Budget de la marine sous Richelieu. — Administration centrale. — La France loue des navires
tout montés, puis les garnit de matelots. — Elle achète à l'étranger, ensuite
fabrique à l'intérieur. — Payement à forfait des équipages. — Bateaux de
transport pour les vivres et les troupes. — Désordres dans la comptabilité. —
Malversations analogues à celles de l'armée.
Dans son testament politique, Richelieu estime la dépense
future de la marine à 2.500.000 livres par an. De 800.000 livres
qu'il atteignait à son arrivée aux affaires, ce budget s'était élevé à
l'époque de sa mort à 4.300.000. Sur mer, comme sur terre, à côté des
dépenses connues, il y a les inconnues, payées en acquits au comptant ;
c'est-à-dire qu'à ces quatre millions il faut en ajouter deux ou trois
autres, davantage parfois, employés à des travaux urgents, à des chantiers de
construction, à l'établissement d'hôpitaux[1].
Comparé à notre budget actuel du ministère de la marine,
qui s'élève à 157 millions en pleine paix (exercice
1877), on voit que, même en tenant compte de la différence du pouvoir
de l'argent et de la population française comme nous l'avons fait pour la
guerre, les gouvernements du dix-septième siècle pouvaient se rendre, à bon
marché, redoutables sur l'Océan.
Le coût de notre marine de l'Atlantique diminua beaucoup,
lorsqu'au lieu de loger en meublé, la France se mit dans ses meubles, puis finit par
acheter la maison qu'elle occupait d'abord comme locataire. Au temps où l'on
envoyait le connétable de Lesdiguières louer aux Hollandais vingt navires
équipés, montés et prêts à combattre à époque fixe, nous dépensons beaucoup
pour obtenir un service assez mince, quelquefois nul. Hollandais ou Anglais,
employés par nous contre les huguenots, refusaient de tirer sur leurs
coreligionnaires un seul coup de canon. On
vit dans une bataille le chevalier de Saint-Julien porter
l'épée à la gorge du capitaine hollandais, sur le vaisseau duquel il était,
parce qu'il ne voulait pas aborder l'ennemi. C'est ainsi que les
Espagnols nous offrirent plusieurs fois des vaisseaux qui, en face de la
flotte adverse, recevaient l'ordre de ne pas combattre. Nos voisins
prétendaient ne louer les navires qu'avec les équipages, sans doute parce que
l'affaire était ainsi plus avantageuse pour eux ; et ce fut avec des peines
infinies et de délicates négociations, qu'on les décida à nous livrer les uns
sans les autres[2].
Devenir propriétaires définitifs, fut la seconde étape de
la constitution de notre flotte ; la troisième fut de faire faire des
vaisseaux pour notre compte, sur commande. La dernière, de fabriquer
nous-mêmes dans nos ports, ceux dont nous avions besoin. Dans ces conditions,
l'entretien de 15 vaisseaux ne reviendrait pas au
Roi, pour un an, à ce que 50 voiles ont coûté à Sa Majesté pour six mois.
La solde d'abord : comme grand maitre de la navigation,
Richelieu aurait pu continuer à toucher les gages de l'amiral ; il les
refusa, et parle même de ce refus dans ses Mémoires avec une
ostentation un peu comique, si l'on songe aux sommes considérables que le
cardinal avait déjà à tant de titres divers, et à celles qu'il retira de la Marine, où il lui était
attribué en propre un dixième des prises[3]. L'administration
centrale, comme nous dirions aujourd'hui, composée d'un intendant général,
d'un secrétaire d'État, des gentilshommes de la marine et d'un petit nombre
de commis, ne dépassait guère 20.000 livres. Le personnel naviguant n'était
payé que pendant les cinq mois de mer[4].
En temps de guerre, quand on accomplissait une action
heureuse, le Roi vous faisait un présent. Lors du ravitaillement de Ré, il
envoie une chaine d'or de 1.000 écus à un capitaine, et une somme de 1.300
écus aux matelots.
