Les emprunts d'État sous Richelieu. — Opinion de l'époque à ce sujet. — Rentes sur l'Hôtel de ville ; leur émission dans le public ; comment s'en payaient les arrérages. — Autres emprunts, droits aliénés sur les impôts. — Taxe des aisés. — Taux réel d'intérêt. — Suspension des payements. — Baisse des rentes. — Faillite partielle.Quand Richelieu devint ministre, De Richelieu à Colbert la dette française augmenta sensiblement. Quand ce grand homme de vint contrôleur général des finances, elle s'élevait à 52 millions. A sa mort, en 1683, elle n'était plus que de 23 millions ; et comme 23 millions de 1683 sont bien loin de valoir 21 millions de 1643, on peut dire que la dette était, après Colbert, beaucoup moindre de ce qu'elle était après Richelieu, malgré les guerres soutenues par Louis XIV, et les dépenses de tout genres faites par ce prince. D'où l'on peut conclure qu'un habile homme fait beaucoup de choses avec peu d'argent, tandis qu'un homme moins habile fait avec beaucoup d'argent peu de choses. A nos yeux accoutumés à voir, depuis une dizaine d'années, le tiers des recettes de l'État englouti dans le service de la dette, des rentes de 21 millions paraissent petites dans un budget de 160 millions. Au dix-septième siècle, ce chiffre semblait considérable, parce qu'on estimait, et Richelieu tout le premier, qu'emprunter, c'était s'appauvrir : L'aliénation de A cette époque, quand le gouvernement faisait un emprunt, il indiquait toujours la nature des recettes qui fournirait au payement des intérêts ; soit les tailles, soit les aides ou les gabelles : c'étaient là ce qu'on nommait les rentes de l'Hôtel de ville[4]. Voici pourquoi : l'État ne traitait pas directement avec le public, comme de nos jours ; il vendait les rentes en bloc aux prévôts des marchands et échevins de Paris, qui à leur tour les revendaient au public. Par-devant deux notaires et le garde de la prévôté de Paris, comparaissaient d'une part cinq ou six conseillers d'État, d'autre part les magistrats municipaux de la capitale. Si la rente devait être payée sur le produit des impôts indirects, l'adjudicataire de ces impôts s'engageait, dans l'acte d'émission, à verser la somme nécessaire, chaque trimestre, entre les mains du prévôt des marchands. Ce dernier remettait au caissier central du Trésor le montant du capital des rentes émises, déduction faite des frais. C'était, à peu de chose près, l'émission des emprunts en banque, telle qu'elle se pratiquait au commencement de notre siècle, avec cette différence que le maire de Paris ne demandait rien pour sa peine, et ne touchait aucune commission. Si donc ce mode d'émission peut paraître singulier aujourd'hui, on doit reconnaître qu'il était très-économique et très-simple. Vers la fin du règne, quand le crédit de l'État baissa, il fallut procéder autrement ; le public n'achetait plus guère, les emprunts à l'hôtel de ville n'étaient plus couverts. On dut s'adresser aux traitants, qui tirent les émissions pour leur compte, mais à des taux que les usuriers actuels se feraient scrupule de demander. Le payement des arrérages s'effectuait à l'Hôtel de ville, sous l'autorité de la municipalité parisienne[5], et de la manière la plus primitive : quinze jours avant l'échéance, les rentiers donnaient leurs quittances au receveur, qui en dressait un bordereau, et les classait par ordre alphabétique[6]. Au jour dit, lès payeurs appelaient les rentiers par leurs noms ; celui qui répondait à l'appel, et disait tout haut le nombre et la somme de ses quittances, touchait l'argent. Et comme plusieurs personnes envoyaient pour toucher leur rente des commis ou des domestiques, un contrôleur inscrivait sur un registre les noms de ceux à qui les fonds avaient été remis. Certains rentiers faisaient