Côtes ; droits et obligations des habitants ; les naufragés et leur sort.
— Ports de l'Océan et de la
Manche : la
Rochelle, Brouage, Brest, le Havre. — Ports de la Méditerranée ; les
galères à Toulon ; Marseille devient port franc. — Marine de commerce, congés
et passeports des navires. — Législation maritime nulle. — État des mers ; la
mer est une vaste forêt de Bondy. — Les assurances maritimes. — Course et
piraterie constante entre les puissances chrétiennes. — Rapports avec les
Barbaresques, Alger, Tunis. — Les esclaves et leur rachat. — Traité avec
l'empereur de Maroc.
Les habitants des côtes, jusqu'à une demi-lieue de la mer,
étaient, mérite en pleine paix, tenus de faire la garde sur le rivage,
la nuit par feux et le jour par fumée,
pour éviter les descentes des ennemis du Roi. Ils devaient, à leurs
frais, se fournir d'armes, de poudre et de munitions. Malgré les réclamations
qui plus d'une fois se produisirent contre cette corvée,
Sa Majesté maintint ce que les
ordonnances et les coutumes locales avaient prescrit[1]. Or ces coutumes
étaient innombrables ; il n'est presque pas un point du littoral, où
plusieurs seigneurs à la fois, des abbés, des dames, des gouverneurs de place
forte, ici le sénéchal, là le président du présidial, ne prennent le titre
d'amiraux de la minuscule portion de tôles à laquelle ils confinent[2]. Avec le titre,
tous en revendiquent les profits, que l'État maintenant leur dispute : les
choses jetées en terre par
tourmente et fortune de mer, qui, disent les États de Normandie,
appartiennent aux seigneurs du fief. Les biens des naufragés, le navire qui
les porte, sont la proie légitime des riverains, qui s'en emparent ; c'est le
droit de bris, que les ecclésiastiques eux-mêmes font valoir scrupuleusement
sur leurs terres, et dont Richelieu, comme grand maitre de la navigation,
réclame sa part avec énergie. Tout naufrage donne lieu à des scènes de
sauvagerie, qui révoltent nos idées d'humanité. C'est pour les populations
côtières jour de fête. On monte à l'abordage du vaisseau échoué, on confisque
tout ; un passager s'échappe-t-il avec quelque poil ion de son bagage qu'il
cherche à conserver, qu'il prenne garde ; il sera, si on le rattrape à temps,
traité comme un voleur qui veut frustrer le Roi et ses fidèles sujets du
cadeau de la mer[3].
Cet état de choses subsistait encore, en 1800, dans quelques départements.
Pas plus au dix-septième siècle qu'aujourd'hui, il n'était donné au pouvoir
public de changer les mœurs par une loi ; les usages sont plus forts que les
ordonnances.
L'administration des ports n'était pas moins décentralisée
que celle des côtes. Partout les municipalités entretenaient leurs ports et
leurs quais, au moyen des octrois, de droits d'ancrage et de stationnement sur les vaisseaux
qui venaient y chercher un abri. A. Abbeville, c'est un
sou pour pot que lèvent les
habitants ; des droits sur le sel à Fécamp, sur la morue à Honfleur, au
Havre, un écu par tonneau sur les terre-neuviers, servent à nettoyer et à
réparer les petits bassins qui contenaient les petits navires d'alors[4]. De Calais
jusqu'à Bayonne, la France
n'avait, ni sur la Manche
ni sur l'Océan, un seul port de commerce considérable ; quant à des ports
militaires, le mot même n'eût pas eu de sens, puisqu'il n'y avait pas de
marine militaire. Abandonnés par les marins comme Blavet ou Brouage, ou
abandonnés par la mer comme Harfleur, qui voyait au dix-huitième siècle paître
les moutons, là où cent ans avant les vaisseaux jetaient l'ancre, les havres
disparus, pas plus que les survivants : Saint-Valery, Oléron, Chef-de-Bois, et
ce petit port de Capbreton l'unique
de la duché d'Albret, qui seul donnait accès à Bayonne, et s'envasait
deux fois en vingt ans, aucun de ces ports ne pouvait faire prévoir les
déplacements énormes de terre et de pierre auxquels nos contemporains se sont
livrés[5]. Le gouvernement
de Louis XV, qui délaissait le havre comme port de guerre parce qu'il était
trop peu profond, et fondait Rochefort et le Port-Louis, n'aurait plus
aujourd'hui la même pensée. Sous Louis XIII on faisait un bel éloge du port
de la Rochelle,
en disant que des navires de trois et quatre cents tonneaux
pouvaient y entrer commodément quand
la mer était haute.
