Le Roi, chef de l'armée ; ses rapports avec le cardinal, avec les
officiers. — Ses talents militaires. — Richelieu, son autorité sur l'armée ;
comment elle s'exerce. — Le P. Joseph. — La France manque, à cette époque, de grands hommes
de guerre. — Création du ministère de la guerre ; Sublet de Noyers,
secrétaire d'État. — Son omnipotence s'établit. — Maréchaux de France ;
gouverneurs de province. — Colonels généraux de l'infanterie, de la cavalerie
légère, des Suisses. — Maréchaux de camp. — Grand maître de l'artillerie. —
Grades d'état-major : sergents de bataille, aides de camp. — Pouvoirs
passagers ; généraux d'armée et lieutenants généraux. — Cumul des charges
militaires, on le défend en vain. — Hiérarchie : rapports des supérieurs et
des inférieurs. — Carrières des officiers : les académies, écoles militaires.
— Solde des officiers ; leurs fonctions onéreuses. — Esprit militaire ;
bravoure et dévouement.
Le chef direct de l'armée, c'est le Roi ; le Roi, même
absent, est censé commander ses troupes eu personne, le quartier du général
se nomme toujours le quartier du Roi. Cette
prééminence n'était pas vaine[1]. C'est seulement
à l'armée que l'histoire rencontre Louis XIII. Ce prince, qui ne s'occupait
de rien en France que de ses oiseaux, de ses chiens et de ses chevaux, qui
peignait, chantait, faisait pousser des pois verts qu'il envoyait vendre au
marché, lardait de la viande avec l'écuyer Georges, confectionnait des
châssis avec M. de Noyers et des confitures tout seul, ce prince était brave,
et aimait la guerre[2]. Enfant, il
formait en compagnies d'infanterie ses camarades de jeux, les exerçait à la
mode de Hollande et les menait se battre à la campagne, les uns contre les
autres. Homme fait, il conserva son goût pour les choses militaires ; il ne
se borna pas à jouer du tambour avec talent, et à fabriquer des canons de
cuir, il étudia les manœuvres inventées par Arnaud, du Fort-Louis, tacticien
remarquable de l'époque ; enfermé avec Pontis, il faisait pivoter pendant de
longues heures des figures de plomb ou des bilboquets ! Zélé capitaine
instructeur en temps de paix, le Roi est bon officier à la guerre. Il n'aurait
pas fallu peut-être se fier à lui pour combiner un plan de campagne, mais il
est expert à ranger en bataille une armée, quelque nombreuse qu'elle soit.
Louis XIII et Louis XIV sont aussi différents dans les camps que partout
ailleurs. Non-seulement sa grandeur n'attache pas le premier au rivage, mais
elle ne le fait jamais hésiter devant une corvée. Il reconnait des bastions,
va, vient, tend les cordeaux, s'occupe des vivres, de la paye, s'entretient
avec le premier venu[3]. De simples
capitaines, Fabert, Puységur, sont familiers avec lui, comme avec un officier
d'un grade un peu supérieur. Ce prince, si dur dans le civil, si jaloux
d'autorité en politique, est bonhomme, causeur, déférent dans le militaire.
On croit rêver quand on lit sa conversation typique avec
Saint-Preuil, gentilhomme fort vaillant, mais brelandier
; conversation rapportée par le Roi lui-même, dans une lettre qu'il adresse à
Richelieu[4]. Étant à la fenêtre de ma galerie, écrit-il, j'ai vu venir à moi Saint-Preuil, tout bouffant de colère,
lequel m'ayant abordé, m'a dit : Que vous ai-je fait pour me vouloir tant de
mal ? je croyais qu'il y eût quelque chose à gagner en vous servant, mais je
vois bien qu'il n'y a rien à espérer pour moi... — Saint-Preuil,
capitaine aux gardes, servait depuis vingt ans, et ambitionnait un régiment.
On lui avait préféré un lieutenant qui n'avait que deux ans de service[5]. — A Chantilly, reprend le Roi, la dernière fois que vous y
avez été, vous m'avez demandé de vous défaire de votre compagnie, et je vous
l'ai accordé. — Il m'a répondu : Je ne
m'en veux point défaire à cette heure. — Moi,
je veux que vous vous en défassiez, et me suis tourné devers tout le monde en
disant : Voilà Saint-Preuil qui est un insolent, et qui me nie de m'avoir
demandé permission de se défaire de sa compagnie ; vous savez tous ce qui en
est, et me suis tourné vers Saint-Preuil, et lui ai dit : Vous êtes un
hargneux, on ne saurait durer avec vous ; je vous ferai donner vingt mille
écus de votre compagnie[6]. — Il m'a répondu orgueilleusement : Non, je n'en veux rien,
ôtez-la-moi... Je lui ai répondu : Vous
seriez bien attrapé, si je vous prenais au mot, mais je ne le veux pas.
— Il m'a répliqué : Voilà deux cent mille francs que
j'ai mangés à votre service, sans que vous ayez jamais rien fait pour moi. Je
lui ai répondu : Dites cent mille écus que vous avez perdus au jeu...
Sur cela, tout le monde s'est mis
entre nous, M. de Tresmes et deux ou trois autres m'ont mené à l'autre
fenêtre. Ensuite j'ai fait dire à Saint-Preuil qu'il s'en allât à Paris, que
je ne voulais plus avoir affaire à lui, et que je trouvais bon qu'un de ses
amis me parlât de ses affaires. Son dessein était de me faire dire quelque
chose qui le pût offenser, mais j'ai été bien sage...
