RICHELIEU ET LA MONARCHIE ABSOLUE

 

LIVRE III. — ADMINISTRATION GÉNÉRALE.

LES FINANCES.

CHAPITRE VII. — FRAIS DE RECOUVREMENT DES IMPÔTS.

 

 

Ce qu'ils ont été au dix-huitième siècle, ce qu'ils sont de nos jours. — Ce qu'ils étaient sous Louis XIII. — Sur la taille 25 %. — Sur les impôts indirects. — Sur les recettes extraordinaires. — Commissions, remises et bénéfices divers des intermédiaires entre l'État et le public.

 

Les frais de recouvrement de l'impôt sont à peu près à l'État ce que les frais généraux sont pour une maison de commerce. L'industriel habile tend à les réduire le plus qu'il peut ; car il ne suffit pas de gagner beaucoup, il faut encore que le gain ne coûte pas trop cher à réaliser. On a vu des entreprises superbes au premier coup d'œil, que des frais généraux excessifs conduisaient doucement à la faillite.

Prétendre déterminer exactement ce que le gouvernement payait l'argent qui entrait dans les caisses publiques — le prix de l'impôt, si l'on peut s'exprimer ainsi — serait téméraire, à l'époque dont nous nous occupons. A peine le sait-on pour notre dix-neuvième siècle. Jusqu'en 1826, le produit brut des impôts, ainsi que les frais de leur perception, manquèrent au contrôle de la législature[1]. Le coût du recouvrement est évalué dans les dernières années du règne de Louis XVI à 10, 80 p. 100 par les uns, à 14 p. 100 par les autres, et rions croyons ceux-ci plus près de la vérité[2].

Il y a une trentaine d'années, M. de Parieu estimait ces frais en moyenne à 10 p. 100 ; actuellement ils ne dépassent pas 5,42 p. 100, si l'on ne tient compte que des impôts proprement dits[3]. Comme on le voit, plus la machine fiscale s'améliore, plus on parvient à la faire fonctionner à meilleur marché.

A l'assemblée des États de Blois (en 1576), l'un des présidents de la Chambre des comptes remontra au tiers état que l'écu (de 3 livres) ne revenait au Roy qu'à 14 sols 6 deniers[4]. L'écu, dit en 1615 le député de la noblesse, ne revient pas au Roi à 8 Sols[5]. Dans un mémoire qui a pour but de démontrer que le Roi était bien loin de recevoir ce que payait la France, le maréchal Fabert écrivait vers la fin du règne de Louis XIII : Pour un sol qui revient au Roi des nouvelles impositions, les partisans en tirent plus de cent, et ruinent le pays[6]. En faisant la part des exagérations oratoires du temps, nous demeurons convaincus que le rendement de l'impôt coûtait au Trésor, non pas le tiers peut-être, mais plus du quart de son rendement brut.

Pour la taille, nous savons, à quelques livres près, ce qu'elle perd en route, en venant de la poche du campagnard à la caisse centrale de la province. Elle se dépouille successivement : de 2 millions au chef-lieu de la commune, de près de 6 millions au chef-lieu de l'élection, de plus de 2 millions au chef-lieu de la généralité. Au total : 10.300.000 livres environ. La taille figurant en recette pour 43 millions, c'est à peu près de 25 p. 100 qu'il faut évaluer les frais de l'impôt direct, en général le plus commode à recouvrer[7]. Comme toujours, les gages des fonctionnaires sont peu de chose. Un président de tribunal d'élection a 600 livres par an, et le siège qu'il préside composé de 33 personnes, — huissiers et sergents compris — ne coûte à l'État que 10.000 livres au maximum[8]. Le bureau de finances de la généralité reçoit environ 26.000 livres de traitement[9]. Ce sont les remises, chevauchées, taxations, droits de signatures qui grossissent démesurément la somme. Vos trésoriers et comptables, dit-on au Roi, ne voudraient pas cheminer, même prendre la plume ou le jeton, sans se faire payer de leurs peines par Votre Majesté, tant ces personnes-là sont attachées au gain[10].... La dissipation des deniers de la taille est chose pitoyable à réciter ; on donne cinq sols deux deniers pour livre de remise et remboursement à des 'personnes auxquelles il n'est rien dû, qui n'avancent rien, et qui reçoivent plutôt qu'elles ne payent[11]....

