La tactique. — L'art militaire ; il nous vient de Hollande. — Beaucoup de sièges à cette époque, peu de batailles rangées. — On commence à faire faire l'exercice aux soldats. — Lois, règles et usages de la guerre. Sa cruauté ; peu de bonne foi dans les capitulations. — Les prisonniers ; ils sont traités plus doucement à la fin du ministère de Richelieu. — Le pillage ; villes mises à sac. — Les dégâts commandés autour des places assiégées. — Indiscipline des soldats. — Indépendance des officiers. — Ravages et crimes commis par les gens de guerre ; leurs relations avec la population civile. — Répression ; justice et punitions dans l'armée. — Les règlements minutieux de Louis XIV. — Les fonctionnaires civils sont les fondateurs de la discipline militaire.La tactique est l'art de la guerre, c'est-à-dire l'art de vaincre l'ennemi : faire mouvoir ses troupes avec rapidité, occuper les bons endroits, — points stratégiques, en langage moderne, — se lancer en avant ou battre en retraite, éviter ou provoquer une bataille, enfin, une fois en face de l'adversaire, l'anéantir. La tactique étant tout cela, pour qu'un général, fût-il doué du plus grand génie, réussisse, il faut qu'il soit obéi aveuglément de ses lieutenants, et ceux-ci de leurs soldats. Il faut aussi qu'il ne manque ni de pain pour alimenter ses hommes, ni de boulets pour alimenter ses canons. Tout se tient ainsi dans l'armée ; le succès d'une tactique habile est lié à l'établissement d'une exacte discipline, et d'une intendance puissamment organisée. Bien que, dans la rencontre de deux masses d'hommes, il y
ait toujours une large place pour l'imprévu, l'histoire militaire du monde,
celle de Les conditions de la guerre ont changé avec la diminution des places fortes. Aujourd'hui les frontières sont fortifiées, l'intérieur du pays ne l'est plus. Au dix-septième siècle le territoire était constellé de châteaux forts, hérissé de donjons, moucheté de citadelles qui n'arrêtaient pas longtemps l'envahisseur, mais qui l'arrêtaient à chaque pas. Donc, absence de batailles rangées, presque toujours des sièges ; quantité d'escarmouches, et pour ainsi dire aucun plan. On prend quelque grande place, on avance, on, recule, on ravage une province. Les gouverneurs des villes, les capitaines en rase campagne font des partis, — véritables expéditions, — de leur autorité privée, et sans en référer à personne[1]. Tel est l'état de la tactique, au début de la guerre de
Trente ans. Pour peu qu'on eût ouï parler du métier militaire
on était recherché ; car personne ne le savait. Dès qu'un homme avait porté
les armes en Hollande, on l'écoutait comme un oracle, et tel passait pour
grand capitaine, qui depuis n'eût pas été digne de commander une compagnie[2]. En Hollande, les
officiers d'avenir allaient faire leur apprentissage : guerre lente, savante
; on restait un an, deux ans, le pied dans l'eau, à bloquer scientifiquement
une méchante place. Les Suisses, les Allemands aussi, étaient plus instruits
que nous, ils ont leur tactique propre ; c'est un des motifs qui nous
obligent à avoir des soldats allemands pour guerroyer en Allemagne ; les
Espagnols savaient pâtir ; nous n'avions, nous, que l'ardeur et l'élan[3]. La dernière en
Europe, Nos généraux imitèrent son système ; on espaça davantage les troupes sur le champ de bataille[6], on régla l'ordre des marches avec précision ; chaque régiment eut ses batteurs d'estrade (pointe d'avant-garde), ses enfants perdus (éclaireurs) sous la conduite d'un capitaine. La cavalerie protégeait l'avant-garde qu'elle précédait de trois cents pas. Les sergents placés le long des rangs, maintenaient les dis- tances réglementaires ; les capitaines passaient à tour de rôle de la tête à la queue pour voir marcher la colonne. On songea à des détails jusque-là négligés : la façon de planter les piques par le gros bout et de poser les mousquets par terre sur la ligne de la file[7]. De Noyers a l'idée des cadres modernes, quand il recommande d'ajouter des compagnies nouvelles aux vieux corps, où elles sont bien vite disciplinées, plutôt que de créer des régiments nouveaux, dans lesquels au moindre péril l'épouvante se met de tille sorte, que nul châtiment n'est plus capable d'arrêter les hommes[8]. Les soldats commencent à monter la garde en temps de paix,
à faire l'exercice, non pas peut-être une fois par semaine, comme le
