I
L'ABSOLUTISME EN MATIÈRE DE FINANCES. — Recettes ordinaires et
extraordinaires. — Division administrative de la France. — Pays d'états ;
pays d'élections. — Les bureaux de finance des généralités. — Personnel,
attributions. — Les tribunaux d'élections. — Les tailles. -Assiette et
répartition. — Les asséeurs-collecteurs, difficultés de leur tâche. — Les
fonctionnaires fictifs. — Le chiffre des tailles ; il augmente sans cesse. —
Il équivaut en 1639 à celui de nos contributions directes actuelles.
Elle était bien oubliée, à l'avènement de Richelieu, cette
déclaration du roi Louis X le Hutin, par laquelle il reconnaissait, en son
nom et au nom de ses descendants,
ne pouvoir lever aucun denier dans le royaume, que du
consentement des États généraux, qui en feraient eux-mêmes l'emploi et le
recouvrement e. Cependant le vote public et le contrôle permanent des trois
ordres eussent été plus nécessaires, en quelque sorte, aux gouvernements du
dix-septième siècle que les Chambres de députés actuelles lie le sont aux
souverains de nos jours, parce qu'alors le pouvoir central chargé d'établir
les taxes n'avait aucun moyen de les bien établir. Il ignorait non-seulement
la théorie financière, — la science des principes, — mais aussi la pratique,
— les règles administratives les plus élémentaires. — Il devait donc prendre
l'avis des citoyens de tout rang. On ne peut faire un crime à Louis XIII et à
son ministre de n'avoir pas connu l'économie politique, qui à leur époque
n'existait pas ; on ne peut pas davantage leur reprocher de n'avoir pas créé
de toutes pièces une administration spéciale, instruite, intègre, et forcée
d'être intègre par la surveillance dont elle est l'objet. Ce sont là des
institutions qui ne se forment que lentement, à l'aide de réformes
successives, d'expériences répétées. Mais à défaut de la science économique,
à défaut de l'administration exercée qu'il n'avait pas, Richelieu aurait
trouvé dans l'assemblée fréquente des États généraux un puissant élément
d'information sur les contributions existantes, un précieux conseil sur les
contributions projetées. Ceux qui devaient payer l'impôt auraient ainsi été appelés
a donner leur avis sur l'impôt ; en le discutant, ils l'auraient amélioré ;
établie par concours, non par contrainte, la taxe eût été moins lourde. En
causant, on parvient toujours à s'entendre, quand on le désire de part et
d'autre. Supposez un roi modèle, ami du peuple comme Louis XVI, en face d'une
nation aussi profondément royaliste, aussi pacifique que la nation française
sous Louis XIII, et imaginez ce qu'ils auraient pu faire ensemble, pour
l'avenir du pays.
La monarchie absolue développe un tout autre programme :
loin d'exciter le peuple à parler par la voie de ses représentants, elle
s'applique à le faire taire ; elle est donc responsable de la mauvaise assiette
de l'impôt, de son mauvais recouvrement, du mauvais emploi qui en est fait ;
elle est responsable de tout, puisqu'elle a voulu tout faire seule. Cette
absence de conseil lui a été si funeste, que, malgré les talents de plusieurs
contrôleurs généraux, malgré le génie d'un Colbert, les finances de la France depuis Richelieu
jusqu'à la Révolution
furent presque constamment dans l'état le plus déplorable, et que la misère
fut certainement plus grande durant Cette période qu'elle ne l'avait été dans
le siècle précédent, où la civilisation était pourtant moins avancée. En
matière financière comme en matière politique, l'absolutisme fut donc un
grand mal.
Personne en effet n'est universel. Le cardinal de
Richelieu fut un admirable ministre des affaires étrangères, un habile
ministre de la guerre, et un ministre des finances tout à fait nul ; or comme
il était le ministre unique, comme à lui seul il formait un cabinet tout
entier, il en résulte que les parties qu'il négligeait ou qu'il ignorait
étaient livrées à une scandaleuse anarchie[1].
Aussi la
France offre-t-elle sous son ministère le spectacle
singulier et attristant d'une maison de grand seigneur où le maître se ruine
sans savoir ni comment ni pourquoi. Le règne de Louis XIII est une des
périodes les plus désastreuses de notre histoire financière. Jamais il
n'avait été levé autant d'impôts, jamais le produit n'en fut dissipé plus
ouvertement, une fois encaissé ; cet argent si péniblement extrait de la
poche des contribuables vint se fondre et disparaître comme par enchantement
dans les mains des agents du Trésor royal.
Si les mots de budget, d'exercice, de compte général des finances, sont
relativement nouveaux clans notre langue, les idées qu'ils représentent ne
l'étaient déjà plus dans la seconde moitié du dix-huitième siècle. Chaque
année, on dressait un état par estimation (budget) pour l'année suivante ; on arrêtait un état au vrai
(compte général) de l'année précédente,
constatant les recettes et les dépenses réellement effectuées. Mais sous le
règne de Louis XIII, il n'existe encore rien de semblable. Si Richelieu fait
rédiger à titre exceptionnel un état général des finances en 1639, il est
tellement incomplet et tellement fautif, qu'il sert à démontrer les erreurs du
Cardinal en ce genre, plutôt qu'à initier les générations suivantes au détail
de son administration fiscale[2].
La création de recettes et de dépenses nationales
régulières et périodiques ne remonte pas, comme on sait, bien haut dans ' le
moyen âge. Il n'y a de budget national qu'autant qu'il existe une nation, et
la nation ne se forme pas tout d'un coup ; de là une distinction assez
bizarre aujourd'hui, mais jadis parfaitement rationnelle, entre les revenus
que le Roi tirait de son domaine, de ses bois, ne. ses droits seigneuriaux, —
seuls qualifiés revenus ordinaires, — et l'ensemble des contributions
directes ou indirectes que l'on désignait indistinctement sous la rubrique : Revenus
extraordinaires. Ces désignations subsistaient encore sous Louis
XIII, bien que depuis longtemps elles n'eussent plus de raison d'être, bien
que la taille, les aides et les gabelles fussent devenues depuis des siècles,
des impôts annuels et ininterrompus. Nous avons eu plusieurs fois l'occasion
de remarquer que dans l'ancienne France les choses changeaient, tandis que
les noms demeuraient. De gré ou de force, à juste titre ou par usurpation, le
Roi avait établi des impôts divers sur ses sujets, mais ses propres
trésoriers appelaient encore ordinaires les revenus dont il jouissait comme propriétaire
; extraordinaires,
les contributions qu'il percevait comme Roi.
Nous n'avons pas adopté cette distinction. Selon la
logique, les recettes ordinaires sont celles que procurent des impositions et
des rentes annuelles ; les recettes extraordinaires sont celles que procurent
des impositions et des rentes fortuites, des parties casuelles, selon le
langage du temps : ventes de charges, aliénations de rentes, etc. Ces
recettes ordinaires sont tantôt des impositions, c'est-à-dire des
contributions directes sur les personnes et sur les biens, comme.la taille et
ses accessoires ; tantôt des perceptions ou contributions indirectes sur les
marchandises, comme les aides et les gabelles[3].
La taille est, sous Louis XIII, le seul impôt direct ; elle tient
la place des quatre
contributions directes d'aujourd'hui (foncière,
portes et fenêtres, personnelle-mobilière, patentes). Elle en
représente encore une autre, qu'on songe à établir, l'imposition sur le
revenu. La taille a été jugée en général avec sévérité ; cette sévérité
est-elle outrée ? Nous ne le pensons pas, au contraire. Jamais il n'a pu
exister dans un État même barbare un impôt plus mal combiné, plus mal réparti
entre les provinces et entre les individus, plus mal perçu et coûtant plus
cher à percevoir, que la taille personnelle à cette époque[4]. Le bon impôt par
excellence doit être : proportionnel, — n'exigeant de chacun que selon ses
facultés, — clair et défini dans l'époque et dans la quotité, commode à
percevoir sans
gêner le contribuable, économique à recouvrer. La Taille ne possède aucune
de ces qualités, et se distingue par des caractères précisément opposés. C'est
surtout un impôt purement arbitraire dans les pays d'élections. Terre,
capital, travail, il atteint tout, mais il n'atteint pas partout ces trois sources de la
richesse, et il ne les atteint pas chez tous. Il faut connaître, pour bien saisir
le système, la division administrative du territoire. La France comprenait alors
soixante-douze de nos départements actuels[5], répartis entre
vingt-trois généralités,
qui se subdivisent elles-mêmes en deux cent trente et une élections, ou
divisions équivalentes, et trente et un mille cinq cent quatre-vingt-douze
paroisses environ. Une généralité comprenait donc en moyenne trois de nos
départements ; une élection correspondait à peu près à un arrondissement ;
une paroisse rurale à une commune d'aujourd'hui[6]. La province
était une division naturelle du sol, presque aussi ancienne que le sol
lui-même, contemporaine et peut-être antérieure à la formation même de la Gaule, une nationalité
véritable que les armées romaines respectèrent, que les barbares
consacrèrent, et que la troisième dynastie effaça. La généralité, au
contraire, était de création royale, plus régulière dans ses proportions.
