Ce que sont les biens du clergé ; en capital, en intérêts. — Leur valeur
en 1640 et en 1789. — Évaluation d'après le revenu territorial de la France. — Leur
augmentation par dons et legs. — Droits d'amortissement ou taxe sur les biens
de mainmorte. — Aliénations volontaires ou forcées. — Abbayes laïcisées. —
Anéantissement ou inutilité d'anciennes redevances. — Diminution du revenu de
certains biens fonciers du clergé ; augmentation de l'ensemble de ces biens.
— Don gratuit. — Décimes ; leur répartition et leur recouvrement. — Le droit
de régale ; il ne rapporte rien au trésor. — Autres charges ; réparations des
édifices consacrés au culte ; travaux publics, aumônes obligatoires.
Deux sources forment les recettes du clergé, le revenu des
terres qui lui appartiennent en propre, la dime paroissiale. Ses dépenses
sont le service du culte, la réparation et l'entretien des édifices
religieux, des aumônes obligatoires et un léger impôt qu'il paye à l'État
sous le nom de don gratuit. Ces divers frais soldés, tout le surplus
constitue le traitement des ecclésiastiques. Tel est, dans sa structure
générale, ce qu'on pourrait appeler le budget des cultes au dix-septième
siècle.
Nous n'étonnerons personne en disant qu'il ne nous a pas
été facile de poser des chiffres, pour l'époque de Richelieu. En 1789, on ne
parvint jamais à savoir exactement le total des biens d'église, en capital et
en intérêts. Ce que n'a pu faire une assemblée, où siégeaient d'anciens
agents généraux du clergé, qui avaient géré les affaires de leur ordre pendant
plusieurs années, un particulier a quelque témérité à l'entreprendre.
Non-seulement les documents statistiques sont rares, mais le peu qui en
existent sont intentionnellement inexacts. Chaque évêché, chaque couvent
s'appliquait à dissimuler ses revenus, afin d'amoindrir autant que possible
la part d'impôt qu'il lui fallait payer, soit à Paris, soit à Rome. A la
veille de la Révolution,
les publications officielles, comme l'Almanach royal, donnent
des chiffres qu'il faut doubler, tripler ou même quadrupler, pour avoir le
revenu réel. Telle abbaye, comme Saint-Waast-d'Arras, qui passe pour
rapporter, sous Louis XIII, 100.000 écus, qu'un Recueil de 1690 estime à 150.000 livres,
est marquée dans la France
ecclésiastique de 1788 comme valant 40.000 livres, bien
que le duc de Lévis affirme qu'elle dépasse 300.000[1]. Telle autre,
comme Clairvaux, qui avoue 80.000 livres de rente, à la fin du
dix-septième siècle, est inscrite dans un état de 1701 pour 9.000, et dans un
autre pour 60.000, tandis que Beugnot ne l'estime pas à moins de 300.000
francs[2]. On se convaincra
de la fausseté des revenus annoncés, non-seulement en les rapprochant des
évaluations que fournissent les baux, les contrats, les correspondances
privées et autres documents désintéressés, mais encore en comparant les
sommes de 1790 avec celles d'un ouvrage fort sérieux de 1690. Composé par un
de ces banquiers expéditionnaires en cour de Rome,
qui, passant leur vie à manier les dossiers ecclésiastiques, étaient en
position d'être bien renseignés, ce Recueil donne pour 1690 des chiffres
presque partout égaux, et très souvent supérieurs à ceux de 1790[3]. Ainsi les
abbayes de Barbery près Bayeux, de Bolbec près Rouen, de Cluny, de
Saint-Denis, se trouveraient n'avoir pas varié d'un centime en cent ans.
Pendant le même intervalle, l'abbaye de Saint-Aubin d'Angers serait tombée de
20.000 livres
à 18.000 ; celle d'Anchin (Arras), de
40.000 à 7.000 ; celle de Saint-Benoît (Orléans),
de 18.000 à 14.000, etc., etc. La livre valant, en cette période du règne de
Louis XIV, 1 fr. 50 c., tandis qu'elle ne vaut pas plus de 0.90 cent, sous
Louis XVI, il s'ensuit que 10.000 livres, qui représentaient 15.000
francs en 1690, n'en représentent plus que 9.000 en 1788, et que par
conséquent les biens du clergé, dont le revenu
nominal parait le même, auraient baissé considérablement ; à plus
forte raison ceux pour lesquels on indique, au dix-huitième siècle, un revenu
nominalement inférieur à celui du dix-septième. Comme nous savons, au
contraire, par une étude attentive de la propriété foncière en France, que
l'ensemble des terres a presque doublé de valeur, d'une date à l'autre, nous
devons conclure que les auteurs de 1789 nous trompent ou sont trompés.