Ce prince, qui n'eût pas le talent de se faire aimer de
ceux qui l'approchaient, était sensible à l'affection de ses officiers. Il
demandait un jour à l'un d'eux avec tristesse : d'où
venait que les capitaines qu'il avait faits le quittaient tous, et qu'il n'en
restait presque pas un auprès de sa personne ; il comptait sur ses doigts
ceux qui l'avaient abandonné[7]... Sa mauvaise
santé augmentait, il faut le dire, les défauts de son humeur. L'ennui du Roi,
ses accès de mélancolie profonde, — véritable maladie qu'il dissimule, — sont
la constante préoccupation du cardinal[8]. Le premier
ministre avouait franchement à son souverain qu'il
craignait de l'embarquer en de grands desseins auxquels de son naturel il ne
se plaisait pas et pendant lesquels il était toujours chagrin contre ceux qui
l'y servaient[9]. Autant en effet
il avait d'impatience d'entreprendre des guerres
quand il n'en avait point sur les bras, autant avait-il d'empressement à les
finir une fois qu'elles étaient commencées[10]. Pour prolonger
la lutte avec la maison d'Autriche, au moment où, par la volonté formelle du
Roi, il était obligé de traiter sérieusement de la
paix, le cardinal a recours à tous les stratagèmes. Il alla, dit-on,
jusqu'à donner l'ordre au général français de perdre une bataille ; et quand
les négociations sont rompues, il doit avec soin dissimuler sa joie, en
disant que les péchés de la chrétienté n'avaient pas
permis que Dieu les fît réussir[11]. Le Roi qui,
dans l'administration et la politique, laisse faire son ministre, qui apprend
par cœur, comme un élève docile, pour les dire sans
papier, des petits discours, de simples phrases qu'on lui envoie
toutes faites, se rebiffe dans les camps. Là, les rapports sont fréquemment
tendus ; il est des moments, dit Richelieu, où qui l'eût soufflé, l'eut peut-être jeté par terre.
A la Rochelle,
Louis XIII se plaint hautement que le cardinal, dans les conseils, prend
toujours parti contre lui ; ce qui donna lieu à ce
dernier de n'ouvrir plus la bouche en présence du Roi. Mais il se
rattrapait sous main, empêchait les généraux d'aider le prince, l'isolait, le
dégoûtait de mille manières de l'exécution des projets auxquels
personnellement il était hostile[12]. Le monarque,
vexé, finissait par lâcher prise, et retournait à Paris, en disant de
Richelieu que l'armée, après son départ, ne le respecterait
non plus qu'un marmiton[13].
Le cardinal, bien qu'il répète souvent que l'emploi de la guerre n'est pas de sa profession,
s'en est continuellement occupé, avec des abbés, des évêques et des
archevêques pour lieutenants ; il remettait aux chefs des plans de campagne
de son cru, et disait à l'un d'eux, qui se gardait bien de faire aucune
objection : Voilà pour vous montrer, monsieur de
Ruvigny, que le cardinal de Richelieu, quoiqu'il n'aille pas à la guerre, ne
laisse pas d'être grand capitaine. Bien différent de Luynes, qui,
réfugié derrière un monticule appelé par dérision[14] le plastron du connétable, s'amusait à sceller pendant que les autres étaient aux mains,
le cardinal oubliait tout à fait, au bruit du canon, son caractère
ecclésiastique. Revêtu ci d'une cuirasse couleur d'eau, et d'un habit feuille
morte brodé d'or, l'épée au côté, une belle plume au chapeau, deux pistolets
à l'arçon de sa selle e, il marchait à l'ennemi, escorté de ses pages et de
son capitaine des gardes[15]. Généralissime
en 1629, il avait des pouvoirs royaux, les mêmes que Wallenstein exerçait en
Allemagne : tels que créer et casser les officiers, faire grâce, ordonner des
levées d'hommes et d'argent, conclure des traités et des trêves. En tous
temps, sans avoir besoin d'être investi d'une mission spéciale, et sauf les
susceptibilités personnelles de Louis XIII, il gouvernait l'armée autant que
le reste[16],
et comme c'était le meilleur maitre, parent ou ami
qui fut jamais, que pourvu qu'il fût persuadé qu'un homme l'aimait, sa fortune
était faite ; il n'est pas un gentilhomme en passe d'obtenir un grade,
jusqu'à celui de maréchal de France, qui ne sollicite très-humblement sa
protection. Dans les lettres patentes de grand maître de l'artillerie,
délivrées à La Meilleraye,
il n'est question que de l'honneur qu'il a
d'appartenir à notre cousin le cardinal duc de Richelieu... et des exemples domestiques qu'il sera plus particulièrement
obligé de suivre[17]...