prescrivaient les ordonnances, mais assez souvent[9] ; fait nouveau
paraissant fort curieux. Le Roi commande à son armée
diverses figures, avec autant de facilité que le pratiquent les personnages
d'un ballet. Pour donner à la duchesse de Savoie une grande idée de
nos régiments, on les fait manœuvrer devant elle de toutes les façons
possibles, tant pour les évolutions que les doublements
de rangs par tête, par queue et par demi-rangs, sans qu'il y eût,
raconte fièrement Puységur, une seule personne ni
des gardes, ni de Piémont, ni de Navarre qui se trompât. Arnaud
obligeait ses hommes à porter à l'exercice la hotte
sur le dos, avec une pique et une pelle pour se retrancher, et du pain de munition
pour plusieurs jours[10]. Sur d'autres points, les tentatives d'innovation échouent devant les nobles préjugés de l'époque ; impossible d'empêcher les maréchaux de France d'aller essuyer le feu de l'ennemi, eu tête des premiers bataillons, les colonels de les suivre la pique sur l'épaule, six pas en avant de leurs officiers, et tous les officiers en ligne, de marcher devant les soldats. C'est là un point d'honneur qu'on n'ose discuter encore[11]. Des difficultés matérielles, inhérentes au temps, s'opposent à certains progrès. Il est malaisé de remuer des milliers d'hommes avec leurs bagages, et tous les impedimenta d'une armée, dans un pays où les routes sont presque nulles. Le général communique difficilement avec ses régiments, sans cesse, en campagne, il les égare ; il espère les retrouver, mais il ne sait plus où ils sont ; le ministre n'a pas moins de peine à maintenir ses relations avec les généraux ; ceux-ci perdent de bonnes occasions, tandis qu'ils dépêchent des courriers à Paris. Comme les passages sont rares, l'ennemi les surveille aisément ; en 1635, on ne peut avoir des nouvelles de Hollande que par mer, parce que les garnisons de la frontière tuent tous les Français qu'elles rencontrent[12]. Rien d'étonnant à cela, tant les lois de la guerre étaient
cruelles. La fortune, la vie des vaincus appartenaient au vainqueur. Louis
XIII prévoyant sa prochaine rupture avec le roi
d'Espagne, confisque tous les biens des Espagnols en France ; et sans doute
Philippe IV agissait de même dans ses États. Après la prise d'une ville, on
dépouille souvent de leurs biens les bourgeois qui y demeuraient ; surtout
lorsque la capitulation ne comprenait que les soldats, et laissait à la
population civile le soin de se tirer d'affaire. Quand Richelieu mit la main
sur La déclaration de guerre était encore portée avec
solennité par un héraut d'armes. Lorsque le prince à qui elle s'adressait
refusait de la recevoir, le héraut la jetait à ses Pieds et en affichait une
copie dans un des bourgs ennemis sur la frontière. Pour rien au monde, on n'aurait
manqué à ces cérémonies, ne se fût-il agi que de faire sommation à une place
assiégée. A La sommation se faisait soit au début du siège, soit au
moment de donner l'assaut. Avant que de passer outre,
écrivent les maréchaux de Peu enviable était le sort des prisonniers ; ils tombent
rarement dans les mains d'un homme tel que Montmorency qui, dit aigrement le
maréchal d'Effiat, en disposait comme des choux de
son jardin, et les renvoyait libres par centaines, sans exiger aucune
réciprocité de l'ennemi. La rançon d'un soldat d'infanterie était d'environ Il n'en était pas de même de l'habitude du pillage, si admise, si générale, qu'un capitaine se félicite comme d'un résultat aussi beau que surprenant, d'avoir pu empêcher ses jeunes cadets gentilshommes de piller. Dire d'une troupe qu'elle néglige les occasions de profit, et s'attache uniquement aux avantages pour lesquels on fait la guerre, ce n'est pas un mince éloge en ce temps-là[22]. Entre deux armées en présence, le pillage réciproque était si fréquent qu'il créait une espèce d'échange involontaire, le même butin servait à tour de rôle aux mêmes belligérants. Certains villages, théâtre des opérations, obtenaient une sauvegarde qui les exemptait du pillage, autrement ils eussent été vite anéantis. Ces traités particuliers subsistèrent, quoique prohibés par le gouvernement français ; ils créaient une sorte de zone neutre, que les gens de guerre avaient intérêt à respecter[23]. Suivant ce précepte que la guerre doit vivre de la guerre, les puissances qui n'avaient pas de quoi payer leurs