Saint Vincent de Paul, Bérulle, Eudes, Bourdoise, Olier. — La
congrégation de la Mission.
— Les Sulpiciens ; l'Oratoire. — Les Jésuites ; leurs rapports avec
Richelieu. — Ordres nouveaux de femmes : Carmélites, Visitandines, Ursulines,
Filles-du-Calvaire. — Port-Royal des Champs. — Ermites laïques. — Fondation
de couvents nouveaux ; formalités imposées par l'État. — Défenses des
Parlements. — Indépendance des villes ; leur attitude à ce sujet. — Utilité
des religieux, dévouement pendant les épidémies. Réforme des Ordres anciens,
Carmes, Augustins, Cîteaux, Cluny, etc. — Comment elle s'opère, façon d'agir
de Richelieu. — Les résultats. — On termine la querelle des réguliers et des
séculiers.
Nous venons d'exposer ce que l'État avait su faire de
l'Église ; qu'on admire maintenant ce que l'Église sait faire d'elle-même.
Par une coïncidence providentielle, c'est au lendemain des rudes assauts du
seizième siècle que, des diverses couches du clergé, surgissent les
réformateurs. Au-dessus d'eux tous apparaît l'apôtre moderne, Vincent de
Paul, figure sublime, l'un des hommes qui ont rendu le plus de services à la France, au christianisme,
au genre humain. Ce saint et bienfaisant génie, à qui l'on pourrait demander
la seule solution possible de la question sociale
qui nous hante, a, par ses fondations multiples, doté l'Église d'un
patrimoine plus durable que ses biens temporels. Il l'a enrichi de tous les
pauvres, des malades, des enfants trouvés et des vieillards abandonnés, des
fous, des galériens, des esclaves, de toute la clientèle évangélique
qu'oubliaient les prélats bien rentés et les abbés de cour. Il soigna les
âmes autant que les corps.
Nous trouverons, à l'Assistance
publique, cet institut qu'il avait
appelé les Filles de la Charité, et que
le peuple, dans sa justice reconnaissante, continue à nommer les Sœurs de Saint-Vincent de Paul ; dès à présent,
nous assistons à l'éclosion de cet Ordre dont les débuts furent si modestes,
le développement si rapide et les œuvres si abondantes : la Congrégation
de la Mission. Sou
but était l'enseignement du catéchisme, son public le, masses rurales, aussi dénuées que possible d'instruction religieuse[1]. Cette
association qui, en 1625, ne comptait que trois personnes : Monsieur Vincent, Portail son premier disciple,
et un prêtre auquel ils donnaient cinquante écus par an, se recruta d'hommes
d'élite venus des diocèses les plus divers. Quand les premiers missionnaires
quittaient leur maison pour aller de village en village, ils en confiaient la
clef à un voisin, n'ayant pas de quoi payer un domestique ; en moins de
vingt-cinq ans, les Lazaristes — on leur donna le nom du couvent où ils logeaient
— étaient devenus assez nombreux pour fournir aux évêques un personnel capable
de diriger des séminaires[2]. Qui m'eût dit cela, s'écriait le vénérable
fondateur, j'aurais cru qu'il se serait moqué de moi
! Car ni moi, ni le pauvre M. Portail n'y pensions pas ; hélas ! nous en
étions bien éloignés !
Vincent de Paul, nous apprend son historien, avait
l'esprit posé, circonspect, difficile à surprendre. Il
ne s'empressait jamais dans les affaires, et ne se troublait point par leur multitude.
Cette mesure, ce bon sens supérieur, qui sont un de ses caractères
distinctifs, M. de Bérulle, le fondateur de l'Oratoire français, ne les
possédait pas au même degré. Créé en 1611, l'Oratoire comptait, quinze ans plus
tard, cinquante maisons. Bérulle avait songé d'abord à former des
ecclésiastiques pour les mettre à la disposition des évêques ; on lui
reprocha d'avoir abandonné son premier dessein en établissant
des compagnies religieuses, à la vérité agréables à Dieu, mais qui ne
mettaient pas la main à l'œuvre. Richelieu lui représentait qu'il eût mieux valu se contenter de quelques maisons dans
les meilleures villes du royaume, en attendant que son Ordre fût fortifié
d'hommes savants et spirituels ; au lieu qu'il en prenait un si grand nombre
qu'il n'en pouvait fournir aucune[3].