Tantôt elle embrassait plusieurs provinces dans sa circonscription, comme
Tours, qui joignait à la
Touraine le Maine et l'Anjou ; tantôt elle ne s'étendait
que sur une portion de province, comme Rouen, Caen et Alençon, qui se
partageaient la
Normandie. On avait établi les généralités peu à peu. Dans
le dernier quart du seizième siècle, il n'y en avait que dix-sept. Selon les
besoins administratifs on démembra les plus grandes pour en former de
nouvelles[7] : Soissons,
Orléans, Moulins, Limoges, furent ainsi dotés successivement de bureaux de
finances depuis Henri III jusqu'à Louis XIII. Sous ce règne, la généralité de
Bordeaux demeurait encore prodigieusement grande, elle administrait la Guyenne et la Gascogne tout entière,
et comprenait même dans son ressort le Béarn et la Navarre ; on donna à
Montauban la moitié de cet immense territoire[8]. Mais les
créations de circonscriptions nouvelles n'avaient pas toujours un caractère
d'utilité publique ; le plus souvent c'étaient de simples mesures fiscales,
multipliant les charges pour les vendre ; ainsi quand on retirait à Caen la
matière de la généralité d'Alençon[9], on était guidé
non par le désir de rendre service aux populations, mais par celui de remplir
les coffres du Roi. L'ancien et le nouveau bureau n'avaient guère à
administrer chacun que l'étendue d'un département[10] ; et comme leur
personnel était toujours le même, quelle que fût leur importance, les
traitements qu'il fallait lui payer annuellement venaient encore absorber une
partie de l'impôt direct. Mais le Trésor ne considérait que le bénéfice
immédiat de la vente des charges. Aujourd'hui si l'État, ayant besoin
d'argent, veut faire des économies, il supprime quelques emplois et quelques
fonctionnaires ; il y a deux siècles, dans le même cas, c'était le contraire,
il en créait de nouveaux. Et s'il ne lui était pas possible d'en créer de
nouveaux, il augmentait les gages des anciens, ce qui revenait à leur dire : Il vous est alloué par an 1.000 livres de plus
que vous ne receviez précédemment ; vous allez donc verser au Roi une somme
de 12.000, 14.000 ou 16.000
livres, pour représenter le capital de ce supplément
de gages. C'était un emprunt forcé de l'État sur ses agents. On leur
imposait des augmentations d'appointements, que, bon gré, mal gré, ils
étaient obligés de subir, quand bien même ils eussent préféré y renoncer.
Souvent même les officiers[11] se résignaient
volontiers à payer ce supplément de capital, quand ils étaient menacés de
voir surgir de nouvelles charges qui auraient déprécié les leurs. Ainsi l'on
avait songé en 1626 à créer des généralités à Angers, Chartres, Troyes, Agen
; on y renonça sur les plaintes très-vives des trésoriers existants, dont on
augmenta les gages ; ce qui revenait à faire payer à ceux qui étaient déjà en
fonction l'argent qu'on aurait retiré de la vente des fonctions nouvelles[12].
Le gouvernement agissait de même pour les élections, ces
subdivisions de la généralité. Qu'on se figure aujourd'hui un décret
augmentant le nombre des arrondissements administratifs afin d'augmenter le
nombre des sous-préfets, des receveurs particuliers, des juges, et l'on aura
l'équivalent du procédé d'autrefois. En quinze ans, on créa vingt élections
nouvelles, depuis celle de Bar-sur-Aube en 1627, jusqu'à celle de Marennes en
1642, qui ne comptait en tout que seize paroisses[13]. La multiplicité des officiers, disaient pourtant au
Roi les députés de la
Chambre des comptes, est très-pernicieuse,
mais surtout celle des élus (officiers
de l'élection), qui tirent le sang au peuple
comme des sangsues, et ne peuvent que s'enrichir des dépouilles de vos
pauvres sujets[14]. Malgré ces
plaintes, on rétablissait en 1534 les élections particulières — sortes de
sous-élections qui venaient compliquer singulièrement les degrés de
juridiction et le service du recouvrement. On n'osa, il est vrai, les
maintenir ; au bout d'un an on les supprimait[15], mais en les
supprimant en principe, on permit aux acquéreurs de ces offices de rester en
fonction jusqu'à ce qu'ils eussent été remboursés, et comme le Trésor était
toujours à sec, ils n'étaient pas encore rentrés dans leur argent au bout de
neuf ans[16].
Au milieu de ces remaniements continus de la carte financière, les limites de
beaucoup d'élections demeuraient souvent douteuses ; certaines paroisses
étaient imposées à la fois par trois élections qui prétendaient les posséder
dans leur ressort. Ce pauvre peuple est quelquefois
travaillé de trois endroits, et ruiné sans espérance de ressource[17].
Plus on avance dans l'histoire de la monarchie, plus
l'autonomie de la province disparaît devant l'autonomie de la généralité.
Cependant, au début du ministère de Richelieu, cinq provinces parmi les plus
grandes possèdent encore une vie propre, une administration indépendante : le
Dauphiné, la Bourgogne,
le Languedoc, la Provence,
la Bretagne,
ont jusqu'alors résisté à la centralisation royale[18]. Chacune d'elles
est censée former une généralité, mais le bureau des finances qui siège au
chef-lieu existe à peine ; les élections, divisions secondaires, n'existent
pas[19]. Le Roi a bien
dans leur capitale[20] une colonie
d'agents financiers, mais il n'a pu pénétrer encore dans l'intérieur.
Vis-à-vis de ces provinces, il est un peu dans la situation où les Européens
se trouvaient encore eu Chine, il y a une trentaine d'années ; libres de
fonder des comptoirs sur les côtes, mais non de s'établir dans le cœur du
pays. La Bretagne
ne connaît d'autre division que celle de ses diocèses, la Provence que celle de
ses vigueries, le Dauphiné que celle de ses bailliages ; ailleurs, en
Bourgogne ou en Languedoc, les États provinciaux ont substitué à ces ressorts
religieux ou judiciaires de nouvelles juridictions : les recettes
particulières, dont ils ont eux-mêmes tracé les limites ; et défini les
fonctions. Leur éloignement de Paris, leur réunion tardive à la couronne, ont
jusqu'alors épargné à ces heureux pays de sentir la lourde main du fisc. Chez
eux, tout se fait par l'autorité de leurs délégués, réunis en assemblées
périodiques sur le modèle des États généraux du royaume. Aussi nomme-t-on ces
cinq provinces frontières les pays d'états, en opposition aux dix-sept
généralités de l'intérieur dites pays d'élections. Par rapport à la division
actuelle, sur soixante-douze de nos départements, les pays d'élections en
comprennent quarante-sept, les pays d'états vingt-cinq ; soit plus du tiers
de la France. Ce
tiers ne ressemble en rien aux deux autres tiers ; bases de l'impôt direct,
assiette, recouvrement, quotité, tout y est différent. Ce sont là deux
Frances qu'il faut étudier séparément. L'une jouit du gouvernement
parlementaire, il s'y est fondé tout seul, c'est presque la liberté ; l'autre
supporte le pouvoir absolu, œuvre de la politique humaine, c'est le règne de
l'arbitraire. Voyons d'abord ce dernier.
En pays d'élections, avant l'établissement définitif des
intendants, vers la fin du ministère de Richelieu, les fonctions
administratives proprement dites, celles qu'exercent aujourd'hui les préfets
et sous-préfets, étaient partagées entre les corps judiciaires et les corps
financiers. Les parlements et présidiaux d'une part, les trésoriers de France
et les élus de l'autre, administraient le pays[21]. Le personnel
d'un bureau de finances — ainsi nommait-on le
corps des fonctionnaires siégeant au chef-lieu de la généralité — était
arrivé à se composer d'une cinquantaine d'officiers, partagés en trois
catégories bien distinctes : la première chargée de l'assiette des impôts directs,
de l'ordonnancement de toutes les dépenses, et du contentieux financier ; la
seconde chargée du recouvrement et de la comptabilité ; la troisième, du
contrôle[22].
Les services-de l'assiette et du recouvrement des taxes étaient donc séparés
comme ils le sont encore aujourd'hui[23] ; mais la
première catégorie composée des présidents et trésoriers de France, au nombre
de dix à quinze, cumulait les attributions actuelles de l'administration des
contributions directes, des préfets et chefs de service ordonnateurs dans le
département, des conseils généraux et des conseils de préfecture ; confusion
déplorable, puisque ces mêmes officiers qui avaient réparti les taxes se
formaient en tribunal pour juger leur propre répartition, et se trouvaient
par là juges et parties. Cet inconvénient qui se faisait déjà sentir en
première instance, au tribunal de l'Élection, était d'autant plus grave qu'il
n'y avait pas de contrôle dans l'assiette. Les trésoriers de France, qui
faisaient les rôles, avaient à les vérifier, à les contrôler eux-mêmes, puis
à les juger s'il survenait des réclamations. On créa, il est vrai, des
commissaires des tailles, chargés de l'inspection des rôles dans chaque
commune, mais ce furent des officiers fictifs, munis de titres sans réalité,
inventés pour être vendus, et sur lesquels il ne faut pas se faire illusion. En créant des commissaires des Tailles qui toucheront,
mais ne travailleront pas, disait au souverain le premier président de
la Chambre
des comptes, vous forcez les paroisses à augmenter la Taille pour payer les
collecteurs. Et prophétisant juste, il ajoutait : Il est à craindre que la Taille ne vienne à tel excès, par ces moyens
indirects et obliques, qu'enfin le pauvre peuple ne soit contraint de quitter
ses maisons et son labourage, ne pouvant plus tirer de la terre des aliments
pour se nourrir et payer l'impôt ; ce dont nous voyons déjà des dispositions
et des commencements, à notre très-grand regret[24].
La deuxième catégorie des officiers du bureau des finances
se composait des comptables ; ils étaient une quinzaine environ à se partager
les fonctions actuelles du trésorier-payeur général. Le taillon, les épices,
les gages des officiers, les rentes d'état, les Ponts et Chaussées avaient
leur receveurs et leurs payeurs spéciaux, presque toujours au nombre de trois[25] ; la troisième
catégorie comprenait un pareil nombre de contrôleurs — chaque receveur avait
un contrôleur de sa gestion — chargés de vérifier les opérations de
trésorerie effectuées par leurs collègues. Ils faisaient la besogne de nos
inspecteurs des finances, mais seulement pour la recette et la dépense du
chef-lieu de la généralité ; des contrôleurs semblables avaient au chef-lieu
de l'élection une mission analogue. Ce chiffre de trois receveurs et de trois
contrôleurs pour chaque nature de recettes semblerait bizarre à qui ne
connaîtrait pas l'organisation singulière de cette époque. Le gouvernement,
malgré son désir de multiplier les offices pour en tirer profit, n'aurait pu
charger plusieurs receveurs, payeurs et contrôleurs, de remplir dans le même
bureau, ensemble, et en même temps, le même emploi. On régla que les
comptables n'exerceraient plus leurs fonctions que tous les deux ans, et l'on
en créa de nouveaux qui alternèrent avec les anciens ; ceux-ci furent appelés
receveurs alternatifs.