observer assez sagement qu'avec ce système, les payeurs qui savaient le chiffre et le nombre des quittances pouvaient faire répondre à l'appel des noms par des gens affidés, et frustrer ainsi les véritables propriétaires. On voit fréquemment des arrêts où des bourgeois se plaignent qu'après être allés plusieurs fois à l'Hôtel de ville, espérant être appelés à leur ordre alphabétique, ils avaient appris que leurs rentes avaient été payées à d'autres. L'administration répliquait que la division des rentes était infinie, que certains rentiers avaient à chaque trimestre cent et deux cents quittances, que si l'on payait à la main, il faudrait trois jours pour payer un homme seul, et mentionner ces quittances sur divers registres, tandis qu'on en expédiait une centaine à l'heure. Ce fut toujours l'avis des tribunaux, qui trouvaient l'ordre établi infaillible et sans péril, et qui, dans les contestations de ce genre, donnèrent toujours tort aux rentiers. Le personnel préposé au payement des rentes était pourtant
considérable et fort coûteux. Les payeurs avaient à eux tous plus de Lors des troubles de Au lieu d'un remboursement du capital, ce fut une faillite
partielle qui arriva. En 1639, commencèrent les tribulations des rentiers ;
on retrancha un quartier des rentes, et trois ans après on en retrancha la
moitié d'un, soit 37 fr. 50 sur 100 francs de revenu[12]. Cette
suppression, où les poètes d'alors trouvèrent matière à plaisanterie, porta
au crédit de Les rentiers n'entendaient pas raillerie ; à la nouvelle
de la suppression d'un quart de leur revenu, ils se portèrent chez le garde
des sceaux au nombre de plus de 400 ; à leur tête, le président Pascal, —
père du grand Pascal, —un avocat au conseil, et quelques autres notables. Ce
fut une sorte d'émeute bourgeoise. Le maréchal de Bassompierre, qui
apparemment n'avait point de rentes sur l'État, consigne le fait
très-pacifiquement dans ses Mémoires : Les rentiers,
dit-il, firent instance pour leur payement, ce
qu'ils exécutèrent plus chaudement et avec plus de bruit que le Conseil du
Roi ne désirait, poursuivirent d'injures l'intendant Cornuel, qui entrait
chez le surintendant, et qui fut quelque peu en danger. Trois ou
quatre rentiers furent saisis et envoyés à Le budget des dépenses était, outre les rentes proprement
dites, grevé du payement des droits aliénés.
Les droits aliénés, c'était le produit de l'impôt, direct ou indirect, que
l'État vendait aux particuliers, pour une somme une fois payée. Par exemple,
la taille dé telle paroisse se .montait annuellement à Il dut même, quoique avec plus de peine, pratiquer cet emprunt forcé que l'on désigna alors sous le nom de Taxe des aisés[20]. Des aisés, s'écrient les états de Normandie, il n'y en avait plus, longtemps avant que personne dût appréhender d'en être soupçonné. Nous usons de ce terme, car on a procédé contre ceux qu'on a présumés tels plus rigoureusement que contre des criminels[21].... Le temps était loin où le Roi trouvait à emprunter sans intérêts, d'un ou plusieurs bourgeois de Paris, des sommes relativement considérables[22] ; l'intérêt, d'ailleurs assez élevé (8 ou 9 p. 100), qu'on leur promettait ne suffisait même plus à décider les capitalistes de petites villes[23]. C'est par la menace, presque par la violence, qu'il faut leur extorquer la somme que l'on attend d'eux. L'achat d'un titre de rente est imposé tantôt à des particuliers, tantôt à tout un corps[24], tantôt à une ville qui s'en acquitte comme elle peut[25]. Cette taxe, entièrement arbitraire, consistant à distribuer aux plus riches et notables habitants des rentes qu'on payait peu ou point du tout, fit au tiers état le même effet que la taille faisait au peuple. Tel personnage opulent fut tarifé à plus de 100.000 