Et puis, Bérulle s'occupait trop de politique. Pendant
qu'il s'acquittait à Rome ou ailleurs des missions dont Richelieu le
chargeait, et qui lui valurent le chapeau de cardinal, il perdait un peu de
vue la pure mission apostolique. De degré en degré, il n'est pas impossible
que l'ambition du poste suprême lui soit venue, et qu'il ait rêvé la
succession de celui qu'il remplaçait déjà dans la faveur de la Reine mère. Cela ne
l'empêche pas d'avoir exercé l'action la plus salutaire pour l'Église, par le
rayonnement d'une sincère piété, plus encore que par l'autorité d'une grande
place.
Austérités, longues prières, grandes aumônes, tout ce qui
distingue les enfants privilégiés du Christ, sont le partage d'Olier, le
fondateur du séminaire de Saint-Sulpice, du Père Eudes, de Bourdoise. Mais
ils ne prêchent ni ces longues prières, ni ces austérités ; ils n'en
prescrivent même qu'un petit nombre, dans les règles qu'ils tracent à leurs
disciples. Ce mouvement religieux ne ressemble en rien à tous ceux qui l'ont
précédé ; il frappe par son côté pratique. Il ne prône ni le silence, ni la
retraite, ni la méditation ; il ne pousse personne vers le cloître ; son but
est de faire des chrétiens effectifs de ceux qui ne sont chrétiens que de
nom, y compris les clercs. La religion que l'on enseigne est, si l'on peut
parler ainsi, toute laïque, c'est-à-dire à la portée des laïques. L'Évangile et
le catéchisme sondes livres à répandre ; l'école, la chaire, le confessionnal
sont les lieux de combat des nouveaux zélateurs ; le prosélytisme est le
premier objectif de leur foi expansive. Les nouveaux Ordres sont à peine des
Ordres : Eudistes, Lazaristes, Oratoriens, Sulpiciens n'ont d'autre costume
que la soutane séculière ; et en un temps où c'était
une espèce d'injure de dire à un ecclésiastique de qualité qu'il était un
prêtre, le curé Bourdoise répond au Roi, qui lui demande de quel Ordre
il est : De celui de Saint-Pierre, tout simplement.
— Je n'en ai jamais entendu parler, répond le
prince[4].
Olier, le plus jeune de cette courageuse phalange, avait,
depuis son enfance, une abbaye en Auvergne ; c'est là, qu'arrivé à l'âge
adulte, il brûle de se rendre pour faire des missions dans les montagnes. Il
prêche tous les jours, passe la moitié du temps à confesser, assemble les
pauvres, leur donne à manger, les sert tète nue, et se nourrit de leurs
restes. Il est moins aisé à ces saints personnages de réformer les pasteurs
que les troupeaux. C'est que les uns souffrent des abus, tandis que les
autres en vivent. Bourdoise se fait d'irréconciliables ennemis, en voulant
interdire à ses pénitents clercs la pluralité des bénéfices. Vincent de Paul
a grand'peine, en Bresse, à empêcher les prêtres d'exiger
de l'argent pour entendre les confessions des pauvres gens[5].
Quelques Ordres nouveaux, apparus sous le règne de Henri
IV, s'étaient développés durant la minorité de Louis XIII : les chanoines de
Saint-Augustin du P. Fourier, les Barnabites qui s'installent dans le Midi,
les Feuillants qui n'avaient que trois maisons en 1600, les Récollets ou Frères Mineurs de l'étroite observance, dont le
premier établissement à Nevers date de 1597[6]. Le plus
important des nouveaux Ordres, par le nombre et par le talent, par
l'influence qu'il acquiert, par les sympathies et les antipathies passionnées
qu'il inspire, ce sont les Jésuites, nés d'hier, un instant anéantis ou
supposés tels, puis ressuscités en France, par un édit de 1603. Aucune
association religieuse n'étendait le champ de son activité sur d'aussi vastes
espaces et dans des sphères aussi variées. Du fond de l'Orient, à l'extrémité
de l'Amérique, les Jésuites traduisent des Évangiles dans toutes les langues,
occupent des postes considérables, tantôt négociants, tantôt diplomates,
tantôt martyrs. Au Japon, chez le Grand Mogol, au cap Vert et aux îles
Fortunées, au Mexique, au Brésil, ce sont, au commencement du dix-septième
siècle, les vrais et seuls pionniers de la civilisation. En Europe, ils
dirigent la conscience des rois, distribuent l'instruction à la jeunesse,
montent dans toutes les chaires, et publient des bibliothèques sur
l'histoire, la théologie, la physique, des poésies et des controverses. Ils
empruntent à tous les Ordres ce qui avait fait la gloire et la force de
chacun d'eux : aux Bénédictins leur érudition, aux Dominicains leur
éloquence, aux Capucins leur pauvreté. En eux s'incarne l'esprit démocratique
de la primitive Église, l'esprit dominateur de l'Église des temps féodaux ;
mais le tout approprié aux temps modernes, aux situations, aux circonstances.
