RICHELIEU ET LA MONARCHIE ABSOLUE

 

TOME TROISIÈME. — ADMINISTRATION GÉNÉRALE (SUITE).

LA MARINE ET LES COLONIES.

CHAPITRE IV. — PORTS ET CÔTES. - NAVIGATION. - PIRATERIE.

 

 

Côtes ; droits et obligations des habitants ; les naufragés et leur sort. — Ports de l'Océan et de la Manche : la Rochelle, Brouage, Brest, le Havre. — Ports de la Méditerranée ; les galères à Toulon ; Marseille devient port franc. — Marine de commerce, congés et passeports des navires. — Législation maritime nulle. — État des mers ; la mer est une vaste forêt de Bondy. — Les assurances maritimes. — Course et piraterie constante entre les puissances chrétiennes. — Rapports avec les Barbaresques, Alger, Tunis. — Les esclaves et leur rachat. — Traité avec l'empereur de Maroc.

 

Les habitants des côtes, jusqu'à une demi-lieue de la mer, étaient, mérite en pleine paix, tenus de faire la garde sur le rivage, la nuit par feux et le jour par fumée, pour éviter les descentes des ennemis du Roi. Ils devaient, à leurs frais, se fournir d'armes, de poudre et de munitions. Malgré les réclamations qui plus d'une fois se produisirent contre cette corvée, Sa Majesté maintint ce que les ordonnances et les coutumes locales avaient prescrit[1]. Or ces coutumes étaient innombrables ; il n'est presque pas un point du littoral, où plusieurs seigneurs à la fois, des abbés, des dames, des gouverneurs de place forte, ici le sénéchal, là le président du présidial, ne prennent le titre d'amiraux de la minuscule portion de tôles à laquelle ils confinent[2]. Avec le titre, tous en revendiquent les profits, que l'État maintenant leur dispute : les choses jetées en terre par tourmente et fortune de mer, qui, disent les États de Normandie, appartiennent aux seigneurs du fief. Les biens des naufragés, le navire qui les porte, sont la proie légitime des riverains, qui s'en emparent ; c'est le droit de bris, que les ecclésiastiques eux-mêmes font valoir scrupuleusement sur leurs terres, et dont Richelieu, comme grand maitre de la navigation, réclame sa part avec énergie. Tout naufrage donne lieu à des scènes de sauvagerie, qui révoltent nos idées d'humanité. C'est pour les populations côtières jour de fête. On monte à l'abordage du vaisseau échoué, on confisque tout ; un passager s'échappe-t-il avec quelque poil ion de son bagage qu'il cherche à conserver, qu'il prenne garde ; il sera, si on le rattrape à temps, traité comme un voleur qui veut frustrer le Roi et ses fidèles sujets du cadeau de la mer[3]. Cet état de choses subsistait encore, en 1800, dans quelques départements. Pas plus au dix-septième siècle qu'aujourd'hui, il n'était donné au pouvoir public de changer les mœurs par une loi ; les usages sont plus forts que les ordonnances.

L'administration des ports n'était pas moins décentralisée que celle des côtes. Partout les municipalités entretenaient leurs ports et leurs quais, au moyen des octrois, de droits d'ancrage et de stationnement sur les vaisseaux qui venaient y chercher un abri. A. Abbeville, c'est un sou pour pot que lèvent les habitants ; des droits sur le sel à Fécamp, sur la morue à Honfleur, au Havre, un écu par tonneau sur les terre-neuviers, servent à nettoyer et à réparer les petits bassins qui contenaient les petits navires d'alors[4]. De Calais jusqu'à Bayonne, la France n'avait, ni sur la Manche ni sur l'Océan, un seul port de commerce considérable ; quant à des ports militaires, le mot même n'eût pas eu de sens, puisqu'il n'y avait pas de marine militaire. Abandonnés par les marins comme Blavet ou Brouage, ou abandonnés par la mer comme Harfleur, qui voyait au dix-huitième siècle paître les moutons, là où cent ans avant les vaisseaux jetaient l'ancre, les havres disparus, pas plus que les survivants : Saint-Valery, Oléron, Chef-de-Bois, et ce petit port de Capbreton l'unique de la duché d'Albret, qui seul donnait accès à Bayonne, et s'envasait deux fois en vingt ans, aucun de ces ports ne pouvait faire prévoir les déplacements énormes de terre et de pierre auxquels nos contemporains se sont livrés[5]. Le gouvernement de Louis XV, qui délaissait le havre comme port de guerre parce qu'il était trop peu profond, et fondait Rochefort et le Port-Louis, n'aurait plus aujourd'hui la même pensée. Sous Louis XIII on faisait un bel éloge du port de la Rochelle, en disant que des navires de trois et quatre cents tonneaux pouvaient y entrer commodément quand la mer était haute.