L'équipage d'un vaisseau de 600 tonneaux se composait,
outre le capitaine et le lieutenant, du maure d'équipage, de 4 pilotes, 13
officiers subalternes, 16 canonniers et 250 matelots. Le frettage montait à 11.000 livres,
auxquelles venait s'ajouter la dépense de la poudre et des boulets[5]. Mais il y avait
là des frais de premier établissement, qui ne se renouvelaient pas ; si bien
que l'armée navale, composée de 60 vaisseaux, ne revient qu'à 1.350.000 livres,
y compris les réparations annuelles[6].
Les galères, aux chapitres de dépenses des vaisseaux
ronds, en joignaient un autre : la nourriture de leurs rameurs. Une galère
ordinaire qui ne coûtait, sous Henri IV, que 20.000 livres par
an, exigeait 70.000
livres sur le pied de guerre où Richelieu l'avait
mise. On avait évalué la dépense de 40 galères à 1.700.000 livres
; chiffre bien insuffisant, puisque le voyage de 10 galères seulement, de
Marseille à la Rochelle,
revient à près de moitié de cette somme[7].
Le capitaine d'une galère moyenne comme la Patronne,
avait 1.200 livres
de gage, il touchait en plus 6.000 écus pour l'entretien de la chiourme et
des mariniers. Sa Majesté se réservait l'entretien des soldats[8]. C'était une
innovation ; la France,
jusqu'alors, donnait aux capitaines une somme fixe, moyennant laquelle ils
s'obligeaient à servir, en fournissant soldats et mariniers. Le cardinal,
suivant le système de l'Espagne, prouva que le Roi avait intérêt à ne laisser
à personne le choix des soldats ; il établit une distinction fondamentale
entre l'équipement et l'armement ; le capitaine se chargeait de faire
marcher la galère, l'État se chargeait de lui donner les moyens de combattre[9].
Fatalement le Gouvernement devait intervenir dans la
question alimentaire. Après quelques jours de mer, il fallait envoyer à terre
chercher du pain frais, ou se contenter de machemourre
(poussière de biscuit restant dans les
caisses). On s'adressait, pour le transport des vivres, à l'industrie
privée ; tantôt on faisait sur les rivières avoisinantes une rafle de tous
les bateaux qu'on y pouvait trouver ; tantôt on concluait avec les patrons de
tel ou tel port des marchés, qui n'étaient eux-mêmes que des réquisitions.
Schomberg écrit à Sourdis : Si je trouve de la
difficulté à faire résoudre les patrons à porter leur blé, je les ferai mener
de force avec des soldats, car il n'y a point de sûreté avec ces canailles de
patrons[10].
Les rares bateaux de transport que l'État avait en sa possession, étaient
très-insuffisants ; la plupart ne portaient qu'une cinquantaine de tonneaux
de farine ; les citâtes, employées au passage de la cavalerie, ne contenaient
guère plus de vingt chevaux[11].
Dans la marine, comme dans l'armée, on se heurte aux mêmes
embarras financiers, aux mêmes lettres désolées des généraux, disant qu'ils ne peuvent toucher un seul denier de toutes les
assignations qu'on leur donne, que l'argent
n'a été qu'en espérance, et que tous ceux
qui ont mis la main à l'affaire sont engagés, vis-à-vis des marchands, pour
plus qu'ils n'ont de vaillant. Afin de payer les matelots, et de les
payer d'avance comme c'est l'ordinaire de la mer,
les officiers avançaient des sommes énormes : Montmorency, La Rochefoucauld et
Toiras ont mis 600.000
livres de leur poche ; il est dû au général des galères,
Joigny, 338.000
livres ; tous ces gens-là ne marchandaient pas avec
l'État[12]. Et quand il
s'agissait d'obtenir le remboursement, on leur discutait chaque dette pied à
pied. Malheur au gentilhomme, qui peut-être n'est pas grand comptable, s'il y
a quelque ordonnance perdue, quelque pièce omise. Les irrégularités des
trésoriers étaient, malgré tout, nombreuses. Leurs
écritures, écrit d'Ocquerre, sont tellement
brouillées qu'il est du tout impossible de les régler. On suppose et on falsifie les signatures des commissaires.
Richelieu revient souvent sur son projet d'aviser
aux moyens d'ôter les voleries de la marine, mais sans y réussir ;
surtout pour les galères, où on lui signale, jusqu'à la fin, de nombreuses malversations[13].
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