Nuls, mieux que les Jésuites, n'ont su défendre la thèse et se contenter de l'hypothèse,
selon le langage théologique. L'obéissance, dont Ignace avait fait le
principal ressort de son Institut, est devenue plus absolue depuis deux
siècles dans toute l'Église ; et la Compagnie de Jésus n'a pas peu contribué à cet
affermissement d'une discipline qui a permis au catholicisme de braver de
sérieuses épreuves.
Pour les contemporains de Richelieu, pour Richelieu
lui-même, les Constitutions de la Compagnie ont un aspect mystérieux qu'elles
n'ont pas tout à fait perdu dans le plein jour actuel. Une note de la main du
cardinal, en marge d'un mémoire sur les Jésuites, porte : Cette Société est timentibus leo, audentibus lepus.
Il dit de l'un deux qu'ayant fait son quatrième vœu,
il était informé de toutes leurs lois particulières et de leurs secrets.
Il croirait volontiers aux Jésuites de robe courte,
à ceux que les Jésuites reçoivent dans leur
Compagnie pour demeurer néanmoins dans le monde[7]. La Société
avait ceci de spécial : que ses membres n'étaient religieux qu'après les
grands vieux ; que le général jouissait, en vertu d'une bulle pontificale, du
pouvoir d'absoudre de ces vœux mêmes ; que du reste ceux qui étaient admis à
les prononcer, — les profès, — qui seuls prenaient part à l'élection du
général, étaient en fort petit nombre[8]. Par suite,
quoique faisant vœu d'étroite pauvreté, quoique assimilés à ce titre aux
Ordres mendiants devant les parlements, les Jésuites conservaient néanmoins la
pleine possession de leurs biens personnels, jusqu'à la prononciation de vœux
que les uns ne faisaient jamais, et que les autres ne faisaient qu'à un âge
avancé. Ils s'affranchissaient, en pratique. des édits qui avaient réglé
leurs droits de succession ; le concile de Trente les avait dispensés des
décrets qui défendaient aux Ordres monastiques de
tenir des biens immeubles, en propriété particulière de couvent[9]. Ils étaient donc
à l'état d'exception unique, vis-à-vis de la loi civile, comme vis-à-vis de la
loi religieuse. A la fois riches et -pauvres, et comme Ordre, et comme
individus, on les a vus toujours avoir peu et dépenser beaucoup. Ils crochètent, disent leurs ennemis, plusieurs bons bénéfices ; ce à quoi le plomb de Rome ne
leur manque pas, non plus que la cire de France. Une bulle du Pape
unit un prieuré à leur collège de Toulouse ; des lettres patentes en unissent
un autre à leur collège de Charleville. A l'occasion d'une concession de ce
genre, faite pour élargir un peu notre maison,
le Père Binet remercie chaudement Richelieu, au nom
de notre petite Compagnie et en particulier au nom du P. général, qui craint d'être importun à Son Éminence par ses lettres
trop fréquentes[10]. Le cardinal
était médiocrement favorable à ces accroissements. Il disait au confesseur du
Roi : Faites que vos Pères ne poursuivent plus
d'unions de bénéfices à leurs collèges ; ce grand soin qu'ils ont de bien
fonder leurs maisons leur attire l'envie, et fait dire qu'ils s'attendent
moins que les autres religieux à la Providence divine.
Toutefois, la soi-disant richesse des Jésuites est une
légende. Ils n'avaient, en 1610, que 12 ou 15.000 écus de revenu en toute la France. J'offre
de faire voir, disait le P. Coton quinze ans plus tard, que nous n'avons pas 200 francs par homme, en y comprenant
vivres, vêtement, livres, sacristie, bâtiments, procès, voyages, et toute
autre dépense commune et particulière. Nous sommes prêts à en faire la preuve
; et nous nommerions plusieurs ecclésiastiques, dont le moindre lui seul a
plus de bénéfices que nous tous ensemble[11].