L'autorité absolue sur les généraux emportait, cela va
sans dire, la direction supérieure des opérations militaires ; elle ne fut
pas heureuse. il n'est pas d'exemple d'un homme qui ait conduit une guerre,
avec succès, du fond de son cabinet, à des centaines de lieues de son
théâtre. Ni le cardinal ni le Père Joseph, son bras droit, ne purent éviter
cet écueil, où tombent dans tous les siècles de grands hommes d'État. Ils
avaient beau se plaisanter l'un l'autre : Ah, voilà
des soldats du Père Joseph ! disait Richelieu quand l'officier battu
était un protégé du Capucin ; — Ne vous avais-je pas
dit que vous n'étiez qu'une poule mouillée, lui répliquait plus tard
du Tremblay, après la reprise de Corbie par nos troupes, — il était mauvais
pour le général d'avoir à compter sans cesse avec les vues de la cour. Un
ministre éloigné, forcément peu au courant, qui indique en détail ce qu'on
doit faire, ordonne un siège, une retraite, une marche en avant, charge un
familier, — l'homme du Roi, comme on l'appelle, — de faire exécuter ses
instructions, risque de se tromper et se trompe ; d'autant que le chef
effectif n'ose pas toujours répondre, comme Hébron au Père Joseph qui,
montrant la carte avec son doigt, lui disait : Nous
passerons la rivière là. — Mais, monsieur
Joseph, votre doigt n'est pas un pont ![18]
Il est juste d'ajouter que, si le cardinal se laissait
guider dans ses choix militaires, par des sentiments d'amitié personnelle, ce
qui est le propre de tous les hommes, que si La Valette, son fidèle des
jours dangereux, Brezé son beau-frère ou La Meilleraye, son
cousin, n'étaient pas de grands stratégistes, il ne fut guère mieux secondé
par les maréchaux qu'il avait désignés en dehors de toute préoccupation de
parti[19]. Louis XIV a eu,
lui, beaucoup de chance, — il n'est pas d'autre mot, — sur terre et sur mer ;
car enfin ses admirateurs, même les plus forcenés, ne peuvent prétendre qu'il
ait formé les grands capitaines ou les grands marins de son règne. Richelieu
n'en a pas eu.
C'est en Allemagne, sous son ministère, que se trouvent
les généraux illustres, alliés ou ennemis de la France. Le sombre et
sanguinaire Tilly, dont les talents militaires avaient grandi dans la guerre
des Pays-Bas, la seule école d'alors ; Tortensohn, goutteux, qui commande
dans une chaise à porteurs, et surpasse tous ses adversaires par la rapidité
de ses manœuvres ; surtout Wallenstein, duc de Friedland et Gustave-Adolphe.
De Wallenstein, la puissance prodigieuse nous apparaît à travers les
exagérations du roman ; en réalité, aucun général du moyen âge ou des temps
modernes ne pourrait se vanter d'avoir été obéi mieux que lui ; les vertus du
héros, prudence, justice, courage, s'élèvent, dans son caractère, aux
proportions les plus hautes, mêlées à une cruauté froide et à une démesurée
ambition. Quand le roi de Suède et lui se rencontrèrent dans cette bataille
mémorable, où Gustave trouva la mort, l'un animant
ses troupes de paroles qu'il avait à commandement, le second par sa seule
présence et la sévérité de son silence, c'était vraiment le sort de
l'Europe qui s’agitait là[20]. Pour la France, le succès d'un
allié qui devenait trop puissant était même un danger ; le gros Bullion
reflétait bien l'opinion en deçà du Rhin, lorsque, annonçant cette catastrophe
à Richelieu, il écrivait : Peut-être que ce prince
eût donné de la peine, s'il fût venu à bout de ses desseins[21]. Et pourtant nos
victoires les plus profitables furent remportées alors par un étranger, un
Allemand, le duc de Saxe-Weimar. Héritier de l'armée de Gustave-Adolphe, il
conquit l'Alsace pour notre compte, et lorsqu'à son tour il mourut, cette
province fut sur le point de nous échapper.
Où Richelieu fut plus heureux, où son esprit d'autorité
laissa une trace profonde, c'est dans la hiérarchie de l'armée, dont il est
le vrai fondateur, par la création du ministère de la guerre. D'après les
règlements de 1619 et 1626, un des quatre secrétaires d'État était devenu
seul chargé des choses militaires hors le royaume
; au dedans, il en partageait le souci avec ses collègues[22]. Mais c'est par
les faits, bien plus que par les lois, que s'établit l'omnipotence de cet
homme de plume sur ces hommes d'épée. Jusqu'à Sublet de Noyers, on voit les
secrétaires d'État signer couramment les uns pour les autres sans se gêner,
et se remplacer encas de besoin ; simples agents de transmission, ils n'ont
ni initiative, ni responsabilité ; c'est au Roi que tout le monde s'adresse.
Celui que l'on appelait le petit bonhomme, de
Noyers, travailleur tenace et ambitieux, prit le premier une importance extraordinaire.
Anticipant sur toutes les charges où il pouvait
mordre, donnant l'autorité à des subalternes qu'il dirige, il reçoit
et expédie chaque jour de nombreux courriers à tous les chefs de corps. Bien
ne se fait encore par son ordre et en son nom, mais tout, ou presque tout
passe déjà par ses mains[23]. On commence même
à adresser des mémoires à son premier commis, pour
parler, s'il lui plaît, à M. des Noyers[24]. Les maréchaux,
les colonels généraux, et autres administrateurs militaires, s'étonnent,
s'indignent qu'un scribe, un homme de robe longue, prétende leur faire la
loi. Brézé mettra pour le faire enrager, des ordures
dans les réponses qu'il lui envoie. Allez-vous faire
f... avec vos f... ordres, lui écrit-il. N'importe, il faut plier.
