La marine militaire des étrangers. — Diverses espèces de vaisseaux ; recrutement des navires de guerre. — On emprunte, on loue, on achète. — Les galères, seuls navires royaux, au début. — Constitution et formation de la marine française. — Effectif des vaisseaux ; leur tonnage. — Armement maritime ; brûlots, pétards. — Les combats sur mer et la tactique navale.Ce que Richelieu fit pour l'armée, il le fit davantage encore pour la marine, dont il fut, comme on sait, ministre et chef immédiat sous le titre de grand maitre et surintendant de la navigation. C'est une vérité banale que le cardinal fut le restaurateur, on peut dire même le créateur de la marine française ; et son œuvre est apparue aux générations suivantes d'autant plus grande, que l'état où nous étions sur mer, au début du règne de Louis XIII, était plus bas. En 1629, nous proposons un règlement de mer aux Anglais, mais il n'est pas possible d'y donner suite, parce qu'ils ne veulent condescendre à aucune égalité entre le pavillon du Roi et le leur. N'osant leur refuser le salut, et ne voulant cependant pas l'accorder, notre gouvernement décide que les vaisseaux français navigueront sous pavillon hollandais[1]. En 1689, une ordonnance de Louis XIV décide que les vaisseaux de Sa Majesté lorsqu'ils rencontreront ceux des autres rois, portant des pavillons égaux aux leurs, se feront saluer les premiers, et les y contraindront par la force, s'ils en faisaient difficulté. On voit le chemin parcouru en soixante ans. A l'époque du siège de La marine espagnole était en pleine décadence ; le pays qui avait envoyé plus de 100 vaisseaux à Lépante contre les Turcs, et qui en avait réuni 175 dans l'expédition de l'Armada contre l'Angleterre, allait se voir réduit un peu plus tard, à en louer quelques-uns, pour son service du Nouveau Monde. Uni avec nous en 1627, il ne parvint à nous fournir que 28 vaisseaux, dépourvus de vivres, mal artillés, non fournis d'ancres et d'amarres, tout pleins de misère et de nécessité. Devenu notre ennemi, dix ans après, il faisait un effort plus vigoureux ; et mettait en ligne contre nous, une flotte de 67 navires montés par 27.000 hommes[5] ; mais, déjà sous le rapport du tonnage, comme sous celui des matelots, nous pouvions lutter à armes égales. L'Angleterre même s'était relâchée depuis l'avènement des
Stuarts, du zèle naval qui avait fait sa force sous Élisabeth. Elle
n'entretenait guère qu'une quarantaine de vaisseaux, en 1625 ; les autres
avaient été vendus, ou étaient devenus incapables de tenir la mer. Si la
flotte anglaise devant Entretenir une marine permanente, était une idée qui pendant longtemps n'était pas venue aux gouvernements d'Europe, pas plus que celle de solder une armée permanente. On levait une flotte comme un régiment, pour une entreprise passagère ; et l'on empruntait des canons pour une campagne, comme un particulier emprunte une paire de pistolets en vue d'un duel. Les canons, on n'avait même pas besoin d'en faire l'objet d'un marché séparé, tout navire de commerce était un vaisseau de guerre ; la plus vulgaire prudence ordonnant au navigateur de se munir d'une ou deux douzaines de bouches à feu, qui lui servaient autant que ses voiles et son gouvernail, à arriver à bon port[7]. Par ce temps de piraterie toute-puissante, le port d'armes était aussi nécessaire sur mer que sur terre. Nul ne se serait aventuré sur les flots sans artillerie. Les peuples à colonie, comme l'Espagne et le Portugal, ayant affaire sans cesse de l'autre côté de l'Océan, ne fût-ce que pour y conduire les marchandises dont ils avaient monopolisé le trafic, eurent les premiers besoin de vaisseaux de haut bord capables de faire le trajet : ramberges, carraques, et surtout ces fameux galions, alors les géants de la mer, dont le nom seul éveille le souvenir des innombrables lingots d'or qui ont reposé dans leurs flancs[8]. D'autres, comme les Hollandais, encore sans patrimoine ni possessions propres, faisaient les commissions du monde entier, et, transporteurs universels, sillonnaient les mers pour le compte d'autrui. Sur Richelieu, dès son arrivée au pouvoir, consacra à la construction de galères neuves 150.000 écus. Elles coûtaient environ 15.000 écus chacune, dans les chantiers de Provence, où toutes se fabriquaient. Plus tard il en mit à flot, au compte de l'État, une quinzaine, et en entretint beaucoup d'autres