RICHELIEU ET LA MONARCHIE ABSOLUE

 

LIVRE III. — ADMINISTRATION GÉNÉRALE.

LES FINANCES.

CHAPITRE X. — DÉPENSES SECRÈTES. - ACQUITS AU COMPTANT.

 

 

Dépenses très-avouables en général ; elles s'appliquent à la guerre, à la diplomatie, aux frais de recouvrement. — Leur grand tort est de n'être soumis à aucun contrôle. — Tout le monde désapprouve, en principe, cet expédient, même Richelieu qui en a abusé. — Comparaison du budget de 1639 avec notre budget actuel.

 

L'imagination des pamphlétaires s'est beaucoup exercée, dans les dernières années de l'ancien régime, sur les acquits au comptant. On représenta les sommes qui figuraient au budget sous ce titre comme destinées à payer les manœuvres de la plus vile corruption, à subvenir aux plus honteux tripotages. L'opinion s'habitua à voir dans ces dépenses, dont le but était inavoué, des dépenses dont le but était inavouable, ce qui était une grave erreur.

Si l'opinion jugea durement les acquits au comptant de Louis XVI : 5 ou 6 millions sur plus de 500, qu'aurait-elle dit en face des ordonnances par comptant de son aïeul : quarante-huit millions sur cent soixante ? Si les dépenses de ce genre étaient nécessairement immorales, on se figure à peine le degré d'immoralité auquel auraient atteint les finances françaises dans la première moitié du dix-septième siècle. Heureusement il n'en est rien ; les fonds secrets ne contiennent que très-peu de secrets : encore le peu qu'ils en contiennent est-il très-honorable, et digne d'affronter le grand jour. Ce sont, comme on l'a vu, dépenses de police ou de subvention internationale ; nul n'oserait blâmer le Cardinal d'y avoir largement pourvu. Ce sont aussi et surtout des dépenses de guerre : Sa Majesté fait délivrer à Thoiras 400.000 livres par comptants, pour la construction de deux forts dans l'île de Ré, afin qu'il fit faire les ouvrages et provisions lui-même, à la diligence[1]. C'est toujours à la diligence que se feront les entreprises de ce temps ; sans nul souci des formes, parant au plus pressé. Le Cardinal, de son côté, prend par comptant 1,500.000 livres, qui lui ont été très-utiles, aux plus grandes affaires de l'État, dit-il au Roi dans son testament. Certes, à mesure que ce fonds permanent de 1.500.000 livres venait à s'épuiser, Richelieu le renouvelait ; ce n'était jamais que 1.500.000 livres, mais ce n'était pas toujours les mêmes 1.500.000 livres[2]. Le surintendant des finances a aussi son trésor particulier et anonyme ; il sait à propos en faire à l'État un sacrifice momentané. Monseigneur, dit Bullion au Cardinal après le désastre de Corbie, je vous donnerai de quoi lever 50.000 hommes avec 1 million d'or en croupe[3]. Sur les 48 millions de comptants, on ne peut évaluer à moins de 30 le chiffre de ceux qui, d'une façon directe ou indirecte, servirent en 1639 à soutenir la guerre étrangère.

Les 18 autres n'avaient pas un emploi aussi heureux. Il faut les ajouter aux frais de recouvrement de l'impôt. C'était la part des prêteurs occultes : les intérêts incroyables qu'ils exigeaient, les commissions qu'on leur allouait et qu'on n'eût osé faire figurer dans les comptes publics, se réglaient au moyen d'un acquit au comptant. Indemnités aux fermiers des impôts, remises, courtages aux financiers, les comptants servent à tout cela, vaste compte profits et pertes de la grande maison française.

En principe d'ailleurs, personne n'approuvait l'usage des comptants ; chacun, et -Richelieu tout le premier, condamnait ce système, grâce auquel le tiers, parfois la moitié, des dépenses de l'État n'était pas justifié. Dès 1620, le Cardinal, encore dans l'opposition, demandait « que l'usage des comptants fût retranché Plus tard, dans son Testament politique, il s'écrie : On a vécu aux siècles passés sans les comptants, on vivra bien encore sans eux... l'abus en est venu à tel point, que n'y remédier pas et perdre l'État, c'est une même chose... les grands inconvénients et les abus qui en arrivent surpassent tellement leur utilité, qu'il est absolument nécessaire de les abolir. Que peut-on dire de mieux[4] ? Et le premier président de la chambre des comptes n'est-il pas en droit de comparer les comptants à ces gouffres de la Méditerranée, appelés Charybde, lesquels engloutissent les vaisseaux tout à coup, en sorte qu'il n'en reste plus d'apparence ?[5]

Le désordre, du reste, était venu à la fin à son dernier période. De ces millions dépensés ainsi chaque année, il ne restait aucune trace. Tous les trois mois, on brûlait au conseil royal les ordonnances de comptant, et on les remplaçait par un acquit de décharge an profit du trésorier de l'Épargne. Aussi voit-on à la fin des comptes de l'Épargne, en deux ou trois acquits, quelquefois en un seul, une dépense de 30, 40, ou même 60 millions. Ce funeste usage cessa dès la régence d'Anne d'Autriche ; on ouvrit deux registres, l'un pour les dépenses vraiment secrètes, l'autre pour les remises et intérêts d'argent. Les comptants d'ailleurs tiendront relativement peu de place dans le budget de Louis XIV[6].

A la fin de cette étude financière il ne parait pas sans intérêt de comparer le budget de 1639 avec celui de 1883 : 173 millions de livres de 1639, multipliées par 6, pour avoir leur valeur équivalente en francs, donnent 1.038.000 payés par les Français de ce temps-là. Mais comme la France était moitié moins peuplée qu'elle ne l'est aujourd'hui, chaque habitant devait payer moitié plus. C'est donc environ à deux milliards soixante-seize millions actuels que correspondent les 173 millions de livres de 1639. Mais il faut ajouter que ces années de la fin du règne de Louis XIII étaient des années de guerre, et que la moitié des recettes au moins passait en dépenses militaires. Cette somme de deux milliards n'est encore que la moitié de notre budget présent, et les Français de 1883 ne paraissent pas se plaindre, ce qui prouve qu'il ne faut pas tant considérer, en matière fiscale, la somme que produit l'impôt, que sou assiette et sa répartition.

 

 

 



[1] RICHELIEU, Mémoires, t. I, p. 455.

[2] Cette somme était en dépôt chez l'intendant Mauroy. — Dans son testament, Richelieu en fait don à Louis XIII ; c'était, il est vrai, l'argent de l'État ; mais Mazarin n'agit pas de même.

[3] TALLEMANT, t. II, p. 172. — Il avait toujours 6 millions chez le trésorier de l'épargne Ficubet, à qui il se fiait le plus.

[4] Testament politique, t. II. — Lettres et papiers d'État, t. II, p. 177. — Dans un projet de règlement, en 1624, on faisait dire au Roi : Nous voulons nous priver nous-même de la liberté dont nos prédécesseurs et nous ont cy-devant usé, de disposer de nos finances par voies secrètes de comptants.

[5] Mercure français, t. XII, p. 762.

[6] Ms. français, 10,411, et 18,510, fol. 550. Bibliothèque nationale. — Mss. Godefroy, CXLIV, 301, Bibliothèque de l'Institut. — Archives des affaires étrangères, vol. 834, fol. 317 ; Compte de 1639. — Lettres et papiers d'État, t. VI, p. 371.