troupes, promettaient la liberté du pillage ; celles mêmes qui les payaient, voyaient dans le butin un encouragement pour les soldats à faire de bien en mieux dans l'avenir[24]. Il était des pillages commandés : faire le dégât autour d'une ville assiégée, est un procédé usuel de la tactique. Dans sa simplicité, une pareille expression en dit long. C'est la dévastation méthodique, à laquelle trois et quatre mille hommes sont employés ; il s'agit de changer en désert un rayon de quatre et cinq lieues. Maisons, chemins, champs cultivés, édifices publics, tout doit disparaitre ; si quelque propriétaire tente de protéger son bien contre les abus de cette stratégie barbare, il est mis à mort[25]. Le paysan essaye de lutter par la ruse ; il évitera d'assembler ses épis en gerbes, et les laissera étendus à terre pour qu'ils soient moins faciles à brûler au temps de la moisson. Mais un général qui connaît son métier n'est pas déconcerté pour si peu. Il fait faucher le blé encore vert, car s'il attendait à le brûler quand il serait mûr, le feu ne brûlerait que la paille, et le blé demeurerait. Il faut tout bien considérer d'avance, lorsqu'on tient, comme Monsieur le Prince dans la guerre de Languedoc, à faire un dégât avec affection[26]. La ville prise par composition se rachètera parfois du pillage, moyennant une somme fixée à l'amiable[27] ; mais il ne faut pas trop s'y fier, l'ennemi se paye volontiers en nature, après avoir été payé en argent. Soubise prend les Sables d'Olonne, reçoit 20.000 écus pour ne point permettre le pillage, le permet cependant, et s'excuse en disant qu'il l'avait promis à ses soldats avant la capitulation. Le maréchal d'Estrées s'empare de Trèves, impose à la ville une contribution de guerre, dévalise néanmoins le palais de l'archevêque, et établit ensuite des taxes extraordinaires sur les marchandises. Que sont des manques de parole, dont la bourse seule pâtira, auprès des actes de férocité dont les armées se rendent coupables ? Les Impériaux brûlent un bourg inoffensif et en exterminent les habitants jusques aux enfants à la mamelle. Quel sort attend la place emportée d'assaut, mise à sac ? L'imagination demeure frappée de terreur, en évoquant les figures sinistres ou affolées, les scènes de carnage et de pure sauvagerie, renfermées en ce seul mot : le sac. Tout le monde les connaît ; elles ont traîné dans toutes les histoires, ces descriptions effrayantes, de la triple folie combinée du vin, du sang et de la chair ! A Magdebourg, pris par l'armée impériale, cinquante-trois jeunes filles sont décapitées dans une église où elles s'étaient réfugiées, des milliers de femmes et de filles sont déshonorées devant leurs époux ou leurs pères, les Croates embrochent des nourrissons en riant, et Tilly, le général vainqueur, refuse de mettre un terme à ces horreurs, en disant : Il faut bien que le soldat s'amuse, après tant de travaux et de fatigues. On finit par incendier la ville entière, et il ne resta des maisons que les quatre murs. L'armée française se conduisait d'une manière analogue à Tirlemont, en Flandre. Deux maréchaux, en voulant sauver les églises, courent fortune d'être tués par leurs propres soldats. Ceux-ci, lorsqu'ils n'eurent plus rien à piller, se jetèrent les uns sur les autres pour se dépouiller mutuellement, tant qu'il en demeura deux-cents de morts sur la place[28]. Avec de pareils gaillards, aucune discipline possible. Les devoirs ordinaires d'un soldat, dit Pontis, sont d'être sage, d'avoir grand soin de ses armes, de se rendre exactement au drapeau quand on doit monter la garde, de marcher en ordre en y allant, de faire exactement sa sentinelle, de ne se point quereller, de bien obéir jusques aux moindres officiers, de ne point faire de friponnerie et enfin de ne point jurer le nom de Dieu[29]. Rien qu'à parcourir cette nomenclature, on devine que ces devoirs ordinaires du soldat ne sont point ordinairement remplis. En lisant les détails d'un procès fait à plusieurs gentilshommes, gendarmes de la compagnie du cardinal, qui avaient fait partie d'arrêter des coches sur les grandes routes, comme une chose toute naturelle[30], on suppose que l'honnêteté ne devait pas être bien scrupuleuse dans les rangs des régiments moins choisis. Un soldat brave et de condition hésite peu à faire un coup pour se mettre à son aise. Quand il y parvient, il dit du bien