qui appartenaient à des particuliers ; car le capitaine de l'armée navale était propriétaire de son bâtiment, comme le capitaine de l'armée de terre l'était de sa compagnie[13]. Jusqu'alors les galères du Roi étaient de vingt-cinq rames au plus, maniées par trois ou quatre hommes, ce qui faisait une chiourme de 150 à 200 rameurs (100 à bâbord et 100 à tribord). Cet armement parut insuffisant au cardinal ; il lui fallut cinq rameurs au moins pour les galères subtiles, six pour les patronnes, et sept pour les réales. Ces dernières, septirames comme on les nommait, eurent jusqu'à vingt-neuf bancs, soit plus de quatre cents rameurs, sans compter les soldats et les matelots. Ces rameurs étaient les galériens, condamnés français ou esclaves turcs ; marins par force dont nous parlerons plus loin au point de vue pénitentiaire, et dont nous ne nous occupons ici qu'au point de vue naval. Le comite, une latte en main, donne du haut de la proue le premier coup de sifflet ; toute la chiourme se dresse en pied ; au 2° coup ôte le bonnet et le capot ; au 3° la chemise (car en voguant ils sont tout nus, hormis les caleçons) ; au 4° s'assoit sur le banc... Le coup de rame doit être tellement égal et juste, comme force et comme temps, que si une seule manque tant soit peu, la course du vaisseau en est retardée, et le comite le reconnaît sensiblement. Comme un maître de chapelle qui bat la mesure, avec son sifflet il fait ramer vite ou lentement, bellement ou fort, aller à droite ou à gauche, aborder ou aller en haute mer[14]. Chacun a sa place et son rôle, depuis le vogue-avant, qui guide le mantenant ou manche de la rame, le plus vigoureux de tous, jusqu'au chétif cague-rageole, le dernier, en passant par l'apostice, le tercero, etc., qui empoignent les manilles (anneaux à tenir la rame). Ces rames en effet, sont extrêmement longues et grosses, de petits arbres[15]. Il y avait plusieurs manières de voguer : vogue large pour ne pas fatiguer la chiourme ; passe-vogue, à coups pressés, pour les courts trajets ; vogues à toucher ou à passer le banc, marches de route, employées à tour de rôle selon la vitesse plus ou moins grande qu'il faut déployer. Si le vent se levait, on hissait les voiles triangulaires de mestre et de trinquet aux deux mâts de la galère[16] ; en tout cas, avec ou sans vent, on ne naviguait jamais bien longtemps. Tous les quatre ou cinq jours il fallait faire escale, pour se ravitailler. Il y avait trop de monde sur ces bâtiments, où l'on ne pouvait faire trois pas en long ni en large, où les officiers, entassés les uns sur les autres, étaient parqués à l'arrière, pêle-mêle avec les agrès et les munitions. Il ne restait plus de place pour les vivres, et l'on devait s'arrêter sans cesse, sous peine de mourir de faim[17]. Les contemporains reconnaissaient les nombreux défauts des galères, auxquelles on reprochait, par exemple, de ne pouvoir marcher pendant la bonasse. Un chevalier de Malte florentin, Ant. Torelli, piqua vivement la curiosité en faisant naviguer et évoluer une tartane sans voile et sans rame, en présence d'une foule énorme qui attesta le fait. Il avait inventé, parait-il, des rouages mus à bras d'hommes, adaptés aux flancs du navire, avec lesquels il lui communiquait une vitesse de trois milles à l'heure, supérieure à celle des galères. Cette machine, discutée avec passion, et dont nous avouons n'avoir pu comprendre le mécanisme, faute d'explications suffisantes, ne donna aucun résultat pratique, puisqu'elle n'a pas laissé de trace[18]. Sans inventions nouvelles, mais avec les seules ressources
de l'époque, le grand maitre de la navigation
renforça l'autorité des galères sur A partir de ce moment, d'année en année, notre marine
s'augmenta, se fonda, dans toute la force du terme ; nous eûmes sur mer
cinquante vaisseaux de guerre, dignes de ce nom à l'époque, c'est-à-dire de
600 à 1,200 tonneaux. La construction de notre amiral, Malheureusement Richelieu ne parvint pas à créer en France
de chantiers de construction, pour des bâtiments de quelque importance. Nous
fûmes à cet égard jusqu'à Colbert dans la dépendance des autres nations, chez
qui nous faisions tous nos achats, directement ou par commissionnaires. Le Roi, disaient les marchands de Rouen, aurait pu faire construire des vaisseaux en France, non
pas en si grand nombre à la fois, mais néanmoins avec satisfaction.