La
Rochelle était du reste notre meilleur port de l'Océan,
malgré les efforts de Richelieu pour fixer à Brouage la clientèle des
étrangers, qui venaient chercher du sel dans nos salines. Brouage, située au
milieu des marais, loin de la terre et au-dessus de toutes les rivières,
était inaccessible de trois
lieues à la ronde pour les chevaux de charge, le port s'ensablait, les
guerres y avaient laissé des vaisseaux coulés à fond, les moulins s'en
étaient allés. Dans la ville, qui n'avait que 600 pas de diamètre, les
capitaines s'étaient emparés des quelques maisonnettes que les particuliers
avaient bâties, et dont les propriétaires
ne demeuraient plus que comme simples concierges. En somme, le
militaire ne paie la marchandise
que de menaces, et chasse le commerçant qui emporte avec lui la
richesse[6]. Mieux inspiré en
Bretagne, le cardinal, après avoir vainement cherché de Calais à Cherbourg,
un lieu propre et commode pour
construire un grand port, s'était décidé en faveur de Brest, dont il
fit son quartier général, et qu'il subventionna quatre fois plus qu'aucune
autre cité maritime ; la postérité a pleinement ratifié ce choix[7].
Elle a fait de même pour Toulon, qui se développa par le
séjour des galères. Pour mettre fin aux perpétuelles discordes du général des
galères avec le gouverneur de Provence, ces vaisseaux, qui jusqu'alors
mouillaient à Marseille, furent conduits en 1627 à Toulon. Ils amenèrent dans
cette ville quantité de
gentilshommes de la suite du général, d'officiers et de soldats. La
municipalité de Toulon s'ingénia à satisfaire les uns et les autres ; dans le
but de s'attirer la perpétuelle
résidence des galères, elle fit don aux capitaines d'emplacements à
bâtir, dans les plus beaux quartiers. Elle engagea l'ingénieur
qui creusait le port de Marseille,
afin d'avoir les moyens de faire plus vite et moins chèrement la même
opération dans celui de Toulon. Pour le nettoyer, le conseil de ville se
servit d'une machine récemment inventée, la plus utile qu'on ait encore vue à cet effet[8]. L'État de son
côté envoya un contrôleur de la
Marine diriger les travaux des fortifications qu'il prit à
sa charge[9]. Toulon devint un
instant plus ample et plus beau
que Marseille, et la vieille lutte des deux villes rivales se fût terminée
sans doute à l'avantage de la première, si Marseille n'avait obtenu la
franchise de son port, que Toulon sollicita en vain. Malgré la grosse chaîne
de fer, que l'on continuait chaque soir à tendre devant l'entrée du premier
bassin, selon l'usage de jadis, les navires affluèrent à Marseille,
innombrables, et chargés de libres marchandises. La franchise assura à
l'antique colonie phocéenne une prépondérance décisive, non-seulement sur les
ports français, mais même sur tous ceux de la Méditerranée ; sur
Livourne notamment, qui avait encore le monopole des soies, et dont
le commerce en peu d'années tomba
presque à rien[10].
Partout ailleurs, les navires, français ou étrangers
indistinctement, devaient payer au grand maitre de la navigation des droits
de congés ou passeports. Mais ce léger impôt variant de 7 livres 10 sous pour
les bateaux qui faisaient le voyage de Terre-Neuve ou de Barbarie, jusqu'à 5
sous pour ceux qui se livraient au cabotage n'était pas de nature à entraver
le commerce[11].