Les rapports du premier ministre avec la Compagnie de Jésus ont
toujours été moitié miel et moitié vinaigre. Ces deux puissances s'allièrent
quelquefois, se flattèrent souvent, se redoutèrent toujours, et ne se plurent
jamais. Le prince de Condé, pour être estimé bon
catholique, affectait d'aimer plus les Jésuites que les autres religieux, les
tenant pour les plus autorisés.
Bien des gens l'imitaient. Richelieu faisait commencer à ses frais le
grand autel de leur église, rue Saint-Antoine ; il espérait gagner l'Ordre
par des bienfaits. Les Jésuites recevaient les faveurs, se confondaient en
protestations, mais ne cédaient rien[12]. L'un était tout
de la terre, les autres étaient tout du ciel ; chez l'un comme chez les
autres les moyens étaient les mêmes, mais les buts différaient : ce que
Richelieu savait faire dans l'intérêt de la politique française, les Jésuites
y excellaient dans l'intérêt de la politique chrétienne. A l'extérieur, l'un
poursuivait la grandeur de la
France, les autres la gloire de l'Église universelle ; à
l'intérieur, l'un travaillait à soumettre l'Église à l'État, les autres à
subordonner l'État à l'Église, c'est-à-dire les intérêts temporels aux
spirituels. Absolus, l'un par système, les autres par devoir, ces rivaux
pesaient en sens inverse sur l'esprit du Roi : celui-ci au conseil, ceux-là
au confessionnal ; celui-ci lui parlant de sa puissance sur la terre, ceux-là
de son salut dans l'éternité. Un Jésuite du nom de Jarrige, dont nous avons
parlé plus haut[13],
prétend qu'au moment de la prise de Corbie par Jean de Werth, la joie fut si
grande au collège de Bordeaux, qu'une dizaine de Pères firent un feu de joie
clandestin, sous la voûte de la chapelle, avec quelques fagots et les balais
de leurs chambres, et que le provincial fit rayer des litanies de chaque jour
la prière que l'on faisait pour le Roi : Hostes
superare. Il est difficile d'ajouter une foi entière aux
assertions de ce personnage, qui, après avoir déversé l'injure sur un Ordre
où il avait passé vingt-quatre ans, se repentit et se rétracta[14]. Mais il est
probable que des religieux, qui avaient voué leur vie à la défense et à la
propagation du catholicisme, ne pouvaient voir avec plaisir l'heureuse issue
d'une guerre qui consacrait le triomphe des protestants dans le centre de
l'Europe. L'excès du patriotisme, en cette occurrence, eût été pour eux une
sorte d'apostasie ; ils se bornèrent à prodiguer aux blessés des deux nations
les soins de leur ministère. On demande des Jésuites à Pignerol ; il en vient
deux accompagnés d'un serviteur ; ils vivent avec 10 francs par personne et
par mois, qui suffisent ric à ric à leur nécessité.
Ils désireraient seulement se remeubler,
car ils couchent sur la paille, faute de matelas, et
se couvrent de leurs habits, faute de couverture.
Le soin des malades dans les épidémies était l'apanage des
Ordres religieux ; à Toulouse, pendant la peste de 1628, personne ne veut courir les hasards de l'assistance ; des Jésuites,
des Cordeliers et des Récollets s'offrent seuls. A Rouen, dix-neuf Capucins
meurent en soignant les pestiférés (1622). Les Minimes d'Avallon rappelaient que la ville les
avait demandés en temps de peste, et qu'alors leurs Pères étaient tous morts[15]. C'est ainsi que
les moines payaient leur bienvenue ! De telles alliances, cimentées par le
sang, tout au moins par d'importants services, créaient entre le couvent et
la cité des lieus qui paraissaient respectables. Il n'est pas mauvais de le
rappeler en effet, ce n'est pas seulement par dévotion, c'est par intérêt que
les populations attiraient et maintenaient dans leurs murs ces religieux et
ces religieuses. Ce n'est ni la volonté royale, ni l'autorité des évêques qui
ont déterminé le mouvement de piété d'alors. Ces couvents que peuple la
parole de quelques missionnaires, c'est le sentiment public qui les réclame,
c'est la libre initiative des villes qui les dote. Légalement, rien n'est
plus compliqué ni plus difficile que la fondation d'une maison nouvelle :
lettres patentes, permission de construire du seigneur suzerain, autorisation
de l'évêque diocésain, arrêts du parlement ordonnant l'enregistrement, et
vingt autres formalités. Nous ne voyons que des entraves, et aucun
encouragement officiel[16]. Le parlement de
Rouen déclare, en 1631, que depuis vingt ou trente
ans se sont introduits en cette ville, tant et de si divers Ordres, surtout
mendiants, que le nombre excède tout ce qui en avait été institué mille ans
auparavant ; que des rues sont presque entièrement occupées par des maisons
de religions nouvelles. Joignant les décisions aux remontrances, il
ordonnait que les Augustins déchaussés sortiraient, dans les trois jours, de
la ville et des faubourgs. Richelieu estime qu'il
est de la prudence de S. M. d'arrêter le trop grand nombre de monastères qui
s'établissent tous les jours. Il faut, en ce faisant, mépriser l'opinion de
certains esprits, aussi faibles que dévots, et plus zélés que sages...