Des ateliers furent établis en effet à Honfleur, au Havre, à Dieppe. Trois
navires de 400 tonneaux, lancés à Dieppe, revenaient chacun à Pour seconder le canon ou le suppléer, nous avions les
brûlots — ces torpilles de jadis. — Mieux qu'aucun autre peuple, nous savions
en jouer ; ils donnaient dans nos mains de merveilleux résultats. Moyennant
deux cents écus on se procurait un de ces vaisseaux
à feu, qui, en une heure et souvent moins, brûlaient les plus
grands navires. Les Français, dit
l'ambassadeur de Venise, se servent de petites
embarcations pleines de pièces d'artifice, facilement conduites par deux
hommes. Ils les attachent avec des grappins aux haubans du navire, y mettent
le feu, en s'enfuyant dans une autre barque ; invention diabolique, mais d'un
grand avantage. On pouvait ainsi brûler une flotte entière ; surtout
enfermée dans un port. L'ambassadeur offre à Sa Sérénissime République de
recruter un personnel capable d'en faire l'essai sur l'Adriatique[29]. Il fallait, on
le conçoit, une adresse extrême et une grande intrépidité pour clouer aux
flancs de l'ennemi cette verrue enflammée qui ne devait plus le quitter vivant
; il était rare qu'on parvint à écarter le brûlot, une fois qu'il avait
commencé son œuvre de destruction. Quant à obtenir, comme les Anglais le
tentèrent à Science, tactique et discipline navales, tout cela était en enfance. Le règne suivant devait voir les premières guerres maritimes, car on ne peut donner ce nom aux engagements isolés que notre flotte eut à soutenir sous Louis XIII : l'incendie des vaisseaux espagnols à Gattari sur l'Océan, ou la prise des îles Sainte-Marguerite[31] ; encore moins à ces petites expéditions côtières, pour lesquelles tout dépendait du vent propre et de la marée. Le grand-maitre de la navigation fait une assemblée à l'Arsenal pour entendre un professeur de mathématiques qui disait avoir trouvé le secret des longitudes, si curieusement mais en vain cherché de tous, jusqu'à présent, et qui, s'il était trouvé serait extrêmement utile[32]. Dans le domaine pratique où il était plus à l'aise, le cardinal faisait rédiger un règlement sur les signaux de jour et de nuit, de paix ou de guerre ; premiers bégayements de ce langage naval composé de drapeaux et de flammes, d'appels de trompettes, de feux ou de fumée, de mousquetade sans balles, et de coups de canon[33] Quant aux lois de la guerre, elles n'étaient pas moins dures que sur terre : Si l'on ne peut conserver un port ennemi en son pouvoir, dit un ordre officiel, on l'abandonne au pillage, tant des soldats que des mariniers. Ce pillage durant autant de temps que l'on peut demeurer dans la ville, où l'on met ensuite le feu. Et on amène tous les hommes esclaves, si ce sont mahométans, et prisonniers s'ils sont chrétiens[34]. |
[1] RICHELIEU, Mémoires, t. II, p. 93. — Lettres et papiers d'État, t. V, p. 66.
[2]
Mémoires de MONTGLAT,
15 ; de FONTENAY-MAREUIL, 183. — Aff.
Étrang., t.
[3] Catherine de Médicis obtint (1561) à cet effet, une contribution spéciale du clergé.
L'Espagne, disait RICHELIEU (Mémoires,
t. I, p. 437), n'est redoutable, n'a étendu sa
monarchie au Levant, et ne reçoit ses richesses d'Occident, que par sa
puissance sur mer ; le petit État de Messieurs des Pays-Bas ne fait résistance
à ce grand royaume que par ce moyen ; l'Angleterre ne supplée à ce qui lui fait
défaut, et n'est considérable que par cette voie. Et il n'y a royaume si bien
situé que
[4] Si le roi de France avait eu quarante galères au port de Marseille, disait le grand-duc de Toscane, je n'aurais pas pris alliance avec l'Espagne. DANIEL, Histoire de la milice, t. II, p. 630.
[5] Correspondance de Savants, arch. de Bordeaux, t. II, 18, 99. — Lettres et papiers d'État, t. II, p. 642, — RICHELIEU, Mémoires, t. I, p. 501.
[6]
DAVITY, États
de l'Europe en 1625, p. 13. — RICHELIEU, Mémoires, t. I, p. 455, 537, 550. — Lettres
et papiers d'État, t. II, p. 79. — Eugène SUE,
[7]
Correspondance de SOURDIS,
t. III, p. 207. — D'Infreville, dans son inspection des côtes de
[8]
Les ramberges, grands vaisseaux de 1.000
à 1.200 tonneaux, ne doivent pas être confondus avec les roberges, navires longs et étroits. Les carraques avaient été inventées sous Charles VI.
— On avait aussi les pataches, bâtiments
légers servant aux reconnaissances, et les flûtes,
bâtiments à gros ventre, pour les transports. — Voyez Arch. Aff. Étrang., t.
[9]
RICHELIEU, Mémoires,
t. I, p. 117, 523. — Nous voyons, Aff. Étrang., t.