Au bout de quelques années, l'expédient ayant réussi, on adjoignit aux deux
premiers comptables un troisième collègue, qui n'opérait que tous les trois
ans, et auquel l'usage donna le nom de triennal. Il y avait donc pour chaque office de
finance trois fonctionnaires, payés tous les ans, mais ne travaillant qu'une
année sur trois : l'ancien, l'alternatif et le triennal[26]. A la longue, on
finit par trouver cet état de choses si naturel, qu'en créant un office
nouveau, on en pourvut toujours trois titulaires à la fois ; le calcul était
fort simple, trois offices se vendaient plus cher qu'un seul.
Au-dessous de la généralité, l'élection. — Les officiers
qui la composaient, au nombre d'une trentaine environ, avaient dans leur
ressort le même emploi que ceux de la généralité ; comme eux ils étaient
administrateurs et juges[27]. Comme juges,
ils tenaient deux audiences par semaine, et les procès ne manquaient pas[28]. Un monde
d'avocats, de procureurs (avoués), de
sergents (huissiers), gravitait autour
de ces tribunaux qui les faisaient vivre ; seuls autorisés à instrumenter en
matière fiscale, ils étaient perpétuellement en querelle avec les sergents et
les procureurs des tribunaux ordinaires[29]. Ces élus,
— dont le nom
avait depuis longtemps cessé d'être exact, puisqu'ils achetaient leurs charges,
— qui avaient à leur discrétion, par l'assiette de l'impôt, la bourse de
leurs concitoyens, étaient dispensés de posséder les connaissances juridiques
élémentaires, exigées des autres magistrats[30]. Aussi
jouissaient-ils de peu de considération. Les élus
sont gens ignares et non lettrés,
d'après l'édit de leur création, et c'est en ce point que l'édit, grâces à
Dieu, est bien observé[31].
A ne consulter que certains édits et certaines
ordonnances, l'assiette, et, comme on disait, le département (répartition) des Tailles, paraissent se
passer le plus régulièrement du monde. Il y a dans les Règlements du temps de
quoi faire sur tous les points une administration admirable, s'ils eussent
été observés. Comme on ne les observait presque jamais, il faut prendre garde
de confondre les intentions et les faits, ce qui devait être, et ce qui était
réellement. Le brevet de la
Taille devait être envoyé dans les provinces par le
surintendant, chaque année au mois de juillet, au plus tard, pour l'année
suivante. Les trésoriers de France devaient faire le département des Tailles pour
chaque élection, et l'envoyer au Conseil au mois d'août, et les commissions
pour la levée devaient être expédiées dans la fin du mois de septembre ; les
trésoriers devaient les envoyer aux élus à la fin d'octobre, et ceux-ci
devaient répartir l'impôt entre les paroisses le
plus également qu'il leur serait possible[32]. On pourrait
croire que chacun a ainsi son rôle nettement tracé ; dans la pratique, les
choses se passaient tout autrement, et les actes législatifs, fort nombreux,
mais toujours sans exécution, ne servaient qu'à accroître le désordre. Tous les édits, déclarations, arrêts sur le fait des
tailles, dit Colbert, ont rendu cette
jurisprudence aussi incertaine que les autres. Les officiers des
élections et des généralités faisaient souvent de leur propre autorité des
règlements particuliers[33]. Il se commet d'infinis abus à l'assiette et au département
des Tailles, dit le Roi, et il se fait
plusieurs levées extraordinaires dont nous n'avons aucune connaissance[34] ; et ce, sans
parler des impositions de guerre, que jusqu'à la prise de la Rochelle, les huguenots
levaient impunément, dans les provinces où ils étaient les plus forts[35].
Les rôles étaient confectionnés de la manière la plus
arbitraire. De temps à autre, on faisait une révision générale, en tenant
compte des changements de domicile, et des mouvements de la population[36] ; le Roi en chargeait l'honneur et la conscience des trésoriers
généraux, mais ceux-ci ne paraissent pas s'embarrasser outre mesure de
ce soin, d'autant que chaque année l'assiette changeait sans aucune règle, au
gré des répartiteurs de tout rang.
La taille personnelle, celle que l'ou payait dans les pays
d'élections, n'avait aucune hase. rixe ; les officiers de la généralité
étaient libres d'augmenter ou de diminuer à leur guise la part contributive
de chaque élection. Les officiers de l'élection avaient tout pouvoir pour
agir de même envers les paroisses, et n'y manquaient pas. Leurs malversations étaient si ordinaires, qu'à peine y
a-t-il un élu qui ne décharge sa paroisse, que beaucoup tirent de celles qui
leur sont indifférentes, et qu'ils s'en trouvent de si abandonnées, qu'ils ne
craignent point de se charger de crimes, en augmentant à leur profit les impositions
à la charge du peuple[37]. Puis, du haut
en bas de l'échelle administrative, chacun empiète sur les droits de ses
inférieurs : les élus sur ceux des asséeurs de paroisse, les trésoriers sur
ceux des élus, le Conseil royal sur ceux des trésoriers. Les élus, au mépris
des lois, ne se bornent pas à fixer la cotisation des villes, bourgs et
villages de leur circonscription, ils déterminent encore celle de chaque
individu, et font par ce moyen plus de quatre
millions d'exempts[38]. Ils vont
quelquefois si loin dans leurs injustices, que les trésoriers, ne se contentant
pas de faire le département général de la Taille entre les élections, faisaient encore la
répartition entré les paroisses, sous prétexte que
les élus soulageaient les villes où ils résidaient, et ne les cotisaient à sommes raisonnables. Les élus
refusaient de mettre les rôles ainsi faits en recouvrement ; ils en faisaient
d'autres en opposition, et finissaient par obtenir gain de cause au Conseil[39]. L'envoi des
intendants de justice, police, finances, vint compliquer encore des rouages
qui fonctionnaient déjà si péniblement. A partir de 1640, les commissions des
tailles et des subsistances furent adressées directement par le Conseil aux
nouveaux intendants, avec le pouvoir de présider le bureau des finances, et
le droit de nommer des subdélégués dans les élections. Les trésoriers dé
France réclamèrent en vain près du Conseil et du surintendant, en vain ils
firent le vide autour de l'intrus, et le laissèrent travailler seul ; il n'en
résulta qu'un plus grand arbitraire dans la répartition. L'intendant, privé
d'expérience, opéra à peu près au hasard sans prendre l'avis des élus, ni des
receveurs des tailles. Les subdélégués qu'il envoya entrèrent aussitôt en
conflit avec les anciens officiers qui légalement jouissaient encore de leurs
anciens droits. La cour des Aides soutint les élus, l'intendant soutint ses
commis, et soutenu lui-même du Conseil, il l'emporta. Depuis quinze ans, disaient amèrement les trésoriers de France, on a permis toutes les entreprises qui ont été faites sur
nos fonctions[40]. Le nouveau
système passait pour économiser neuf millions, mais
augmentait l'autorité de l'arbitraire, et le peuple eut sujet de
regretter les anciens abus[41].
Une fois les rôles terminés à l'élection, tant bien que
mal, il fallait déterminer la cote de chaque taillable. Dans les villes abonnées,
cette dernière répartition était faite de droit par le maire assisté des
échevins. Un maire de ville et ses échevins étaient gens de conséquence, et
les élus ne se seraient pas avisés d'entrer en lutte avec eux ; ils savaient
se défendre. Tout autre était la situation des communautés rurales, pour
lesquelles, avons-nous dit, la part de chaque habitant avait été souvent
déterminée d'avance par le tribunal du chef-lieu. Si ce tribunal avait
respecté les prérogatives de la paroisse, cette besogne appartenait aux asséeurs-collecteurs.
Ici l'assiette et le recouvrement se confondaient dans les mêmes mains ; ceux
qui avaient dressé les rôles devaient aussi faire rentrer l'argent.
Le dimanche après la messe, à la pluralité des voix, les
paysans nommaient chaque année quatre asséeurs-collecteurs, si la taille
dépassait 1.500
livres, deux seulement si elle n'atteignait pas ce
chiffre[42].
Ce n'était pas là une charge enviée ; chacun, à tout prix, essayait de
s'exempter de cette corvée, la plus grande
oppression que puissent ressentir les contribuables. Ceux que l'on
désignait en éprouvaient un tel préjudice, que la
plupart en étaient ruinés. On va le comprendre ; ils étaient tenus de faire les frais de la collecte, sans pouvoir en espérer
le remboursement ; leurs droits (réduits
à deux deniers pour livre en 1633) étaient
employés au remplacement des non-valeurs. La plupart, artisans et
laboureurs, gagnant leur vie et celle de leur famille
du travail de leurs mains, passaient la plus grande partie de leur temps
à courir la campagne pour recueillir les fonds ; ils souffraient
de très-grandes nécessités, les riches et aisés se faisant décharger par
faveur et monopoles. Forcés de payer pour les autres, en cas de déficit,
les assesseurs étaient si misérables que plusieurs
se trouvaient réduits à mendier leur vie, ou à finir leurs jours dans les
prisons[43].
Nous n'inventons rien, nous laissons la parole au Roi, à son conseil, aux
corps les plus autorisés ; ce sont eux, et non des ennemis du gouvernement,
des pamphlétaires obscurs, qui se chargeront de nous révéler le mal.
Peu à peu ces malheureux, qui avec toute leur bonne foi et
tous leurs efforts avaient déjà tant de difficulté à faire la récolte des
deniers royaux, cessent d'exercer librement leurs fonctions, et même d'être rémunérés.
L'autorité, puis les gages, passent à des officiers nouveaux qui ont acheté
leurs charges pour en toucher les droits, mars qu'on ne voit jamais dans la
paroisse : les commis, commissaires, greffiers[44]. Le collecteur
rural garde pour lui la peine et la responsabilité. Sous prétexte de lui
venir en aide, les fonctionnaires de la ville ne craignent pas de le tromper,
suivant leurs intérêts ; comme le Collecteur ne sait ni lire ni écrire, il
est facile au commissaire des tailles de changer les chiffres ou les noms, de les altérer et varier à sa fantaisie[45].