La Rochelle était du reste notre meilleur port de l'Océan, malgré les efforts de Richelieu pour fixer à Brouage la clientèle des étrangers, qui venaient chercher du sel dans nos salines. Brouage, située au milieu des marais, loin de la terre et au-dessus de toutes les rivières, était inaccessible de trois lieues à la ronde pour les chevaux de charge, le port s'ensablait, les guerres y avaient laissé des vaisseaux coulés à fond, les moulins s'en étaient allés. Dans la ville, qui n'avait que 600 pas de diamètre, les capitaines s'étaient emparés des quelques maisonnettes que les particuliers avaient bâties, et dont les propriétaires ne demeuraient plus que comme simples concierges. En somme, le militaire ne paie la marchandise que de menaces, et chasse le commerçant qui emporte avec lui la richesse[6]. Mieux inspiré en Bretagne, le cardinal, après avoir vainement cherché de Calais à Cherbourg, un lieu propre et commode pour construire un grand port, s'était décidé en faveur de Brest, dont il fit son quartier général, et qu'il subventionna quatre fois plus qu'aucune autre cité maritime ; la postérité a pleinement ratifié ce choix[7].

Elle a fait de même pour Toulon, qui se développa par le séjour des galères. Pour mettre fin aux perpétuelles discordes du général des galères avec le gouverneur de Provence, ces vaisseaux, qui jusqu'alors mouillaient à Marseille, furent conduits en 1627 à Toulon. Ils amenèrent dans cette ville quantité de gentilshommes de la suite du général, d'officiers et de soldats. La municipalité de Toulon s'ingénia à satisfaire les uns et les autres ; dans le but de s'attirer la perpétuelle résidence des galères, elle fit don aux capitaines d'emplacements à bâtir, dans les plus beaux quartiers. Elle engagea l'ingénieur qui creusait le port de Marseille, afin d'avoir les moyens de faire plus vite et moins chèrement la même opération dans celui de Toulon.  Pour le nettoyer, le conseil de ville se servit d'une machine récemment inventée, la plus utile qu'on ait encore vue à cet effet[8]. L'État de son côté envoya un contrôleur de la Marine diriger les travaux des fortifications qu'il prit à sa charge[9]. Toulon devint un instant plus ample et plus beau que Marseille, et la vieille lutte des deux villes rivales se fût terminée sans doute à l'avantage de la première, si Marseille n'avait obtenu la franchise de son port, que Toulon sollicita en vain. Malgré la grosse chaîne de fer, que l'on continuait chaque soir à tendre devant l'entrée du premier bassin, selon l'usage de jadis, les navires affluèrent à Marseille, innombrables, et chargés de libres marchandises. La franchise assura à l'antique colonie phocéenne une prépondérance décisive, non-seulement sur les ports français, mais même sur tous ceux de la Méditerranée ; sur Livourne notamment, qui avait encore le monopole des soies, et dont le commerce en peu d'années tomba presque à rien[10].