[10]
Dont 850 en Picardie, 1.990 en Normandie, 1.520 en Bretagne, 700 en Poitou, 300
en Guyenne. Il y avait en outre 820 charpentiers de navires, et 200 canonniers.
— Le tout en 1629. — Correspondance de SOURDIS, t. III, 207. — Aff. Étrang., t
[11]
Aff. Étrang., t.
[12]
Les galiotes avaient de 14 à 20 bancs au plus, avec un homme à chaque rame. — Lettres
et papiers d'État, t. II, 398. — DANIEL, Hist. de la milice, II, 720. — Les tartanes
coûtaient
[13]
Règlement pour la mer en 1625 (Lettres et papiers d'État, t. II, p.
163). — RICHELIEU,
Mémoires, t. I, p. 502 ; t. II, p, 596 ; t. III, p. 109. — En affectant
150.000 écus à la construction de 30 galères, on créait une ressource
très-insuffisante, puisque pour le damas seul (810 aunes à
[14] Voyage de J. BOUCHARD, Parisien, de Paris à Rome, par Toulon, en 1630, p. 152. — Cet ouvrage contient une description minutieuse des galères en 1630 ; des détails sur les forçats souvent si paresseux, qu'ils se laissent écorcher tout le dos plutôt que de tirer sur la rame, sur les prières des matelots en mer, à saint Julien, sainte Marthe et sainte Hélène, avant l'extinction des feux (p. 187).
[15]
Un seul homme, dit l'amiral Jurien de
[16]
DANIEL, Histoire
de la milice, t. II, p. 753. — Amiral JURIEN DE
[17]
Aff. Étrang., t.
[18]
Voyez Aff. Etrang., t.
[19]
Aff. Étrang t.
[20]
Lettres et papiers d'État, t. II, p. 291, 296, 419. — RICHELIEU, Testament
politique et Mémoires, t. I, p. 269, 326, 334, 351. Le
joaillier-banquier Lopez était chargé de ces achats, et faisait en même temps
métier d'agent secret de
[21]
Lettres et papiers d'État, t. III, p. 5, 18. — Un vaisseau de 800
tonneaux, artillé de bronze, à Livourne, coûte 18 ou 20.000 ducats du pays
(soit près de
[22] RICHELIEU, Mémoires, t. I, p. 445, 447, 459, 470, 472, 511, 323, 535. — ROHAN, Mémoires, p. 580.
[23]
Aff. Étrang., t.
[24] On sait qu'aujourd'hui on évalue le tonnage des navires, dans la marine militaire, extérieurement par le déplacement de mètres cubes d'eau ; tandis que dans la marine de commerce on l'évalue, comme autrefois, intérieurement. La différence est d'un quart.
[25]
Aff. Étrang., t.
[26]
Aff. Étrang., t.
[27] SAVARY, le Parfait Négociant, t. II, p. 198. — Lettres et papiers d'État, t. VII, p. 249. — Des ateliers furent établis à Nantes et à Brest (1639), mais ils se bornèrent à radouber et réparer les vieux navires.
[28]
Sauf sur les galères. — Lettres et papiers d'État, t. II, p. 440. RICHELIEU, Mémoires,
t. I, p. 458. — Aff. Étrang, t.
[29] Relazioni dei ambasciatori Veneti, Francia, t. II, p. 34.9. — Lettres et papiers d'État, t. II, 436, 637. — Il y avait aussi sur les galères des espars et cercles à feu. — RICHELIEU, Mémoires, t. I, 269, 334, 537. — On fait, en 1628, des brûlots de 40 tonneaux. — Correspondance de SOURDIS, t. I, p. 334.
[30] BASSOMPIERRE, Mémoires, p. 32, 287. — RICHELIEU, Mémoires, t, I, p. 551. — Richelieu, pour construire la digue, avait arrêté sur nos eûtes 100 vaisseaux, tant français que hollandais, et les avait coulés bas, après les avoir fait estimer et payer. Ils coûtèrent de 800 à 1.000 écus pièce (Mémoires, t. I, 515). Lettres et papiers d'État, t. II, p. 655. — Les Anglais, contre la digue, avaient préparé 3 vaisseaux chargés de 12 milliers de poudre enfermée dans une sorte de bâtisse en brique et pierre. ROHAN, Mémoires, p. 587.
[31] On voit des combats navals où le Roi ne perd que 28 hommes.
[32] RICHELIEU, Mémoires, t. II, p. 574. — L'assemblée trouva que ce professeur, nommé Morin, disait des choses justes, mais point nouvelles.
[33]
Voyez le résumé de ce règlement très-détaillé dans ses Mémoires, t. I,
p. 533. — Les vaisseaux ronds et les galères marchaient ensemble, selon Perdre
de leur ancienneté, comme les régiments sur terre. — Aff. Étrang., t.
[34]
En 1634, Arch. Aff. Étrang., t.