Il n'en était pas ainsi partout. En Bretagne, en Languedoc, en Bourgogne, dans tous les pays d'états, le recouvrement s'effectuait avec une ponctualité et une économie dignes de faire envie, non-seulement au reste de la France d'alors, mais encore à la France actuelle. Avec un sou, on fait rentrer plus d'impôts en Bretagne qu'avec six sous dans la généralité d'Amiens[12]. Les 4 millions et demi de tailles des pays d'États ne coûtent à recouvrer que 192.000 livres.

Nous ne comptons, bien entendu, parmi les frais de recouvrement en pays d'élection, que les sommes données aux agents du fisc pour leur peine ; si nous y comprenions les droits aliénés à titre d'intérêts d'un capital qu'ils avaient prêtés, nous arriverions à un total tout à fait formidable. En 1634, après des emprunts successifs, il était dû aux fonctionnaires près de 13 sous pour livre des tailles qu'ils percevaient[13]. Mais ce sont là de véritables rentes, et non des gages. On ne doit donc pas les confondre.

Si l'État payait 25 p. 100 pour la perception de l'impôt direct et des impôts analogues[14], combien devait lui coûter le recouvrement de l'impôt indirect ! Toujours beaucoup plus cher à percevoir que l'autre, quand l'État opère par lui-même, en régie, il doit l'être bien davantage encore quand il est affermé à des particuliers, puisqu'il est juste que ceux-ci y trouvent leur bénéfice. Nous avons évalué, en bloc, la différence entre les sommes levées sur le public, et les sommes remises au Trésor à 40 p. 100, soit 12 millions environ, et nous ne croyons pas être bien loin de la vérité[15]. A coup sûr nous n'exagérons pas.

Au dix-huitième siècle, où la fiscalité est très-supérieure à ce qu'elle était au dix-septième siècle, les aides de province, exploitées en régie, coûtaient encore, d'après Mallet, 16 p. 100 de recouvrement[16]. A la fin du règne de Louis XIV, d'après un compte de clerc à maître, le bail des fermes unies étant de 36 millions, les frais d'exploitation étaient de 16 millions. Sous Richelieu, il n'existe aucun de ces comptes de clerc à maitre, parce que les fermiers, gagnant toujours de l'argent, ne demandaient jamais à montrer leurs livres au Trésor[17].

Pour les aides comme pour les tailles, on avait tellement aliéné le revenu par des ventes successives de gages à des fonctionnaires fictifs, que certains chapitres ne servaient plus, en 1643, qu'à payer les agents chargés de les percevoir. Les remises sont parfois plaisantes. Ainsi les trésoriers des fermes sont payés très-cher pour recevoir l'argent de la main des fermiers, et le porter à l'Épargne ; c'est-à-dire, remarque la Chambre des comptes, pour faire une course de dix minutes, de loin en loin[18].

Même observation pour le budget extraordinaire. Il était alloué 5 p. 100 des sommes qu'ils maniaient aux trésoriers des Parties casuelles, à ceux des Deniers extraordinaires — et l'on voit ce dernier chapitre atteindre en une seule année 157 millions[19]. Or ces offices étaient si peu absorbants qu'une seule et même personne pouvait aisément les remplir tous deux à la fois ; c'est une déclaration royale qui nous l'apprend, et qui permet en conséquence à toute personne de la qualité requise, de les tenir et posséder conjointement ou séparément[20].