de son général, et s'enivre en buvant à sa santé ; mais il le donne à tous les diables, lorsqu'il faut endurer la faim ou la fatigue, ou les intempéries. En beaucoup de corps, les hommes vivent très-licencieusement, et rendent peu d'obéissance aux officiers, qui ne savent pas l'acquérir sur eux. Les gardes ne voulaient pas même marcher en rang pour aller faire leur service à Saint-Germain, chez le Roi ; les uns prenant le devant, et les autres marchant ou derrière ou à côté, sans qu'il y en eut souvent douze ensemble, avec les officiers qui les conduisaient. Les cadets se regardaient comme élevés par leur naissance au-dessus de toutes les règles ; on a peine à obtenir d'eux de ne quitter leurs armes et de ne monter à cheval, qu'après être sortis de Paris, lorsque le capitaine y monterait. S'ils ne se contentent pas des concessions qu'on leur fait, c'est qu'ils sont assurés de l'impunité[31]. Entre les officiers, pas plus de discipline ; tout le monde veut assister aux conseils de guerre, tout le monde veut y donner son avis ; ceux qui n'y sont pas convoqués s'y trouvent d'eux-mêmes. C'est le gâchis ; on demeure quatre et cinq heures en conseil sans aucune bonne résolution et sans exécution de celles qui s'y prennent ; les plans, dans des conditions pareilles, sont bientôt connus des ennemis[32]. Un subalterne mécontent ne craint pas de mettre l'épée à la main vis-à-vis de son chef ; ou de fomenter la révolte contre lui. J'ai vu, écrit à un mestre de camp le secrétaire d'État, que vous aviez installé le sieur X... comme capitaine dans votre régiment, par destitution du sieur X... il sera de votre prudence d'empêcher que, par la jalousie et mauvaise humeur du lieutenant de cette compagnie, les soldats ne se débandent[33]. Pour se saisir d'un capitaine qui résiste au maréchal de camp, on doit envoyer un prévôt avec des archers, et toute une compagnie de cavalerie[34]. C'est chose ordinaire de rencontrer dans la campagne des soldats
absents de leur corps sans permission. Les
Parlements leur enjoignent de rentrer sous les drapeaux,
à peine d'être poursuivis comme déserteurs, mais la menace est vaine[35]. Les officiers
sont rarement là pour les surveiller. D'après l'ordonnance de 1629, les
colonels devaient passer trois mois par an à leur garnison, les capitaines
quatre, les lieutenants et enseignes huit ; mais nous avons déjà dit que
cette excellente ordonnance n'a jamais été appliquée. Quoique Richelieu parle
de l'obligation des capitaines, de résider en leurs compagnies sans pouvoir en être dispensés que pour causes très-justes
et très-importantes, les officiers, en temps de paix, s'en vont chez
eux ; un lieutenant parfois demeure seul chargé du
soin du régiment. Sans cesse on constate avec étonnement qu'il y a grand nombre de capitaines de cavalerie absents.
— On essayera, dit le ministre Servien, d'y apporter
quelque ordre. Sans cesse le Roi écrit à un officier de partir incontinent pour tel corps où il devrait être
il y a longtemps, vu les divers commandements
qu'il lui en a faits. En 1635, à l'armée de François Ier, dans un édit[37], s'exprimait
sans illusion sur le compte de ses soldats : Gens
vagabonds, disait-il, oiseux, perdus,
abandonnés à tous vices, tairons, meurtriers, violeurs de femmes et de filles,
blasphémateurs et renieurs de Dieu... qui
sont coutumiers de perdre et gâter tout ce qu'ils trouvent ; battre, mutiler,
chasser et mettre le bon homme hors sa maison, faire à nos pauvres sujets
plus d'oppresse, de violence et de cruauté que nuls ennemis, fussent-ils
Turcs, ne voudraient faire ni penser. Sous Henri II, le connétable de
Montmorency et l'amiral de Coligny tentèrent d'établir quelque discipline. — Dieu nous garde de la patenôtre du connétable, et du
cure-dents de l'amiral, disaient les gens de guerre ; parce que l'un
en disant son chapelet, l'autre en se curant les dents, distribuaient des
punitions rigoureuses[38]. Cette sévérité
ne leur survécut guère ; à voir les ravages faits par la soldatesque sous
Louis XIII, elle ressemble fort à celle du siècle précédent. En 1616, lors de
la révolte des princes, bien qu'on n'eût pas livré de batailles, mais
seulement négocié trois mois à Loudun, tout l'Anjou fut dévasté par les
troupes, et semblaient qu'elles avaient conjuré la
ruine du pauvre peuple, grande partie duquel est morte du mal qu'il avait
enduré[39].
