa structure générale, ce qu'on pourrait appeler le budget des cultes au dix-septième siècle.

Nous n'étonnerons personne en disant qu'il ne nous a pas été facile de poser des chiffres, pour l'époque de Richelieu. En 1789, on ne parvint jamais à savoir exactement le total des biens d'église, en capital et en intérêts. Ce que n'a pu faire une assemblée, où siégeaient d'anciens agents généraux du clergé, qui avaient géré les affaires de leur ordre pendant plusieurs années, un particulier a quelque témérité à l'entreprendre. Non-seulement les documents statistiques sont rares, mais le peu qui en existent sont intentionnellement inexacts. Chaque évêché, chaque couvent s'appliquait à dissimuler ses revenus, afin d'amoindrir autant que possible la part d'impôt qu'il lui fallait payer, soit à Paris, soit à Rome. A la veille de la Révolution, les publications officielles, comme l'Almanach royal, donnent des chiffres qu'il faut doubler, tripler ou même quadrupler, pour avoir le revenu réel. Telle abbaye, comme Saint-Waast-d'Arras, qui passe pour rapporter, sous Louis XIII, 100.000 écus, qu'un Recueil de 1690 estime à 150.000 livres, est marquée dans la France ecclésiastique de 1788 comme valant 40.000 livres, bien que le duc de Lévis affirme qu'elle dépasse 300.000[1]. Telle autre, comme Clairvaux, qui avoue 80.000 livres de rente, à la fin du dix-septième siècle, est inscrite dans un état de 1701 pour 9.000, et dans un autre pour 60.000, tandis que Beugnot ne l'estime pas à moins de 300.000 francs[2]. On se convaincra de la fausseté des revenus annoncés, non-seulement en les rapprochant des évaluations que fournissent les baux, les contrats, les correspondances privées et autres documents désintéressés, mais encore en comparant les sommes de 1790 avec celles d'un ouvrage fort sérieux de 1690. Composé par un de ces banquiers expéditionnaires en cour de Rome, qui, passant leur vie à manier les dossiers ecclésiastiques, étaient en position d'être bien renseignés, ce Recueil donne pour 1690 des chiffres presque partout égaux, et très souvent supérieurs à ceux de 1790[3]. Ainsi les abbayes de Barbery près Bayeux, de Bolbec près Rouen, de Cluny, de Saint-Denis, se trouveraient n'avoir pas varié d'un centime en cent ans. Pendant le même intervalle, l'abbaye de Saint-Aubin d'Angers serait tombée de 20.000 livres à 18.000 ; celle d'Anchin (Arras), de 40.000 à 7.000 ; celle de Saint-Benoît (Orléans), de 18.000 à 14.000, etc., etc. La livre valant, en cette période du règne de Louis XIV, 1 fr. 50 c., tandis qu'elle ne vaut pas plus de 0.90 cent, sous Louis XVI, il s'ensuit que 10.000 livres, qui représentaient 15.000 francs en 1690, n'en représentent plus que 9.000 en 1788, et que par conséquent les biens du clergé, dont le revenu nominal parait le même, auraient baissé considérablement ; à plus forte raison ceux pour lesquels on indique, au dix-huitième siècle, un revenu nominalement inférieur à celui du dix-septième. Comme nous savons, au contraire, par une étude attentive de la propriété foncière en France, que l'ensemble des terres a presque doublé de valeur, d'une date à l'autre, nous devons conclure que les auteurs de 1789 nous trompent ou sont trompés.

Déjà le rédacteur des tables de 1690 avait commis de grosses erreurs, utiles sans doute, selon lui, au clergé, son client. Il suffit, pour les apercevoir, de mettre son travail en regard du Pouillé de 1648, dressé sous les auspices des hauts dignitaires de l'Église, selon les indications fournies par l'assemblée de 1641. Ce Pouillé est avare de chiffres, mais le peu qu'il en donne ne saurait être exagéré. Or presque tous les évêchés y sont cotés plus haut, en 1611, qu'en 1690. En 1641, Cahors figure pour 48.000 livres et Léon pour 21.000 ; en 1690, Cahors ne figure plus que pour 36.000, et Léon que pour 8.000 ; en 1611 l'évêque de Langres avait 40.000 livres de revenu ; en 1690 il n'avait plus que 26.000 ; d'une date à l'autre l'archevêché de Lyon serait tombé de 40.000 à 30.000[4]. Les observations que nous venons de faire pour le dix-huitième siècle s'appliquent avec autant de force aux cinquante ans qui séparent la mort de Richelieu, de la révocation de l'édit de Nantes. Si 10.000 livres de 1690 valent 15.000 francs, 10.000 livres de 1641 valent 19.000 francs ; les revenus, exprimés en livres, doivent être plus élevés de près d'un quart en 1690 qu'en 1611, pour donner aux deux époques un nombre égal de grammes d'argent. De plus, la terre a augmenté en capital, et surtout en intérêt, d'une façon presque prodigieuse de la première moitié du dix-septième siècle à la seconde, et, ne l'oublions pas, le clergé est le plus grand propriétaire du royaume, le premier à se ressentir de la variation des biens immobiliers qui composent toute sa fortune.

Les chiffres qu'on lit partout ne pouvant être considérés comme sérieux, quels sont donc les chiffres sérieux ? Il ne suffit pas de savoir ce qu'on doit nier, il faudrait dire encore ce qu'on doit croire. Là-dessus, l'histoire est réduite à des hypothèses, mais elles confinent à la certitude, en les contrôlant les unes par les autres.

La chine nous a paru mériter les honneurs d'une étude particulière ; nous lui avons consacré le chapitre suivant. Nous ne nous occupons dans celui-ci que des rentes tirées par le clergé de ses propres domaines. Nous en connaissons quelques-unes d'une façon certaine ; nous savons que ce monastère de femmes rapporte 300.000 livres (Jouarre), celui-ci 100.000 livres (Fontevrault) ; que le cardinal de Joyeuse tirait annuellement plus de 100.000 livres des abbayes de Fécamp et du Mont Saint-Michel ; que Richelieu en avait 1.500.000 des nombreux bénéfices qu'il possédait[5]. Nous constatons que tel archevêché, comme Paris, Auch, Narbonne, rapporte 100 ou 150.000 livres, chiffres qui n'avaient rien d'exceptionnel dans l'Europe chrétienne, pas Plus au nord qu'au midi, puisque le siège de Brême valait 220.000 livres, et celui de Tolède 800.000[6]. Mais nous n'ignorons pas qu'il règne une extrême disproportion entre les diocèses ; qu'étant évêque de Luçon, Richelieu parlait de sa misère qui le réduisait à vendre ses meubles : Nous sommes gueux dans ce pays, écrivait-il, et moi tout le premier. Pour trouver un titulaire à l'évêché de Grasse, le Roi doit chercher — comme pis aller — un bon ecclésiastique dans le pays, étant difficile que Sa Majesté en puisse prendre ailleurs, pour cette charge qui ne vaut que 4 à 5.000 francs[7]. Impossible de passer du particulier au général, de prendre pour base les ressources de quelques couvents, pour augurer les ressources de l'ensemble.