Ce qui en arrêtait l'essor était bien plus grave, et ne devait pas
disparaître en un jour. Dans l'Europe de 1630, échanger des marchandises sur
mer avec ses semblables est une opération où la chance a tant de part,
qu'elle ressemble plus aux jeux de hasard prohibés par la police, qu'à une
sérieuse spéculation. Avant tout, aucun code maritime. Rien de réglé sur les
différends qui surviennent, les assurances, les avaries, le jet des
marchandises à la mer, les délais des chargeurs. Les Espagnols étaient
là-dessus plus avancés que nous ; leurs usages de Barcelone étant devenus des
lois. En France, les jeunes
gens, qui composent les tribunaux spéciaux, prononcent sur des matières
qu'ils n'entendent pas, et la jurisprudence change de dix en dix ans.
Richelieu, par sa nature d'esprit, était tout à fait impropre aux choses
économiques dont la liberté est l'âme. Il était réservé à Colbert d'accomplir
ce chef-d'œuvre, de relever la marine de commerce. Quant au cardinal, ses
défenses aux étrangers d'exporter
aucune marchandise française, sous peine de confiscation, aux Français
de se servir d'aucun vaisseau
étranger, demeurèrent sans exécution. Il en fut de même de ses
minutieux règlements pour la
sûreté de la navigation et commerce, obligeant les marchands à prendre
une permission du grand maitre
pour trafiquer leur prescrivant de ne s'arrêter dans aucun port étranger, que s'ils y sont
absolument forcés, et leur ordonnant de faire voile en ce cas, pour en
sortir, dès que le temps le permettrait[12].
Cette dernière règle parait même quelque peu dépourvue de
sanction, puisque la France,
sauf ses ambassadeurs, n'avait aucun agent au dehors ; les quelques personnes
qui, dans les ports de la
Méditerranée, portent les noms de consuls et vice-consuls,
sont les représentants des municipalités du littoral, des négociants nommés,
payés par elles, et par conséquent ne dépendant que d'elles seules[13].
Toutes les côtes étaient en ce temps infestées de pirates
; la mer éveille l'idée d'une vaste forêt de Bondy, où les voleurs seraient
aussi nombreux que les voyageurs. « Vous êtes tenu, disait au Roi le
Parlement de Provence, de garantir vos sujets d'oppression, sur mer comme sur
terre. Pour cela, Sire, vous êtes établi de Dieu. Pour cela, se cueille une
partie des droits qu'ils vous payent, lesquels venant principalement du
négoce, vous obligent à l'assurer d'autant plus. n Désireux de protéger les
pêcheurs de morue, la ville de Saint-Malo arme à ses frais un vaisseau de
guerre monté par 80 hommes d'équipage ; le trafic s'en va perdu, déclarent les marchands de Rouen,
si on ne leur donne des vaisseaux pour les accompagner ; mais ils tiennent à
en nommer eux-mêmes les officiers, afin d'avoir confiance en eux pour la
conservation de leurs marchandises ; car s'ils étaient à la merci des hommes
de guerre, ils aimeraient mieux
rien ; ce serait un danger de plus ; les capitaines voudraient une
part de leurs bénéfices, les vexeraient, etc. En effet, les marchands
français s'étaient vus si maltraités par nos propres garde-côtes, qu'ils
avaient été obligés d'en demander la suppression, quelque temps après en
avoir sollicité la création[14].
Les assurances maritimes existaient pourtant, non à l'état
d'institution régulière[15], comme par la
suite, mais sous forme de traités privés. Dans tous les ports on trouve des
négociants, des gentilshommes, des magistrats, pour assurer de gré à gré les
marchandises que l'on fait venir, ou que l'on envoie ; mais, comme le dit un
gros banquier contemporain, Lumagne, tels traités d'assurances sont le plus souvent des procès, et non
des effets certains[16].
Comment eût-il pu en être autrement, en présence des
dangers dont les bâtiments étaient menacés, de la part des hommes bien plus
que de celle des éléments ? A nos portes, nos voisins les Anglais, pirates ou
corsaires (en ce temps-là il n'y a pas grande différence) écumaient les mers
sur une vaste échelle. Des puissantes compagnies dont les plus grands
seigneurs faisaient partie, n'avaient pas d'autre objectif. Avec les vaisseaux
qu'ils entretiennent, ils
peuvent commodément endommager nos côtes et piller nos marchandises.