Partout ailleurs, les navires, français ou étrangers indistinctement, devaient payer au grand maitre de la navigation des droits de congés ou passeports. Mais ce léger impôt variant de 7 livres 10 sous pour les bateaux qui faisaient le voyage de Terre-Neuve ou de Barbarie, jusqu'à 5 sous pour ceux qui se livraient au cabotage n'était pas de nature à entraver le commerce[11]. Ce qui en arrêtait l'essor était bien plus grave, et ne devait pas disparaître en un jour. Dans l'Europe de 1630, échanger des marchandises sur mer avec ses semblables est une opération où la chance a tant de part, qu'elle ressemble plus aux jeux de hasard prohibés par la police, qu'à une sérieuse spéculation. Avant tout, aucun code maritime. Rien de réglé sur les différends qui surviennent, les assurances, les avaries, le jet des marchandises à la mer, les délais des chargeurs. Les Espagnols étaient là-dessus plus avancés que nous ; leurs usages de Barcelone étant devenus des lois. En France, les jeunes gens, qui composent les tribunaux spéciaux, prononcent sur des matières qu'ils n'entendent pas, et la jurisprudence change de dix en dix ans. Richelieu, par sa nature d'esprit, était tout à fait impropre aux choses économiques dont la liberté est l'âme. Il était réservé à Colbert d'accomplir ce chef-d'œuvre, de relever la marine de commerce. Quant au cardinal, ses défenses aux étrangers d'exporter aucune marchandise française, sous peine de confiscation, aux Français de se servir d'aucun vaisseau étranger, demeurèrent sans exécution. Il en fut de même de ses minutieux règlements pour la sûreté de la navigation et commerce, obligeant les marchands à prendre une permission du grand maitre pour trafiquer leur prescrivant de ne s'arrêter dans aucun port étranger, que s'ils y sont absolument forcés, et leur ordonnant de faire voile en ce cas, pour en sortir, dès que le temps le permettrait[12].

Cette dernière règle parait même quelque peu dépourvue de sanction, puisque la France, sauf ses ambassadeurs, n'avait aucun agent au dehors ; les quelques personnes qui, dans les ports de la Méditerranée, portent les noms de consuls et vice-consuls, sont les représentants des municipalités du littoral, des négociants nommés, payés par elles, et par conséquent ne dépendant que d'elles seules[13].

Toutes les côtes étaient en ce temps infestées de pirates ; la mer éveille l'idée d'une vaste forêt de Bondy, où les voleurs seraient aussi nombreux que les voyageurs. « Vous êtes tenu, disait au Roi le Parlement de Provence, de garantir vos sujets d'oppression, sur mer comme sur terre. Pour cela, Sire, vous êtes établi de Dieu. Pour cela, se cueille une partie des droits qu'ils vous payent, lesquels venant principalement du négoce, vous obligent à l'assurer d'autant plus. n Désireux de protéger les pêcheurs de morue, la ville de Saint-Malo arme à ses frais un vaisseau de guerre monté par 80 hommes d'équipage ; le trafic s'en va perdu, déclarent les marchands de Rouen, si on ne leur donne des vaisseaux pour les accompagner ; mais ils tiennent à en nommer eux-mêmes les officiers, afin d'avoir confiance en eux pour la conservation de leurs marchandises ; car s'ils étaient à la merci des hommes de guerre, ils aimeraient mieux rien ; ce serait un danger de plus ; les capitaines voudraient une part de leurs bénéfices, les vexeraient, etc. En effet, les marchands français s'étaient vus si maltraités par nos propres garde-côtes, qu'ils avaient été obligés d'en demander la suppression, quelque temps après en avoir sollicité la création[14].

Les assurances maritimes existaient pourtant, non à l'état d'institution régulière[15], comme par la suite, mais sous forme de traités privés. Dans tous les ports on trouve des négociants, des gentilshommes, des magistrats, pour assurer de gré à gré les marchandises que l'on fait venir, ou que l'on envoie ; mais, comme le dit un gros banquier contemporain, Lumagne, tels traités d'assurances sont le plus souvent des procès, et non des effets certains[16].

Comment eût-il pu en être autrement, en présence des dangers dont les bâtiments étaient menacés, de la part des hommes bien plus que de celle des éléments ? A nos portes, nos voisins les Anglais, pirates ou corsaires (en ce temps-là il n'y a pas grande différence) écumaient les mers sur une vaste échelle. Des puissantes compagnies dont les plus grands seigneurs faisaient partie, n'avaient pas d'autre objectif. Avec les vaisseaux qu'ils entretiennent, ils peuvent commodément endommager nos côtes et piller nos marchandises. En deux ans, ils prennent 100 navires normands, estimés à plusieurs millions, sans parler des hommes faits esclaves. Sous prétexte de trafiquer ès mers du Levant, écrit notre ambassadeur à Venise, les Anglais exercent la piraterie contre les Français seuls, prennent 'eues vaisseaux et les vendent tantôt au Zanto, tantôt à Céphalonie. Pierre Aymar, qui va de Smyrne à Marseille, porter des cotons et des tapis, attaqué en route par Jeanson, marchand de Londres, avec lequel il avait entretenu jusque-là les meilleurs rapports, est forcé d'abandonner son navire, dont le chargement seul représentait 30.000 ducats[17].