Et cela leur est d'autant plus dur, qu'entre eux les
hommes de guerre s'obéissent peu et à contrecœur. La hiérarchie de l'ancienne
armée féodale, où les suzerains commandaient aux vassaux, est brisée depuis
longtemps ; la hiérarchie moderne, où l'officier commande à tous les grades
inférieurs, et obéit à tous les grades supérieurs au sien, est inconnue. Le
capitaine écrit bien au soldat : Monsieur mon
compagnon[25], tandis que
l'autre lui répond simplement Monsieur, — jamais on n'eût imaginé d'appeler
un supérieur par son grade, s'il n'était maréchal de France, — mais en somme,
dans les rapports journaliers, on se traite suivant sa position sociale, et
non selon sa situation militaire. Un duc et pair avait parfois rang à l'armée
au-dessus des maréchaux de camp, et immédiatement après les maréchaux de
France[26] ; ceux-ci
devaient obéissance à un prince du sang, un légitimé ou même un Guise.
L'armée de la Reine
mère, en 1620, est commandée en chef par le comte de Soissons, qui a sous lui
les ducs de Vendôme et de Nemours, et en troisième ligne le maréchal de
Boisdauphin[27].
Cette autorité des princes était, il est vrai, précaire, les maréchaux tenaient à avoir seuls la conduite des
troupes ; le duc d'Angoulême écrivait à Bassompierre : Monsieur, cette lettre est pour savoir si vous prétendez
que j'ai, ou non, commandement en cette armée... Bassompierre refusait
tout net de lui obéir ; à la
Rochelle, on dut pour l'empêcher de s'en aller, comme il
menaçait de le faire, créer pour lui une armée particulière[28]. Arrive-t-il une
brouillerie entre deux gentilshommes
de différents grades, l'un ayant très-certainement
manqué à son capitaine, on les accommode
du mieux possible, en y employant quelque personnage de distinction. Pour se
faire écouter du gouverneur de Verdun, Nettancourt, son supérieur
hiérarchique, après l'avoir pressé tant qu'il a pu,
se sert de toutes les personnes qu'il croit pouvoir l'aider, sans y oublier
les Pères Jésuites[29].
Eu face de l'autorité active des maréchaux, se posait
l'autorité territoriale des gouverneurs de provinces, de villes ou de
citadelles, commandants-nés des forces militaires dans leur juridiction. Le
gouverneur de province porte le titre de lieutenant
général du Roi et de ses armées. Les régiments devaient prendre de lui
l'attache et l'ordre de route,
reconnaître en un mot sa suprématie ; mais si les mestres de camp veulent
bien lui rendre cet hommage, les maréchaux le lui refusent ; et comme il n'y
a rien de positif à cet égard, ils se disputent les uns les autres jusque devant
l'ennemi, à qui commandera[30].
Depuis l'abolition de la charge de connétable, — mesure
beaucoup moins importante que les historiens ne l'ont dit[31], — les maréchaux
vivaient sur un pied d'égalité absolue. Aux époques où l'un deux reçut, avec
le titre de maréchal général, la
prééminence sur les autres, il soumit à grand'peine ses collègues. Eût-il été,
comme Turenne, à la tête des armées du Roi, lorsque
les autres étaient encore au collège, nul ne parvint, avant la fin du
dix-septième siècle, à faire accepter le privilège de l'ancienneté[32].
Les maréchaux commandaient chacun sa semaine ou son jour,
le gros de l'armée, — nommée la bataille,
— et jouissaient alors du pouvoir absolu. Mais celui qui avait levé le lièvre et poursuivait l'ennemi, voyait, on
s'en doute, de fort mauvaise grâce, un autre profiter le lendemain de ses
peines et de son travail. L'envie que chacun a du
jour et de la semaine de son compagnon, produit beaucoup d'empêchements de
bien faire, disait Richelieu ; le manque d'unité dans la direction
était en effet le grand vice. Devant Landrecies sont trois généraux : La Valette, Caudale son frère
et La Meilleraye
; les deux premiers se font des politesses, pour se laisser l'honneur de
prendre la place, et s'efforcent d'empêcher à tout prix La Meilleraye de la
prendre avant eux. Qu'on juge par là de l'ensemble des opérations[33] !
Bien qu'on semble se succéder dans le maréchalat, puisque
les candidats demandent toujours le bâton vacant par une mort récente, le
nombre des titulaires n'est nullement fixe : quatre au seizième siècle, ils
sont dix-sept en 1624 et dix en 1635[34]. On obtenait
parfois brevet de la première charge de maréchal à vaquer
; simple promesse qui ne liait aucunement la cour, et qu'elle violait souvent[35].
Être honoré d'un état de maréchal
de France, c'était le couronnement ardemment désiré d'une carrière
exceptionnelle ; on n'y parvenait généralement que tard, après de longues
campagnes ; affaire de vieil homme, que ne
pouvaient convoiter les galants de la cour[36]. L'envoi des
lettres patentes parfumées au nouvel élu, la remise du bâton par le Roi,
devant lequel il prêtait serment à genoux, se faisaient en grande cérémonie[37]. Détail à noter
: ces lettres patentes n'avaient aucun protocole fixe, aucune rédaction usuelle
; c'était un morceau composé pour la circonstance, quelquefois long comme
pour d'Effiat, quelquefois court comme pour Thoiras,
racontant la vie de celui qui en était l'objet, rappelant les services de ses
aïeux[38]...
Le nouveau maréchal se faisait ensuite présenter au Parlement, où il se
tenait debout et couvert, par un avocat qui déduisait
sa généalogie, et faisait valoir tout ce qu'il
avait de considérable[39]. Au sortir de
là, les princes et seigneurs ses amis le reconduisaient à cheval, chez lui où ils étaient festoyés avec grande somptuosité.