Déjà le rédacteur des tables de 1690 avait commis de
grosses erreurs, utiles sans doute, selon lui, au clergé, son client. Il
suffit, pour les apercevoir, de mettre son travail en regard du Pouillé de 1648, dressé sous les auspices des
hauts dignitaires de l'Église, selon les indications fournies par l'assemblée
de 1641. Ce Pouillé est avare de chiffres, mais le peu qu'il en donne ne
saurait être exagéré. Or presque tous les évêchés y sont cotés plus haut, en
1611, qu'en 1690. En 1641, Cahors figure pour 48.000 livres et
Léon pour 21.000 ; en 1690, Cahors ne figure plus que pour 36.000, et Léon
que pour 8.000 ; en 1611 l'évêque
de Langres avait 40.000
livres de revenu ; en 1690 il n'avait plus que 26.000
; d'une date à l'autre l'archevêché de Lyon serait tombé de 40.000 à 30.000[4]. Les observations
que nous venons de faire pour le dix-huitième siècle s'appliquent avec autant
de force aux cinquante ans qui séparent la mort de Richelieu, de la
révocation de l'édit de Nantes. Si 10.000 livres de
1690 valent 15.000 francs, 10.000 livres de 1641 valent 19.000 francs ;
les revenus, exprimés en livres, doivent être plus élevés de près d'un quart
en 1690 qu'en 1611, pour donner aux deux époques
un nombre égal de grammes d'argent. De plus, la terre a augmenté
en capital, et surtout en intérêt, d'une façon presque prodigieuse de la
première moitié du dix-septième siècle à la seconde, et, ne l'oublions pas, le
clergé est le plus grand propriétaire du royaume, le premier à se ressentir
de la variation des biens immobiliers qui composent toute sa fortune.
Les chiffres qu'on lit partout ne pouvant être considérés
comme sérieux, quels sont donc les chiffres sérieux ? Il ne suffit pas de
savoir ce qu'on doit nier, il faudrait dire encore ce qu'on doit croire.
Là-dessus, l'histoire est réduite à des hypothèses, mais elles confinent à la
certitude, en les contrôlant les unes par les autres.
La chine nous a paru mériter les honneurs d'une étude
particulière ; nous lui avons consacré le chapitre suivant. Nous ne nous
occupons dans celui-ci que des rentes tirées par le clergé de ses propres
domaines. Nous en connaissons quelques-unes d'une façon certaine ; nous
savons que ce monastère de femmes rapporte 300.000 livres (Jouarre), celui-ci 100.000 livres (Fontevrault) ; que le cardinal de Joyeuse
tirait annuellement plus de 100.000 livres des abbayes de Fécamp et du
Mont Saint-Michel ; que Richelieu en avait 1.500.000 des nombreux bénéfices
qu'il possédait[5].
Nous constatons que tel archevêché, comme Paris, Auch, Narbonne, rapporte 100
ou 150.000 livres,
chiffres qui n'avaient rien d'exceptionnel dans l'Europe chrétienne, pas Plus
au nord qu'au midi, puisque le siège de Brême valait 220.000 livres, et
celui de Tolède 800.000[6]. Mais nous
n'ignorons pas qu'il règne une extrême disproportion entre les diocèses ;
qu'étant évêque de Luçon, Richelieu parlait de sa misère qui le réduisait à
vendre ses meubles : Nous sommes gueux dans ce pays,
écrivait-il, et moi tout le premier. Pour
trouver un titulaire à l'évêché de Grasse, le Roi doit chercher — comme pis
aller — un bon ecclésiastique dans le pays, étant
difficile que Sa Majesté en puisse prendre ailleurs, pour cette charge qui ne
vaut que 4 à 5.000 francs[7]. Impossible de
passer du particulier au général, de prendre pour base les ressources de
quelques couvents, pour augurer les ressources de l'ensemble.
Un état de 1048 calculait les revenus du clergé à 320
millions de livres — sans doute y compris les dîmes. — On évalua sa propriété
foncière aux sept douzièmes du territoire ; mais ce sont là des exagérations
manifestes. D'autre part, aucun prélat ne formule de total positif ;
l'archevêque de Toulouse se borne à dire qu'en
l'opinion des financiers, portés à envahir le bien de l'Église, elle leur
parait vingt fois plus riche qu'elle n'est en effet[8]. Un mémoire fait
par Richelieu, en 1625, estime que le clergé possède le tiers des biens du
royaume ; cette opinion ne peut être admise que comme un maximum ; ces biens
doivent osciller entre le tiers et le cinquième, mais ils sont beaucoup plus
près du quart que du tiers. Quelle est donc la rente du propriétaire d'un
quart de la France
en 1640 ? La récolte annuelle, en céréales, est aujourd'hui, année moyenne,
de 232 millions d'hectolitres[9]. Nous pensons
que, vu la superficie de la France d'alors, qui était
moindre de 7 millions d'hectares (elle en
avait 45 millions au lieu de 52), et en tenant compte des progrès de
l'agriculture et des défrichements qui ont été faits depuis deux siècles, la
surface cultivée était moitié moindre.
Reste 116 millions d'hectolitres de grains, et 26 millions d'hectolitres de
vin, en admettant que la récolte des pays vignobles fût la moitié de ce
qu'elle est maintenant. L'hectolitre de grain pouvait valoir 5 livres en moyenne, et
l'hectolitre de vin 6
livres ; nous obtenons ainsi (580 + 150) un total de 730 millions de livres, qui forme le
produit brut de la récolte.