Quoique nous fussions les principales victimes des sujets britanniques, nous n'étions pas les seules ; il leur était plus facile, par exemple, de s'enrichir à nos dépens qu'à ceux des Espagnols, qui ne commerçaient qu'aux Indes ; mais si l'occasion s'en présentait, il ne leur répugnait aucunement de s'attaquer soit à ces derniers, soit aux Hollandais, soit aux Danois qui faisaient de grandes plaintes de leurs voleries[18]. Tous d'ailleurs s'unissaient contre la France, comme si, disent piteusement les États de Normandie, nous étions le jouet de leur animosité. L'Angleterre pille nos vaisseaux sous prétexte qu'ils portent du blé en Espagne ; les Dunkerquois sous prétexte qu'ils en portent en Hollande ; les Hollandais, plus audacieusement encore s'entendent avec les Infidèles, et, souvent, après nous avoir volés, prennent des turbans pour feindre qu'ils sont Turcs. Le tout, sens parler des Espagnols qui arrêtent d'ordinaire les Français, et les forcent d'aller aux Indes pour leur service[19], ou des Rochelais qui faisaient des descentes aux embouchures de la Loire et de la Garonne, renouvelant les exploits des guerriers de Rollon, sous le règne de Charles le Simple[20].

Il ne faudrait pas croire que notre gouvernement laissât ainsi malmener ses nationaux, sans riposter de la même manière. En une seule année et en pleine paix, nous nous étions saisis, par manière de représailles, de 120 navires anglais, nous avions même arrêté ceux qui se trouvaient dans nos ports, et mis l'embargo sur les marchandises anglaises au cœur de Paris, à la foire Saint-Germain des Prés, sous les yeux des ambassadeurs du roi de la Grande-Bretagne, qui n'avait osé quasi s'en formaliser. Si les étrangers avouaient leurs pirates, et leur pardonnaient, nous agissions de même envers les nôtres ; et ce pardon avait pour résultat, chez nous comme chez eux, de rendre vaines toutes les procédures qui auraient pu être dirigées contre les anciens écumeurs de mer, après leur rentrée dans la vie bourgeoise. Quant aux navires de nationalités diverses, vénitiens, génois, florentins ou autres, non-seulement nous laissions ceux de nos corsaires qui s'en étaient emparés les vendre librement dans nos ports, mais nous n'hésitions pas à confisquer nous-mêmes officiellement, avec toute leur cargaison, ceux que nous estimions avoir à bord seulement dix écus de marchandises appartenant à une nation ennemie[21].

Ainsi tous les États de l'Europe étaient perpétuellement, sur les flots, voleurs ou volés, malgré les édits restrictifs de la course, malgré des traités conclus à ce sujet, et toujours mal observés. La France et l'Angleterre se promettaient de part et d'autre, en 1632, de ne plus donner à l'avenir de lettres de marque, si ce n'est en se prévenant, et contre un navire seulement. Ce qui rouvrait la porte aux hostilités particulières. Toute permission de commercer sur mer, ne comportait-elle pas en même temps celle de faire la guerre aux ennemis du Roi, et de s'emparer de leurs personnes[22] ? La course fut défendue, en 1634, contre les Espagnols et Portugais pour l'Occident en deçà du premier méridien, et pour le midi en deçà du tropique du Cancer ; sauf à nos sujets d'entreprendre, comme par le passé, à l'encontre desdits Espagnols et Portugais, au delà desdites bornes, ainsi qu'ils trouveront leurs avantages. Or le premier méridien était tout de convention ; les Portugais le plaçaient aux Açores, les Français aux Canaries à l'île de Fer, et les Hollandais à l'île de Ténériffe. Richelieu décréta que ce dernier était le seul bon ; et fit très-expresse inhibition et défense aux géographes de le placer ailleurs[23]. Mais il était plus facile de déclarer que le premier méridien passerait par tel ou tel point du globe, qu'il ne l'était de constater, au retour d'un navire français au Havre on à Marseille, si les vaisseaux pris aux Espagnols l'avaient été à tel ou tel degré de longitude ; et l'on était bien forcé de s'en rapporter à la déclaration des capitaines, qu'il eût été difficile de vérifier.