Un état de 1048 calculait les revenus du clergé à 320 millions de livres — sans doute y compris les dîmes. — On évalua sa propriété foncière aux sept douzièmes du territoire ; mais ce sont là des exagérations manifestes. D'autre part, aucun prélat ne formule de total positif ; l'archevêque de Toulouse se borne à dire qu'en l'opinion des financiers, portés à envahir le bien de l'Église, elle leur parait vingt fois plus riche qu'elle n'est en effet[8]. Un mémoire fait par Richelieu, en 1625, estime que le clergé possède le tiers des biens du royaume ; cette opinion ne peut être admise que comme un maximum ; ces biens doivent osciller entre le tiers et le cinquième, mais ils sont beaucoup plus près du quart que du tiers. Quelle est donc la rente du propriétaire d'un quart de la France en 1640 ? La récolte annuelle, en céréales, est aujourd'hui, année moyenne, de 232 millions d'hectolitres[9]. Nous pensons que, vu la superficie  de la France d'alors, qui était moindre de 7 millions d'hectares (elle en avait 45 millions au lieu de 52), et en tenant compte des progrès de l'agriculture et des défrichements qui ont été faits depuis deux siècles, la surface cultivée était moitié moindre. Reste 116 millions d'hectolitres de grains, et 26 millions d'hectolitres de vin, en admettant que la récolte des pays vignobles fût la moitié de ce qu'elle est maintenant. L'hectolitre de grain pouvait valoir 5 livres en moyenne, et l'hectolitre de vin 6 livres ; nous obtenons ainsi (580 + 150) un total de 730 millions de livres, qui forme le produit brut de la récolte.

Un autre procédé nous donne un résultat presque identique : aujourd'hui 14 millions d'hectares sont ensemencés en céréales ; il y en avait alors 7 millions au plus ; or les récoltes se vendaient sur pied pour le prix moyen de 90 francs l'hectare, soit 630 millions. De plus, le rendement d'un million d'hectares de vignes (au lieu de 2 millions aujourd’hui) à 21 hectolitres chacun, représente 126 millions ; d'où un chiffre de 756 millions, peu différent du précédent. Le quart de cette somme proviendrait des terres du clergé, soit 190 millions. Déduction faite des frais de culture, de semence, des bénéfices du fermier, il serait payé aux ecclésiastiques par leurs tenanciers une somme nette de 70 millions. Nous n'avons parlé ni des bois, ni des prés, ni des autres terrains[10] ; il n'y avait en ce temps-là que des prairies naturelles, et en nombre presque insignifiant. Quant aux bois, ils étaient, par la difficulté de leur exploitation, d'un très-petit rapport. En joignant leur rendement à celui des terres labourables et des vignes, la somme de 70 millions pourrait être portée à 75. Nous croyons que le chiffre de 75 millions doit être à peu près considéré comme le véritable, pour l'époque dont nous nous occupons. Une statistique de ce temps, à laquelle nous ne devons pas nous fier toutefois, pas plus qu'à toutes celles du dix-septième siècle, compte pour le clergé séculier et régulier 150.000 métairies, 17.000 arpents de terre, 4.000 de vigne, et 9.000 places ou châteaux ayant haute, moyenne et basse justice. En estimant ces derniers domaines à 2.000 livres de rente chacun avec les droits féodaux, les terres et vignes ensemble à 1 million, et les métairies à 350 livres pièce, on arrive à un total de 7't millions, ce qui vient corroborer notre propre calcul[11] Lorsque le gouvernement songeait à mettre un impôt du tiers sur les biens du clergé, un traitant, nommé Barbier, offrit aussitôt d'affermer cette taxe pour 17 millions. Comme les personnes de sa profession prétendaient encaisser en général pour leurs bénéfices et leurs frais de recouvrement, moitié plus que ce qu'elles versaient à l'État, et que d'ailleurs on pouvait compter sur des fraudes et des difficultés sérieuses, ce traitant devait se flatter que la matière imposable n'était pas inférieure à 80 ou 100 millions. Le chiffre de 75 millions, réparti entre 116 évêchés ou archevêchés, donnait pour chaque diocèse une moyenne de 640.000 livres, qui n'est nullement au-dessus de la vérité.

L'histoire des biens ecclésiastiques et de leur revenu, depuis Louis XIII jusqu'à la Révolution, en tenant compte, et de l'augmentation du prix des terres durant un siècle et demi, et du nombre toujours croissant des terres mises en valeur, montre ce que pouvait être la fortune de l'Église au jour de sa spoliation. Soixante-quinze millions de livres représentaient en 1610, à 5 pour 100, taux ordinaire de l'intérêt des immeubles, un capital de quinze cents millions de livres, ou deux milliards huit cent cinquante millions de francs. Mais la valeur de ces terres, comme de toutes les autres, est deux fois et demie plus grande en 1789 qu'à l'avènement de Louis XIV, et arrive par conséquent à sept milliards. Quelque élevé que ce chiffre puisse paraître, il ne constituait certainement plus le quart de la fortune foncière française, puisqu'il n'y a personne qui pourrait soutenir que le territoire cultivé de la France ne valait en 1789 que 28 milliards de francs. En 1886, où nos 44 millions d'hectares s'élèvent (à 2.000 francs l'hectare) à 90 milliards de francs, le prix de la terre est supérieur de plus du double à ce qu'il était lors de la réunion de l'Assemblée constituante ; mais les 28 milliards de 1789 ne vaudraient dans ces conditions que 56 milliards. Il nous semble donc probable que les biens du clergé, s'ils ont, au dix-septième siècle, approché du quart de la superficie cultivée, en atteignaient à peine le cinquième à la fin du dix-huitième. Dans ces conditions, le territoire labourable aurait valu, en 1789, 35 milliards, ou 70 milliards aujourd'hui ; la différence de 70 à 90 représente aisément les terrains défrichés depuis 1800 jusqu'à l'année où nous écrivons.