Au-dessous des maréchaux de France, mais beaucoup plus
puissants qu'eux, étaient placés les colonels de l'infanterie française, de
la cavalerie légère, des Suisses, le grand maître de l'artillerie[40] ; nous ne
saurions mieux les comparer qu'aux chefs de division actuels du ministère de
la guerre, en les supposant inamovibles et souverains dans leur service.
Le colonel de l'infanterie est censé colonel de tous les
régiments de fantassins. Les mestres de camp dépendent de lui, il nomme
alternativement avec le Roi, à toutes les compagnies, lieutenances et
enseignes des régiments entretenus ; dans chacun d'eux est la compagnie colonelle
qui porte son drapeau. Tout officier, après avoir été reçu par le régiment
devait aller à la tête de ses hommes, recevoir le hausse-col de M. le colonel
général. C'est sous son nom que s'administre la justice et seul il a droit de
faire arrêter un militaire ! Quand une pareille charge est aux mains d'un
homme tel que d'Épernon, on pense ce qu'il en sait faire. Annonce-t-il son
arrivée dans la capitale au retour de quelque voyage, non-seulement les meures de camp et les officiers, présents à Paris,
vont au-devant de lui jusqu'à Étampes, mais une infinité d'autres, venus
expressément pour cela des garnisons de Picardie et de Champagne, aucun
capitaine n'y avant manqué sans grand sujet et sans lui en faire des excuses.
Mande-t-il un officier dont il est mécontent et qu'il veut mortifier, il
répond à sa révérence en lui tournant le dos, se met à table sans dire mot et ne le traite pas autrement qu'il ne
ferait un valet, ne lui donnant audience qu'après son diner. On fait
pour lui plus que pour le frère du Roi : Le duc
d'Orléans entre au Louvre dans son carrosse avec le duc d'Épernon ; le
tambour de l'a garde se bornait à appeler selon la coutume pour Monsieur ;
d'Épernon met alors la tête à la portière, crie au tambour qu'il est là et aussitôt
celui-ci bat aux champs[41]. Le prince a
beau être choqué de l'aventure, il ne peut se montrer plus susceptible que le
Roi son frère, qui, avant de nommer un capitaine, écrit au colonel général : Je ne l'ai pas voulu admettre à cet emploi, que je n'ai su
de vous si vous le jugiez digne de le remplir... Richelieu, qui
déclare dans ses Mémoires, que les droits
prétendus par le colonel de l'infanterie étaient de très-dangereuse
conséquence et du tout insupportables, se résigne pourtant à
solliciter de lui des nominations : J'ai cru,
lui dit-il modestement, vous devoir donner avis des
témoignages qu'on m'a rendus en faveur de (mon
protégé) et combien le Roi aura agréable que
vous le gratifiiez de ce qu'il vous sera possible[42].
Bien que moins puissants, les deux colonels des Suisses et
de la cavalerie légère, — on entendait par là toute la cavalerie française,
sauf la maison du Roi, — avaient chacun dans son ressort, une autorité
très-étendue, qui s'exerçait jusque sur le champ de bataille. Comme un grand
maitre de l'artillerie doit pouvoir visiter les
lieux où il compte mettre des batteries, l'officier qui avait
provision de cette charge se trouvait, partout où il était, libre d'inspecter
les positions de toute l'armée et de disposer souverainement des canons[43].
Il n'est pas d'autres colonels en France que ces colonels
généraux ; et ce titre est si bien supérieur dans l'opinion à tout autre, que
d'Ornano ou Gassion qui le portaient, comme les étrangers, par tolérance, ne
le quittent que lorsqu'ils sont maréchaux de France[44].
Immédiatement après les colonels, venaient les maréchaux
de camp. Commission temporaire jusqu'au règne de Henri IV, la fonction de
maréchal de camp était devenue sous Louis XIII un grade fixe, dont on était
investi par brevet ; Le Roi, y
disait-on, voulant reconnaître... (suivait ici le détail des services) a retenu, ordonné et établi le sieur..., en la charge de maréchal de ses camps et armées, pour
dorénavant en jouir et en faire les fonctions aux honneurs, autorités,
prérogatives, prééminences et appointements qui lui appartiennent.
Cette autorité fut grande jusqu'au règne de Louis XIV. Un maréchal de camp en 1630, c'était presque autant qu'un
maréchal de France en 1660. Vers cette dernière époque ceux qui n'ont point servi et qui ne font quasi même que
de naitre, sont faits maréchaux de camp, de sorte que ce bel emploi en est
tellement avili, que pas un de ceux qui le méritent n'y veulent plus demeurer
et ne s'en tiennent récompensés[45]... Le maréchal
de camp, pas plus que le maréchal de France, n'a, en vertu de son titre, ni
la propriété, ni même la direction perpétuelle d'une troupe. En temps de paix
il est le plus souvent sans emploi. Il en est de même de tous les grades
conférés par brevet, major de brigades, sergent de bataille[46], aide de camp (parfois nommé aide-maréchal de camp),
lieutenant-colonel, spécialement attaché à la personne d'un mestre de camp,
et maréchal des logis[47]. Ce sont là des situations
à côté, pouvant très-bien se cumuler avec le grade de mestre de camp ou de
capitaine[48].
Non-seulement un maréchal pouvait demeurer mestre de camp,
en gardant le régiment qu'il avait avant sa promotion, mais il pouvait le
devenir, si après cette promotion, il lui plaisait d'en acheter un, comme fit
Puységur ; il pouvait l'être deux fois, s'il possédait deux régiments comme
Arnaud[49]. Schomberg et La Curée, tous deux maréchaux
de camp, sont en même temps l'un colonel des reîtres et lieutenant des
chevau-légers du Roi ; l'autre capitaine des chevau-légers et d'une compagnie
de gendarmes[50].