L'excès en est incommode, et pourrait venir à un tel
point qu'il serait ruineux. Il défendait, par des règlements sévères,
d'en créer aucun, si ce n'est là où les évêques le jugeraient indispensable.
Et les prélats ne montraient pas plus de bonne volonté : l'archevêque de
Reims proteste contre des religieuses qui se sont établies dans son diocèse ;
le vicaire général de la
Charité se plaint de l'installation, trop proche de lui, des Cordeliers de
Saint-Louis et des Sœurs de Sainte-Élisabeth. Des Ordres anciens traitent les
nouveaux en intrus. Les Capucins cherchent-ils à fonder un couvent, les
Minimes s'y opposent, et obtiennent une lettre de la Reine mère qui demande à la ville de surseoir[17].
Même si l'évêque, favorable à la création projetée,
s'emploie de son mieux à la faire réussir, ses efforts demeurent infructueux,
lorsque le chapitre et les curés y sont hostiles. C'est le cas des Jésuites à
Troyes ; la population est partagée. Loin de les soutenir, le Roi leur
interdit d'y rester : Je ne veux pas qu'il y ait collège,
ni maison des Pères Jésuites en ma ville de Troyes, écrit-il au maire ; ils vous reporteront les clefs du logis où ils sont.
Cependant, un bourgeois dit avoir vu un Jésuite au
fond d'une chapelle privée prêt à dire la messe. Le présidial informe
; on décide que si les Jésuites persistent dans leur refus de se retirer, ils seront mis dans un carrosse, pour être conduits au
dehors, avec douceur et sûreté. En attendant, un curé, par ordre de la
municipalité, envahit leur chapelle et emporte leur ciboire à l'église
voisine[18].
Les villes sont absolument souveraines ; aussi libres
d'accueillir que de repousser, souvent elles ne reçoivent les nouveaux
couvents que sous conditions[19]. Elles mettent
d'ailleurs autant d'empressement et de persévérance à obtenir ceux qu'elles
désirent que d'énergie à repousser ceux dont elles ne veulent pas. Troyes
appelle dans ses murs les Ursulines, leur achète un immeuble de valeur, et
passe avec elles un traité. Avallon fait pétition sur pétition pour parvenir
g à ce que les Capucins demeurent en permanence a. Plus de cent notables —
parmi lesquels pas un ecclésiastique — présentent requêtes à cet effet au
parlement, au gouverneur de province. Les échevins délibèrent dans ce sens ;
chacun fait du zèle, chacun veut pouvoir s'attribuer le succès. Ce sera un
titre à faire valoir aux élections prochaines. On acquiert alors la
popularité en amenant les Capucins, en les assistant, en devenant leur père temporel, comme on l'acquiert peut-être
aujourd'hui en les chassant, en demandant leur renvoi[20].