Quant au revenu du clergé, il n'a pas dû augmenter, de 1640 à 1789, dans la même proportion que son capital. Le taux de l'intérêt avait baissé d'une époque à l'autre pour les immeubles, comme pour toute espèce de biens. De cinq pour cent, l'intérêt des terres était tombé à trois et demi environ. De 75 millions de livres, ou 142 millions de francs, sous Louis XIII, les rentes du clergé avaient dû s'élever à 245 millions de francs jusqu'en 1790[12]. Ce chiffre n'est certainement pas exagéré, puisque nous ne tenons compte dans cette plus-value que du simple mouvement de la fortune publique, et que nous négligeons l'accroissement de revenu occasionné en 150 ans par l'annexion de provinces nouvelles. L'union aux biens ecclésiastiques français des biens de l'église d'Alsace, d'Artois, de Franche-Comté, de Flandre, de Lorraine, a dû sensiblement grossir la grande mense religieuse de notre pays ; du sein de la nation, des donations incessantes venaient augmenter aussi cette propriété considérable qu'aucune perturbation violente n'ébranlait[13]. A l'excès du dévouement des hommes, a dit M. Taine, on pouvait mesurer l'immensité du bienfait.

Le Roi concédait encore aux couvents, tantôt du terrain pour leur maison et leur église, comme aux Jésuites de la rue Saint-Antoine, tantôt des rentes sur la recette générale, comme aux Jésuites du collège de Clermont (Louis-le-Grand)[14]. Les chambres des comptes, il est vrai, ne se prêtaient pas à ces libéralités. Le parlement de Toulouse refuse tout net l'enregistrement de lettres patentes qui créent en faveur des Ursulines du Pont-Saint-Esprit 1,500 livres de rentes sur les gabelles du Languedoc.

La même cour se plaint, un peu plus tard, que beaucoup de communautés acquièrent grand nombre de maisons pour l'agrandissement de leurs monastères, ce qui préjudicie au public, et force les habitants pauvres à abandonner la ville, en raison de la cherté des loyers. Défenses sont faites aux religieux d'acquérir désormais, et aux propriétaires de rien leur vendre à peine de confiscation. S'élargir était le rêve naturel de tout couvent, à la ville ou à la campagne. En s'installant au quai Malaquais (1636) les Théatins font remarquer que la situation leur est avantageuse, à cause du voisinage des places vides, parce qu'avec le temps ils pourront s'étendre. Il leur est accordé des lettres d'amortissement pour l'entière sûreté de leur possession[15].

La magistrature estimait que le clergé, non-seulement ne pouvait accepter des legs sans y être autorisé, mais même que les communautés et autres gens de mainmorte étaient entièrement incapables de posséder des immeubles en France, que le Roi les pouvait contraindre d'en vider leurs mains, qu'ils n'en jouissaient que par pure grâce de S. M. Pour les legs, les parlements ou le Conseil privé ne se faisaient pas faute de les annuler ou de les réduire — ils interdisaient tout testament en faveur d'un couvent où l'on devait entrer ; — mais, pour les achats faits des propres deniers du clergé, leur validité n'était jamais contestée. Du reste, la doctrine exposée ci-dessus était un épouvantail que l'on tirait simplement des cartons, de temps à autre, pour décorer le préambule d'un édit, et obtenir de l'Église quelque cadeau extraordinaire[16]. On ne laissait pas, dans les régions gouvernementales, d'avoir de vagues convoitises de cette superbe fortune cléricale, toute au soleil et comme à portée de la main. Entre divers moyens indiqués à Henri IV pour se procurer de l'argent figure l'échange des terres seigneuriales d'église contre autant de rentes que lesdites terres valent de revenu, ce qui ne différait pas beaucoup du procédé révolutionnaire de 1790[17]. Le Roi Très-Chrétien ne pouvait prêter l'oreille à de semblables conseils ; tout au plus Louis XIII songea-t-il à vendre pour 15 ou 20 millions de biens du clergé, le cardinal disant volontiers que les ecclésiastiques étaient seuls à leur aise. Ces ventes se faisaient avec l'autorisation du Souverain Pontife ; c'était une saignée convenue que l'on renouvelait de loin en loin. D'autres dépouillements, aussi brusques niais non volontaires, les empiétements d'une population hérétique, les occupations violentes d'un prince excommunié, constituaient en la suite des siècles des trouées appréciables dans ce blanc manteau d'églises que la piété des fidèles avait étendu sur la France. Ce qui avait paru bon à prendre paraissait meilleur encore à garder, et les traités qui intervenaient consacraient ces usurpations.

En Navarre, en Béarn, dès le commencement du seizième siècle, on voyait beaucoup d'abbés et d'abbesses laïques, propriétaires d'abbayes laïcisées. Les nouveaux possesseurs prennent ce nom bizarre d'abbé laïc, parce qu'au titre d'abbé sont attachés des droits et des intérêts pécuniaires que la qualité simple de propriétaire ne suffirait pas à sauvegarder. Ils tiennent à ce que ce morceau détaché du capital monastique ne périclite pas entre leurs mains, et donne toujours tout ce qu'il peut donner[18]. Quand vint la Réforme, les biens ecclésiastiques disparurent entièrement de cette contrée, au temps où le clergé en fut chassé. Lorsqu'il y rentra, il dut pur subsister solliciter les pensions et aumônes royales. Évêques ou curés, chapitres ou couvents y vivaient sous Richelieu aux frais de l'État, comme en notre siècle[19].

La gestion du patrimoine religieux était minutieusement contrôlée par l'autorité civile : les Chartreux de Paris avaient pu avancer de l'argent au duc de Mayenne durant la Ligue, sans en rendre compte à personne ; mais en temps normal, une abbaye ne pouvait ni prêter ni emprunter sans lettres patentes vérifiées au Parlement, comme une commune rurale de nos jours sans l'autorisation du préfet. Encore moins pouvait-elle aliéner quelque parcelle de ses biens sans de longues formalités, ne se fût-il agi que de 100 livres[20].