La fonction de capitaine se transmettant par héritage, le premier venu peut
se trouver capitaine sans y penser, fût-il comme nous en avons vu, maitre des
eaux et forêts à Montargis[51]. Il n'y avait en
ce dernier cas que demi-mal, parce que celui qui n'était pas du métier,
s'empressait de vendre une charge qu'il ne pouvait exercer. Les gentilshommes
au contraire tenaient beaucoup à conserver une troupe qui leur appartenait en
propre, qui avait longtemps été au feu avec eux. Ce cumul étant destructeur
de toute hiérarchie, on défendit dès 1641, aux officiers, de quelque qualité
qu'ils fussent de tenir plusieurs charges en la guerre
; on les mit en demeure d'opter ; niais l'usage devait être bien enraciné,
puisqu'il fut plus de cinquante ans à disparaître[52].
Dans cette énumération des grades militaires sous Louis
XIII, nous omettons volontairement ces titres éphémères de général-major, de
conducteur des bandes françaises, de général des bandes italiennes[53], que prennent
des particuliers ambitieux, dans leur province, ou que le gouvernement accorde
à certains personnages, pour les distinguer de ceux
qui n'ont qu'un régiment. Il en est de même des fonctions temporaires,
comme celles de général d'armée ou de lieutenant général. Général d'armée voulait
dire général en chef, commandant aux maréchaux de France. Marillac, dit Richelieu, étant
maréchal de France, fut bien assez hardi de vouloir avoir la qualité de
général d'armée et demanda des lettres du Roi à toutes les troupes, pour se
faire reconnaître comme tel[54]. Quant au lieutenant
général qui, sous Louis XIV, devint le
grade intermédiaire entre maréchal de France et maréchal de camp et subsista
tel jusqu'à nos jours, il n'est encore qu'un pouvoir, passager, qui cessait à
la paix, ne donnait droit à aucuns gages spéciaux, était porté tantôt par des
maréchaux de France, sous un prince, tantôt par de simples mestres de camp[55].
Les historiens se sont donc trompés lorsqu'ils ont fait
remonter au règne de Louis XIII, la création des lieutenants généraux, en
tant que grade ; tous donnent, du reste, des listes différentes de ceux
qu'ils pensent y avoir été nommés. Le fait certain, c'est qu'on appelle, en
ce temps-là, lieutenant général, le commandant en second d'une armée[56]
A cette fonction, comme à toutes les autres, le premier
venu peut Cire nommé. Nous nous sommes jusqu'à présent servi du mot gradé pour désigner les emplois des hommes de
guerre. Ce mot n'est pas exact. Grade (gradus) veut dire degré ; degrés que
l'on monte un à un et l'un après l'autre. Or, les carrières militaires de
l'époque, si nous tentions de donner aux grades leur sens moderne et réel,
viendraient aussitôt nous infliger un démenti. La noblesse demandait[57] dans ses cahiers
de 1614, que chacun fût obligé de monter en grade de
degré en degré, ce vœu ne fut pas réalisé. Aucune loi ne s'opposait à
ce qu'un gentilhomme fût nommé d'emblée maréchal de camp ou maréchal de
France, sans avoir aucun titre militaire ; le cas est fréquent. II s'ensuit à
plus forte raison qu'un capitaine, un mestre de camp, un enseigne peuvent
obtenir ce qu'on appelle aujourd'hui de l'avancement, en sautant d'un bond
toute la hiérarchie. Étudiant la vie de ceux qui ont occupé les plus hautes
charges militaires, nous voyons les uns gravir lentement chacun des échelons
jusqu'au sommet, les autres l'atteindre du premier coup, sans toutefois y
parvenir plus jeunes. Guébriant, qui fut maréchal de France à quarante ans,
avait servi comme soldat en Hollande et à Venise, était capitaine à
vingt-huit ans au régiment de Piémont, à vingt-neuf ans au régiment des
gardes, à trente-cinq ans maréchal de camp[58]. La Motte-Houdancourt,
cornette des chevau-légers à dix-sept ans, capitaine d'infanterie à dix-neuf
ans, mestre de camp à vingt-huit, sergent de bataille à trente et un ans,
devenait à trente-deux ans maréchal de camp et à trente-huit maréchal de
France[59]. Turenne
lui-même qui, après dix-huit ans de service, obtint le bâton de maréchal,
avait débuté comme simple soldat et avait successivement occupé tous les
emplois. Au contraire, les maréchaux de Boisdauphin, de Thémines, de Gramont,
n'avaient fait aucun grade ; les maréchaux de la Force, de Saint-Géran, de
Lavardin, n'en avaient fait qu'un ou deux, mais cela ne veut pas dire qu'ils
eussent peu servi. Quand le Roi envoie à un gentilhomme un brevet de maréchal
camp, ce n'est pas en général pour se faire
connaître en cette qualité à l'armée, comme le ministre l'écrivait à
un diplomate, M. de Charnacé, dont il fit par occasion un guerrier[60], c'est plutôt
parce que depuis l'âge le plus tendre il a passé d'une bataille à un siège et
d'un siège à l'autre, faisant à l'État un cadeau perpétuel de sa vie[61].