Un autre procédé nous donne un résultat presque identique
: aujourd'hui 14 millions d'hectares sont ensemencés en céréales ; il y en
avait alors 7 millions au plus ; or les récoltes se vendaient sur pied pour le prix moyen de 90 francs
l'hectare, soit 630 millions. De plus, le rendement d'un million d'hectares
de vignes (au lieu de 2 millions aujourd’hui)
à 21 hectolitres chacun, représente 126 millions ; d'où un chiffre de 756
millions, peu différent du précédent. Le quart de cette somme proviendrait
des terres du clergé, soit 190 millions. Déduction faite des frais de
culture, de semence, des bénéfices du fermier, il serait payé aux
ecclésiastiques par leurs tenanciers une somme nette de 70 millions. Nous
n'avons parlé ni des bois, ni des prés, ni des autres terrains[10] ; il n'y avait
en ce temps-là que des prairies naturelles, et en nombre presque
insignifiant. Quant aux bois, ils étaient, par la difficulté de leur
exploitation, d'un très-petit rapport. En joignant leur rendement à celui des
terres labourables et des vignes, la somme de 70 millions pourrait être
portée à 75. Nous croyons que le chiffre de 75 millions doit être à peu près
considéré comme le véritable, pour l'époque dont nous nous occupons. Une
statistique de ce temps, à laquelle nous ne devons pas nous fier toutefois,
pas plus qu'à toutes celles du dix-septième siècle, compte pour le clergé
séculier et régulier 150.000 métairies, 17.000 arpents de terre, 4.000 de
vigne, et 9.000 places ou châteaux ayant haute, moyenne et basse justice. En
estimant ces derniers domaines à 2.000 livres de rente chacun avec les droits
féodaux, les terres et vignes ensemble à 1 million, et les métairies à 350 livres pièce, on
arrive à un total de 7't millions, ce qui vient corroborer notre propre
calcul[11] Lorsque le
gouvernement songeait à mettre un impôt du tiers
sur les biens du clergé, un traitant, nommé Barbier, offrit aussitôt
d'affermer cette taxe pour 17 millions. Comme les personnes de sa profession
prétendaient encaisser en général pour leurs bénéfices et leurs frais de
recouvrement, moitié plus que ce qu'elles versaient à l'État, et que
d'ailleurs on pouvait compter sur des fraudes et des difficultés sérieuses,
ce traitant devait se flatter que la matière imposable n'était pas inférieure
à 80 ou 100 millions. Le chiffre de 75 millions, réparti entre 116 évêchés ou
archevêchés, donnait pour chaque diocèse une moyenne de 640.000 livres,
qui n'est nullement au-dessus de la vérité.
L'histoire des biens ecclésiastiques et de leur revenu,
depuis Louis XIII jusqu'à la
Révolution, en tenant compte, et de l'augmentation du prix
des terres durant un siècle et demi, et du nombre toujours croissant des
terres mises en valeur, montre ce que pouvait être la fortune de l'Église au
jour de sa spoliation. Soixante-quinze millions de livres représentaient en
1610, à 5 pour 100, taux ordinaire de l'intérêt des immeubles, un capital de
quinze cents millions de livres, ou deux
milliards huit cent cinquante millions de francs. Mais la valeur
de ces terres, comme de toutes les autres, est deux fois et demie plus grande
en 1789 qu'à l'avènement de Louis XIV, et arrive par conséquent à sept
milliards. Quelque élevé que ce chiffre puisse paraître, il ne constituait
certainement plus le quart de la fortune foncière française, puisqu'il n'y a
personne qui pourrait soutenir que le territoire cultivé de la France ne valait en 1789
que 28 milliards de francs. En 1886, où nos 44 millions d'hectares s'élèvent (à 2.000 francs l'hectare) à 90 milliards de
francs, le prix de la terre est supérieur de plus du double à ce qu'il était
lors de la réunion de l'Assemblée constituante ; mais les 28 milliards de
1789 ne vaudraient dans ces conditions que 56 milliards. Il nous semble donc
probable que les biens du clergé, s'ils ont, au
dix-septième siècle, approché du quart de la superficie cultivée, en atteignaient à peine le cinquième à la fin du
dix-huitième. Dans ces conditions, le territoire labourable aurait
valu, en 1789, 35 milliards, ou 70 milliards aujourd'hui ; la différence de
70 à 90 représente aisément les terrains défrichés depuis 1800 jusqu'à
l'année où nous écrivons.
Quant au revenu du clergé, il n'a pas dû augmenter, de 1640
à 1789, dans la même proportion que son capital.
Le taux de l'intérêt avait baissé d'une époque à l'autre pour les immeubles,
comme pour toute espèce de biens. De cinq pour cent, l'intérêt des terres
était tombé à trois et demi environ. De 75 millions de livres, ou 142
millions de francs, sous Louis XIII, les rentes du clergé avaient dû s'élever
à 245 millions de francs jusqu'en 1790[12]. Ce chiffre
n'est certainement pas exagéré, puisque nous ne tenons compte dans cette
plus-value que du simple mouvement de la fortune
publique, et que nous négligeons l'accroissement de revenu
occasionné en 150 ans par l'annexion de provinces nouvelles. L'union aux
biens ecclésiastiques français des biens de l'église d'Alsace, d'Artois, de
Franche-Comté, de Flandre, de Lorraine, a dû sensiblement grossir la grande
mense religieuse de notre pays ; du sein de la nation, des donations
incessantes venaient augmenter aussi cette propriété considérable qu'aucune
perturbation violente n'ébranlait[13]. A l'excès du dévouement des hommes, a dit M. Taine,
on pouvait mesurer l'immensité du bienfait.