Les Clarisses arrivent à Roquefort ; elles sont visitées
de tous les habitants, de l'une et l'autre religion, avec de grandes démonstrations de joie et offres de
service. Le conseil communal d'Angers achète un prieuré de l'Ordre de
Fontevrault ; il abandonne une rue aux Ursulines. Ailleurs on préfère les
Visitandines ; on leur offre une maison dans le faubourg. Les habitants de
Château-du-Loir font une assemblée pour solliciter à la fois un couvent de
Bénédictines et un autre d'Ursulines ; si l'évêque ne consent pas à autoriser
les deux en même temps, ils demandent au moins les premières, parce qu'ils les jugent plus utiles, et en espèrent tirer
un plus grand fruit. Les religieux Carmes et Jacobins, dit le conseil
de Nevers, ne sont point à charge à cette ville,
chacun d'eux pouvant subsister fort honnêtement avec 150 livres par an. Il
peut y en avoir douze sur le pied de cette dépense. La ville de Bourg
négocie pendant vingt ans, sans se lasser, afin de posséder un collège de
Jésuites. Elle promet une subvention annuelle de 600, puis de 1.200 livres. Le
conseil des bourgeois entretient une correspondance suivie avec le Père
provincial de Lyon, avec de grands personnages pour
avoir leur protection dans l'affaire. Les Cordeliers s'offrent bien à
régir le collège en fournissant les maîtres
convenables ; mais ce sont des Jésuites que l'on veut. Les assemblées généralissimes font des remontrances
dans ce but, députent les syndics à Dijon, à Paris, et aboutissent enfin
après mille démarches.
On se trouve en présence de gens qui savent ce qu'ils
veulent, et pourquoi ils. le veulent : toujours un but utile ; tantôt c'est
pour défricher un communal inculte et malsain, tantôt c'est pour instruire
les garçons ou les filles, tantôt pour soigner les malades, pour prêcher et
remplir le ministère ecclésiastique[21]. Ces libres et
cordiales relations des couvents avec les municipalités, honorent les uns
autant que les autres ; les bons offices mutuels n'empêchent pas chacun de
faire valoir ses droits : les PP. Carmes, en procès
avec la commune d'Aiguillon, ayant méconnu, dans les termes de leur requête,
l'autorité des consuls, seront à l'avenir privés de toute gratification[22].
Le mouvement de ce temps, avons-nous dit, poussait les
couvents vers les villes, au contraire de à vocation cénobitique qui
dispersait les premiers moines dans les champs. L'ermite, si abondant au moyen
âge, disparaît peu à peu, on remarque, comme des singularités d'une autre
époque, ces ermites du Mans, d'Aix ou d'Amiens, qui sont reclus, suivant les
anciennes cérémonies, par un évêque ou un abbé. Quelques-uns, en se séparant
à jamais du reste des hommes, ne font aucun vœu : ce sont des ermites laïques, qui vivent d'aumônes dans les
bois. L'ermitage est souvent propriété communale ; la ville le répare, à bon
marché du reste : Avallon donne pour cet objet 3 livres, en 1625. Au
siècle suivant, l'ermitage est vide ; un particulier le prend en location et
le fait valoir[23].
Parmi les nouveaux Ordres de femmes, les plus nombreux se livrent à
l'éducation ; telles les Ursulines, qui comptent en France, à l’avènement de
Louis XIV, plus de trois cents maisons ; les Visitandines, créées par saint
François de Sales et la baronne de Chantal[24] ; et les
illustres Sœurs de Port-Royal, qui pratiquent la règle de saint Benoît dans
sa primitive rigueur[25]. Comment ne pas
l'admirer, tout en déplorant la mauvaise tournure qu'elle prit ensuite, cette
renaissance de Port-Royal des Champs, cette famille Arnauld et cette famille
Pascal, d'un ascétisme si peu contagieux, d'un caractère si haut ? Cette
Angélique Arnauld et cette Mère Agnès, sa sœur, toutes deux jeunes, belles,
instruites, uniquement occupées du soin de leur perfection et de celle des
autres, dévouées toutes deux à une vie d'humilité dont l'éclat de leurs
vertus fait presque une gloire mondaine.
L'Influence exercée sur une société par de telles
personnes et de tels exemples est profondément salutaire ; elles inspirent le
goût du bien, elles le mettent en quelque sorte à la mode[26]. C'est un
spectacle profitable que celui d'une princesse de Lorraine qui se fait
Franciscaine, d'une demoiselle de Ligne qui se fait Capucine, d'une Séguier
ou d'une la
Rochefoucauld qui entrent au Carmel, où l'austérité
dépassait de beaucoup tout ce que l'on avait jamais vu dans notre pays. Ces
Carmélites que ce siècle entrevoit, le Christ en main, couvertes du voile
noir et du grand manteau blanc des filles de sainte Thérèse, derrière des
grilles inaccessibles qui menacent étrangement,
dit Bossuet, tous ceux qui approchent, ces
Carmélites ont marqué leur empreinte sur ce monde qu'elles avaient dédaigné.