Aucune vérification n'est possible ; il n'y a au greffe des bureaux des trésoriers de France ni
départements, ni rôles des taxes ; ce qui pourtant serait nécessaire pour
empêcher les surimpositions et exactions qui se font sur le peuple[46]. Les exactions,
en effet, sont nombreuses, la liste en serait longue, et les moyens de les
commettre sont aussi ingénieux que possible. Un des plus usités consistait à
faire un premier rôle des tailles-ordinaires en y
comprenant de grandes sommes, sous des noms
supposés, afin, disait-on, de modérer les
premières taxes de ceux qui étaient portés au rôle. En même temps on
dressait un second rôle des mêmes sommes, comme non-valeurs à réimposer, d'où procédaient une infinité de procès que les
particuliers surtaxés gagnaient contre les paroisses. Les procès en
surtaxe étaient si fréquents d'ailleurs, que presque
tous les gens aisés obtenaient des dégrèvements : les pauvres seuls
n'en obtenaient jamais, parce qu'ils n'avaient pas les moyens de plaider ;
mais comme ils n'avaient pas non plus les moyens de paver leurs taxes, ils
étaient par ce seul fait réduits à l'aumône[47].
Et le chiffre des tailles, principal et accessoires,
allait toujours augmentant. On parle sans cesse de le diminuer, le pays le
demande par toutes ses voix, le gouvernement le promet à toute occasion ; et
cependant chaque année, par une progression constante, l'impôt s'élève. En
1614, les États généraux sollicitent la réduction d'un quart[48]. En 1626,
Richelieu dit aux notables : Il faut augmenter les
recettes, mais non par nouvelles impositions que les peuples ne sauraient
plus porter[49]. La même année
le Roi dit au parlement de Rennes qu'il a pris le
dessein général de soulager son peuple de la plus grande partie des tailles,
ce qu'il a commencé dès cette année, et qu'il veut continuer à l'avenir[50]. La décharge
projetée n'est pas énorme, 600.000 francs par an sur plus de 30 millions, —
mais on s'engageait à la continuer pendant cinq ans. On aurait doux 3 millions
de moins à payer en 1632[51] ; l'acte royal
dit formellement. Pure illusion ! Au lieu de baisser, les tailles montent de
3 millions. En 1634, même comédie Louis XIII, tenant un lit de justice, promet
de diminuer la taille, nouvellement augmentée d'un quart ; il espère que les
contribuables en recevront plus de 6 millions de
décharge. Le surintendant des finances Bouthiller tenait effectivement
à faire un soulagement, et à en mettre ure clause
spéciale dans les commissions ; mais ce soulagement demeura un rêve du
bon surintendant[52]. On promulgua,
il est vrai, un édit solennel, qui a induit en erreur plusieurs historiens ;
en réalité, les tailles s'élevèrent à 39,650.000 en 1635, à 40,738.000 en
163G. À la fin de cette année-là, on fit miroiter aux yeux des peuples des
promesses plus séduisantes encore qu'en 1634 ; ce n'était plus un quart,
c'était la moitié des tailles dont le Roi déchargeait
les contribuables pour l'année 1637[53]. Inutile
d'ajouter que cette nouvelle décharge n'eut pas lieu. L'impôt direct
descendit à 39.500.000 en 1637, mais pour remonter en 1638 à 45.695.000 et en
1639 à 43.551.000[54]. Le souverain
repousse d'ailleurs toute la responsabilité de ces augmentations : si ses
sujets ont souffert, ce n'est pas sa faute, les
impositions qui se lèvent à notre profit, dit-il, étant de beaucoup moindres que celles qui se faisaient du
temps du feu Roi, es années 1609 et 1610[55]. Mensonge
manifeste, puisque le budget ordinaire de la France est le quintuple
environ sous Louis XIII de ce qu'il était sous Henri IV, puisque
la taille en particulier, qui ne montait pas en 1610 à plus de 11.400.000 livres,
atteint en 1643 près de 44 millions[56] !
Or 44 millions de livres, multipliés par six pour avoir
leur valeur actuelle, représentent à notre époque 264 millions de francs,
soit à peu près le produit des contributions foncière, personnelle-mobilière
et des portes et fenêtres pendant l'année 1880. Et ce n'était pas tout. Dans
cette somme, figurent le principal de la taille, la solde des prévôts, les crues
des garnisons et de la cavalerie[57]. Il faut y
ajouter les étapes
et la subsistance,
qui montent à trois quarts et demi de la taille
ordinaire, et qui se lèvent conjointement et par même rôle[58]. Au seizième
siècle, après les grandes guerres d'Italie, on avait, il est vrai, institué
le taillon a pour soulager le peuple du logement et de la nourriture des gens
de guerre s ; c'était, dans le principe, une contribution militaire, dont le
connétable avait l'administration[59]. Peu à peu,
d'extraordinaire le billon devint ordinaire, il se confondit avec la taille,
et pour solder les troupes et les faire vivre, l'État eut recours à des
levées nouvelles[60]. Surcharger les peuples de gens de guerre, disait
Richelieu, avant de prendre en main le gouvernement,
c'est aliéner entièrement les cœurs, et perdre la force principale du prince,
qui consiste en l'affection de ses sujets[61]. N'empêche que
chaque année, sous son ministère, les peuples eurent à payer des impôts de
guerre de plus en plus durs, soit pour les étapes et subsistances de
l'armée, soit pour ses quartiers d'hiver. Jusqu'en 1633, les troupes
en campagne vivaient aux frais des provinces qu'elles occupaient. Le pain, le
vin, la viande, les fourrages, leur étaient fournis en nature par l'habitant
; mais comme la guerre était localisée sur quelques frontières, la charge
était écrasante pour le petit nombre de ceux qui la supportaient presque
constamment. Ils émigraient ; les contrées qui servaient de champ de bataille
se changeaient en déserts. Le gouvernement décida que les vivres seraient
payés à l'avenir au prix du dernier marché[62]. A la solde, on
joignit pendant l'été une indemnité en argent, qui permettrait aux troupes de
se nourrir à leurs frais. Pendant l'hiver, des munitionnaires royaux se
chargèrent de fournir les vivres dans les garnisons. Deux impositions
nouvelles, réparties entre toutes les provinces du royaume par les
intendants, vinrent alors se greffer à la taille ancienne[63], et pourvurent
aux besoins de l'armée : l'une, étapes et subsistances, pour les six mois de
campagne ; l'autre, quartiers d'hiver, pour les six mois de paix. Sur la
première, ou préleva en outre les primes d'engagement des soldats ; sur la
seconde, leur équipement et l'entretien de leurs armes[64]. Les chiffres de
ces deux contributions variaient sans doute selon l'effectif des troupes ;
nous ne pouvons les suivre d'année en année, faute de documents authentiques
; mais nous connaissons ceux de 1639, dont nous allons tenter de reconstituer
le budget, pièce à pièce, Le quartier d'hiver monta à 16 millions environ[65]. Les étapes et
subsistances s'élevèrent à 9.600.000[66] ; soit en
totalité 25.600.000. Additionnées avec le principal de la taille, qui,
d'après les états officiels, atteint en ce même exercice 43.550.000, ces
contributions donnent pour l'impôt direct un total de 69.150.000 livres.
Les droits des collecteurs, ceux des commissaires des tailles, ceux des
trésoriers de France, sont compris dans ce chiffre. Au lieu de prélever leurs
commissions sur le produit de l'impôt, ils augmentent tout d'abord les taxes
d'une somme équivalente à ces commissions. Ceux qui ont, par exemple, 2 ½ %
de la taille qu'ils perçoivent, ajoutent leur 2 ½ ; ceux qui doivent
toucher 5 % font de même ; en passant par leurs mains, le rôle, déjà si
chargé, se gonfle encore, et chacun s'assure, avant de le mettre en
recouvrement, que ses intérêts personnels y sont sauvegardés[67].
Aux 69.150.000 livres de tout à l'heure, s'ajoute
1 million que la Bretagne
paye au Roi, sous le nom de don gratuit, et qui doit titre assimilé à la
taille. La somme de 70.15.0.000 livres ainsi obtenue équivaut aujourd'hui à
420.900.000 francs.
Voilà ce que devaient payer les contribuables, en 1639,
pour l'impôt direct, et la
France ne comptait pas alors 17 millions d'habitants[68]. Si du moins
chacun avait porté selon ses forces sa part du fardeau, si la situation
géographique et, la position sociale n'avaient pas créé entre les Français
des différences profondes, selon qu'ils étaient Normands ou Languedociens,
Auvergnats on Provençaux, d'épée ou de charrue, magistrats ou commerçants, le
fardeau, bien que lourd sans aucun doute, n'eût pas été insupportable. Mais
la disproportion est si grande, la répartition est si injuste, qu'elle
explique les réclamations indignées de ceux qui ont vu souffrir, qu'elle
justifie et autorise la révolte de ceux qui souffrent.
II
TAILLES RÉELLES ET PERSONNELLES. — L'administration des pays d'états.
—Elle est équitable et libérale. — Tentatives de Richelieu pour la détruire.
— Les provinces se révoltent ou se rachètent. — Il échoue partout, sauf en
Dauphiné. — Le cadastre ; il est demandé depuis plusieurs siècles. —
Comparaison des pays d'états avec les pays d'élections. — Leur part est trop
légère. — Comparaison des pays d'états avec les départements actuels
correspondants. — Les villes abonnées.
Et d'abord la disproportion territoriale. — Le système
d'assiette que nous venons de décrire n'existe que dans les deux tiers de la France : les pays
d'élections. Dans l'autre tiers, les pays d'états, nous ne voyons rien de
semblable. Là-bas, l'impôt direct (taille
personnelle) était un impôt sur le revenu ; ici, c'est un impôt
foncier (taille réelle). Par la façon
dont il était fixé, le premier était arbitraire ; par les exemptions accordées
aux riches, dans leurs personnes et dans leurs biens, il était vexatoire. Au
contraire, le second est invariable ; il a pour base la terre, et rien que la
terre. Qui n'a pas de terre ne paye rien. Les terres elles-mêmes ne payent
pas toutes ; les nobles sont exemptes, les roturières sont taxées. C'est un
état de choses défectueux pour l'ensemble du pays, mais nullement odieux à la
province où il règne. La terre noble, à jamais exempte, se vendra un peu plus
cher ; la terre roturière, à jamais taxée, subit une légère dépréciation.
Qu'importe ! pensent les habitants, le privilège n'est pas attaché à un
homme, mais à une chose. Que le noble vende sa terre noble au roturier, elle
demeurera toujours affranchie ; qu'il achète une terre roturière, elle ne
cessera jamais d'être taillable. Chacun sait à quoi s'en tenir, et personne
ne songe à réclamer.