Le Roi concédait encore aux couvents, tantôt du terrain
pour leur maison et leur église, comme aux Jésuites de la rue Saint-Antoine,
tantôt des rentes sur la recette générale, comme aux Jésuites du collège de
Clermont (Louis-le-Grand)[14]. Les chambres
des comptes, il est vrai, ne se prêtaient pas à ces libéralités. Le parlement
de Toulouse refuse tout net l'enregistrement de lettres patentes qui créent
en faveur des Ursulines du Pont-Saint-Esprit 1,500 livres de
rentes sur les gabelles du Languedoc.
La même cour se plaint, un peu plus tard, que beaucoup de
communautés acquièrent grand nombre de maisons pour
l'agrandissement de leurs monastères, ce qui préjudicie au public, et force
les habitants pauvres à abandonner la ville, en raison de la cherté des
loyers. Défenses sont faites aux religieux d'acquérir désormais, et
aux propriétaires de rien leur vendre à peine de confiscation. S'élargir
était le rêve naturel de tout couvent, à la ville ou à la campagne. En s'installant
au quai Malaquais (1636) les Théatins
font remarquer que la situation leur est
avantageuse, à cause du voisinage des places vides, parce qu'avec le temps
ils pourront s'étendre. Il leur est accordé des lettres
d'amortissement pour l'entière sûreté de leur
possession[15].
La magistrature estimait que le clergé, non-seulement ne
pouvait accepter des legs sans y être autorisé, mais même que les communautés et autres gens de mainmorte étaient
entièrement incapables de posséder des immeubles en France, que le Roi les
pouvait contraindre d'en vider leurs mains, qu'ils n'en jouissaient que par
pure grâce de S. M. Pour les legs, les parlements ou le Conseil privé
ne se faisaient pas faute de les annuler ou de les réduire — ils
interdisaient tout testament en faveur d'un couvent où l'on devait entrer ; —
mais, pour les achats faits des propres deniers du clergé, leur validité
n'était jamais contestée. Du reste, la doctrine exposée ci-dessus était un
épouvantail que l'on tirait simplement des cartons, de temps à autre, pour
décorer le préambule d'un édit, et obtenir de l'Église quelque cadeau
extraordinaire[16].
On ne laissait pas, dans les régions gouvernementales, d'avoir de vagues
convoitises de cette superbe fortune cléricale, toute au soleil et comme à
portée de la main. Entre divers moyens indiqués à Henri IV pour se procurer
de l'argent figure l'échange des terres
seigneuriales d'église contre autant de rentes que lesdites terres valent
de revenu, ce qui ne différait pas beaucoup du procédé
révolutionnaire de 1790[17]. Le Roi
Très-Chrétien ne pouvait prêter l'oreille à de semblables conseils ; tout au
plus Louis XIII songea-t-il à vendre pour 15 ou 20 millions de biens du
clergé, le cardinal disant volontiers que les
ecclésiastiques étaient seuls à leur aise. Ces ventes se faisaient
avec l'autorisation du Souverain Pontife ; c'était une saignée convenue que
l'on renouvelait de loin en loin. D'autres dépouillements, aussi brusques
niais non volontaires, les empiétements d'une population hérétique, les
occupations violentes d'un prince excommunié, constituaient en la suite des
siècles des trouées appréciables dans ce blanc
manteau d'églises que la piété des fidèles avait étendu sur la France. Ce qui avait
paru bon à prendre paraissait meilleur encore à garder, et les traités qui
intervenaient consacraient ces usurpations.
En Navarre, en Béarn, dès le commencement du seizième
siècle, on voyait beaucoup d'abbés et
d'abbesses laïques,
propriétaires d'abbayes laïcisées. Les nouveaux possesseurs prennent ce nom
bizarre d'abbé laïc, parce qu'au titre d'abbé sont attachés
des droits et des intérêts pécuniaires que la qualité simple de propriétaire
ne suffirait pas à sauvegarder. Ils tiennent à ce que ce morceau détaché du
capital monastique ne périclite pas entre leurs mains, et donne toujours tout
ce qu'il peut donner[18]. Quand vint la Réforme, les biens
ecclésiastiques disparurent entièrement de cette contrée, au temps où le
clergé en fut chassé. Lorsqu'il y rentra, il dut pur subsister solliciter les
pensions et aumônes royales. Évêques ou curés, chapitres ou couvents y
vivaient sous Richelieu aux frais de l'État, comme en notre siècle[19].
La gestion du patrimoine religieux était minutieusement
contrôlée par l'autorité civile : les Chartreux de Paris avaient pu avancer
de l'argent au duc de Mayenne durant la Ligue, sans en rendre compte à personne ; mais
en temps normal, une abbaye ne pouvait ni prêter ni emprunter sans lettres
patentes vérifiées au Parlement, comme une commune rurale de nos jours sans
l'autorisation du préfet. Encore moins pouvait-elle aliéner quelque parcelle
de ses biens sans de longues formalités, ne se fût-il agi que de 100 livres[20].