La venue de ces congrégations qui accusaient, par la manifestation de leur
foi, la vitalité de l'Église, eut pour premier effet de rendre plus saillant
le relâchement de la plupart des Ordres anciens, et de les contraindre à se
réformer. La réforme n'était autre chose que le rétablissement de la règle
imposée par les fondateurs, et observée par les premiers disciples. Elle
était urgente et demandée de tous côtés, aussi bien par le clergé que par la
magistrature[27].
On se plaignait du grand nombre de moines que l'on voyait à la cour ; le
grand aumônier était impuissant à interdire ces fréquentes allées et venues. Il faut, disait le parlement de Paris, que l'on ne voie plus de religieux vagabonds s'abandonner
à toutes sortes de débauches, et devenir la honte de l'état monastique. Le
mal est arrivé aujourd'hui à tel excès que, si l'on n'y apportait un prompt
secours, il serait à craindre qu'il oc causât quelque funeste révolution.
Les répressions individuelles, dirigées par le conseil d'État ou les tribunaux
contre tel ou tel, pour essayer de le ramener à une
meilleure vie, les procès faits et parfaits
aux coupables étaient insuffisants. Rétablir dans
leur première splendeur et pureté des Ordres réguliers, était une
tâche au-dessus des forces du bras séculier
; d'autant que ce bras séculier les avait, comme nous l'avons dit, privés de
leurs chefs naturels, par le système des commendes[28]. Laubardemont
pouvait bien informer contre des abbés, qui ont fait des exécrations si étranges, dit
Richelieu, qu'il est impossible de les entendre sans
horreur ; mais quel remède apporter aux désordres d'un monastère où non-seulement il ne se fait plus aucun service divin, mais
où les religieux même ont été chassés par le prieur ? Sans offrir
l'image de pareils scandales, bien des congrégations étaient fort éloignées
de leur institution originelle. Il fallait réformer à la fois les Augustins,
les Mathurins, les Carmes, les Franciscains, les Prémontrés, les Dominicains,
surtout les Bénédictins, autant la branche de Cîteaux que celle de Cluny[29]. Presque seuls,
les Chartreux s'étaient conservés en leur entier,
et n'avaient point fait parler d'eux comme les
autres ; leur règle du reste était moins sévère que de nos jours[30].
Une tâche aussi délicate s'accomplit par un pieux zèle,
par une prière persuasive, non par des décrets royaux ni par autorité de
justice. De saints personnages, comme Vincent de Paul et Bérulle, y sont
infiniment plus propres que des maitres des requêtes ou des conseillers
d'État[31]. Ces
fonctionnaires furent pourtant employés de préférence par Richelieu. Députés
dans les couvents, ils opéraient partout d'une façon uniforme, mettaient de
nouveaux religieux en possession de l'abbaye, et licenciaient les anciens en
leur donnant une pension qui leur permit de vivre. Quelquefois on partageait en
deux les bâtiments claustraux ; les réformés en avaient une moitié, l'autre
demeurait à ceux qui ne voulaient pas prendre la
réforme. Il y avait ainsi, dans une même maison, deux groupes de
moines entièrement étrangers, ou plutôt hostiles l'un à l'autre, ayant chacun
son grand prieur et ses dignitaires particuliers. Situation éminemment fâcheuse
; huit ou dix ans après, il ne restait presque aucun
vestige d'observance ni de discipline régulière dans les monastères mêmes où
les réformés avaient été introduits. Un arrêt du conseil le constate[32].
Aussi le cardinal se faisait-il peu d'illusions sur la
portée de son entreprise. Il se console, en voyant que
le dérèglement des monastères est plus rare qu'en ses premières années.
Le mieux, selon lui, était d'établir des réformes
modérées que l'on pût observer à l'aise, plutôt que d'en entreprendre
de si austères qu'on eût de la peine à en supporter la rigueur.
Quelque accommoda nient, fait à cet égard avec le ciel, par un ministre qui
n'avait rien d'un apôtre, beaucoup de considérations,
dit-il, donnent lieu de craindre que les réformes
qui se sont faites de notre temps ne soient pas de très-longue durée[33]. Selon son
usage, il n'avait pourtant pas hésité devant les grands moyens ; pour mieux
supprimer toute résistance, il s'était fait nommer lui-même général de
l'Ordre de Cluny, puis de l'Ordre de Cîteaux, enfin de celui des Prémontrés.