Les gens de guerre, disent les États de Normandie, ont
empli leurs bourses de nos biens, et finalement défiguré les lieux par où ils
ont, passé, faisant plus de mal en un jour que la peste et lai famine en six
ou sept ans. Le passage d'un régiment est : un malheur public ;
heureux les bourgeois, si, même en plaidant, ils parviennent à se faire
rendre les objets prétés ; Des cavaliers qui ont forcé le grenier d'un
chapitre, baillent le blé de mesdits sieurs les
chanoines à leurs chevaux, et en font grand déluge. On doit composer
avec eux le plus gracieusement possible.
Ailleurs un commissaire de l'artillerie arrive, porteur d'une ordonnance de Rien n'est plus simple que de prescrire aux troupes de coucher dans leurs quartiers[44], de décider que de cinq à six heures du soir, la cloche de la principale église sonnera, et que les soldats devront rentrer chez eux, sous peine de trois traits de corde, d'ordonner à tous de vivre en bonne amitié et concorde arec les bourgeois ; mais comment empêcher des régiments, qui ne sont pas payés, de vivre à discrétion sur une province, et de picorer les villages à leur portée ? Le seul palliatif possible, c'était de les déplacer fréquemment ; de ne pas les laisser plus d'une nuit à chaque halte, en les obligeant à faire trois ou au moins deux lieues par jour. Si un détachement a trop fait crier une ville, on prend soin de le changer. Le nom du régiment de Saint-Paul est mal venu en Provence, à cause de son précédent passage ; un autre passera plus doucement ; il faut envoyer celui-là ailleurs[45]. Seulement, s'il se trouve bien, il s'incruste et refuse de déloger. On est réduit alors à lever des soldats contre ces soldats, à assembler les communes au son du tocsin, et à tailler en pièces les récalcitrants[46]. Ces passages de troupes sont si onéreux, que, pour les
éviter, les citadins abandonnent leur domicile, et que les municipalités
doivent prendre des mesures pour les obliger à y rester. Dans un bourg où
l'impôt direct n'est que de Quoi d'étonnant si l'on voit figurer dans les dépenses communales de nombreux voyages des consuls pour obtenir l'exemption des logements militaires, des présents aux secrétaires de Monsieur le Général, de Monsieur le mestre de camp, dans le même but, des emprunts importants dont le montant est offert aux capitaines, afin de les détourner de faire leur étape dans la cité, ou afin de les engager à maintenir leur troupe dans la discipline[48] ? C'était bien pis encore dans les pays étrangers ; si l'armée de Gustave-Adolphe payait strictement, dit-on, tout ce qu'elle prenait, les cavaliers de Wallenstein et d'Anhalt, les fantassins endiablés de Marradas et de Galas, traçaient de la mer du Nord à l'Adriatique, un sillon perpétuel de sang et de ruines. En Danemark, vers 1630, le voyageur signale des villes grandes et bien bâties, mais intégralement brûlées, où il ne reste plus que les murs, marquant la place de chaque maison[49]. Aussi, l'Électeur de Brandebourg avait-il permis à ses sujets, par édit authentique, de se faire justice eux-mêmes, en égorgeant sans pitié les soldats impériaux, pourtant ses alliés, surpris en flagrant délit de meurtre ou de pillage. La haine des campagnards immolait, après une défaite, ceux qui avaient échappé au vainqueur. En France, où l'autorité des généraux était moins arbitraire, parce que le pouvoir civil était plus fort, on n'eut pas à déplorer de pareils excès, mais le plus sûr était encore de se protéger soi-même, et les jurades du Languedoc recommandaient aux citoyens qui avaient des épées de les porter au côté dans les rues. A Avallon, un tanneur est tué sans motif par un soldat qui lui loge sept balles aux environs du cœur[50]. En Guyenne, le sang se répand, dit un rapport officiel, comme l'eau sur la terre. Trois ou quatre individus ont, par gageure de moins de quinze sous, et une fois de cinq sous, tiré et tué de sang-froid des hommes avec des arquebuses, comme ils auraient fait des oiseaux sur des arbres[51]. Métamorphoser ces troupes de Louis XIII, hirsutes, farouches, en celle armée souple, lisse et obéissante de Louis XIV, où d'innombrables règlements, observés par tous, ont tout prévu, depuis la faconde retrousser la queue des chevaux, jusqu'à la hauteur des plumets, et à la nature des cuirs de bottes[52], voilà le problème résolu en moins d'un demi-siècle. Le changement des mœurs, ici comme pour d'autres réformes dont nous avons parlé dans notre précédent volume, seconda l'action du gouvernement. On a de la peine à comprendre, disait Sully, que dans une nation qui n'a presque jamais cessé de porter les armes, et qui même en a fait son unique