écus[26]. Un avocat refusait absolument, en se mariant, de donner le mémoire de son bien, parce que plusieurs années avant, il avait été taxé aux aisés, et contraint de se cacher pour cela six mois dans le temple[27]. Plusieurs marchands évitaient même d'avoir des livres de compte, de peur qu'en les saisissant, on sût le chiffre de leur fortune. Et la taxe se recouvrait très-durement. Tallemant parle d'une femme dont on arrêta les chevaux pour le payement des aisés[28]. Après les aisés il y eut encore les petits aisés ou les commodes. Ce n'est point argent prêt, écrit Gui Patin, à l'annonce de ce surcroit d'emprunt, car c'est chose horrible de savoir l'incommodité et la pauvreté qui se rencontrent partout. Et plût à Dieu que le Roi sût, par la bouche d'un homme de bien, le malheureux état de son peuple ! Il y donnerait infailliblement tout autre ordre qu'il ne fait[29]. Richelieu, lui, commençait à s'en apercevoir ; il appréhende que la taxe nouvelle fasse encore un mauvais effet, surtout dans les villes frontières. Je sais bien, ajoute-t-il, que MM. les surintendants diront aussitôt qu'on ne fait rien de rien, et que la nécessité les oblige à faire beaucoup de choses qu'ils condamneraient eux-mêmes en une autre saison ; mais je les prie de croire que celles qui peuvent donner non-seulement des cœurs, mais des places à nos ennemis, sont condamnables en tous temps[30]. Le premier ministre se trouvait ainsi perpétuellement tiraillé entre la théorie et la pratique, l'une excellente, l'autre détestable, exaltant la première dans ses discours et s'abandonnant à la seconde dans ses actes. Après avoir hautement déclaré que le plus grand gain que puisse faire le Roi et les États est de garder la foi publique[31], il conseillait bravement à ses collègues, peu de temps après, de s'emparer, sans indemnité, de 10 ou 12 millions de droits aliénés, parce que la plupart de ces droits appartiennent à quarante des principales têtes de Paris, financiers et gens du conseil ; qu'il vaut mieux qu'ils reçoivent quelque lézion que le peuple[32].... Cependant, sur la fin de son ministère, il avait dû reconnaître qu'il n'y a que la parole des surintendants qui leur fasse trouver de l'argent[33]. Le gouvernement, qui prétendait empêcher les particuliers de prêter au-dessus de 6 ¼ p. 100, eût été bien empêché lui-même de trouver à emprunter à ce taux[34]. Heureux encore quand il pouvait émettre des rentes sur le pied de 10 ou 12 p. 100[35]. Dans les dernières années, les fonds d'État avaient tellement baissé qu'ils se négociaient sur le pied du denier 2, c'est-à-dire capitalisés à 50 p. 100. Voyant cela, le ministère imagina d'amortir sa dette en faisant racheter sous main par ses banquiers, et pour son compte, une certaine quantité de rentes. Mais l'opération fut si malheureusement conduite que le Trésor s'obéra bien davantage encore, volé comme il le fut par des agents infidèles qui lui passaient au cours nominal, des titres rachetés par eux au quart de leur valeur primitive[36]. |
[1] Voir à l'Appendice, le tableau des créations de rentes.
[2] Mémoires, t. I, p. 237.
[3] Édit d'octobre 1641.
[4] Il y avait en outre les rentes sur le clergé, et les rentes sur les recettes générales, payables en province.
[5] Qui avait charge de la police des bureaux. (Arrêt du Conseil d'Étai, 29 août 1637.)
[6] Règlement du 6 mai 1630, et édit de janvier 1640. — On commençait en un quartier par la lettre A, le quartier d'après par la lettre I, et le quartier subséquent par la dernière lettre de l'alphabet.
[7] Cf. le Ms. 487 à l'Arsenal.
[8]
Arrêt du Parlement, 11 janvier 1630. Ceux qui héritaient en commun d'un titre
de rente de
[9] Vingt-quatre payeurs des rentes (édit de janvier 1640), soixante-six nouveaux (édit de février 1642).