Les ventes de biens d'église, quand elles avaient lieu, étaient toujours faites avec faculté de rachat perpétuel. Cette clause éloignait beaucoup d'amateurs et pesait sur les prix. Ainsi, de 1564 à 1588, pour une modique somme de 22 millions de livres, le clergé avait aliéné une grande quantité de domaines, qui, durant cinquante ans, demeurèrent sous le coup d'un remboursement et d'une reprise. Les États de Normandie prétendaient que le clergé agissait ainsi afin qu'une autre fois personne ne voulût plus acheter des biens dont la possession restait si longtemps révocable. Le Roi utilisait à son profit ce droit de rachat, il y trouvait matière à impôt. Il ordonna, en 1641, que les acquéreurs, dont les titres étaient postérieurs à 1556, payeraient 22 pour 100 en sus du prix primitif de leur achat : Sinon la couronne, se substituant au clergé, menaçait les propriétaires de les déposséder[21]. C'était s'y prendre un peu tard ; depuis le commencement du règne de Charles IX jusqu'à la fin du règne de Louis XIII, les biens avaient plusieurs fois changé de propriétaires, et les derniers contrats avaient eu soin de ne faire aucune mention de l'origine ecclésiastique des immeubles, de telle sorte que les recherches furent reconnues à peu près impossibles.

D'autres causes que les ventes forcées et les laïcisations rétrécissaient le domaine clérical, ou anéantissaient certains de ses revenus ; causes multiples qui tenaient à l'énormité même de ces biens et à leur nature. Le clergé possédait beaucoup d'immeubles par tradition ; dans les guerres de religion, les titres s'en étaient perdus. Il n'est pas un seul curé, dans tous les villages de France, qui puisse représenter les siens depuis l'an 1520, dit un arrêt de la Chambre des amortissements. Cet état de choses donnait large cours à la mauvaise foi. Bien des rentes foncières perpétuelles, constituées selon le système de jadis, qui conciliait les idées canoniques sur le prêt à intérêt — qualifié d'usuraire — avec la nécessité de placer son argent, disparaissaient ainsi, faute de preuves. Certaines redevances devenaient inutiles : l'évêque de Montpellier a droit, comme comte de Mauguio, d'être hébergé, nourri et entretenu annuellement, avec trente chevaliers, chez le sieur de Caudilhargues, lieutenant au présidial de Montpellier. Bien entendu, il n'en profite pas[22].

La non-résidence faisait perdre aux titulaires des bénéfices bien des avantages qu'il était malaisé de recouvrer, après un abandon un peu prolongé. On disait d'une charge ecclésiastique qu'elle valait tant de rente et tant à manger. L'évêché de Condom rapporte 40.000 livres, et à demeurer sur les lieux plus de 100.000. Le Jésuite Jarrige, auteur d'un libelle contre la Compagnie de Jésus, d'où il avait été chassé, raconte que les Pères, ayant obtenu le prieuré de Saint-Macaise-sur-Garonne, en un temps où il ne rapportait que 500 écus, ont cherché tant d'inventions à l'augmenter qu'aujourd'hui (1649) il vaut 12.000 livres de bonne rente. Et tout malveillant qu'il est, Jarrige reconnait que cet accroissement est régulier, consacré par des jugements. Il accuse ses anciens confrères de déterrer toutes les pancartes des vieux ducs de Guyenne. Ce qui prouve tout simplement que les Jésuites s'entendaient à faire valoir des droits que l'incurie des prédécesseurs avait laissés dépérir ; on ne peut leur en faire un crime. Tout le monde n'était pas aussi attentif à la conservation des siens. Le vieux proverbe : Qui a beaucoup de terres a beaucoup de procès, s'applique fort au clergé. Ses députés aux États de 1614 se plaignent qu'à l'expiration des baux emphytéotiques, le fermier ce prétend propriétaire, et soutient que la prescription est acquise à son profit. Parfois les gentilshommes ou les municipalités rurales cherchaient à accaparer les biens d'église au moyen de fermages à bas prix. Près de Tours, le chapitre, propriétaire d'un bois que dévorent les droits d'usage locaux, se résout à partager le sol avec les habitants, moyennant certaines redevances. Ces redevances à leur tour ne sont pas payées et donnent naissance à d'autres querelles[23].

Un possesseur viager est souvent porté à ne pas jouir en bon père de famille ; un abbé commendataire ne se soucie pas, comme ses devanciers réguliers du moyen âge, de l'avenir d'un Ordre auquel il n'appartient pas. Il pratique de cruelles coupes de bois, et répare le moins possible les bâtiments claustraux. Enfin, une fortune immobilière de neuf millions d'hectares peut-être, comme celle de l'église, est dans un mouvement perpétuel ; son histoire, si elle était écrite, nous la montrerait participant à toutes les fluctuations économiques de notre pays, qui ont été bien plus fortes qu'on ne se le figure généralement.

Certains revenus fonciers, de même que les dîmes de certaines paroisses, ont baissé ; au milieu de la hausse générale, quelques-uns, en petit nombre il est vrai, tombaient presque à rien. C'est là un fait dont nous avons trouvé des exemples dans de riches provinces : la Picardie, le Maine, la Touraine, la Bourgogne. On voit au dix-huitième siècle bien des monastères supprimés par le Roi, d'accord avec le Pape, parce que l'exiguïté de leur revenu ne leur permettait plus d'exister. Des lettres patentes autorisent un prélat à démolir plusieurs châteaux dépendant de son évêché, parce que l'entretien dépasse le montant des locations[24].

Tous ces motifs nous ont engagé, dans la comparaison que nous avons faite des biens du clergé en 1640 et en 1789, à ne pas tenir compte de l'augmentation probable de la quantité de ces biens d'une date à l'autre, et à ne considérer que la plus-value de ceux qui existaient sous Louis XIII. Cette plus-value est évidente pour l'ensemble. Tel évêché monte de 40.000 livres à 80.000. Tel prieuré de Languedoc loué 640 livres en 1645, est loué 900 en 1692, et 1.250 en 1726 ; tel autre en Brie rapporte 110 livres en 1563, et 380 en 1661 ; tel enfin en Bourgogne, 915 livres en 1645, et 2.700 en 1783. Les revenus de l'abbaye de Saint-Pierre de Sens sont de 3.900 en 1550, et de 7.300 en 1640 ; ceux de l'abbaye de Saint-Marion d'Auxerre sont de 250 livres en 1627, et de 2.200 en 1664 ; une autre terre ecclésiastique, en Gascogne, vaut 66 livres en 1691, et 565 en 1769, etc.[25]