métier, on eût attendu jusque-là pour y mettre l'ordre convenable. Selon l'expression du duc d'Angoulême, il aurait fallu plus de potences que de maisons et plus de cordes que d'arbres pour mater les gens de guerre. Les punitions étaient terribles pourtant ; au seizième siècle, les simples capitaines tuaient leurs soldats, sans forme ni figure de procès[53]. En Allemagne, le général en chef faisait encore fusiller les officiers et décimer les soldats d'un régiment, de son autorité privée ; Wallenstein condamnait les hommes au gibet en disant ce mot : Qu'on pende la bête, auquel il n'était pas de réplique[54]. Mais cette justice guerrière procédait par saccades, frappait et graciait à tort et à travers ; c'est par les civils que fut instituée la justice militaire et créée par conséquent la discipline. La robe longue, portée par des fonctionnaires bourgeois de divers noms, mais d'esprit identique, mit le holà, et fit cesser le désordre. Ce sont ces robes longues, sauvegarde du peuple, que le guerrier redoute ; c'est en elles qu'espère le citadin et le syndic de commune rurale. Commissaires à la conduite, prévôts, intendants de justice, conseillers de parlements, accompagnent les généraux, entrent en maîtres dans les camps avec leurs codes et leurs paperasses, jamais n'abandonnent la procédure commencée, ont une peine proportionnée pour chaque délit. Ce sont eux, on le verra tout à l'heure, qui compteront sacs de blé et caisses de poudre ; ils écrivent, ils écrivent, là où nul jusqu'alors n'écrivait, et agissent avec ce respect scrupuleux des formes, qui caractérise les hommes de loi, et surprend prodigieusement les hommes d'épée[55]. Les commandants de régiments
étrangers, tels que Batilly et Gassion, demeurent encore seuls juges
dans leur corps, sauf les cas réservés : brûlements,
pillages d'église, violements de femmes, filles et religieuses, dont
ils ne peuvent donner grâce, mais sont tenus de
faire punition exemplaire[56]. Dans le reste
de l'armée, le secrétaire d'État dépouillait chaque jour le colonel général,
les officiers et les conseils de guerre de la juridiction qui leur
appartenait, pour la confier aux prévôts et aux tribunaux ordinaires[57]. Quant aux
peines, on tendait plutôt à les adoucir, pour qu'elles fussent mieux
exécutées. La mort, les galères, et quelques bizarres châtiments corporels,
tels que l'estrapade ou le morion, étaient les seuls moyens de répression.
Le morion consistait à donner au coupable des coups de crosse d'arquebuse, en
prononçant en cadence des phrases sacramentelles que
la bienséance, dit le bon Père Daniel, ne
permet pas de transcrire[58]. On y condamnait
le soldat qui battait son hôte ; s'il le volait ou brisait ses meubles, il
était pendu ou fusillé ; car les deux genres de mort sont également usités.
Dans le dernier cas, l'ami intime du condamné lui servait de parrain,
c'est-à-dire lui tirait le premier coup. Plusieurs hommes étaient-ils
convaincus d'un même crime, on les faisait o tirer au billet n, et celui qui
amenait le billet de mort était exécuté. La loi militaire, assez imparfaite puisqu'elle prodiguait la peine de mort à des„fautes minimes, et condamnait seulement aux galères un officier convaincu d'avoir volé et vendu des canons français, était d'autre pat t assez injuste dans la différence de traitement qu'elle faisait entre les coupable, selon leur naissance. Son application, qui laissait aux magistrats une liberté presque illimitée, exigeait d'eux autant d'impartialité que de mesure ; à ne considérer que le résultat obtenu, on doit reconnaître qu'ils n'ont pas été au-dessous d'une mission difficile[59]. |
[1]
RICHELIEU, Mémoires,
t. III, p. 153 et passim. — Arch. Aff. Étrang., t.
[2] MONTGLAT, Mémoires, p. 41. — TALLEMANT, t. II, p. 215. — Lettres et papiers d'État, t. Ier, p. 197. — RICHELIEU, Mémoires, t. Ier, p. 309.
[3] RICHELIEU, Mémoires, t. Ier, p. 331 ; t. II, p. 128, 64.2.
[4] DANIEL, Histoire de la milice, t. Ier, p. 320. — PONTIS, Mémoires, p. 518. — Première Montre du vrai métier de la guerre, publiée en 1631, par J. de Serres de Pradel.
[5]
SCHILLER, Guerre
de Trente ans, p. 163. — RICHELIEU, Mémoires, t. II, p. 215, 629. — MICHELET, Richelieu
et
[6] Ordre de bataille en 1635 : Entre l'avant-garde et la bataille, trois cents pieds, entre la bataille et l'arrière-garde, six, cents pieds. Entre chaque cornette de cavalerie d'un même escadron, cinquante pieds, entre deux escadrons, cent cinquante pieds ; entre deux bataillons, cent pieds en bataille, et cinquante pour combattre ; entre piquiers et mousquetaires quand ils marchent derrière, cinquante pieds. Lettres et papiers d'État, t. V, p. 265.