Les ventes de biens d'église, quand elles avaient lieu,
étaient toujours faites avec faculté de rachat
perpétuel. Cette clause éloignait beaucoup d'amateurs et pesait sur
les prix. Ainsi, de 1564 à 1588, pour une modique somme de 22 millions de
livres, le clergé avait aliéné une grande quantité de domaines, qui, durant
cinquante ans, demeurèrent sous le coup d'un remboursement et d'une reprise.
Les États de Normandie prétendaient que le clergé agissait ainsi afin qu'une autre fois personne ne voulût plus acheter des
biens dont la possession restait si longtemps révocable. Le Roi
utilisait à son profit ce droit de rachat, il y trouvait matière à impôt. Il
ordonna, en 1641, que les acquéreurs, dont les titres étaient postérieurs à
1556, payeraient 22 pour 100 en sus du prix primitif de leur achat : Sinon la
couronne, se substituant au clergé, menaçait les propriétaires de les
déposséder[21].
C'était s'y prendre un peu tard ; depuis le commencement du règne de Charles
IX jusqu'à la fin du règne de Louis XIII, les biens avaient plusieurs fois changé
de propriétaires, et les derniers contrats avaient eu soin de ne faire aucune
mention de l'origine ecclésiastique des immeubles, de telle sorte que les
recherches furent reconnues à peu près impossibles.
D'autres causes que les ventes forcées et les laïcisations
rétrécissaient le domaine clérical, ou anéantissaient certains de ses revenus
; causes multiples qui tenaient à l'énormité même de ces biens et à leur
nature. Le clergé possédait beaucoup d'immeubles par tradition ; dans les
guerres de religion, les titres s'en étaient perdus. Il
n'est pas un seul curé, dans tous les villages de France, qui puisse
représenter les siens depuis l'an 1520, dit un arrêt de la Chambre des
amortissements. Cet état de choses donnait large cours à la mauvaise foi.
Bien des rentes foncières perpétuelles, constituées selon le système de
jadis, qui conciliait les idées canoniques sur le prêt à intérêt — qualifié
d'usuraire — avec la nécessité de placer son argent, disparaissaient ainsi,
faute de preuves. Certaines redevances devenaient inutiles : l'évêque de
Montpellier a droit, comme comte de Mauguio, d'être hébergé, nourri et
entretenu annuellement, avec trente chevaliers, chez le sieur de
Caudilhargues, lieutenant au présidial de Montpellier. Bien entendu, il n'en
profite pas[22].
La non-résidence faisait perdre aux titulaires des
bénéfices bien des avantages qu'il était malaisé de recouvrer, après un
abandon un peu prolongé. On disait d'une charge ecclésiastique qu'elle valait tant de rente et tant à manger.
L'évêché de Condom rapporte 40.000 livres, et à demeurer
sur les lieux plus de 100.000. Le Jésuite Jarrige, auteur d'un libelle
contre la Compagnie
de Jésus, d'où il avait été chassé, raconte que les Pères, ayant obtenu le
prieuré de Saint-Macaise-sur-Garonne, en un temps où il ne rapportait que 500
écus, ont cherché tant d'inventions à l'augmenter
qu'aujourd'hui (1649) il vaut 12.000 livres de bonne rente. Et tout
malveillant qu'il est, Jarrige reconnait que cet accroissement est régulier,
consacré par des jugements. Il accuse ses anciens confrères de déterrer toutes les pancartes des vieux ducs de Guyenne.
Ce qui prouve tout simplement que les Jésuites s'entendaient à faire valoir
des droits que l'incurie des prédécesseurs avait laissés dépérir ; on ne peut
leur en faire un crime. Tout le monde n'était pas aussi attentif à la
conservation des siens. Le vieux proverbe : Qui a
beaucoup de terres a beaucoup de procès, s'applique fort au clergé.
Ses députés aux États de 1614 se plaignent qu'à l'expiration des baux
emphytéotiques, le fermier ce prétend propriétaire, et soutient que la
prescription est acquise à son profit. Parfois les gentilshommes ou les
municipalités rurales cherchaient à accaparer les biens d'église au moyen de
fermages à bas prix. Près de Tours, le chapitre, propriétaire d'un bois que
dévorent les droits d'usage locaux, se résout à partager le sol avec les
habitants, moyennant certaines redevances. Ces redevances à leur tour ne sont
pas payées et donnent naissance à d'autres querelles[23].
Un possesseur viager est souvent porté à ne pas jouir en
bon père de famille ; un abbé commendataire ne se soucie pas, comme ses
devanciers réguliers du moyen âge, de l'avenir d'un Ordre auquel il
n'appartient pas. Il pratique de cruelles coupes de bois, et répare le moins
possible les bâtiments claustraux. Enfin, une fortune immobilière de neuf
millions d'hectares peut-être, comme celle de l'église, est dans un mouvement
perpétuel ; son histoire, si elle était écrite, nous la montrerait
participant à toutes les fluctuations économiques de notre pays, qui ont été
bien plus fortes qu'on ne se le figure généralement.