En deux ans, ils prennent 100 navires normands, estimés à plusieurs millions,
sans parler des hommes faits
esclaves. Sous prétexte de
trafiquer ès mers du Levant, écrit notre ambassadeur à Venise,
les Anglais exercent la piraterie
contre les Français seuls, prennent 'eues vaisseaux et les vendent
tantôt au Zanto, tantôt à Céphalonie. Pierre Aymar, qui va de Smyrne à
Marseille, porter des cotons et des tapis, attaqué en route par Jeanson,
marchand de Londres, avec lequel il avait entretenu jusque-là les meilleurs
rapports, est forcé d'abandonner son navire, dont le chargement seul
représentait 30.000 ducats[17].
Quoique nous fussions les principales victimes des sujets
britanniques, nous n'étions pas les seules ; il leur était plus facile, par
exemple, de s'enrichir à nos dépens qu'à ceux des Espagnols, qui ne
commerçaient qu'aux Indes ; mais si l'occasion s'en présentait, il ne leur
répugnait aucunement de s'attaquer soit à ces derniers, soit aux Hollandais,
soit aux Danois qui faisaient de
grandes plaintes de leurs voleries[18]. Tous d'ailleurs
s'unissaient contre la France,
comme si, disent
piteusement les États de Normandie, nous étions le jouet de leur animosité. L'Angleterre pille
nos vaisseaux sous prétexte qu'ils portent du blé en Espagne ; les
Dunkerquois sous prétexte qu'ils en portent en Hollande ; les Hollandais,
plus audacieusement encore s'entendent
avec les Infidèles, et, souvent, après nous avoir volés, prennent des turbans
pour feindre qu'ils sont Turcs. Le tout, sens parler des Espagnols qui
arrêtent d'ordinaire les Français, et les forcent d'aller aux Indes pour leur
service[19],
ou des Rochelais qui faisaient des descentes aux embouchures de la Loire et de la Garonne, renouvelant les
exploits des guerriers de Rollon, sous le règne de Charles le Simple[20].
Il ne faudrait pas croire que notre gouvernement laissât
ainsi malmener ses nationaux, sans riposter de la même manière. En une seule
année et en pleine paix, nous nous étions saisis, par manière de
représailles, de 120 navires anglais, nous avions même arrêté ceux qui se
trouvaient dans nos ports, et mis l'embargo sur les marchandises anglaises au
cœur de Paris, à la foire Saint-Germain des Prés, sous les yeux des
ambassadeurs du roi de la
Grande-Bretagne, qui n'avait osé quasi s'en formaliser. Si les étrangers
avouaient leurs pirates, et leur pardonnaient, nous agissions de même envers
les nôtres ; et ce pardon avait pour résultat, chez nous comme chez eux, de
rendre vaines toutes les procédures qui auraient pu être dirigées contre les
anciens écumeurs de mer, après leur rentrée dans la vie bourgeoise. Quant aux
navires de nationalités diverses, vénitiens, génois, florentins ou autres,
non-seulement nous laissions ceux de nos corsaires qui s'en étaient emparés
les vendre librement dans nos ports, mais nous n'hésitions pas à confisquer
nous-mêmes officiellement, avec toute leur cargaison, ceux que nous estimions
avoir à bord seulement dix écus de marchandises appartenant à une nation
ennemie[21].
Ainsi tous les États de l'Europe étaient perpétuellement,
sur les flots, voleurs ou volés, malgré les édits restrictifs de la course,
malgré des traités conclus à ce sujet, et toujours mal observés. La France et l'Angleterre se
promettaient de part et d'autre, en 1632, de ne plus donner à l'avenir de
lettres de marque, si ce n'est
en se prévenant, et contre un navire seulement. Ce qui rouvrait la
porte aux hostilités particulières. Toute permission de commercer sur mer, ne
comportait-elle pas en même temps celle de faire la guerre aux ennemis du Roi, et de s'emparer de leurs
personnes[22] ? La course fut
défendue, en 1634, contre les Espagnols et Portugais pour l'Occident en deçà
du premier méridien, et pour le midi en deçà du tropique du Cancer ;
sauf à nos sujets d'entreprendre,
comme par le passé, à l'encontre desdits Espagnols et Portugais, au delà
desdites bornes, ainsi qu'ils trouveront leurs avantages. Or le
premier méridien était tout de convention ; les Portugais le plaçaient aux
Açores, les Français aux Canaries à l'île de Fer, et les Hollandais à l'île
de Ténériffe. Richelieu décréta que ce dernier était le seul bon ; et fit
très-expresse inhibition et défense
aux géographes de le placer ailleurs[23]. Mais il était
plus facile de déclarer que le premier méridien passerait par tel ou tel
point du globe, qu'il ne l'était de constater, au retour d'un navire français
au Havre on à Marseille, si les vaisseaux pris aux Espagnols l'avaient été à
tel ou tel degré de longitude ; et l'on était bien forcé de s'en rapporter à
la déclaration des capitaines, qu'il eût été difficile de vérifier.