Et parmi les obstacles mis à la navigation, nous ne parlons pas de ces tribus, de ces péages maritimes, que certaines puissances exigeaient des vaisseaux qui passaient à proximité de leurs côtes, depuis le Danemark, qui perçoit sur le Sund de véritables droits de douane, jusqu'à Monaco, dont le prince entretient en mer des brigantins, pour confisquer ceux qui veulent passer, sans lui payer l'impôt auquel il prétend[24].

Par la façon dont les puissances chrétiennes se traitent entre elles, on peut augurer ce que sont leurs rapports avec les États musulmans de Tunis, Alger et Maroc. Depuis l'avènement de Louis XIII, disait-on en 1623, il avait été enlevé plus de 30.000 bonshommes, et 2.500 vaisseaux. Les Barbaresques faisaient des rafles humaines sur nos côtes, et allaient vendre leur butin sur les marchés d'esclaves du Levant. La fable du Turc qui, dans les Fourberies de Scapin, est censé vouloir emmener en Alger le fils du bonhomme Géronte, n'est pas si folle qu'elle parait à nos yeux modernes. Il suffit de lire les récits du temps, pour se convaincre de son extrême vraisemblance. Alger, Malte musulmane, place d'armes des corsaires de l'Islam, fondée pour porter sur la mer le Djehad ou guerre sainte, avait, en moins de cinquante ans, anéanti le commerce et la navigation de l'Espagne sur la Méditerranée. La France, au contraire, depuis François Ier, alliée à la Porte durant les règnes des sultans Soliman, Solim et Amurat, avait vécu en bons termes avec les sujets du Grand Seigneur. Plus d'un pacha d'Alger, au seizième siècle, paya de sa tête le peu de soins qu'il mettait à donner satisfaction à nos souverains. Placés entre les instructions de Constantinople qui défendaient la piraterie, et la population algérienne qui ne vivait que pour et par la piraterie, les envoyés du Sultan se trouvaient fort embarrassés ; d'autant plus que, le Divan qui prélevait une part des prises, ne po avait, sans cette ressource, payer la milice et subvenir aux dépenses publiques. Cependant la paix avait régné tant bien que mal ; les Algériens étaient bien aises, en un jour de tempête, ou après un combat malheureux avec les galions hollandais ou espagnols, de trouver un refuge dans les ports français.

Deux canons, injustement enlevés aux Barbaresques par un de nos compatriotes, furent, en 1609, le motif d'une rupture qui dura plus de vingt ans, et nous coûta des millions. Tous les torts par conséquent, n'étaient pas du côté des Infidèles ; et lorsque notre gouvernement envoya contre eux une expédition, déclarant que les musulmans, par leurs manquements fréquents à la foi jurée, ne paraissaient plus dignes du roi de France, il ne disait pas toute la vérité. Le ministère de Richelieu se passa à conclure avec le hacha ou vice-roi d'Alger, des conventions et des trêves qu'on s'empressait de ne pas observer, d'un côté comme de l'autre. Aussitôt après la signature d'un traité de commerce, rédigé par Samson Napollon, notre consul à Alger, 16 Turcs, perdus en mer sur une chaloupe, demandaient à une barque française de les rapatrier, étaient reçus à bord, et massacrés. Une tartane algérienne se laissait approcher sans défiance par un navire français, qui s'emparait de son équipage, et le vendait aux galères d'Espagne. Le commandant d'un vaisseau du Roi agissait de même avec d'autres matelots musulmans[25]. Soit ignorance d'une paix dont ils n'étaient pas encore informés, soit besoin de représailles auquel on ne savait pas résister, l'entente est aussitôt violée que promise. Le Roi a beau commander que les Turcs qui vivront, dit-il, avec plus de retenue que par le passé, soient reçus, chéris, et caressés en tous les lieux de la côte de Provence ; les municipalités du littoral ont beau s'associer à ces projets de concorde, le peuple ne désarme pas. Un corsaire du Maroc, reconnu sur le quai de Marseille, n'échappe aux fureurs de la populace, que grâce aux autorités qui lui donnent asile dans la forteresse.