La taille réelle existe ainsi dans cinq provinces :
Bourgogne, Dauphiné, Provence, Languedoc et Bretagne. Il faut y ajouter les
petits États du sud-ouest : la
Navarre, qui s'administre à part, avec ses trésoriers de
l'épargne séparés[69] ; le comté de
Foix, Béarn, Bigorre, Marsan, dont l'indépendance est proportionnée à leur
éloignement du pouvoir central. Ici point de fonctionnaires avides, qui sous
des noms multiples grugent le peuple ; point de ces procédés sauvages de
recouvrement, qui dans les pays de taille personnelle poussent les
populations au désespoir. Le brevet de la taille est expédié chaque année aux
états provinciaux ; c'est aux députés des trois ordres qu'il appartient de
faire les rôles. L'opération est des plus aisées ; une sorte de cadastre
assigne à chaque fonds de terre la dette qui lui incombe[70] ; à cet impôt
obligatoire, la province joindra un don gratuit au souverain, produit d'une
contribution additionnelle dans les bonnes années, d'un emprunt contracté par
les états, dans les mauvaises[71]. Si des plaintes
s'élèvent, on les écoute ; si des différends surviennent entre deux
paroisses, on les apaise à la session suivante. Tout se passe
patriarcalement, et comme en famille. Chacun étant intéressé à agir avec
économie, ou ne vote que les dépenses absolument nécessaires ; chacun devant
payer de sa poche, on n'exécute que les travaux vraiment utiles.
Certes, ce n'est pas encore la perfection ; souvent les terres maigres ou peu revenantes sont autant ou plus imposées que celles qui
rapportent beaucoup, ce qui est un extrême grief au peuple, sans que le Roi
en profite d'aucun denier[72]. C'est
l'inconvénient de tous les impôts à base fixe, ils ne sont pas aussi souples que
les autres, ils ne se plient pas aussi aisément aux variations de la fortune
publique ; notre cadastre actuel mériterait parfois les mêmes reproches que
le cadastre rudimentaire de Louis XIII. Il est probable que ce dernier
n'était presque jamais révisé, que l'impôt n'était pas partout dans un
rapport identique avec le revenu[73]. Mais n'en
est-il pas de même aujourd'hui ? Si médiocre qu'on veuille supposer ce
système, il faisait l'admiration et l'envie des provinces qui en étaient
privées, et le bonheur des provinces où il fonctionnait. En effet,
l'établissement d'un cadastre était vieux en projet dans notre pays ; à la
fin du quinzième siècle, des demandes pressantes étaient déjà formulées à ce
sujet. Publicistes, hommes de guerre, États généraux, tous sont unanimes. Il
n'y a là-dessus qu'une opinion, pendant près de trois cents ans, chez ceux
qu'anime l'amour du peuple et du bien public. Il
faut, dit nettement Bodin, que les tailles
soient réelles pour soulager les pauvres[74]. Les États de
1614 le souhaitaient ; à l'assemblée des notables de 1626, Chevalier, premier
président de la Cour
des aides, en fit la proposition[75] ; le maréchal
Fabert remit à Mazarin un mémoire dans le même sens[76], et Vauban parle
avec enthousiasme de l'organisation de cet impôt dans la généralité de
Montauban[77].
Il n'est pas un économiste, au contraire, qui ne flétrisse énergiquement la
taille arbitraire, le fléau éternel de la France[78]. Deux qualités
recommandaient donc l'impôt direct tel qu'il se pratiquait dans les pays
d'États : la fixité de sa base, la justice relative de sa répartition. Ce que
les amis de l'impôt progressif osent à peine proposer aujourd'hui :
l'exemption absolue du journalier, de l'artisan, de tout homme qui ne possède rien, existait
en fait avec la taille réelle.
C'est pourtant cette taille réelle que Richelieu voulut
remplacer par la taille personnelle ; ce furent ces pays d'États que, dans
son amour d'uniformité, il tenta d'assimiler aux autres provinces, par la
création des élections[79]. A vrai dire, la
recherche de l'uniformité ne fut pas son unique motif. Ce qu'il espérait
trouver en établissant ces juridictions nouvelles, c'était de l'argent :
l'argent que rapporterait la vente des charges, qu'on pourrait jeter dans le
gouffre toujours béant et toujours vide du trésor royal. Des écus et du
silence, voilà ce que le Cardinal demandait à la nation ; en échange, il lui
donnait de la gloire. Mais pour payer et se taire, il faut avoir perdu peu à
peu l'usage de la liberté. On n'était dans ce cas ni à Dijon, ni à Aix, ni à
Grenoble. Quand les populations de ces capitales apprirent que des élections
avaient été créées sur le territoire de leur province, que leur sort allait
devenir aussi misérable que celui de leurs voisins d'Auvergne ou de
Champagne, quand elles virent que les gages seuls de ces nouveaux
fonctionnaires absorbaient annuellement des deux ou trois cent mille livres[80], elles se
levèrent en masse. A Dijon, le peuple prit les armes, et brûla les maisons de
ceux qu'il croyait favoriser l'établissement des
élus, entre autres celle du premier président du Parlement[81]. Des
gentilshommes, des magistrats, se joignirent à l'émeute ; pour demeurer
indifférent, il fallait être tout à fait vendu à la cour. Mêmes troubles en
Provence : le Parlement est à la tête de la sédition. Les présidents Coriolis
et Laroque s'écrient : Peuple, armez-vous ! il faut tuer tous ceux qui
voudront établir les élus ! — Il faut mourir la pique à la main, disent
plusieurs conseillers. On fut sur le point de
précipiter l'effigie du Roi. Consuls de ville, syndics ruraux,
noblesse et populaire, tous sont unanimes dans leur réprobation. Il fallut
pour rétablir l'ordre cinq mille hommes et six cents cavaliers[82]. En Languedoc,
on fut moins violent, mais aussi ferme. Au lieu de se battre, on se racheta.
Les États avaient été tout d'abord suspendus pour leur résistance, ils
négocièrent ; ils obtinrent moyennant de fortes sommes qu'ils s'imposèrent
eux-mêmes, que l'édit serait abrogé, et qu'on n'en parlerait plus. Ce fut une
rançon payée au Roi par ses sujets, pour échapper aux griffes des officiers
royaux ; la chose parut toute naturelle à celui qui en profita, et à ceux qui
l'avaient offerte. Bien plus, ce fut de la part du souverain une faveur
insigne de l'accepter. Les États le comprenaient si bien qu'ils reconnurent
par un léger cadeau (50.000 écus)
l'intérêt que le gouverneur de la province avait porté, en cette
circonstance, à ses administrés[83]. Partout
ailleurs l'affaire finit par s'arranger à l'amiable : la Bourgogne paya pour se
délivrer des élus, la
Provence paya aussi. — En Bretagne, on n'avait rien osé
innover. — Quelques dons gratuits à l'Épargne firent sans doute oublier à
Richelieu les soi-disant désordres et profusions
extrêmes qu'il prétendait être faites par les États à l'oppression des sujets du Roi[84] ; désordres et
profusions dont on ne parla à l'avenir que lorsqu'on voulut tirer de
nouvelles sommes de ces provinces. La menace d'introduire les élections fut
un épouvantail dont on se servit plus d'une fois à leur égard. Les pays
d'États se retrouvèrent donc vers la fin de 1631 à peu près dans la même
situation fiscale qu'auparavant ; un seul demeura atteint, le Dauphiné[85].
Là, malgré les révoltes des peuples et les remontrances de
la magistrature, l'autorité royale demeura la plus forte, et cette
introduction violente d'une administration détestée souleva des haines si
vivaces, qu'à la veille de la Révolution française, après un siècle et demi,
elles n'étaient pas encore éteintes. On avait créé en 1627 dix élections, on
les réduisit à six, à la supplication des
procureurs-syndics et des communautés villageoises[86] ; puis, sous
prétexte de donner aux États de Dauphiné quelque satisfaction, on fit une
combinaison de la taille réelle et de la taille personnelle, capable de
rendre cette province plus malheureuse qu'aucune autre dans le royaume,
puisque les roturiers pouvaient y être assujettis à deux charges à la fois[87]. Les tailles
étaient bien déclarées réelles et prédiales, et devaient être payées par tous les héritages roturiers, quels que fussent leurs
possesseurs ; mais aussitôt après avoir proclamé le principe, on
accordait un si grand nombre d'exemptions aux biens de l'Église, de la
noblesse et de la magistrature[88], qu'il ne
restait certainement pas un tiers de domaines taillables[89]. En cas de vente,
ces biens devaient être soumis à l'impôt, ce qui violait le principe de la réalité,
au préjudice des non nobles. Ceux-ci d'ailleurs devaient être astreints à
l'impôt foncier pour leurs terres, et à l'impôt sur le revenu pour leur
commerce, meubles, bestiaux, et autres moyens
secrets. Situation unique en France, ils cumuleront ! Et l'on imagine
ce qu'une organisation semblable mettra d'autorité aux mains des agents du
fisc, et de mécontentement au cœur du contribuable[90].
Nous avons reconnu et vanté ce que le régime des pays d'États
avait de bon, nous ne pouvons cacher ce qu'il avait de défectueux ; après ses
qualités, nous devons signaler ses vices. Les terres soumises à la taille
réelle n'étaient pas assez nombreuses ; celles qui étaient taxées ne l'étaient
pas à leur juste valeur ; bref, les pays d'États ne portaient pas leur juste
part des charges publiques. Le cadastre féodal qui servait de base à l'impôt
datait d'une époque où les immeubles étaient pour la plus grande part entre
les mains de la noblesse et du clergé ; les privilèges de ces provinces, en
les protégeant contre des empiètements abusifs, y empêchaient aussi des
améliorations nécessaires. Les Rois, qui n'hésitaient jamais à violer ces
privilèges quand ils étaient assurés de l'impunité, y regardaient de plus
près lorsqu'il s'agissait d'une population nouvellement française, — on ne
veut pas rendre le séjour de la maison commune trop pénible aux nouveaux
venus, — on leur fait les honneurs de la France. Quand
cette population était remuante, les monarques s'abstenaient tout à fait de
l'inquiéter. C'est ainsi que la
Bretagne, unie à la couronne sous Louis XII, ne fut
comprise pour la première fois au rôle de la taille que sous Henri III, en
1580, et pour une contribution dérisoire de 96.000 livres[91]. Il en était de
même sous Louis XIII, pour la
Navarre, les comtés de Foix et de Bigorre, où vivaient, au
pied des Pyrénées, des peuples guerriers, jadis habitués à voir leurs chefs
au milieu d'eux, très-jaloux de leur indépendance, et maintenant frontières
de France vis-à-vis de l'Espagne[92]. Ceux-ci ne
payent que pour le principe ; on les dressera bout doucement à supporter le
fisc, comme on accoutume peu à peu un jeune cheval à porter la selle. Le
principal est de ne pas indisposer ces sujets récemment acquis. Au contraire,
les généralités voisines de Paris, dont le gouvernement croit n'avoir rien à
craindre, sont surchargées sans mesure. La part de la Normandie est toujours
trop considérable ; en 1448, elle équivalait au quart des impositions du
royaume[93]
; sous Richelieu, elle en forme le sixième.