On commençait jeune le métier des armes et l'on s'y
préparait dès l'enfance ; dans la plupart des grandes villes existaient sous
le nom d'académies des écoles
militaires officielles, dont les directeurs étaient nommés et subventionnés
par le Roi ; la noblesse y apprenait l'équitation, l'escrime de l'épée et de
la pique, la bague, la voltige et les mathématiques[62]. A l'heure où
l'adolescent du dix-neuvième siècle prépare son baccalauréat, celui du dix-septième
portait déjà le mousquet depuis plusieurs années, et avait fait campagne. Feuquières
et Cinq-Mars servaient à treize ans, Turenne à quatorze, La Rochefoucauld à
seize, Thémines à dix-sept ; un gentilhomme de dix-sept à dix-huit ans, qui
est l’âge militaire, dit Savary, est
réputé majeur pour le fait de la guerre, et peut engager ses immeubles pour
l'achat de ses armes et de ses chevaux[63]. Au-dessus de
vingt ans, on était bien vieux pour commencer la carrière ; d'autant plus
que, — nous l'avons dit ailleurs[64], — quelles que
soient la fortune et la famille du néophyte, il fallait apprendre comme cadet
avant d'enseigner comme capitaine : le duc d'Enghien servit simple volontaire
à l'armée du comte de Guiche devant Charlemont[65].
L'apprentissage fini, il est vrai, on pouvait avancer
très-vite en temps de guerre ; beaucoup de maréchaux de camp avaient de
trente à quarante ans. Ce système était-il moins bon que celui en vertu
duquel les troupes, devant l'ennemi, se trouvent presque exclusivement
commandées par des vieillards[66] ?
Toutefois, s'il était facile à un homme valeureux de se
signaler, il ne l'était guère de s'enrichir. Quelques habiles, tenant les
grandes charges, savent en tirer parti ; le colonel de l'infanterie touche 64.000 livres[67]. Bassompierre se
faisait 100.000 francs comme colonel général des Suisses[68]. Ces grands
seigneurs mangeaient à plusieurs râteliers. Le grand écuyer qui a 1.200 livres de
gages ordinaires, a 7.200
livres pour sa livrée et ses chevaux, autant pour
l'entretien de ses pages, 6.000 pour son n plate et 10.000 pour son appointement, ce qui finit par constituer un revenu
fort lucratif[69].
Mais les autres, depuis l'enseigne qui touche à peu près 20 sous par jour,
jusqu'au maréchal de camp, qui à chaque paye d'un mois et demi, reçoit de 5 à
600 livres,
n'ont pas de quoi faire des économies[70].
La plupart des mestres de camp n'auraient pu subvenir à
leurs besoins sans les pensions de 2 et 3.000 livres qu'ils
recevaient en sus de leurs gages ; sans cesse on trouve dans les archives des
états de pensions que le service du Roi requiert
être payées comptant, sur lesquels figurent presque exclusivement des
officiers pauvres, — les riches sont effacés, — pour
les aider à se disposer à la campagne[71]. Quelquefois on
lève un impôt pour tenir lieu d'appointements au gouverneur d'une forteresse,
ou bien on lui fait don de quelque somme disponible[72]. Ces bienfaits
de diverse nature sont plutôt des remboursements que des avances. — Bienfaits
très-problématiques au reste, lorsqu'ils consistent en créances irrécouvrables
que l'État abandonne à un particulier, faute de pouvoir en rien tirer lui-même[73].
Richelieu dit avec franchise en plus d'une circonstance : Il faut prendre quelque personne de qualité qui veuille
dépenser au lieu de gagner[74]. Au gouverneur
d'Antibes, en propose l'abandon du produit d'un droit féodal pendant six ans,
s'il fait réparer à ses frais les fortifications de cette place. Il accepte,
mais, méfiant, tient à ce que les lettres de don soient enregistrées au
Parlement, avant de mettre la main à la poche. Le Roi, mécontent de cette
attitude, refuse de son coté de rien faire, jusqu'à ce que le gouverneur ait
déboursé[75].
Les appointements réguliers eux-mêmes étaient fort irrégulièrement
soldés. La France
qui trouvait 50.000 écus pour attirer au service du
Roi un général ennemi, Jean de Wert, qui faisait offrir à Wallenstein une somme aussi forte qu'il pourrait l'exiger, lorsqu'il
songea à trahir l'Empereur[76] ; la France payait, comme à
regret, son propre état-major. En 1328, les maréchaux de France font au Roi
une lettre collective, sous la signature de La Châtre, leur doyen, pour demander le payement de leurs gages, tant de l'année
passée que de la présente[77]. Un sieur Lénilé
a un emploi de maréchal des logis des armées, à 100 livres de gages ;
depuis cinq ans il n'a rien touché. Il avait, en outre, acheté, avec la dot
de sa femme, une charge de commissaire des guerres, pour 36.000 livres ; on
la supprima quelques années après, sans qu'il ait jamais reçu un sou[78]. Le Trésor
envoie des à-compte (10 pour 100 aux
capitaines d'infanterie de l'armée d'Allemagne) ; ou bien pactise,
prend des engagements. Le gouverneur du château de la Chaulme, écrit
Villemontée, demande d'être payé de quatre années
de montres qu'il évalue à 25.000 livres (y compris la fourniture des piques)
; je lui ai réduit le tout à 12.000 livres et
soutenu que c'était son bien et son repos de les prendre, et sortir de cette
place qui lui est extrêmement à charge, et capable de le ruiner s'il arrivait
de la guerre[79]... Monseigneur le cardinal, dit le gouverneur de
Navarreins, est très-humblement supplié de
considérer que le sieur de Poyane n'a pas touché un sou de Sa Majesté, pour
l'entretien de quatre cents hommes qui sont en garnison pour son service en
cette ville, depuis cinq ans[80].