Et parmi les obstacles mis à la navigation, nous ne
parlons pas de ces tribus, de ces péages maritimes, que certaines puissances
exigeaient des vaisseaux qui passaient à proximité de leurs côtes, depuis le
Danemark, qui perçoit sur le Sund de véritables droits de douane, jusqu'à
Monaco, dont le prince entretient en mer des brigantins, pour confisquer ceux
qui veulent passer, sans lui payer l'impôt auquel il prétend[24].
Par la façon dont les puissances chrétiennes se traitent
entre elles, on peut augurer ce que sont leurs rapports avec les États
musulmans de Tunis, Alger et Maroc. Depuis l'avènement de Louis XIII,
disait-on en 1623, il avait été enlevé plus de
30.000 bonshommes, et 2.500
vaisseaux. Les Barbaresques faisaient des rafles humaines sur nos
côtes, et allaient vendre leur butin sur les marchés d'esclaves du Levant. La
fable du Turc qui, dans les Fourberies
de Scapin, est censé vouloir emmener en Alger le fils du bonhomme Géronte, n'est pas si
folle qu'elle parait à nos yeux modernes. Il suffit de lire les récits du
temps, pour se convaincre de son extrême vraisemblance. Alger, Malte
musulmane, place d'armes des corsaires de l'Islam, fondée pour porter sur la
mer le Djehad ou
guerre sainte, avait, en moins de cinquante ans, anéanti le commerce et la
navigation de l'Espagne sur la Méditerranée. La France, au contraire, depuis
François Ier, alliée à la
Porte durant les règnes des sultans Soliman, Solim et
Amurat, avait vécu en bons termes avec les sujets du Grand Seigneur. Plus
d'un pacha d'Alger, au seizième siècle, paya de sa tête le peu de soins qu'il
mettait à donner satisfaction à nos souverains. Placés entre les instructions
de Constantinople qui défendaient la piraterie, et la population algérienne
qui ne vivait que pour et par la piraterie, les envoyés du Sultan se
trouvaient fort embarrassés ; d'autant plus que, le Divan qui prélevait une part
des prises, ne po avait, sans cette ressource, payer la milice et subvenir
aux dépenses publiques. Cependant la paix avait régné tant bien que mal ; les
Algériens étaient bien aises, en un jour de tempête, ou après un combat
malheureux avec les galions hollandais ou espagnols, de trouver un refuge
dans les ports français.
Deux canons, injustement enlevés aux Barbaresques par un
de nos compatriotes, furent, en 1609, le motif d'une rupture qui dura plus de
vingt ans, et nous coûta des millions. Tous les torts par conséquent,
n'étaient pas du côté des Infidèles ; et lorsque notre gouvernement envoya
contre eux une expédition, déclarant que les musulmans, par leurs manquements
fréquents à la foi jurée, ne
paraissaient plus dignes du roi de France, il ne disait pas toute la
vérité. Le ministère de Richelieu se passa à conclure avec le hacha ou
vice-roi d'Alger, des conventions et des trêves qu'on s'empressait de ne pas
observer, d'un côté comme de l'autre. Aussitôt après la signature d'un traité
de commerce, rédigé par Samson Napollon, notre consul à Alger, 16 Turcs,
perdus en mer sur une chaloupe, demandaient à une barque française de les
rapatrier, étaient reçus à bord, et massacrés. Une tartane algérienne se
laissait approcher sans défiance par un navire français, qui s'emparait de
son équipage, et le vendait aux galères d'Espagne. Le commandant d'un
vaisseau du Roi agissait de même avec d'autres matelots musulmans[25]. Soit ignorance
d'une paix dont ils n'étaient pas encore informés, soit besoin de
représailles auquel on ne savait pas résister, l'entente est aussitôt violée
que promise. Le Roi a beau commander que les Turcs qui
vivront, dit-il, avec plus de retenue que par le passé,
soient reçus, chéris, et caressés en tous les lieux de la côte de Provence
; les municipalités du littoral ont beau s'associer à ces projets de
concorde, le peuple ne désarme pas. Un corsaire du Maroc, reconnu sur le quai
de Marseille, n'échappe aux fureurs de la populace, que grâce aux autorités
qui lui donnent asile dans la forteresse.