Il n'en fallait pas tant pour échauffer la bile des populations africaines, dans lesquelles des réfugiés de toutes nations, Turcs de goût et non de naissance, aventuriers et pirates par vocation, représentaient un élément difficile à contenir[26]. Ce ne sont pas des hommes, écrivait aux consuls de Marseille le plénipotentiaire du Sultan, ils sont pires que des diables ; en ce pays-ci, pour cinq sous ils feraient mourir leur père. Un Algérien saisit un bâtiment marseillais, porteur d'une cargaison de 100.000 écus, et met à mort les trente-six hommes qui le montaient ; tous les jours de pareils faits se produisaient[27]. La foi religieuse s'en mêle ; les victimes sont appelées martyrs, soit par les chrétiens, soit par les musulmans ; le Père Dan, auteur d'une Histoire de Barbarie, ne nomme pirates que ceux qui font la course contre les chrétiens, ceux qui la font contre les musulmans étant dignes d'éloge.

Les prisonniers, vendus aux enchères comme esclaves sur la place publique, à leur débarquement en Algérie, manquaient souvent du nécessaire, malgré les fondations pieuses des Ordres religieux de la Trinité et de la Mercy. En 1633, ils étaient au nombre de 25.000. Aussi le rachat et l'échange des captifs sont-ils des opérations normales, qui se perpétuent à travers toutes les alternatives d'hostilité. Elles étaient assez onéreuses à nos pères, puisqu'on ne rend que 130 chrétiens pour 1.000 Turcs, et que la rançon d'un esclave, payée en espèces aux États barbaresques, était en moyenne de 300 livres[28].

Au Maroc nous fûmes plus heureux, grâce au chevalier de Razilly, qui conduisit les opérations avec une remarquable sagacité. Je n'aurai jamais jour de contentement, écrivait ce brave marin, que je n'aie vu en liberté les pauvres captifs français de Maroque. Assisté de M. du Chalard, gouverneur de Cordouan, il signa avec l'Empereur Muley-Bommargual-Abdul-Malicqué un traité qui ouvrait le Maroc à nos nationaux, stipulait que les Français amenés à Salé par n'importe quels vaisseaux, y seraient remis en liberté, et en tout cas ne pourraient y être vendus, et établissait un consul maritime, conseil de la nation française. Le Roi de France promettait aux Marocains la réciprocité dans son royaume, s'engageait à ne les point forcer en ce qui serait de leur religion, et même à faire racheter à ses frais un notable détenu à Malte[29].

L'assassinat du souverain de Maroc qui l'année suivante, selon l'expression de notre consul, fut fait mourir par un renié français, musicien qu'il avait pris pour favori, ne change en rien cet état de choses, au contraire[30]. Le nouveau règne commença par l'expulsion des Maures andalous, qui chassés d'Espagne, s'étaient réfugiés depuis vingt ans sur la côte africaine ; ils s'étaient rendus odieux par leur arrogance à leurs coreligionnaires, qui les appelaient du nom de chrétiens, injure la plus atroce qui puisse être. Comme ils étaient beaucoup plus braves et plus adroits que les musulmans indigènes, que d'autre part, ils se montraient beaucoup moins fidèles qu'eux à leurs engagements, cette mesure eut pour nous les plus heureux résultats[31].

 

 

 



[1] Sauvegarde du Roi du 28 février 1625. — Arrêt du Parlement du 12 août 1622. (Rondonneau.) — DE BEAUREPAIRE, Cahier des États de Normandie, I, 188.

[2] Correspondance de SOURDIS, I, XXII.

[3] DE BEAUREPAIRE, Cahier des États de Normandie, II, 149. — Coutume de Normandie. Art. 602. — Lettres et papiers d'État, II, 356. — DE CARNÉ, États de Bretagne, I, 28S. — Arch. dép. des Landes, préface, p. 12. — Dans le temps des Barbares, dit MONTESQUIEU, s'établirent les droits insensés d'aubaine et de naufrage. Les hommes pensèrent que les étrangers ne leur étant unis par aucune communication du droit civil, ils ne leur devaient d'un côté, aucune sorte de justice, et de l'autre aucune sorte de pitié. Esprit des lois (éd. Didot), 372.

[4] Correspondance de SOURDIS, III, 190. — Voyage de d'Infreville. L'octroi de Dieppe, celui de Fécamp, celui du Croisic, valaient chacun 3.000 livres, celui du Havre 12.000 ; celui de Nantes 37.000 ; il servait à nettoyer la rivière dont le canal mal entretenu diminuait. Les droits d'ancrage étaient quelquefois égaux pour les Français et les étrangers, quelquefois plus élevés pour ces derniers.