Les recettes extraordinaires, qui laissaient ainsi un vingtième de leur valeur aux mains des caissiers, en perdaient un quart dans celles des fermiers, et un dixième dans celles des donneurs d'avis. Toujours en quête de ressources nouvelles, l'État accordait à qui lui indiquait un nouveau moyen de battre monnaie, une prime d'invention de 10 p. 100 sur le produit présumé de l'affaire ; puis, pour en tirer un parti immédiat, il l'adjugeait à un traitant, qui moyennant 25 p. 100 de remise l'exploitait pour le compte du gouvernement, après avoir avancé au Trésor une somme plus ou moins grande, selon l'importance du résultat probable[21].

La mer de votre épargne, dit au Roi le P. P. Nicolaï, est trop souvent battue par une sorte de pirates, qui vous enlèvent les plus clairs de vos revenus, avant qu'ils soient arrivés au port auquel ils doivent être voiturés : ceux que l'on appelle faiseurs de partis, qui pour un petit secours de deniers, tirés bien souvent de vos coffre ; et non des leurs, se font adjuger le revenu de vos recettes et le prix de vos fermes avant que les termes en soient échus. Cela, n'est-ce pas moissonner le fruit avant qu'il soit en sa maturité, et observer le temps de votre nécessité, pour sucer le sang de votre pauvre peuple, avant qu'il ait eu le loisir de le tirer de ses veines pour en servir Votre Majesté ?[22]

En réduisant les remises à 10 ou 12 p. 100, disent les trésoriers de France à Paris, il y aurait moyen d'épargner en 1644 plus de 15 millions. En effet, c'est par 20 et 30 millions, dissimulés chaque année dans les comptants, qu'il faut faire figurer les pots-de-vin officiels donnés à ces hardis spéculateurs[23].

En 1639, nous n'estimons pas à moins de 40 millions les sommes qui ont été payées, à divers titres, soit par l'État, soit par les contribuables, aux agents du fisc et aux banquiers du Trésor. Ce chiffre, qui représente beaucoup plus du quart du budget total, grossirait singulièrement encore si l'on y joignait les remises accordées aux payeurs des dépenses publiques (un et deux p. 100 des sommes qui traversent leur caisse), et ces épices, ou droits de vérification de la Chambre des comptes, que les magistrats, malgré leur amour du bien public, voyaient augmenter sans cesse avec plaisir[24].

 

 

 



[1] MARQUIS D'AUDIFFRET, Système financier de la France, t. I, p. 11.

[2] D'après M. de Chabrol, 13,96 % en 1786. D'après le dictionnaire de l'Encyclopédie (1781), les impôts sont évalués en totalité à 557 millions ; les frais de recouvrement à 58 millions. (Les tailles coûtaient alors 6 %, et la régie générale 16 %.) Turgot espérait, dit-on, réduire les frais de 16 millions ; ils ne seraient plus montés dès lors qu'à 7 ½ % du produit brut. — Suivant Forbonnais, la proportion entre le produit net et le produit brut était de 5 à 1.

[3] C'est-à-dire en laissant de côté les postes, les forêts, et en retranchant, tant en recette qu'en dépense, le prix d'achat des tabacs. En voici le détail : Contributions directes, 4,76 % ; enregistrement, domaine et timbre, 3 010 ; douanes, 11,32 % ; contributions indirectes (boissons, tabacs, etc.), 5,66 010. Nous avons fait le calcul qui précède d'après les comptes du budget de 1877. — En Angleterre, d'après Ponthier de Chamaillard, l'income-tax coûte à percevoir 2,82 % ; les douanes, 6,91 % ; les boissons, 5,18 % ; le timbre, 2,77 %.

[4] BODIN, République, t. I, p. 6, 911. Quand tous les trésoriers, receveurs, commis, etc., rendraient bon et loyal compte, si est-ce toutefois que la tierce partie des recettes s'en vont en leurs gages, frais, vacations, chevauchées, voyages...

[5] RAPINE, Relation des États généraux, p. 201.

[6] Archives nationales, KK, 1072.