Certains revenus fonciers, de même que les dîmes de
certaines paroisses, ont baissé ; au milieu de la hausse générale,
quelques-uns, en petit nombre il est vrai, tombaient presque à rien. C'est là
un fait dont nous avons trouvé des exemples dans de riches provinces : la Picardie, le Maine, la Touraine, la Bourgogne. On voit
au dix-huitième siècle bien des monastères supprimés par le Roi, d'accord
avec le Pape, parce que l'exiguïté de leur revenu ne leur permettait plus
d'exister. Des lettres patentes autorisent un prélat à démolir plusieurs
châteaux dépendant de son évêché, parce que l'entretien dépasse le montant
des locations[24].
Tous ces motifs nous ont engagé, dans la comparaison que
nous avons faite des biens du clergé en 1640 et en 1789, à ne pas tenir
compte de l'augmentation probable de la quantité
de ces biens d'une date à l'autre, et à ne considérer que la plus-value de ceux qui existaient sous Louis XIII.
Cette plus-value est évidente pour l'ensemble. Tel évêché monte de 40.000 livres à
80.000. Tel prieuré de Languedoc loué 640 livres en 1645,
est loué 900 en 1692, et 1.250 en 1726 ; tel autre en Brie rapporte 110 livres en 1563, et
380 en 1661 ; tel enfin en Bourgogne, 915 livres en 1645, et
2.700 en 1783. Les revenus de l'abbaye de Saint-Pierre de Sens sont de 3.900
en 1550, et de 7.300 en 1640 ; ceux de l'abbaye de Saint-Marion d'Auxerre
sont de 250 livres
en 1627, et de 2.200 en 1664 ; une autre terre ecclésiastique, en Gascogne,
vaut 66 livres
en 1691, et 565 en 1769, etc.[25]
Détenteur d'une si grande somme de richesses, le clergé
français ne portait pas sa juste part des charges publiques. Exempt de
l'impôt direct pour les biens personnels de ses membres, autant que pour les
domaines religieux, il maintint avec une roideur égoïste un privilège
excessif, et provoqua par son attitude de sourdes mais profondes rancunes. Au
dix-huitième siècle, il se résigna à payer un droit d'enregistrement du
huitième de la valeur sur toutes ses acquisitions nouvelles ; sous Louis
XIII, il éludait presque complètement le payement de cette taxe, qui était
censée de 2 ½ pour 100 du revenu pendant les
quarante premières années[26]. Deux millions
de don gratuit — le clergé tenait
beaucoup à la formule — étaient la seule contribution qu'il consentit à offrir annuellement au Trésor. Encore
fallut-il, pour l'amener à faire cette offre,
en 1641, que Richelieu usât de violence envers ses délégués. Avant de se
résoudre à promettre ces deux millions, — elle n'en donnait qu'un
jusqu'alors, — la majorité de l'assemblée ecclésiastique cria misère pendant
trois semaines, et déclara qu'on la voulait ruiner. L'archevêque de Sens
rappela l'usage ancien, selon lequel le peuple
contribuait de ses biens, la noblesse de son sang, et le clergé de ses
prières, aux nécessités de l'État. C'était, disait-il, saper la
liberté de l'Église que la contraindre d'ouvrir la
main plutôt que la bouche. D'autres, que l'augmentation prodigieuse
des impôts sous ce règne avait jusqu'alors laissés fort calmes, parce qu'elle
ne les touchait pas, songèrent à citer ce mot de saint Thomas, qu'il n'est pas permis aux princes d'imposer à discrétion,
même sur les Juifs, quoiqu'ils soient réduits à une perpétuelle servitude
pour punition de leur péché. L'archevêque de Toulouse, de Montchal,
nomme l'imposition nouvelle l'horrible sacrilège qui
se commettait sur le patrimoine du crucifix. Il la compare à tous les
forfaits anciens et modernes : Quand les deniers du
temple de Jérusalem, déclare-t-il, furent
divertis pour être employés aux usages de l'Empire, ce fut un pronostic certain
de la ruine de l'État[27]. Et il ajoutait
: Nos rois ont toujours cru que l'or du sanctuaire
leur serait un or fatal, s'ils ne le recevaient comme un présent. Telle
était, en matière financière, la doctrine de l'Église gallicane. Ce qui la
révoltait le plus, c'était que Richelieu tenait
d'une main le bâton pendant que de l'autre il présentait sa requête,
envoyant des suppliants aux députés réunis à Mantes, et des huissiers dans
les provinces, recouvrant déjà par la force l'impôt dont il sollicite encore
le vote. Depuis plusieurs années, le Pape avait accordé au cabinet de Madrid
la dime des biens ecclésiastiques de l'Espagne pour l'aider à supporter les
frais de la guerre ; on ne pouvait exiger du clergé français le même degré
d'enthousiasme, pour une entreprise où tous nos alliés étaient protestants,
et tous nos adversaires catholiques ; mais entre l'Espagne et la France, les rôles eussent
été renversés, que le cardinal n'aurait peut-être pas eu plus de facilité à
extraire du premier ordre de l'État la somme qu'il exigeait. On doit blâmer
la rudesse dont il usa envers les principaux membres de l'assemblée de
Mantes, le renvoi brutal des prélats qui n'étaient pas de son avis, et
auxquels il voulait imposer silence ; nous avons dit ailleurs toute notre
pensée sur les procédés sommaires du premier ministre avec les corps
délibérants. D'un autre côté, comment prendre au sérieux les indignations de
l'estimable Montchal, lorsqu'il s'écrie que le nouvel impôt fait cesser plus de 100.000 messes par jour, que l'hérésie
de Calvin n'avait pas apporté tant de dommages aux âmes du purgatoire !