Pris dans leur ensemble, les pays d'États, grands et
petits, forment le tiers de la
France, tant sous le rapport du territoire que sous celui
de la population[94] ; ils possèdent
aussi la troisième partie de la richesse nationale ; ils devraient donc payer
le tiers de l'impôt direct. Sur les 43.551.000 livres
de la taille, sans doute, pensons-nous, ils vont en supporter 14 millions ou
un chiffre approchant, en plus ou en moins. Point du tout ; ils n'ont à leur
cote qu'une somme dérisoire de 4.441.558 livres
(le dixième
environ de la taille), tandis que les deux autres tiers de
la nation, les pays d'élections, doivent se répartir entre eux 39.249.000 livres[95]. Si nous
comparons entre elles certaines provinces de même population, de même
étendue, de même richesse, nous les voyons imposées trois, quatre ou cinq
fois plus les unes que les autres, selon qu'elles ont gardé leurs États
provinciaux ou qu'elles sont tombées aux mains des officiers d'élection. Il y
avait un moyen bien simple de mettre fin à une inégalité si choquante ;
c'était, non pas de chercher à détruire les États là où ils existaient, mais
de s'appliquer à les établir là où ils n'existaient pas. Ainsi chaque
généralité aurait pu se défendre, et réclamer contre l'exemption partielle de
ses voisines. On ne s'avisa de ce système que sous le règne de Louis XVI,
quand il était déjà trop tard, et que les bons esprits comme les mauvais
avaient perdu, en face d'abus trop prolongés, cette sérénité et cette
modération indispensables à qui veut opérer des réformessages.
En 1639, le Languedoc, pays d'État, paye 2.283.000 livres
de tailles, pendant que la
Guyenne et Gascogne en payent 5.256.000[96]. Pourtant les
deux provinces se valent à tous les points de vue, leur prospérité agricole
et commerciale se balance. Nous n'en dirions pas autant de la Normandie et de la Bretagne, bien que la
population soit à peu près identique[97]. L'une est
riche, l'autre est pauvre ; mais bien que riche, la première est trop chargée
(7.152.000 livres)
; bien que pauvre, la seconde est trop dégrevée (1.519.000,
y compris le don gratuit). Veut-on une comparaison décisive, qu'on
prenne l'Orléanais et la Provence
: l'un a la Beauce
et ses blés, mais il a aussi la
Sologne et ses déserts. L'autre a Marseille, le commerce de
la
Méditerranée et les huiles. Voilà deux provinces à peu près
équivalentes comme superficie, comme nombre d'habitants[98]. Eh bien,
l'Orléanais, pays d'élections, est imposé de 2.668.000 livres
de taille, tandis que la
Provence, pays d'États, ne figure au rôle que pour 591.000 livres.
Nous avons eu la curiosité de reconstruire dans la France actuelle
l'ancienne division territoriale du dix-septième siècle, afin de constater
les changements qu'une répartition plus équitable de l'impôt a pu de nos
jours apporter dans son assiette. Nous sommes arrivés aux résultats suivants.
En 1876, le produit des contributions directes[99] figure au compte
général des finances pour 389.790.000 francs. Sur cette somme, 39 millions de
francs sont à la charge des quinze départements qui jadis ne faisaient pas
partie de la France
; des 350 millions de francs restants, les vingt-cinq départements formant
les anciens pays d'États payent 84 millions, ce qui ne serait pas beaucoup
éloigné du tiers, si l'on retranchait les 66 millions du seul département de la Seine, où la ville de
Paris a pris une extension tout à fait disproportionnée[100]. En examinant
séparément quelques-unes des anciennes généralités, nous remarquons que les
trois départements actuels de l'Orléanais sont inscrits au rôle de l'impôt
direct pour 9.919.200 francs (soit, divisée
par 6, une somme correspondant à 1.653.200 livres),
tandis que les trois départements actuels de la Provence y sont
inscrits pour 13.211.300 francs (soit une
somme correspondant à 2.201.800 livres). La Provence a donc vu sa
charge presque quadruplée depuis Louis XIII, l'Orléanais a vu la sienne
diminuée de près des deux cinquièmes. De même la part contributive
de la Bourgogne
n'atteignait sous Richelieu que 414.000 francs, tandis que les quatre
départements formés par cette ancienne province supportent aujourd'hui
15.704.500 francs (qui équivalent à 2.617.400 livres
en 1639). Au contraire, la Normandie, qui devait, comme nous l'avons dit,
verser annuellement au Trésor royal 7.152.000 livres,
n'est grevée aujourd'hui que de 35.664.000 francs (chiffre qui correspond à 5.944.410 livres[101]).
Ces observations ne nous paraissent pas sans importance.
On s'explique en les méditant cette misère terrible du peuple en certaines
contrées, ces révoltes périodiques qui n'ont jamais lieu contre les tailles que dans les pays
d'élections, et notamment cette insurrection des Nu-pieds,
qui désola la Normandie
en 1639[102].
Nous avions été frappé souvent des plaintes que nous
lisions contre la taille dans les ouvrages financiers d'autrefois ; nous nous
étonnions même de ce concert de réclamations ; nous nous étonnions encore
davantage de cette difficulté du recouvrement, de ces désastres causés par
les agents du fisc ; maintenant nous les comprenons. Ce serait une naïveté
d'accuser les ministres d'alors de s'être appliqués sciemment à ruiner les
peuples, et pourtant, par leur incurie dangereuse, par leur coupable
ignorance, ils arrivent fatalement à ce résultat. Ainsi les deux tiers de la France, les pays
d'élections, à peu près 11 millions d'hommes, ont à supporter les 10/11e de
la taille, environ 40 millions d'impôt ; et il semble que par un triage
méthodique, on ait successivement dispensé de contribuer à cette charge tous
ceux qui avaient quelque moyen de le faire.
Répandues dans les dix-sept généralités de taille
personnelle, on aperçoit un grand nombre de villes dont la part a été fixée à
une somme invariable, par une grâce spéciale ou par un traité ancien. Ce sont
les villes abonnées, et l'abonnement leur est tout à fait profitable, car
leur cote est en général dérisoire ; c'est une réduction qui exonère le
citadin, mais qui accable le plat pays d'alentour. D'autant plus que, malgré
les défenses répétées, les bourgeois des villes franches — souvent on les
nomme ainsi — font valoir par leurs mains leurs terres des environs, et
parviennent à éviter totalement l'impôt. Ils ne résident infra muras que
durant le mois de décembre, avant la confection des rôles, et retournent
ensuite travailler aux champs[103]. Quelquefois la
franchise était consentie par le Roi à certaines localités en échange d'une
taxe d'autre nature, ou pour prix d'un service public dont elles se
chargeaient[104]
; le plus souvent l'abonnement était un pur effet de la clémence royale[105]. Paris, Rouen,
le Havre, Clermont-Ferrand, Tours, Amboise, Sainte-Menehould, Cognac, Dieppe,
Quillebœuf, Châteauroux, et bien d'autres, étaient abonnés[106]. Riom, qui
avait été exempté au siècle précédent, fut abonné à 6.600 livres, puis
rentra dans le droit commun[107]. Ce ne fut pas
sans protester bien haut ; en effet, l'abonnement était si avantageux que
plusieurs paroisses des élections de Saintes et de Marennes, menacées de
perdre le leur, demandaient à verser
en une fois un supplément de 120.000 livres, pour avoir la faveur de le conserver.
La baronnie de Soubise, abonnée à 4.000 livres, et
taxée au juste prix à partir de 1639, dut en payer dès lors 25.000 livres par
an[108]. L'abolition de
ces tolérances rencontrait bien des obstacles ; les villes ne manquaient pas
de protecteurs qui eussent l'oreille d'un intendant ; elles avaient de
l'argent pour soutenir des procès, des avocats pour exprimer leurs doléances.
Les communautés rurales n'avaient souvent rien de tout cela, et leur part de
l'impôt grossissait sans cesse.
III
LES EXEMPTIONS DE TAILLES. — Elles sont relativement récentes. — La
noblesse, le clergé, presque tout le tiers état sont dispensés. — Le peuple
des campagnes paye seul. — Efforts stériles du gouvernement pour faire cesser
cet état de choses. — Il s'aggrave sans cesse. —L'édit de 1634. — Plus de 4
millions d'exempts. — Comparaison de ce que payent les artisans et laboureurs
en 1639 et en 1882 pour l'impôt direct.
Non-seulement il y avait des provinces et des villes qui
payaient peu, mais il y avait aussi des individus en grand nombre qui ne
payaient rien : outre les localités semi-exemptes, on voit des gens tout à
fait exempts. Noblesse, clergé, presque tout le tiers état, étaient
affranchis des tailles ; le peuple seul, et surtout le peuple des campagnes,
était grevé. Cet abus n'était pas aussi ancien qu'on pourrait le croire, il
était inconnu aux premiers siècles de la dynastie capétienne. Dans leur
rudesse primitive, les actes législatifs du moyen âge contiennent un très-vif
sentiment de la justice. Tout le monde, dans le principe, avait été assujetti
à l'impôt direct ; les ecclésiastiques même le payèrent quelque temps,
puisque nous savons qu'ils en furent exemptés[109]. La noblesse,
rendant le service militaire en personne, en était seule dispensée, mais non
pas entièrement. Sous le règne de saint Louis, le gentilhomme qui possédait
une terre sujette à la taille seigneuriale de l'époque en demeurait redevable
à qui de droit[110], à moins de la
faire valoir lui-même. En certaines circonstances, la noblesse même était
taxée pour tous ses biens. Sous Philippe de Valois on l'imposa de douze sous
et demi par vingt-cinq livres de revenu des terres ; et pourtant, seule encore,
elle payait l'impôt du sang[111]. Une ordonnance
de Charles VII portait que ses sujets sans exception seraient compris au rôle[112]. Un auteur du
temps était donc bien en droit d'écrire sous Louis XIII que les tailles devraient être payées par tous indistinctement selon la
parole de Dieu, la raison naturelle, et les ordonnances de nos Rois[113].