Détenteur d'une si grande somme de richesses, le clergé français ne portait pas sa juste part des charges publiques. Exempt de l'impôt direct pour les biens personnels de ses membres, autant que pour les domaines religieux, il maintint avec une roideur égoïste un privilège excessif, et provoqua par son attitude de sourdes mais profondes rancunes. Au dix-huitième siècle, il se résigna à payer un droit d'enregistrement du huitième de la valeur sur toutes ses acquisitions nouvelles ; sous Louis XIII, il éludait presque complètement le payement de cette taxe, qui était censée de 2 ½ pour 100 du revenu pendant les quarante premières années[26]. Deux millions de don gratuit — le clergé tenait beaucoup à la formule — étaient la seule contribution qu'il consentit à offrir annuellement au Trésor. Encore fallut-il, pour l'amener à faire cette offre, en 1641, que Richelieu usât de violence envers ses délégués. Avant de se résoudre à promettre ces deux millions, — elle n'en donnait qu'un jusqu'alors, — la majorité de l'assemblée ecclésiastique cria misère pendant trois semaines, et déclara qu'on la voulait ruiner. L'archevêque de Sens rappela l'usage ancien, selon lequel le peuple contribuait de ses biens, la noblesse de son sang, et le clergé de ses prières, aux nécessités de l'État. C'était, disait-il, saper la liberté de l'Église que la contraindre d'ouvrir la main plutôt que la bouche. D'autres, que l'augmentation prodigieuse des impôts sous ce règne avait jusqu'alors laissés fort calmes, parce qu'elle ne les touchait pas, songèrent à citer ce mot de saint Thomas, qu'il n'est pas permis aux princes d'imposer à discrétion, même sur les Juifs, quoiqu'ils soient réduits à une perpétuelle servitude pour punition de leur péché. L'archevêque de Toulouse, de Montchal, nomme l'imposition nouvelle l'horrible sacrilège qui se commettait sur le patrimoine du crucifix. Il la compare à tous les forfaits anciens et modernes : Quand les deniers du temple de Jérusalem, déclare-t-il, furent divertis pour être employés aux usages de l'Empire, ce fut un pronostic certain de la ruine de l'État[27]. Et il ajoutait : Nos rois ont toujours cru que l'or du sanctuaire leur serait un or fatal, s'ils ne le recevaient comme un présent. Telle était, en matière financière, la doctrine de l'Église gallicane. Ce qui la révoltait le plus, c'était que Richelieu tenait d'une main le bâton pendant que de l'autre il présentait sa requête, envoyant des suppliants aux députés réunis à Mantes, et des huissiers dans les provinces, recouvrant déjà par la force l'impôt dont il sollicite encore le vote. Depuis plusieurs années, le Pape avait accordé au cabinet de Madrid la dime des biens ecclésiastiques de l'Espagne pour l'aider à supporter les frais de la guerre ; on ne pouvait exiger du clergé français le même degré d'enthousiasme, pour une entreprise où tous nos alliés étaient protestants, et tous nos adversaires catholiques ; mais entre l'Espagne et la France, les rôles eussent été renversés, que le cardinal n'aurait peut-être pas eu plus de facilité à extraire du premier ordre de l'État la somme qu'il exigeait. On doit blâmer la rudesse dont il usa envers les principaux membres de l'assemblée de Mantes, le renvoi brutal des prélats qui n'étaient pas de son avis, et auxquels il voulait imposer silence ; nous avons dit ailleurs toute notre pensée sur les procédés sommaires du premier ministre avec les corps délibérants. D'un autre côté, comment prendre au sérieux les indignations de l'estimable Montchal, lorsqu'il s'écrie que le nouvel impôt fait cesser plus de 100.000 messes par jour, que l'hérésie de Calvin n'avait pas apporté tant de dommages aux âmes du purgatoire !

Le clergé faisait à ses frais le recouvrement annuel des deux millions qu'il devait payer. Les évêques répartissaient la taxe ; chaque diocèse avait ses institutions financières : bureau et receveurs des décimes (on nommait ainsi cette imposition), chambre ecclésiastique pour juger les réclamations[28]. Réclamations nombreuses ; il y a des privilégiés parmi ces privilégiés. Les prébendes au-dessous de 100 livres et les cures au-dessous de 100 écus n'étaient pas soumises aux décimes ; les Ordres mendiants méritaient l'exemption par leur incertaine pauvreté ; les Jésuites la méritaient mieux par leurs services et l'emploi intelligent de leurs ressources naissantes. Ces faveurs n'étaient pas admises sans conteste ; les autres membres du clergé firent saisir Jésuites et Ordres mendiants pour les forcer à contribuer aux décimes. Ceux qui veulent se soustraire aux charges communes, dit à cet égard un grave prélat, sont haïs de ceux qui y demeurent sujets. Il ne s'aperçoit pas que le clergé est précisément dans cette situation vis-à-vis de la masse du tiers état, et qu'il serait la première victime de ce principe d'égalité qu'il revendique ici dans un intérêt personnel.

D'autres exemptions se justifiaient moins : l'Ordre de Malte, abonné à 28.000 livres par an, réclame fort contre Messieurs du clergé qui ont consenti pour lui une augmentation d'impôt. Ils n'en avaient pas le droit, disent-ils ; d'ailleurs, l'Ordre est réduit à une telle misère qu'il ne peut bonnement plus subsister s'il n'est secouru. Les ecclésiastiques de Bresse et de Bugey, ceux de Navarre et Béarn s'étaient à peu près fait dispenser du payement ; leurs confrères doivent les y contraindre. On avait eu en outre le projet de ne soumettre aucun curé à la taxe ; dans les provinces où les abbayes étaient rares, toute la charge fût retombée sur les évêques et les chanoines. Ceux-ci repoussèrent donc avec énergie la maxime hérétique qu'il n'y a que les curés de nécessaires à l'Église ; ils firent valoir que les décimes prenaient déjà le quart de leur revenu.

Sans tenir compte du reste des exagérations de l'un, des lamentations de l'autre, on constate de grandes injustices, tout au moins de fortes inégalités, dans la répartition des décimes entre les diocèses. Presque au début du dix-septième siècle, on se servait encore, pour l'assiette de cette taxe, d'états dressés à la fin du règne de Louis XII ; et par suite des changements survenus en quatre-vingts ans dans la fortune foncière, tel bénéfice se trouvait payer plus de la moitié de son revenu, tandis que tel autre n'en payait pas le cinquantième[29].