[10] Mss. 4487, Arsenal, fol. 90.
[11] Déclaration du 24 avril 1638. — A cette époque, le service des intérêts était en retard de un an à dix-huit mois.
[12] Cf. Lettres et papiers d'État, t. VII, p. 109.
[13] Édit de janvier 1640.
[14] BASSOMPIERRE, Mémoires, 349. — TALLEMANT, t. V, p. 134. — Gui PATIN, t. I, p. 51. Ce sont tous, dit ce dernier, boni viri optimique mihi noti. Je prie Dieu qu'il ne leur arrive pas de mal.
[15] TALON, Mémoires, p. 59.
[16] Cf. arrêt du Parlement du 26 mars 1638. Les principaux payeurs des rentes en ce temps-Et furent Colbert, Petit, Joly, Romanet, Le Ragois, Delestre, de Coulanges, du Hamel, de Gruel de Morville et Fanuche.
[17]
Requête attribuée à
[18] Édit de décembre 1633.
[19] Arrêt du conseil d'État, 30 janvier 1621.
[20]
Michelet dit : En 1636, on créa, ou plutôt on
régularisa la taxe des gens aisés. (Richelieu et
[21] Que de chétifs paysans aient été pris et taxés comme aisés qui ne subsistaient que par leur travail et étaient redevables de plusieurs années de leur fermage, voilà qui démontre l'ignorance ou la malice des traitants. (Cahiers des États, t. III, p. 87.)
[22]
En 1624, du sieur Maillot,
[23]
A Crécy en Bric il y a vingt aisés : le
lieutenant du bailli, le prévôt, le procureur du Roi, un élu, un notaire, un
greffier, trois tanneurs, un mercier, etc. Ils doivent fournir de 100 à
[24]
Ordre aux trésoriers de France de fournir comptant
dans quinze jours la somme de
[25] Dans ce cas, les villes empruntaient à leur tour, et, pour rembourser l'emprunt, établissaient un octroi à leurs portes ; ce qui faisait contribuer indirectement les privilégiés. (Lettres patentes de février 1640.) Archives des affaires étrangères, vol. 834, fol. 44 ; vol. 835, fol. 10, 32. On y voit des rôles de taxes.
[26] Relazioni, Francia, t. II, p. 343. Non e meraviglia ne sia cavata (de cette taxe) grossissima somma, essendo taluno dei richi, ed io lo so di certo, stato tassato sopra centomila scudi.
[27] FURETIÈRE, Roman bourgeois, t. I, p. 91.
[28]
T. VIII, p. 210. —
[29] Lettres, t. I, p. 43.
[30] Lettres et papiers d'État, t. VI, p. 496. (En 1639.) Si quelque chose avait pu consoler les bourgeois de Paris, c'est qu'il en était de même chez nos voisins, notamment en Espagne. — RICHELIEU, Mémoires, t. II, p.99.
[31] En 1626. Lettres et papiers d'État, t. II, p. 301.
[32] En 1627. Lettres et papiers d'État, t. II, p. 649, et RICHELIEU, Mémoires, t. I, p. 439.
[33] Lettres et papiers d'État, t. VI, p. 99.
[34] Ordonnance de janvier 1629, art. 151. — Lettres et papiers d'État, t. VIII, p. 72. — Richelieu l'avoue très-franchement. (Testament politique, t. II, p. 166. Édit de 1631e.)
[35] Notre dette actuelle se montait, il y a quelques années, à 737 millions, dont le capital nominal était de 17 milliards, et le capital réel encaissé par le Trésor, depuis le commencement de ce siècle, de 13 milliards. L'État paye donc un intérêt moyen de 5,65 % pour les sommes qu'il a reçues effectivement.
[36] L'arrêt du conseil d'État du 6 juillet 1641 explique longuement ces fraudes. (Cf. aussi la déclaration du 26 novembre 1642, et Lettres et papiers d'État, t. II, p. 330.)