[5] Arch. Guerre, LVI, 232. —Aff. Etrang., t. 781, fol. 250. —Arch. dép. des Landes, Capbreton, II, 1. —FONTENAY-MAREUIL, Mémoires, 188. — DANIEL, Histoire de la milice, II, 640.

[6] Aff. Étrang., t. 797, fol. 144.

[7] Aff. Étrang., t. 786, fol. 74. — Lettres et papiers d'État, VI, 640. — DE CARNÉ, États de Bretagne, I, 279, 287.

[8] Aff. Étrang., t. 797, fol. 149. (Nous ne savons en quoi consistait cette machine.) Arch. corn. de Toulon, B.B. 53, 56 (en 1634). — Voyage de J. BOUCHARD, Parisien, en 1630, p. 149, 192.

[9] Arch. com. de Toulon A.A., 36 (en 1639).

[10] SAVARY, Parfait Négociant, I, 398. — Voyage de J. BOUCHARD, en 1630, p. 136. — Notre meilleur port, après ceux-là, était Agde. (Correspondance de SOURDIS, I, 524.) — Richelieu, dit MONTCHAL (Mémoires, I, 49), demande au Pape le port de Civita-Vecchia, pour servir de retraite à nos vaisseaux, ce que le Saint-Père n'aurait pu nous accorder, sans partialité contre l'Espagne.

[11] Le droit ne fut exigé des navires français qu'à partir de 1632. On voit aussi des passeports généraux délivrés à des capitaines pour pêcher sur l'Océan et la Méditerranée, avec telle quantité de barques qu'ils voudront. Aff. Étrang., t. 779, fol. 89 ; t. 805, fol. 161.

[12] Aff. Étrang., t. 785, fol. 45 ; t. 787, fol. 279 ; t. 797, fol. 56.

[13] Voyez DE GRAMMONT, Relations sur Alger. — Jusqu'en 1718, les consuls d'Alger furent payés par la chambre de commerce de Marseille.

[14] Aff. Etrang., t. 781, fol. 78. Lettre très-intéressante de Lanson au cardinal. — Arch. com. de Saint-Malo, BB, 12, EE, 4. — En 1626, on songe à envoyer à Salé, sur les côtes du Maroc, six vaisseaux de guerre, du mois de mai au mois de septembre ; ce faisant, la pèche sera sûre. Aff. Étrang., t. 783, fol. 203.

[15] Ce ne fut qu'en 1668, qu'on établit à Paris, une Chambre d'assurance maritime, Trois ans après sa fondation, elle faisait déjà de 6 à 7 millions d'affaires par an. SAVARY, Parfait Négociant, II, 112.

[16] Aff. Etrang., t. 781, fol. 325 ; t. 790, fol. 3t. — Richelieu recommandait de faire assurer par gens solvables les canons qu'on importait de Hollande.

[17] Aff. Etrang., t. 791, fol. 53. — RICHELIEU, Mémoires, I, 443 ; II, 91 ; III, 149. Lettres et papiers d'État, II, 279. — FONTENAY-MAREUIL, Mémoires, 289. — DE BEAUREPAIRE, Cahier des États de Normandie, II, 208.

[18] RICHELIEU, Mémoires, I, 430, 485. — FONTENAY-MAREUIL, Mémoires, 288.

[19] Aussi le fret qui, du nord de l'Europe en France, était de 18 liv., s'élevait à 48 liv. s'il fallait aller jusqu'en Espagne, en raison des risques encourus.

[20] RICHELIEU, Mémoires, I, 262, 438 ; II, 597. — DE BEAUREPAIRE, Cahier des États de Normandie, II, 84.

[21] Relazioni dei ambasciatori Veneti ; Francia, II, 368. — Aff. Étrang., t. 789, fol. 185 ; t. 797, fol. 43. — Mémoires de ROHAN, 560 ; de RICHELIEU, I, 410.

[22] Traité du 29 mars 1632. — Aff. Étrang., t. 806, fol. 131. Modèle de passeport.