[7] Mss, 4487 ; Bibliothèque de l'Arsenal (état cité plus haut). Sur 269.000 livres de dépenses de l'élection de Paris, en 1639, il y a : 55.500 pour rôles des tailles aux commis et collecteurs ; 74.000 pour droits et taxations, à tant par livre sur le recouvrement ; 54.000 aux élus et officiers de l'élection. Total, 183.500. (Voyez Relazioni dei ambasciatori veneti. — Francia, t. II, p. 344.)

[8] Édit de février 1622. — Arrêt du Parlement du 26 février 1632. — Arrêts de la Cour des aides du 20 août 1629 et du 27 mai 1630. — Déclaration du 1er juillet 1634, du 23 mars 1634. — Édit de janvier 1629. — On augmenta peu à peu les remises : édit de juin 1627 ; de septembre 1628 ; de janvier 1631 ; d'août et d'avril 1632 ; de juillet 1634.

[9] Un trésorier de France a 3.037 livres de gages. — Édit de janvier 1635.

[10] Harangue du procureur président de la Chambre des comptes, M. de Nicolaï. (Mercure français, t. XII, p. 762.)

[11] Mss. français, 18,510. État déplorable des affaires de finance. — Louis XIV réduisit ces remises des trois quarts.

[12] 20.200 livres en Bretagne pour 919.000 environ, 210.000 à Amiens pour 1.424.090 livres. (Cf. le Ms. 4487, Bibliothèque de l'Arsenal.)

[13] Édit du 10 juillet 1634. Invitation à rapporter les titres de jouissance : Aux greffiers des élections étaient aliénés 3 sols ; aux commissaires des tailles, 2 sols ; aux élus et greffiers, 1 sol et demi ; aux contrôleurs du régalement, 1 sol, etc., etc.

[14] Contrat du 17 juin 1628, passé avec maitre Philippe d'Aguesseau, pour le recouvrement des décimes du clergé.

[15] Par exemple, pour les francs-fiefs et nouveaux acquêts, un fermier s'obligea à donner au Roi 1 million en neuf ans, et il avait déjà retiré de sa ferme, au bout de trois années, 1.750.000 livres.

[16] Un mémoire de 1716 estime que sur 80 millions produits par les fermes en régie, il y a 35 à 40 millions de frais. Mais cela n'est nullement prouvé. (Ms. 4258, Bibliothèque de l'Arsenal.)

[17] Cf. pour le détail du compte dont nous parlons, les Ms. français 7725 (Bibliothèque nationale), du 1er octobre 1690 au 1er octobre 1691. D'après le dire du fermier, la recette n'aurait été durant ces douze mois que de 48 millions. Il y avait aussi des remises aux grainetiers sur les gabelles. (Arrêts du Conseil d'État des 5 août 1626 et 30 août 1631.)

[18] Plumitif, P. 2757, fol. 198.

[19] 1635. Voir MALLET, Compte rendu, etc.

[20] Déclaration du 27 mars 1628 ; édits d'août 1628 et de mars 1631.

[21] Arrêt du Conseil d'État, 8 janvier 1624, Archives nationales E. 78a, et Mss. Godefroy, CXXX, 135. Au commencement du règne on n'accordait que 5 % aux donneurs d'avis plus tard on leur offrit publiquement le 10e du profit. Le dépôt d'un avis, au Conseil, était environné des formalités les plus minutieuses. On en délivrait des reçus en bonne et due forme, et on les traitait comme des valeurs importantes.

[22] Chambre des comptes ; Pièces justificatives, par M. A. de Boislisle. Harangue aux notables en décembre 1626. Le même personnage se plaint fréquemment dans les mêmes termes. (Pièce 471.) Souvent les partisans obtenaient jusqu'à 35 %. — (Mss. Godefroy, CXXX, 275, et Plumitif de la Chambre des comptes.)

[23] Mallet dit que de 1656 à 1669, ils reçurent plus de 80 millions.

[24] Édit de mars 1631 ; commissions au sieur le Page, 9 décembre 1633 ; arrêt du Conseil d'État du 17 septembre 1641. — Pour les épices, cf. l'édit d'août 1631 et l'arrêt du Conseil d'État du 10 octobre 1636.