[7]
Mémoires du cardinal DE
[8]
Arch. Aff. Étrang., t.
[9] Jusque-là on ne le faisait qu'en Hollande. — DANIEL, Histoire de la milice, t. Ier, p. 358, 380.
[10] ARNAUD D'ANDILLY, Mémoires, p. 414. — PUYSÉGUR, Mémoires, t. Ier, p. 81. — Lettres et papiers d'État, t. III, p. 264. — Ordonnance de janvier 1629. — Règlement du 24 juillet 1638.
[11] PUYSÉGUR, Mémoires, t. II, p. 67. — RICHELIEU, Mémoires, t. II, p. 280. — DANIEL, Histoire de la milice, t. Ier, p. 330. — Voyez là-dessus notre t. Ier, Esprit de la noblesse.
[12]
Les généraux avaient ordre de n'écrire à Paris qu'en chiffres. — Pour connaître
mutuellement l'état de leurs forces, les belligérants faisaient grand emploi
des espions, de part et d'autre. On informe le secrétaire d'État qu'un Père Capucin, qui a prêché à Verdun, doit reconnaître la
place, qu'un exempt des gardes du duc de Lorraine faisant le vivandier tente de pénétrer dans la ville
de
[13] RICHELIEU, Mémoires, t. II, p. 15, 16, 596. — Arch. Guerre, XXIV, 295.
[14] Il y avait en 1640 six hérauts d'armes : le premier dit des Français, au titre de Montjoie Saint-Denis, les autres des titres de Bourgogne, Alençon, Bretagne, Dauphiné et Normandie. RICHELIEU, Mémoires, t. I, p. 532 ; t. II, p. 603. — En 1616, un héraut d'armes est envoyé au duc de Vendôme, entre dans sa chambre, et lui dit devant tout le monde : A toi, César de Vendôme, je te commande de par le Roi, mon souverain seigneur et le tien, et à tous tes adhérents, que tu aies à poser les armes que tu as prises. FONTENAY-MAREUIL, p. 103.
[15]
Arch. Aff. Etrang., t.
[16] RICHELIEU, Mémoires, t. III, p. 152. — MONTGLAT, Mémoires, p. 115. — SCHILLER, Guerre de Trente ans, p. 351, — Abbé ARNAUD, Mémoires, p. 493.
[17]
Aff. Étrang., t.
[18] RICHELIEU, Mémoires, t. II, p. 15. — PONTIS, Mémoires, p. 563. — DANIEL, Histoire de la milice, t. Ier, p. 620.
[19] BASSOMPIERRE, Mémoires, p. 215.
[20]
Mémoires de MONTGLAT,
p. 107 ; de BRIENNE,
p. 64 ; de PONTIS, p. 643 ; de FABERT, p. 52 et 53. — Arch. Guerre, LXII, 240.— Lettres et
papiers d'État, t. III, p. 755 ; t. VIII, p. 341. — Aff. Étrang, t.
[21] Arch. dép. Lot-et-Garonne, BB, 6. — Arch. com. de Sens, CC. 19 (en 1643). — Arch. com. de Nevers, BB. 23 (en 1645). — Arch. com. de Nîmes, KK. 11 ; NN. 13. (En 1642 et 1643.)
[22] Mémoires de RICHELIEU, t. II, p. 211 ; de PONTIS, p. 552.
[23] Arch. Guerre, XXIV, 362 ; XXVI, 79.
[24] Lettres et papiers d'État, t. III, p. 324.
[25] RICHELIEU, Mémoires, t. II, 23, dit : Le maréchal d'Estrées fait le dégât de Castres, avec perte de plusieurs habitants qui voulurent s'y opposer. — Id., ibid., t. Ier, p. 620. — Arch. dép. de Lot-et-Garonne, Sainte-Colombe, BB. 1. — Astaffort, BB. 1.
[26] Mémoires de RICHELIEU, t. Ier, p. 610 ; de ROHAN, p. 581.
[27] Le Roi taxe à 100.000 écus les bourgeois de Saint-Mihiel (Lorraine) pour la rançon de leur ville, en 1635. Lettres et papiers d'État, t. V, p. 274. — RICHELIEU, Mémoires, t. III, p. 142.