Et cela, malgré les réclamations de la cour de Rome, malgré les protestations
plus ou moins fondées des monastères qu'il voulait soumettre. Le Saint-Siège
représentait qu'un cardinal ne pouvait être général d'Ordre, encore moins général de plusieurs Ordres, et moins encore coadjuteur d'un régulier. Il obtint, malgré tout,
les bulles de général de Cluny, niais le Pape lui refusa celles de Cîteaux et
de Prémontré. Il s'en passa, administra de son autorité privée le spirituel
de ces deux derniers, et en prit le temporel ; si bien que, de tous les abus
qu'il voulait extirper, il était lui-même un des plus grands, et que la
première réforme eût dû commencer par le réformateur. Les Bénédictins firent
observer que les changements, dans leur discipline, devaient être faits par
un chapitre général, et non par un homme seul, qu'ils ne refusaient pas
d'obéir à des chefs légitimement élus, mais qu'ils voulaient, selon les
ordonnances, avoir des religieux pour abbés[34]. Richelieu avait
affaire à forte partie, puisque Cîteaux passait pour comprendre 3.500
monastères sur la surface de l'Europe. Parmi ceux de France, plusieurs
tentèrent d'échapper à la férule du nouveau général, soit en obtenant leur
sécularisation, soit en s'agrégeant à des congrégations étrangères ; ils n'y
réussirent pas[35].
Mais, dans cette guerre de moines, où le Souverain Pontife même était contre
lui, le ministre ne remporta que des victoires sans lendemain. Des
occupations multiples, dont la moindre eût suffi à absorber un homme
ordinaire, l'empêchaient d'ailleurs d'assurer l'exécution de tant de
volontés. Un coup d'œil sur cette campagne, à peu près avortée, montre
l'impuissance de l'État hors de son domaine : la ferveur obligatoire, la
méditation légale, était une conception impraticable.
Le cardinal fut mieux inspiré lorsqu'il intervint dans la
querelle fameuse entre le clergé séculier et les Ordres monastiques, parce
qu'il se borna à susciter des conférences, à prêcher la concorde, et qu'il procéda plutôt par un accommodement que par la
rigueur du droit. La dispute avait donné le jour à des opinions
insensées ; tandis que l'Ouvrage des moines de le Camus contenait des
allégations blessantes pour tous les religieux, un livre sur la Hiérarchie
de l'Église mettait les Sœurs converses et les Frères lais au-dessus des
prélats et du Pape[36]. Une commission
composée mi-partie d'évêques et de réguliers examina les griefs, et le P. de la Salle, supérieur des
Jésuites de Paris, proposa une formule approuvée par Richelieu, qui termina
le différend[37].
Les religieux reconnurent qu'ils n'ont pouvoir de
confesser et de prêcher qu'autant qu'ils obtiennent de l'ordinaire une
permission, qui peut toujours leur être retirée. Ils perdirent la plupart
de leurs exemptions et de leurs dispenses, et furent soumis à la juridiction
épiscopale. C'était le vœu du concile de Trente, et celui des États généraux.
Le gouvernement de Louis XIII accomplit là son meilleur acte en matière
d'administration religieuse, le seul du reste qui rentrât dans son rôle. Il
mérite également des éloges pour la pacification qu'il apporta, dars la
mesure de son autorité, aux querelles que des prétentions rivales suscitaient
entre les divers Ordres. Comme propriétaires Fonciers, les couvents avaient
de nombreux intérêts temporels. Sans cesse, un monastère nouveau était vassal
d'un ancien : ici les Barnabites sont les seigneurs des Cordeliers ; là ce
sont les Cordeliers qui sont suzerains des Jésuites. Généralement le couvent
suzerain exigeait de l'autre des-prédications et quelques exercices du culte
n'occasionnant aucun revenu ; il lui défend par contre toute fonction plus ou
moins lucrative. Les derniers venus, comme les Jésuites, supportaient mal la
suprématie de leurs devanciers (le cardinal le
leur reprocha plus d'une fois) ; ils ne voyaient pas d'un œil meilleur
la concurrence que les Oratoriens, plus récents qu'eux, leur faisaient sur le
terrain de l'instruction publique.
Noble émulation, à tout prendre, que cette jalousie dans
le bien ; inséparable de la liberté, qui fécondait tant d'œuvres dont
profitait la nation[38].
|