Il n'en fallait pas tant pour échauffer la bile des
populations africaines, dans lesquelles des réfugiés de toutes nations, Turcs
de goût et non de naissance, aventuriers et pirates par vocation,
représentaient un élément difficile à contenir[26]. Ce ne sont pas des hommes,
écrivait aux consuls de Marseille le plénipotentiaire du Sultan,
ils sont pires que des diables ; en ce
pays-ci, pour cinq sous ils feraient mourir leur père. Un Algérien
saisit un bâtiment marseillais, porteur d'une cargaison de 100.000 écus, et
met à mort les trente-six hommes qui le montaient ; tous les jours de pareils
faits se produisaient[27]. La foi
religieuse s'en mêle ; les victimes sont appelées martyrs, soit par les
chrétiens, soit par les musulmans ; le Père Dan, auteur d'une Histoire de
Barbarie, ne nomme pirates que ceux qui font la course contre les chrétiens,
ceux qui la font contre les musulmans étant dignes d'éloge.
Les prisonniers, vendus aux enchères comme esclaves sur la
place publique, à leur débarquement en Algérie, manquaient souvent du
nécessaire, malgré les fondations pieuses des Ordres religieux de la Trinité et de la Mercy. En 1633, ils
étaient au nombre de 25.000. Aussi le rachat et l'échange des captifs
sont-ils des opérations normales, qui se perpétuent à travers toutes les
alternatives d'hostilité. Elles étaient assez onéreuses à nos pères,
puisqu'on ne rend que 130 chrétiens pour 1.000 Turcs, et que la rançon d'un
esclave, payée en espèces aux États barbaresques, était en moyenne de 300 livres[28].
Au Maroc nous fûmes plus heureux, grâce au chevalier de
Razilly, qui conduisit les opérations avec une remarquable sagacité.
Je n'aurai jamais jour de contentement,
écrivait ce brave marin, que je
n'aie vu en liberté les pauvres captifs français de Maroque. Assisté
de M. du Chalard, gouverneur de Cordouan, il signa avec l'Empereur
Muley-Bommargual-Abdul-Malicqué
un traité qui ouvrait le Maroc à nos nationaux, stipulait que les Français
amenés à Salé par n'importe quels vaisseaux, y seraient remis en liberté, et
en tout cas ne pourraient y être vendus, et établissait un consul maritime,
conseil de la nation française.
Le Roi de France promettait aux Marocains la réciprocité dans son royaume,
s'engageait à ne les point
forcer en ce qui serait de leur religion, et même à faire racheter à
ses frais un notable
détenu à Malte[29].
L'assassinat du souverain de Maroc qui l'année suivante,
selon l'expression de notre consul, fut fait mourir par un renié français, musicien qu'il
avait pris pour favori, ne change en rien cet état de choses, au contraire[30]. Le nouveau règne
commença par l'expulsion des Maures andalous, qui chassés d'Espagne,
s'étaient réfugiés depuis vingt ans sur la côte africaine ; ils s'étaient
rendus odieux par leur arrogance à leurs coreligionnaires,
qui les appelaient du nom de
chrétiens, injure la plus atroce qui puisse être. Comme ils étaient
beaucoup plus braves et plus adroits que les musulmans indigènes, que d'autre
part, ils se montraient beaucoup moins fidèles qu'eux à leurs engagements,
cette mesure eut pour nous les plus heureux résultats[31].
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