Cependant la liste des exempts, déjà bien longue,
s'allongeait tous les jours au temps de Richelieu ; mille charges de justice,
ou de finance, ou de guerre, mille emplois brillants ou grotesques, effectifs
ou imaginaires, exemptaient leurs possesseurs. On n'avait, pour éviter la
taxe, que le choix des moyens ; il y en avait de toutes sortes. Dès qu'un
homme avait quelque bien, — écus en son coffre ou pignon sur rue — qu'il
portait le vêtement bourgeois, et qu'il était considéré dans sa cité, sa
première pensée était d'esquiver l'impôt roturier. Pour jouir de l'exemption,
il n'était pas nécessaire d'être gentilhomme ou prêtre : les deux premiers
ordres étaient dispensés en masse et de droit, mais le troisième l'était
presque tout entier par une suite de dispenses individuelles[114]. Les officiers,
depuis le premier président du Parlement de Paris, jusqu'aux sergents des sièges
royaux ; depuis les Chambres des comptes et Cours des aides, jusqu'aux
derniers huissiers des tribunaux d'élections, tous ceux en un mot qui de près
ou de loin touchaient à l'État par un côté quelconque, qui avaient acheté une
charge quelle qu'elle fût, jouissaient de l'exemption. Les plus humbles
préposés au recouvrement de l'impôt, tous les agents des contributions
directes ou indirectes, commis des fermiers, regrattiers, — marchands de sel
au détail, — étaient exempts de l'impôt[115].
Certaines catégories d'exempts avaient une telle
élasticité que de nouveaux venus y trouvaient sans cesse de nouvelles places
; tels étaient les officiers commensaux
du Roi, de la Reine,
des fils, filles, frères et sœurs des Rois, des premiers princes du sang.
Bien des gens riches se faisaient comprendre parmi les officiers privilégiés des princes, sans toutefois rendre
aucun service, ni même avoir jamais
approché de leurs personnes[116]. Le titre régulier
d'officier de la maison du Roi s'étendait déjà à l'infini, puisque les
huissiers de la grande prévôté de l'Hôtel, les clercs, appariteurs et bedeaux
de Notre-Dame de Paris, de la Sainte-Chapelle, et de toutes les églises de fondation royale,
étaient réputés commensaux de Sa Majesté. A la faveur des panonceaux et
bâtons royaux qu'ils mettaient à leur porte, tous garantissaient
des tailles et du logement des troupes leurs maisons de ville ou de campagne[117]. D'autres
professions libérales ou manuelles avaient droit aux mêmes dispenses. Tous
les médecins, tous les procureurs (avoués),
tous les professeurs ou employés des Universités, les maires et consuls des
villes, les vétérans ayant servi vingt-cinq ans, les verriers, salpêtriers,
monnayeurs, ouvriers en soie, chevaucheurs d'écurie, maitres de poste,
messagers et courriers (les facteurs
d'aujourd'hui) et bien d'autres n'étaient pas soumis à l'impôt[118].
Et les familles des exempts profitaient de l'exemption du
chef ; — ce ne fut que par un édit de Louis XV que la dispense de certains
officiers devint personnelle[119]. Puis les
exempts ne payaient la taille pour aucun de leurs biens ; le fait, bien qu'il
ait été contesté, est néanmoins exact[120]. Quand les
fermiers des exempts payaient la taille, c'était pour le bénéfice personnel
qu'ils retiraient de leur ferme, non pour le revenu qu'ils en fournissaient au propriétaire[121]. Dans des
conditions pareilles, avec des exemptions aussi larges, on juge qu'il ne
reste à imposer que les plus pauvres, les plus abandonnés, les plus faibles.
Ce grand filet que le fisc jette sur le pays est fabriqué et tendu de telle
sorte, que les gros poissons l'évitent nécessairement, que les moyens
trouvent toujours une maille assez large pour leur livrer passage, et que les
petits y sont pris, sans aucune chance de salut[122].
Plus d'une fois le gouvernement s'effraya à la vue de tant
de privilèges ; il songea à diminuer ces exceptions, si nombreuses que dans
les classes aisées elles étaient devenues la règle générale. Les officiers du Roi, dit-on, ne devraient être exempts que selon le nombre de ceux qui
l'étaient du temps de François Ier[123]. Le monarque
demande aux notables de rechercher quelque moyen si
sûr et si effectif pour l'assiette des tailles, que les pauvres, qui en portent la plus grande part, soient
soulagés. Là-dessus réponse des notables : Les
moyens ont été jusqu'ici très-difficiles... la
descharge des privilégiés est la charge du peuple. Après ce court
dialogue par écrit, notables et Roi pensent à autre chose[124]. Toutefois, en 1634, le gouvernement, dit M. Henri Martin, publia sur les tailles le règlement le plus large, le plus
sage et le plus populaire qui eût paru depuis Henri IV. Il le publia,
mais il ne l'exécuta pas, et, peu de temps après, il le révoqua. Tous les
historiens ont pris pour argent comptant ce règlement solennel et fort connu,
que des édits peu solennels et peu connus détruisirent en moins d'une année[125] : Nous savons, disait le souverain, que les tailles ne sont pas excessives, pourvu qu'elles
soient également départies. Mais les plus
puissants des paroisses jouissent de l'exemption, sous prétexte de certains
offices imaginaires. Or ces offices, qualifiés d'imaginaires par
l'édit de 1634, d'autres édits des années précédentes les avaient créés en
les déclarant indispensables à la prospérité publique, — contradiction tout
au moins plaisante[126].
On révoqua donc un grand nombre de ces dispenses d'impôt,
mais on en maintint un nombre au moins aussi grand. Tous
officiers de judicature ou de finance ne jouiront à l'avenir d'aucune exemption,
excepté... ceux que comprenait une liste longue de deux pages, par
laquelle le prince rendait d'une main ce qu'il avait pris de l'autre.
Quelques jours après commença d'ailleurs, sourdement, la restitution générale
des privilèges à ceux qui étaient censés les avoir perdus. Maîtres des
postes, commissaires des guerres, prévosts et archers de la connétablie,
officiers commensaux, receveurs du taillon, commis des gabelles, puis les
ecclésiastiques, puis les anoblis récents, enfin tous ceux qui pouvaient
avoir conçu quelque inquiétude sur l'existence de leur droit sont
successivement calmés et rassurés par un nouvel octroi de ce droit[127], jusqu'au jour
prochain où l'édit de 1634 sera lui-même abrogé en entier par un acte
législatif[128].
Tous les exempts furent dès lors remis en même état qu'auparavant, sauf
peut-être les femmes descendant des frères de la Pucelle d'Orléans qui
cessèrent d'anoblir leurs maris : unique résultat de la réforme. Une nouvelle
révocation de privilèges eut lieu en 1640, elle fut aussi vaine que la
première[129].
Pourtant tous les héritages, rentes, offices,
meubles et autres biens, étaient possédés par les exempts ; déjà l'on
constatait beaucoup de non-valeurs, les dépenses ne
pouvaient être faites à temps, et les meilleurs projets, faute
d'argent, demeuraient lettre morte. Légèreté ou impuissance, on ne sait que
penser d'un ministère qui signale de tels maux et ne les guérit point.
Les exemptions étaient encore multipliées par des fraudes
innombrables : les uns, qui n'avaient droit qu'à une exemption partielle,
s'arrangeaient toujours pour ne rien verser dans l'escarcelle du collecteur[130] ; les autres
déménageaient sans cesse, et comme il fallait un an et un jour de résidence
pour être inscrit au rôle, nul ne savait où les prendre. Les protégés
particuliers des seigneurs portent peu ou point
de contributions[131]. Un roturier
s'arrange pour qu'un de ses fils devienne prêtre, et par une donation
entre-vifs lui abandonne le plus clair de son bien qu'il soustrait ainsi à la
taille[132].
Un prélat sollicite la décharge de son évêché, un gouverneur celle de la cité
confiée à sa garde[133]. Le comté de Beaufort
en Vallée est acheté par Richelieu, et peu après les habitants sont dispensés
de l'impôt[134].
Parfois le peuple achète cette dispense, par un cadeau secret, à un prince
peu scrupuleux[135].
Comment s'étonner après cela d'entendre tant de clameurs dans les provinces, selon le mot
d'un édit royal[136] ; des plaintes
si amères dans les ouvrages des financiers, des remontrances si sévères à la
barre du Parlement, dans la bouche éloquente de l'avocat Talon : Considérez, Madame, disait-il à la Reine, au commencement de
sa régence, quand les victoires de Condé étonnaient
l'Europe, considérez les privilèges de la pauvreté, ils sont plus grands que
ceux du sanctuaire ; les peuples réduits à la nécessité ont pour franchise
l'exception de leur propre misère !... Que
les peuples qui mesurent le bonheur de leur siècle par l'abondance ou la
disette du pain qui leur est nécessaire n'aient pas occasion de se plaindre
que la voix et la main de l'exacteur portent la désolation dans leur famille,
avec autant de licence et plus d'impunité que le passage des troupes
étrangères, auxquelles il est loisible de résister ![137]
Ces critiques ne furent pas écoutées. Tout le monde voit
aujourd'hui combien le mauvais système fiscal de la monarchie a contribué à
la révolution de 1789 ; mais beaucoup de gens appelaient depuis longtemps sur
ce mauvais système fiscal l'attention des gouvernants. Dès la fin du seizième
siècle, Huraut disait : A proprement parler, le Roi
n'a en France que ce que le peuple lui donne[138]. Je me sens obligé d'honneur et de conscience,
disait Vauban au dix-septième siècle, de représenter
à Sa Majesté que de tout temps on n'a pas eu assez d'égard en France pour le
mens peuple[139]. Et, vers lé
milieu da dix-huitième siècle, mt publiciste écrivait : Si l'on souffre que le fardeau des impôts soit rejeté sur
le peuple, il tombera bientôt sous le poids, et il entraînera dans sa chute
toutes les parties du corps politique[140]. Plus on va,
plus la nation élève le ton, plus elle cesse d'être endurante et sympathique.