Le clergé faisait à ses frais le recouvrement annuel des
deux millions qu'il devait payer. Les évêques répartissaient la taxe ; chaque
diocèse avait ses institutions financières : bureau
et receveurs des décimes (on nommait ainsi cette imposition), chambre
ecclésiastique pour juger les réclamations[28]. Réclamations
nombreuses ; il y a des privilégiés parmi ces privilégiés. Les prébendes
au-dessous de 100 livres
et les cures au-dessous de 100 écus n'étaient pas soumises aux décimes ; les
Ordres mendiants méritaient l'exemption par leur incertaine pauvreté ; les
Jésuites la méritaient mieux par leurs services et l'emploi intelligent de
leurs ressources naissantes. Ces faveurs n'étaient pas admises sans conteste
; les autres membres du clergé firent saisir Jésuites et Ordres mendiants
pour les forcer à contribuer aux décimes. Ceux qui
veulent se soustraire aux charges communes, dit à cet égard un grave
prélat, sont haïs de ceux qui y demeurent sujets.
Il ne s'aperçoit pas que le clergé est précisément dans cette situation
vis-à-vis de la masse du tiers état, et qu'il serait la première victime de
ce principe d'égalité qu'il revendique ici dans un intérêt personnel.
D'autres exemptions se justifiaient moins : l'Ordre de
Malte, abonné à 28.000
livres par an, réclame fort contre Messieurs du clergé
qui ont consenti pour lui une augmentation d'impôt. Ils
n'en avaient pas le droit, disent-ils ; d'ailleurs,
l'Ordre est réduit à une telle misère qu'il ne peut bonnement plus subsister s'il n'est secouru. Les
ecclésiastiques de Bresse et de Bugey, ceux de Navarre et Béarn s'étaient à
peu près fait dispenser du payement ; leurs confrères doivent les y
contraindre. On avait eu en outre le projet de ne soumettre aucun curé à la taxe ; dans les provinces où
les abbayes étaient rares, toute la charge fût retombée sur les évêques et
les chanoines. Ceux-ci repoussèrent donc avec énergie la maxime hérétique qu'il n'y a que les curés de nécessaires
à l'Église ; ils firent valoir que les décimes prenaient déjà le quart
de leur revenu.
Sans tenir compte du reste des exagérations de l'un, des
lamentations de l'autre, on constate de grandes injustices, tout au moins de
fortes inégalités, dans la répartition des décimes entre les diocèses.
Presque au début du dix-septième siècle, on se servait encore, pour
l'assiette de cette taxe, d'états dressés à la fin du règne de Louis XII ; et
par suite des changements survenus en quatre-vingts ans dans la fortune
foncière, tel bénéfice se trouvait payer plus de la moitié de son revenu,
tandis que tel autre n'en payait pas le cinquantième[29].
L'État parait prélever sur le clergé une autre sorte de
contribution : il jouissait des évêchés et bénéfices vacants, depuis la mort
du titulaire jusqu'à l'installation de son successeur. C'est ce qu'on
appelait le droit de Régale. Le
souverain avait-il ce droit dans toute la France, ou dans quelques provinces seulement ?
Ce droit, là même où il ne lui était pas contesté, emportait-il pour le
pouvoir laïque la nomination aux bénéfices du diocèse, dont il percevait les fruits ? Question agitée depuis le
moyen âge, aiguë sous Louis XIV, où elle suscita les querelles que l'on sait,
la régale n'offre qu'un médiocre intérêt, dans ce chapitre, parce qu'en fait
elle ne faisait pas entrer un sou au Trésor. Les parlements, par la vieille
tendance des légistes, préjugeant toujours dans l'intérêt de la couronne
toute matière controversée, ordonnaient aux évêques qui refusaient de payer la Régale, de représenter les titres en vertu desquels ils s'en
prétendaient exempts ; ceux-ci eussent aussi bien pu leur demander les
titres en vertu desquels ils prétendaient la percevoir[30]. On avait
décidé, en 1606, de l'exiger seulement des églises qui la devaient de toute ancienneté ; en pratique, on la prit le
plus possible, mais pour la forme,
puisqu'on rendait l'argent. Jusqu'en 1641, le produit des régales était
affecté à l'entretien de la Sainte-Chapelle ; il était minime, on
parlementait beaucoup avant de financer. Pour un évêché de 25.000 livres
vacant depuis plus d'un an, on paye de 100 à 300 livres, au maximum
500 livres.
Souvent on s'en tirait encore à meilleur marché, comme Richelieu, qui offrit
pour Luçon, une somme fort petite, traîna
l'affaire en longueur et finit par ne rien verser[31]. A vrai dire,
presque tous les évêques obtenaient du Roi, comme cadeau,
le montant du droit qu'ils lui devaient ; et lorsqu'en 1641 on accorda au
clergé la faculté de demander la remise des régales,
on ne fit que consacrer un état de choses existant. Il n'y avait qu'un cas où
le gouvernement ne pouvait dispenser de la taxe un prélat nouvellement promu
: c'est quand il avait déjà disposé du montant en faveur d'un de ses
confrères — tel est l'évêque d'Auxerre, à qui il est fait don de la régale de
l'évêché de Meaux ; — mais là non plus il n'entrait rien dans les caisses
publiques[32].