L'État parait prélever sur le clergé une autre sorte de contribution : il jouissait des évêchés et bénéfices vacants, depuis la mort du titulaire jusqu'à l'installation de son successeur. C'est ce qu'on appelait le droit de Régale. Le souverain avait-il ce droit dans toute la France, ou dans quelques provinces seulement ? Ce droit, là même où il ne lui était pas contesté, emportait-il pour le pouvoir laïque la nomination aux bénéfices du diocèse, dont il percevait les fruits ? Question agitée depuis le moyen âge, aiguë sous Louis XIV, où elle suscita les querelles que l'on sait, la régale n'offre qu'un médiocre intérêt, dans ce chapitre, parce qu'en fait elle ne faisait pas entrer un sou au Trésor. Les parlements, par la vieille tendance des légistes, préjugeant toujours dans l'intérêt de la couronne toute matière controversée, ordonnaient aux évêques qui refusaient de payer la Régale, de représenter les titres en vertu desquels ils s'en prétendaient exempts ; ceux-ci eussent aussi bien pu leur demander les titres en vertu desquels ils prétendaient la percevoir[30]. On avait décidé, en 1606, de l'exiger seulement des églises qui la devaient de toute ancienneté ; en pratique, on la prit le plus possible, mais pour la forme, puisqu'on rendait l'argent. Jusqu'en 1641, le produit des régales était affecté à l'entretien de la Sainte-Chapelle ; il était minime, on parlementait beaucoup avant de financer. Pour un évêché de 25.000 livres vacant depuis plus d'un an, on paye de 100 à 300 livres, au maximum 500 livres. Souvent on s'en tirait encore à meilleur marché, comme Richelieu, qui offrit pour Luçon, une somme fort petite, traîna l'affaire en longueur et finit par ne rien verser[31]. A vrai dire, presque tous les évêques obtenaient du Roi, comme cadeau, le montant du droit qu'ils lui devaient ; et lorsqu'en 1641 on accorda au clergé la faculté de demander la remise des régales, on ne fit que consacrer un état de choses existant. Il n'y avait qu'un cas où le gouvernement ne pouvait dispenser de la taxe un prélat nouvellement promu : c'est quand il avait déjà disposé du montant en faveur d'un de ses confrères — tel est l'évêque d'Auxerre, à qui il est fait don de la régale de l'évêché de Meaux ; — mais là non plus il n'entrait rien dans les caisses publiques[32].

Exempt de tailles, le clergé était soumis aux impôts indirects, comme le reste des citoyens ; comme eux il avait à loger les gens de guerre, qui prennent volontiers leur route par les terres de l'Église. Quelques monastères, tels que Corbie, sont tenus de réparer seuls, à leurs frais, les fortifications de la ville qu'ils occupent ; d'autres doivent nourrir des frères laïcs, soldats invalides que l'État leur adjuge. Pour les seigneurs ecclésiastiques, comme pour les laïques, les droits féodaux comportent des obligations parfois onéreuses. S'ils jouissent de fours banaux, c'est à condition de paver les boulangers nécessaires ; s'ils ont des droits de justice, il leur faut salarier des magistrats[33].

Le culte, nous l'avons dit, doit se suffire à lui-même ; c'est au clergé à se mettre en mesure de célébrer les offices, d'administrer les sacrements, d'édifier le temple et l'autel, de l'orner, de le réparer. S'il ne le fait pas de bon gré, les tribunaux l'y contraignent par des arrêts dont la sanction immédiate est la saisie du temporel. Cette saisie est en plusieurs provinces le droit commun, à la mort de tout ecclésiastique. Les juges de Normandie se rendent à la maison du défunt et, de leur propre mouvement, font inventaires de ses meubles et autres biens, pour les employer aux réparations des bâtiments dépendant de ses bénéfices. Le premier ordre de l'État réclame-t-il contre ce procédé, ce n'est pas qu'en principe il en conteste l'équité, il ne s'élève que contre son application précipitée, et demande que les officiers du Roi ne puissent agir de la sorte qu'en cas de négligence des doyens ruraux, un mois après le décès du bénéficier[34].

Autre charge du clergé : l'assistance publique. Il est tenu de par la loi, de faire la charité ; pour lui l'aumône est obligatoire. Selon les préceptes de l'Évangile, le peuple paye la dîme au prêtre ; selon les mêmes préceptes, le prêtre en doit aux pauvres une part. Cette part, en cas de procès, est fixée par les tribunaux au sixième du revenu. Telle ordonnance de police impose à des chapelains la nourriture de cinq pauvres ; le Roi donne à des nécessiteux, de petites rentes payables en blé, que l'on nomme des pains d'évêché, et qui sortent, en effet, de la bourse des évêques. Les couvents font des distributions considérables de pain, sel, vin, habits et chandelle, aux pauvres sédentaires, aux prisonniers, aux pèlerins. L'abbaye de Saint-Vincent du Mans doit 90 charges de blé à l'hôpital général. Les décimateurs ont beau demeurer loin et affermer leurs biens, les procureurs-syndics des communes, les lieutenants des bailliages trouvent toujours moyen de les faire contribuer au soulagement des pauvres. Si quelque monastère est déclaré exempt, par arrêt du Parlement, des aumônes ordinaires de sa paroisse, il y est toujours obligé en cas de nécessité générale. Quand la peste ou la disette sévissait dans un diocèse, les évêques ne manquaient pas de lever, pour assister les malades, des impôts extraordinaires, qui pesaient aussi bien sur les réguliers que sur les séculiers[35].

Au fond, les seigneurs ecclésiastiques étaient bons princes ; les populations de leurs fiefs n'auraient pas changé volontiers leur domination contre celle des laïques ; elles recherchaient, au contraire, même au dix-septième siècle où les mœurs étaient bien adoucies, la suzeraineté d'un abbé, d'un prélat, comme meilleure que celle d'un homme de guerre. La paroisse de Francescas plaide avec son évêque, qui ne veut payer qu'un tiers de la construction de l'église ; elle ne correspond avec lui que par huissier. Sur ces entrefaites, M. de Laserre, seigneur de Francescas, qui taquine et vexe les habitants, met sa terre en vente. Aussitôt la municipalité décide qu'on ira supplier l'évêque d'acheter la seigneurie de Francescas ; ils offrent au prélat de lui faire cadeau d'une partie de la somme, qu'ils empruntent eux-mêmes, afin que rien ne mette obstacle à l'acquisition[36].