Saint-Chamond a perdu, dit-il, depuis vingt-cinq ans, 200.000 écus au service du Roi, et n'a pu même obtenir de
lui une chambre dans le bourg de Saint-Germain, pour se mettre à couvert.
Le frère aîné du célèbre duelliste La Chapelle, dans la supplique qu'il adresse, pour
empêcher la condamnation de son cadet, s'exprime ainsi : Le feu baron de Molac, notre père, après avoir exposé cent
et cent fois sa vie, reçu nombre de plaies, fait dix ans la guerre à ses
dépens, payé des rançons, nous a laissés à sa mort chargés de 100.000 écus de
dettes[81].
Depuis le temps que je suis hors de chez moi,
écrit un gentilhomme qui demande à aller passer quelques jours dans son
château, mes chétives affaires peuvent facilement
dépérir, et ma petite condition est telle, que n'ayant jamais guère acquis
des biens de la fortune dans le métier de la guerre, peu de chose m'abat ou
me relève[82]. Ce qu'un cadet
a souvent de mieux à faire, s'il embrasse la
profession des armes, c'est de quitter, sans esprit de retour, le
manoir paternel, en renonçant d'avance à tout héritage, en faveur de ses
frères qui se chargent de nourrir et d'entretenir,
sa vie durant, lui, ses gens et ses chevaux[83]. Nous n'irions
pas d'ailleurs jusqu'à affirmer que les gentilshommes fussent, dans les
camps, des modèles d'ordre et de prévoyante administration ; ce serait trop
demander à des gens qui risquent leur peau au jour le jour ; ils se
dédommagent des privations d'hier par les profusions de demain. Une
ordonnance royale parle des excessives dépenses qu'ils font, de leur façon de
vivre splendidement, qui se remarque particulièrement en leurs tables, où il se
voit plus de menues viandes, lors même qu'ils sont dans le pays ennemi, et
dans la difficulté de se procurer des vivres, que s'ils étaient au milieu du
royaume et dans l'abondance... Le Roi ordonne, sous peine d'encourir sa disgrâce, qu'il n'y aura que deux
services[84].
Pour bien des officiers, leur compagnie ou leur régiment
représente tout leur avoir. Depuis le capitaine de vieux régiment, qui a payé
sa charge 4 à 5.000 écus, jusqu'au mestre de camp des gardes qui achète la
sienne 200.000
livres[85], beaucoup ont
aventuré sur leur propre tête, un capital dont une mort subite risque de
priver leurs enfants. Péricard, évêque d'Avranches, réclame ainsi pour ses
neveux orphelins, Sully pour ses petits-fils, n'étant
pas raisonnable que les fils de ceux qui sont morts en servant le Roi, perdent
les biens avec la vie de leurs pères[86]. Avec
l'opposition de la Chambre
des Comptes, à l'enregistrement des dons faits en pareil cas pour forme de récompense, avec les ordonnances
nouvelles qui s'y montraient également hostiles, il devenait difficile à ceux
qui n'étaient pas appuyés de hautes influences, de se faire indemniser.
Jusqu'à la fin de la monarchie, cette considération
d'intérêt n'empêcha pas la noblesse d'aller se Faire tuer pour la France, personnifiée dans
son souverain. Sous Louis XIV, on voyait à l'armée neuf frères d'Imécourt,
dont cinq étaient capitaines sous les ordres de leur père. En deux
générations, dix membres de cette famille périrent à la guerre. Le régiment
des gardes, depuis son institution jusqu'à l'année 1637, avait eu dix mestres
de camp, dont sept avaient été tués à l'ennemi. Pendant la même période, sur
sept mestres de camp du régiment de Navarre, il en mourut cinq dans les
combats, trois sur six du régiment de Champagne et trois sur cinq de celui de
Picardie[87].
Ces chiffres, vraiment extraordinaires, n'étonnent pas, quand on voit dans le
récit des combats d'alors, la bravoure que les chefs y déployaient. Ces
seigneurs qui ne savent que devenir, lorsqu'il leur faut demeurer enfermés au logis, qui confessent, comme
Brezé, que la tête leur tourne de lire[88], se sentent à
leur aise au milieu de la mousqueterie. Interrogé au procès de Montmorency,
s'il avait reconnu le duc dans le mêlée de Castelnaudary, M. de Guitaux
répond, avec une éloquence inconsciente, que le
voyant tout couvert de sang, de feu et de fumée, il eut de la peine à le
connaitre, mais qu'enfin lui ayant vu rompre six de leurs rangs, et tuer des
soldats dans le septième, il jugea bien que ce ne pouvait être autre que lui[89]... Lutzen,
Piccolomini, général autrichien, avait sept chevaux tués sous lui, et
recevait six blessures sans se résoudre à fuir. Gustave-Adolphe y tomba percé
d'une grêle de balles, il était déjà frappé au bras et dans le dos, et se
maintenait néanmoins à cheval. C'est là ce que l'on appelait bien faire ; les riches et les élégants, comme
Bellegarde ou Miossens, qui prenaient en temps de paix tant de soin de leurs corps, ne montraient pas à la
guerre moins de témérité que ces vieux braves, qui n'avaient pour revenu que
leurs épées, et auxquels un coup de fauconneau avait déjà emporté la moitié
du visage[90].
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