Exempt de tailles, le clergé était soumis aux impôts
indirects, comme le reste des citoyens ; comme eux il avait à loger les gens
de guerre, qui prennent volontiers leur route par
les terres de l'Église. Quelques monastères, tels que Corbie, sont
tenus de réparer seuls, à leurs frais, les fortifications de la ville qu'ils
occupent ; d'autres doivent nourrir des frères
laïcs, soldats invalides que l'État leur adjuge. Pour les
seigneurs ecclésiastiques, comme pour les laïques, les droits féodaux
comportent des obligations parfois onéreuses. S'ils jouissent de fours
banaux, c'est à condition de paver les boulangers nécessaires ; s'ils ont des
droits de justice, il leur faut salarier des magistrats[33].
Le culte, nous l'avons dit, doit se suffire à lui-même ;
c'est au clergé à se mettre en mesure de célébrer les offices, d'administrer
les sacrements, d'édifier le temple et l'autel, de l'orner, de le réparer.
S'il ne le fait pas de bon gré, les tribunaux l'y contraignent par des arrêts
dont la sanction immédiate est la saisie du temporel. Cette saisie est en
plusieurs provinces le droit commun, à la mort de tout ecclésiastique. Les
juges de Normandie se rendent à la maison du défunt et, de leur propre mouvement, font inventaires de ses meubles et autres biens,
pour les employer aux réparations des bâtiments dépendant de ses bénéfices.
Le premier ordre de l'État réclame-t-il contre ce procédé, ce n'est pas qu'en
principe il en conteste l'équité, il ne s'élève que contre son application précipitée, et demande que les
officiers du Roi ne puissent agir de la sorte qu'en
cas de négligence des doyens ruraux, un mois après le décès du bénéficier[34].
Autre charge du clergé : l'assistance publique. Il est
tenu de par la loi, de faire la charité ; pour lui l'aumône est obligatoire.
Selon les préceptes de l'Évangile, le peuple paye la dîme au prêtre ; selon
les mêmes préceptes, le prêtre en doit aux pauvres une part. Cette part, en
cas de procès, est fixée par les tribunaux au sixième du revenu. Telle
ordonnance de police impose à des chapelains la nourriture de cinq pauvres ;
le Roi donne à des nécessiteux, de petites rentes payables en blé, que l'on
nomme des pains d'évêché, et qui sortent, en
effet, de la bourse des évêques. Les couvents font des distributions
considérables de pain, sel, vin, habits et chandelle, aux pauvres
sédentaires, aux prisonniers, aux pèlerins. L'abbaye de Saint-Vincent du Mans
doit 90 charges de blé à l'hôpital général. Les décimateurs ont beau demeurer
loin et affermer leurs biens, les procureurs-syndics des communes, les
lieutenants des bailliages trouvent toujours moyen de les faire contribuer au
soulagement des pauvres. Si quelque monastère est déclaré exempt, par arrêt
du Parlement, des aumônes ordinaires
de sa paroisse, il y est toujours obligé en cas de nécessité générale. Quand la peste ou la disette sévissait
dans un diocèse, les évêques ne manquaient pas de lever, pour assister les
malades, des impôts extraordinaires, qui pesaient aussi bien sur les
réguliers que sur les séculiers[35].
Au fond, les seigneurs ecclésiastiques étaient bons
princes ; les populations de leurs fiefs n'auraient pas changé volontiers
leur domination contre celle des laïques ; elles recherchaient, au contraire,
même au dix-septième siècle où les mœurs étaient bien adoucies, la
suzeraineté d'un abbé, d'un prélat, comme meilleure que celle d'un homme de
guerre. La paroisse de Francescas plaide avec son évêque, qui ne veut payer
qu'un tiers de la construction de l'église ; elle ne correspond avec lui que
par huissier. Sur ces entrefaites, M. de Laserre, seigneur de Francescas, qui
taquine et vexe les habitants, met sa terre en vente. Aussitôt la
municipalité décide qu'on ira supplier l'évêque
d'acheter la seigneurie de Francescas ; ils offrent au prélat de lui faire cadeau d'une partie de la somme,
qu'ils empruntent eux-mêmes, afin que rien ne mette obstacle à l'acquisition[36].
Les pensions accordées par le Roi sur les bénéfices
diminuaient aussi sensiblement le revenu net du titulaire. L'archevêque
d'Arles, condamné à prélever 20.000 livres par an pour l'acquittement des
charges ordinaires du diocèse, écrit à Richelieu, que son archevêché est
grevé de 27.000
livres de pensions dues à des tiers, et que le revenu
de l'archevêché n'est que de 50.000 livres[37]. Il y a ici
exagération probable, puisqu'il ne lui serait plus resté pour vivre que 3.000 livres par an
; mais, par suite de cet abus, le titulaire d'un bénéfice pouvait être
semblable à un légataire universel, chargé de délivrer à d'autres des legs
particuliers pour toute la valeur de la succession.
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