Les pensions accordées par le Roi sur les bénéfices diminuaient aussi sensiblement le revenu net du titulaire. L'archevêque d'Arles, condamné à prélever 20.000 livres par an pour l'acquittement des charges ordinaires du diocèse, écrit à Richelieu, que son archevêché est grevé de 27.000 livres de pensions dues à des tiers, et que le revenu de l'archevêché n'est que de 50.000 livres[37]. Il y a ici exagération probable, puisqu'il ne lui serait plus resté pour vivre que 3.000 livres par an ; mais, par suite de cet abus, le titulaire d'un bénéfice pouvait être semblable à un légataire universel, chargé de délivrer à d'autres des legs particuliers pour toute la valeur de la succession.

 

 

 



[1] Gui PATIN. — Lettres (éd. Reveillé), III, 262. — M. TAINE, l'Ancien Régime (note), p. 531, a très-bien montré comment les chiffres de l'Almanach royal, ceux de la France ecclésiastique, et autres, étaient en désaccord avec les chiffres réels. Nous ne pouvons mieux faire que d'y renvoyer le lecteur.

[2] Bernay, cotée 20.000 livres en 1660, ne l'est plus qu'à 16.000 en 1789, et vaut 57.000. Faron (de Meaux) cotée 18.000 en 1690 et en 1789, vaut 120.000. Saint-Amand, coté 40.000 en 1790, et 24.000 ou même 6.000 en 1789, rapporte 100.000. Voyez à l'Appendice la comparaison de quelques revenus aux deux époques.

[3] Recueil des bénéfices de France, en 1690, par J. PELLETIER (Bibl. int, L. d1, n° 20).

[4] Les évêchés du Puy de 28.000 à 22.000, d'Autun de 20.000 à 16.000 ; l'évêché de Rennes serait resté stationnaire à 12.000 livres. Voyez le Fouillé général des diocèses de France, publié en 1648 (8 vol.). En 1657 (d'après l'auteur du Voyage à Paris, publié par M. FAUGÈRE, p. 435) l'évêché de Rennes valait déjà de 25 à 30.000 livres de rente.

[5] Voyez l'Appendice du présent volume. — Lettres et papiers d'État (III, 223), Richelieu parle de l'abbaye de Saint-Lucien de Beauvais comme produisant 30.000 livres de rente ; et le Recueil des Bénéfices de 1690 la mentionne pour 46.000 livres ; ce qui ferait supposer qu'elle n'aurait presque pas augmenté.

[6] DESHAYES DE COURMENIN, Voyage en Danemark, p. 183. — L'évêché de Lubeck valait 132.000 livres. — DUCLOS, Mémoires secrets.

[7] Lettres et papiers d'État. Introduction, p. LX, et V, 498.

[8] DE MONTCHAL, Mémoires, I, 293. — M. PICOT, États Généraux, III, 482.

[9] Ainsi répartis : 100 de froment, 6 de méteil, 25 de seigle, 16 d'orge, 10 de sarrasin, 10 de maïs et de millet, 35 d'avoine. Les proportions d'un pain à l'autre étaient autrefois bien différentes ; il y avait beaucoup plus de méteil que de froment jusqu'au milieu du dix-huitième siècle.

[10] Il faut se souvenir qu'au milieu du dix-septième siècle on ne connaissait ni la pomme de terre, ni le colza, ni la betterave à sucre, qui prennent ensemble près de deux millions d'hectares, et que le nombre des bestiaux était fort restreint.

[11] Arch. Aff. Étrang., t. 783, fol. 7 et 134. — Comme on pourra le voir dans les tableaux qui figureront dans notre tome IV, les terres labourables sont louées, en moyenne (de 1600 à 1630), sur le pied de 17 francs cinquante cent, l'hectare, et les vignes sur le pied de 58 francs l'hectare.

[12] Necker évalue, en 1780, les revenus des domaines du clergé à 120 millions, et la valeur vénale de ces mêmes domaines à près de quatre milliards. Ainsi, ils n'auraient rapporté que 2 et demi pour cent environ, ce qui est une grande erreur. Nous avons montré plus haut que cette erreur tient à ce qu'on a accepté des estimations officielles qui n'avaient rien de sérieux. VOLTAIRE (dans l'Homme aux 50 écus, p. 150) estime à 50 millions le revenu des moites, mais il entend sans doute par là la portion qui leur était lassée pour vivre. Si l'on voulait procéder par l'absurde et faire en sens inverse le calcul précédent,-en acceptant comme vrai le chiffre donné par beaucoup d'historiens, pour l'époque de la Révolution, on arriverait à prouver que tout le clergé ne devait jouir, sous le règne de Louis NUI, que d'environ 35 millions de livres de revenu, ce qui aurait représenté à peu près la 10e partie de la fortune foncière du pays. Il est, du reste, possible que Necker donne le chiffre de 120 millions, comme un revenu net, toutes charges déduites, et dans ce cas il se rapprocherait coup du chiffre de revenu brut de 245 millions que nous donnons.

[13] On voit fréquemment des donations universelles faites à des couvents représentés par leur supérieur.

[14] Arch. Guerre, XLII, 3 ; LVI, 7. — Arch. Lot-et-Garonne, B, 42.

[15] Arch. Guerre, XXXII, 9. — Arch. Haute-Garonne, B, 413, 432 (En 1621.)

[16] Arch. Guerre, XLIX, 14 et 15. — Arrêt du Parlement, 3 août 1637. PICOT, États Généraux, III, 482. — MONTCHAL, Mémoires, I, 59.

[17] (Bibl. nat.) Mss français 18510, fol. 59.

[18] Aff. Étrang., t. 785, fol. 2. — Arch. Basses-Pyrénées, E, 1341, 1606, 1631, 1661, 1667. — Contrat de mariage de B. d'Abbadie, abbé de Sus, et de Jeanne de Navaille. — En 1624, on voit J..., capitaine, abbé laïque de....

[19] Il y avait un trésorier des anciens fonds ecclésiastiques qui rendait compte de leur maniement à la Chambre des comptes. L'évêque d'Oloron avait (1613) 5.000 livres de pension, celui de Lescar en avait 7.000. Arch. Basses-Pyrénées, B, 181, 339. — En 1631, le Roi donne aux ecclésiastiques 32.000 livres ; il percevait du Béarn un revenu net de 50.000 livres. — Aff. Etrang., t. 801, fol. 227.

[20] Les emprunts étaient autorisés au denier 18. — Aff. Étrang., t. 781, fol. 258. — Arch. Haute-Garonne, B. 320. — Arch. Guerre, LXV11, 25. — Arrêt du parlement de Toulouse autorisant les religieux trinitaires de Limoux à vendre, jusqu'à concurrence de 1.000 livres, les biens les moins utiles de leur couvent.