[28] RICHELIEU, Mémoires, t. Ier, p. 262, t. II, p. 191, 397,533, 611. — SCHILLER, Guerre de Trente ans, p. 190. — A Lutzen, il y eut un tel désordre que l'armée impériale, rencontrant son propre bagage, la pilla comme si l'eût été celui de l'ennemi.
[29] PONTIS, Mémoires. p. 506.
[30]
Aff. Étrang., t.
[31] Arch. Guerre, XXIV, 28. — Mémoires de PUYSÉGUR, t. I, p. 84 ; de PONTIS, p. 505, 506. — Au combat, d'ailleurs, les officiers ne ménageaient pas leurs hommes. En 1636, ils piquaient ceux qui ne voulaient plus donner, de la pointe de leurs épées, pour les empêcher de reculer. MONTGLAT, Mémoires, p. 42.
[32]
Lettres et papiers d'État, t. II, p. 524 ; t. VI, p. 130. — RICHELIEU, Mémoires,
t. I, p. 481. — Aff. Étrang., t.
[33] Arch. Guerre, XXIV, 161.
[34] Arch. Guerre, XXXI, 61.
[35]
Arch. dép. de
[36] Arch. Guerre, XXIV, 373 ; XXVIII, 80. — Lettres et papiers d'État, t, II, p. 219, — Ordonnance de 1629, art. 273, 274, 284. — Mémoires de RICHELIEU, t. II, p. 641 ; de PONTIS, p. 481, 516. — Il y avait des capitaines qu'on n'avait jamais vus au corps.
[37] En 1523.
[38] DANIEL, Histoire de la milice, t. II, p. 583.
[39] Arch. dép. de Maine-et-Loire, G. 918.
[40]
Arch. dép. de
[41] Arch. dép. des Landes, Capbreton, EEI.
[42]
Aff. Étrang., t.
[43] Arch. Guerre, XXVIII, 231. — RICHELIEU, Mémoires, t. II, p. 126.
[44] Quartier n'a pas, en ce temps, le sens actuel de caserne ; il s'agit des quartiers de la ville où les troupes en garnison étaient cantonnées.
[45]
Lettre de Marillac à Richelieu. — Aff. Étrang., t.
[46] Arch. com. du Bourg de Rodez, BB. 11 ; d'Angers, BB. 63 ; de Nevers, EE. 1 ; de Bourg (Bresse), BB. 85. — Quand la conduite des troupes a été bonne, le fait est si rare, qu'on prend soin de le consigner sur les registres communaux.
[47]
Aff. Étrang., t.
[48] Arch. com. de Rodez, BB. 11. — Arch. de Lot-et-Garonne : Gontaud, CC. 7, CC. 9 ; Mézin ; BR, 5 ; Astaffort, CC. 7. — RICHELIEU, Mémoires, t. I, p. 419. — Lettres et papiers d'État, t. VII, p. 624.
[49] DESHAYES DE COURMENTIN, Voyage en Danemark, p. 124, — SCHILLER, Guerre de Trente ans, p. 173.
[50] Arch. com. d'Avallon. GG. 9. — Arch. de Lot-et-Garonne, Duras, BB. 1.
[51] Machaut à Richelieu. — Aff. Étrang., t. 807, f° 61. — Douze personnes se battent contre douze autres. Il en demeura vingt-deux sur la place.
[52] THOMAS DE FOSSÉ (Mémoires, t. I, p. 21) raconte que Le Tellier fit retenir la solde des officiers d'un régiment, et l'appliqua à payer un quart de la taille d'une paroisse, où ils avaient couché deux jours sans ordre. De pareils faits ne s'étaient jamais vus auparavant. — PONTIS, Mémoires, p. 653, déclare, en 1649, qu'il trouve grande différence entre les troupes de ce temps, et celles qu'il commanda du temps du feu Roi.
[53] Jusqu'à ce que Henri II leur eût fait défense, à la requête de d'Andelot, colonel général, d'en user ainsi. — BODIN, République, p. 437.
[54] SCHILLER, Guerre de Trente ans, p. 427.
[55]
Aff. Étrang., t.
[56] Arch. Guerre, XXV, 27.
[57]
Arch. Guerre, XXIV, 164, 165 ; XXXII, 79. — Ordonnance de janvier 1629, art.
350. — Aff. Étrang., t.
[58]
DANIEL, Histoire
de la milice, t. II, p.
[59]
Arch. Guerre, XXIV, 164 ; XXVI, 75 ; LXVII, 143. — RICHELIEU, Mémoires, t. I, p. 545
; t. II, p. 625. — PONTIS,
Mémoires, p. 450. — Déclaration de mai 1638 et du 8 août 1635. — Aff.
Étrang., t.