[23] Déclaration du 1er juillet 1614. Voulons que désormais ils aient à reconnaître et placer, dans leurs globes et cartes, ledit premier méridien en l'île de Fer, sans s'arrêter aux nouvelles inventions de ceux qui, par ignorance et sans fondement, l'ont placé aux Açores, sur ce qu'en ce lieu, aucuns navigateurs auraient rapporté l'aiguille n'avoir point de variations.

[24] Voyage de J. BOUCHARD, en 1630, p. 208. — Monaco servait d'escale aux navires espagnols, dans les fréquentes allées et venues qu'ils faisaient en Italie ; c'était le dernier port, de la Péninsule.Voyage de DESHAYES DE COURMENIN en Danemark, p. 42. Les droits sur le sel et le vin étaient dans le Sund de 4 %.

[25] Aff. Étrang., t. 786, fol. 14 ; t. 789, fol. 6 ; t. 801, fol. 263 ; t. 802, fol. 186. — Édit de janvier 1629. — DE GRAMMONT, Relations sur Alger, II, 45. — Arch. com. de Toulon, EE, 1. — Correspondance de SOURDIS, II, 380. — La Gazette de juillet 1631 raconte que trois petits vaisseaux turcs ont fait une descente en Irlande, et ont emmené 200 captifs. On voit qu'ils poussaient leurs incursions fort loin. — Voyez aussi dans la Gazette de 1636 et 1637, le récit de leurs incursions en Sicile et en Sardaigne.

[26] DE GRAMMONT, Relations sur Alger. Tels étaient les Anglais Edward et Uver, le Rochelais Soliman, le reïs Samson, le Flamand Simon Dansa, etc.

[27] Aff. Étrang., t. 800, fol. 141. — Heureux quand on s'en tirait à prix d'argent. Un marchand du Havre est au port de Salé (Maroc). Il va partir, ses marchandises vendues. Survient un navire indigène, démonté et vide, disant que 15 corsaires de Saint-Malo l'ont rencontré en mer, et réduit en cet état. Par réciprocité, on met la main sur le bateau havrais, et l'on oblige le patron à payer, pour les dégâts commis par les Malouins, 11.000 livres de dommages-intérêts.

[28] Arch. com. de Toulon, BB. 55 ; G.G. 52. — Elle s'élève même à plus de 500 livres en 1667, comme on le voit dans les comptes de la ville de Toulon. — Arch. Guerre, XXVIII, 258. — Aff. Étrang., t. 797, fol. 150. Il y avait à Alger deux catégories, les captifs de rançon et les esclaves de travail ; on laissait aux premiers leurs vêtements et une certaine liberté. En 1628, 30 esclaves sont rachetés par Samson Napollon, pour le compte de diverses villes du Midi, moyennant une somme de 9.190 livres. DE GRAMMONT, Relations sur Alger, II, 18. — L'Ordre de la Trinité racheta, au dix-septième siècle, 813 captifs d'Afrique.

[29] En 1635. — M. du Chalard racheta 360 matelots pour 216.000 francs. Il n'était pas encore remboursé en 1675, année on l'assemblée du clergé lui vint en aide, et le recommanda lui-même à la charité des fidèles, car son patrimoine était fort obéré par sa générosité.

[30] Traités du 3 septembre 1630, et du 17 septembre 1631. Aff. Étrang., t. 785, fol. 114 ; t. 800, fol. 136. Le Roi, écrit le consul P. Nhazet, qui prenait un extrême contentement d'entendre l'harmonie que ce renié français avait, le rendit son domestique, et le logea si avant dans ses bonnes grâces que, pour le récompenser, il délibéra de le rendre eunuque, pour le faire l'Argus des femmes du château de Saffis ; mais le renié ne désirant point terminer ses jours dans des récompenses qui lui tenaient lieu de supplices, résolut de tirer le Roi du monde. Il le tua d'un coup de pistolet, pendant la sieste, et prit la fuite. Les gardes ne s'étaient point émus du coup de feu ; Ils crurent que Sa Majesté avait tué quelqu'une de ses femmes, car ses prédécesseurs faisaient semblables exécutions. On ne s'aperçut de la mort du souverain que la nuit suivante.

[31] Aff. Étrang., t. 800, fol. 140. — Ces Maures d'Espagne à qui nous défendions en 1610, de pénétrer en France, sous peine d'être pendus et étranglés, ne pouvaient avoir pour nous de bien tendres sentiments.