[21] Les détenteurs de baux emphytéotiques à longues années ou à vie devraient payer une année de revenus. — Déclaration du 13 juin 1641. Arrêt du conseil d'État du 12 février 1632. — R. DE BEAUREPAIRE, Cahiers des États de Normandie, I, 189. — Déclaration du 17 janvier 1633. — Lettres et papiers d'État, II, 640. — Arch. dép. Aube, G, 229. — Mss. Godefroy (Bibl. de l'Institut), t. 132, fol. 216. — FORBONNAIS, Recherches sur les finances.

[22] Arch. dép. Haute-Garonne, B, 486. — L'évêque de Montpellier était aussi marquis de Marqueraye et comte de Montferrand. — Arrêt du conseil d'État, septembre 1635. — Arrêt de la chambre des Amortissements, 3 octobre 1639. — Nous traiterons des rentes particulières au chapitre du Crédit, dans le Commerce.

[23] Arch. dép. Indre-et-Loire, G, 68. — Arrêt du Conseil privé, 22 août 1634. — PICOT, États Généraux, III, 480. — TALLEMANT, IX, 100.

[24] Arch. dép. de l'Ain, H. 386 ; d'Indre-et-Loire, G. 90 ; de la Somme, B, 628 ; de la Sarthe, H, 1109.          

[25] Arch. dép. de l'Yonne, H, 60, 163, 861, 1071 ; de la Lozère, G, 652, 1096, 1158. — Arch. com. d'Avallon, GG, 53. — Arch.de l'hospice de Condom, B. 152.

[26] RICHELIEU, Mémoires, II, 513. — Lettres patentes de juin 1624, et du 14 septembre 1635. — Le clergé était aussi exempt du ban et de l'arrière-ban, c'est-à-dire de se faire remplacer à ses frais par des hommes d'armes. — Arch. dép. Landes, H. 136. — DE MONTCHAL (Mémoires, I, 59, 276) parle dans les termes les plus vifs du droit d'amortissement comme de l'exaction commencée sous François Ier.

[27] MONTCHAL, archevêque de Toulouse, Mémoires, I, 100, 120, 244, 288, 333 ; II, 359. — SCHILLER, Guerre de Trente ans (trad. Carlowitz), 336.

[28] Arrêt du conseil d'État du 30 juin 1627. — Arch. dép. Aube, G, 141. — Il y avait un emploi de receveur et un de contrôleur des décimes par diocèse. Ils ont de 700 à 1.000 livres de gages, et ces offices s'achètent de 9 à 15.000 livres. Arrêt du Conseil privé du 2 juillet 1630. — MONTCHAL, arch. de Toulouse, Mémoires, I, 63, 90 ; II, 391, 687. — Les officiers des décimes font recette pour le clergé, rendent leurs comptes devant lui et sont, par conséquent, ses propres officiers. — Contrat du 2 octobre 1621 et déclaration du 24 juillet 1641.

[29] BODIN, République. — MONTCHAL (Mémoires, I, 645) dit que l'évêque de Chartres et ses amis, maîtres des rôles de l'imposition, en 1641, se déchargèrent tous et surchargèrent ceux qu'il leur sembla bon. — Id., Ibid., I, 130, 292 ; II, 685. — Arch. Aff. Étrang., t. 784, fol. 349 ; t. 812, fol. 269. — Les Jésuites et les Ordres mendiants de toute la France payaient 56.000 livres. — Arch. dép. Ain, G, 225. Le clergé de Bresse, Bugey, Gex, devait seulement 6.000 livres à chaque avènement des rois de France. — Arrêt du conseil d'État, 16 septembre 1628.

[30] On ne payait pas la régale en Dauphiné, Languedoc et Provence. Arrêt du conseil d'État du 9 juin 1638. — A. DE BOISLISLE, Chambre des comptes de Paris, p. 409 et suiv. ; Lettres patentes de 1641. — En cas de translation d'un siège épiscopal à l'autre, la régale ne s'ouvrait, dans l'ancien, que lorsque le prélat avait prêté serment pour le nouveau. Arrêt du Parlement du 6 juillet 1628.

[31] Plumitif de la Chambre des comptes, P. 2757 et 2762, fol. 269. —En 1621 la régale des évêchés de Chartres, Coutances, Tréguier est de 300 livres ; de Mâcon, 100 livres. — MONTCHAL, Mémoires, I, 331. — Arch. dép. Lozère, G. 10. — Arch. dép. Côte-d'Or, C, 2082 bis. — Les bureaux de finances de province et la Chambre des comptes de Paris avaient la juridiction des régales et enregistraient le serment des nouveaux prélats. — PICOT, États Généraux, III, 188.

[32] Arch. Guerre, XLII, 2, 11. — Don à l'évêque de Grasse des fruits de son évêché jusqu'à ce qu'il en ait pris possession. — Arch. Loire-Inférieure, B, 1111. — Même don à l'évêque de Léon, R. de Cieux.

[33] Arch. Haute-Garonne, B, 397 ; Yonne, H. 8. — Aff. Étrang., t. 804, fol. 234.

[34] BEAUREPAIRE, États de Normandie, II, 73. — MONTCHAL, Mémoires, I, 197, 749.

[35] (Arch. Haute-Garonne, B. 520.) L'archevêque de Narbonne en 1628 ; l'archevêque de Toulouse en 1614. (Ibid., B, 338.) Arch. dép. Sarthe, G, 825, H, 1479, 1964. — Arch. dép. Maine-et-Loire, G. 2304. — Arch. Guerre, XXXII, 1.

[36] Arch. Lot-et-Garonne ; Francescas, BB, 10 à 15.

[37] Aff. Étrang., t. 800, fol. 323 ; t. 806, fol. 220. — Arch. Indre-et-Loire (Introd.) et G, 1. Les archevêques de Tours, qui sont barons de Chinon, et auxquels 34 fiefs rendent foi et hommage, se trouvent n'avoir pas plus de 20.000 livres net. — Les évêques devaient aussi se meubler à leurs frais. (MONTCHAL, Mémoires, I, 332.) Les dépenses d'un évêché moyen, comme Troyes, par exemple, sont de 5 à 6.000 livres (Arch. de l'Aube, G, 328, 329 ; de l'Ain, G, 229). Comptes du clergé de Bresse. — Certains prélats avaient, il est vrai, des pensions sur le trésor royal. Les cardinaux, de ce chef, touchaient toujours 18.000 livres.