Si toute personne payait, on ne verrait pas tant de
familles ruinées vagabonder par les champs. Mais, ô malheur de la France ! le laboureur ne
peut assez faire pour payer les tailles, et faut qu'il abandonne tout[141]. Celui qui
s'exprime ainsi, vers 1630, qui demande que tous les
sujets du Roi soient compris indifféremment aux rôles, admet cependant
l'exemption de la noblesse, du clergé, et des compagnies souveraines. Il est
respectueux des hautes classes, des pouvoirs constitués ; aucun esprit de
révolution ne l'anime. Tout au plus veut-il soumettre à l'impôt les gentilshommes qui demeurent fainéants et casaniers en
leurs maisons, sans faire service au Roi. En somme, il distingue le
privilège qui lui paraît juste, du privilège qui lui paraît vexatoire. S'il n'y avait que ces trois sortes de personnes
d'exempts, le peuple n'aurait pas encore sujet de se plaindre. Un
siècle après, les abus ne changeant pas, le langage s'aigrit : les privilèges, dit-on alors, sont autant d'infractions à la loi. Puisque le
gouvernement ne semble pas en état de se réformer lui-même, périsse le
gouvernement ! Tel est à peu près le mouvement de l'opinion. S'il y avait des
exemptions à accorder, s'écrie un auteur, à la veille de la Révolution, ce
devrait être en faveur de ceux qui n'ont pas la force d'en supporter les
charges ; tout au contraire, la misère des malheureux leur est un titre pour
devenir plus misérables[142]. Envers les
directeurs de la société, le respect se changera peu à peu en haine ; le
monarque lui-même n'y échappera pas, et pourtant jamais nation ne fut, durant
une plus longue suite de siècles, plus profondément attachée à sa dynastie,
et nul n'oserait soutenir qu'avec des princes comme Henri IV ou Louis XVI, le
peuple n'aurait pas conservé longtemps encore les mêmes sentiments[143].
Pour que le cultivateur si attaché à la terre, si économe,
si tranquille, abandonne son home, pour qu'il se fasse bohémien, lui et toute
sa famille, qu'il demeure errant, sans patrie et sans abri, il faut qu'il
soit bien malheureux ; que payait-il donc ? Quelle était sa part de l'impôt
direct ? Quels étaient ses moyens d'y subvenir ? Autant de questions que l'on
se fait en étudiant l'assiette de la taille. Il n'est pas aisé d'y répondre,
parce qu'on doit éviter les exagérations dans un sens ou dans l'autre, et que
les documents statistiques font défaut. Pour connaître la part contributive
des taillables, il faut savoir le chiffre officiel des exempts. Un édit de
1631 créa des fonctionnaires uniquement chargés de faire dans les paroisses
un état des feux, taillables et non taillables. Ces fonctionnaires n'ayant
jamais existé sérieusement, on ne trouverait ces chiffres nulle part, mais on
peut essayer de les reconstituer[144].
80.000 familles nobles, anoblies ou passant pour telles, fournissant
à peu près 400.000 individus ; 300.000 ecclésiastiques, dont 130.000
réguliers, et 70.000 séculiers ; voilà pour les deux premiers ordres[145]. Plus, 5.000
officiers commensaux, qui avec leurs familles faisaient 20.000 personnes[146] ; 150.000
hommes constituant le personnel de l'armée et de la police, soldats où
officiers. A ces premières catégories, il faut ajouter : les officiers de
justice et leurs familles (à raison de quatre
personnes seulement par famille) : 120.000 ; les officiers de finances
(tailles, aides, gabelles), et assimilés,
avec leurs
familles : 600.000 ; les médecins, procureurs, professeurs,
régents, appariteurs, scribes, étudiants, maires et consuls des villes, leurs
femmes et enfants : 40.000 ; les maîtres de poste, courriers et messagers,
charrons, charpentiers et fondeurs de l'artillerie, ouvriers monnayeurs,
ouvriers verriers, ouvriers en soie : 200.000. Nous obtenons ainsi un chiffre
de 1.830.000 individus, qui est plus que doublé par l'adjonction de 1.200.000
domestiques, au service des exempts, de 1.000.000 de fermiers et laboureurs,
travaillant pour le compte des mêmes exempts ou des bourgeois de villes
franches, et passant pour leurs domestiques. Le total de ceux qui ne payent pas
la taille s'élève ainsi à 4.030.000 environ. — Bien entendu, nous ne donnons ici
que des évaluations approximatives, mais basées sur des calculs sérieux[147].
Comme dans les pays de taille réelle, l'exemption
personnelle ne sert de rien, et que ces pays, formant le tiers du territoire,
contiennent sans doute aussi le tiers des exempts[148], il faut
retrancher de ces 4.030.000, 1.343.000 personnes. La population résidant dans
les pays de taille personnelle se décomposera donc ainsi : 2.686.000
privilégiés, 8.300.000 taillables. Leur charge est énorme ; en principal et
accessoires, tailles et quartiers d'hiver ; il est levé annuellement sur eux,
dans les dernières années du ministère de Richelieu, 62.922.000 livres
d'impôt direct[149]. Ils avaient
donc une cote moyenne de 7
livres 10 sous, en admettant qu'il n'y ait pas de
fraudes, que chaque paroisse et chaque habitant porte sa juste part. Or, sept livres dix
sous étaient une somme fort considérable pour un laboureur qui ne
gagnait que 6 ou 8 sous par jour, ou 80 livres à l'année[150], car il ne
travaillait que deux cents jours par an[151]. La moitié de ceux qui payent la taille, dit un
témoin oculaire, la payent de leur labeur sans avoir
un pouce d'héritage[152]. L'autre moitié
se compose de petits propriétaires ruraux, plus misérable§ encore que les
ouvriers, puisqu'ils ont davantage à redouter le collecteur.
Si l'on compare la situation des taillables de 1639 à
celle des contribuables de 1880, on verra que la part contributive de chaque
Français d'aujourd'hui, dans l'impôt direct, ressort en moyenne à 11 francs,
tandis qu'elle était sous Louis XIII de 45 francs (7 livres
10 sous x 6) pour ceux qui devaient la taille personnelle. Cette
moyenne actuelle de 11 francs est du reste encore exagérée, puisque à notre
époque certains commerçants, et surtout certains propriétaires fonciers, sont
inscrits aux rôles pour des sommes immenses[153], tandis
qu'alors il n'y avait pas de grosses cotes dans la taille, les taillables
étant presque tous également misérables. Par conséquent l'homme vivant du
travail de ses mains payait quatre fois et demi plus sous Louis XIII que de
nos jours.
Au point de vue économique, la disproportion de l'impôt
des pays de taille réelle, avec les pays de taille personnelle, se
compensait, en quelque manière, par la différence des salaires. Si le
laboureur qui, vers la fin du règne de Louis XIV, gagnait 120 livres en Brie,
n'en gagnait que 50 en Bourgogne, cela tenait peut-être à l'immunité dont il jouissait
en Bourgogne, et à la charge qu'il supportait en Brie ; niais il faut croire
que, malgré tout, la vie était meilleure encore dans les pays d'États,
puisque les peuples ne s'y plaignent jamais, et qu'en pays d'élections ils
réclament toujours.
IV
RECOUVREMENT DES TAILLES. — Henri IV et Richelieu. — Indifférence financière
du Cardinal. — Difficultés de la levée. — Les contraintes. — Les campagnes
sont ruinées. — Misère du peuple. — Fuziliers et garnisaires. — La solidarité
des individus et des paroisses. — Révoltes en Guyenne, Limousin, Gascogne,
Berry. — Révolte des Nu-pieds en basse Normandie. — La répression, Gassion et
Séguier.
Henri IV, quand il allait par pays, s'arrêtait pour parler
au peuple, s'informait des passants quelles denrées ils portaient, quel était
le prix de chaque chose. Et remarquant qu'il semblait à plusieurs que cette
facilité populaire offensait la gravité royale, il disait : Les rois tenaient à déshonneur de savoir combien valait un
écu, et moi, je voudrais savoir ce que vaut un liard ; combien de peine ont
ces pauvres gens pour l'acquérir, afin qu'ils ne fussent chargés que selon
leur portée[154]. Parole
admirable, qui servit de règle à ce grand prince, et qui à trois siècles
d'intervalle suffit, il nous semble, à lui gagner les cœurs ! L'amour du
peuple est le trait distinctif de son caractère politique ; certes il voulait
la France
grande et forte, mais avant tout, il voulait les Français heureux. Richelieu,
lui, voulait le Roi puissant et les Français soumis ; son objectif étant
différent de celui de Henri IV, sa manière d'agir fut aussi tout autre.
Henri, qui administrait le royaume en bon père de famille, aimait certes la
gloire, mais il ne voulait pas la faire payer trop cher à ses sujets. Comme
un paysan qui amasse sou à sou de quoi acheter la parcelle de champ qu'il
convoite, il mettait de côté chaque année quelques millions, qu'il envoyait
grossir son magot à la Bastille[155]. S'il eût vécu,
et qu'il eût voulu, comme le dit Sully, faire la guerre à la maison
d'Autriche, il eût fait la guerre sur ses économies. La prévoyance bourgeoise
de ce roi victorieux n'a-t-elle pas un caractère particulièrement grandiose ?
Avec son grand bon sens, il sait que les lauriers sont des dépenses de luxe,
et pour les acquérir, il ne prendra pas sur le capital de la nation.
Richelieu, au contraire, est pressé ; inquiet dans sa toute-puissance, il n'a
ni le temps ni le droit d'attendre. Coûte que coûte, il faut entreprendre
tout de suite, c'est là sa raison d'être ; il faut réussir, sa position en
dépend. D'argent, il n'en a pas, mais il part quand même en campagne, sans souci
des voies et moyens, dont il laisse le soin à des subalternes. Ceux-ci ont un
mot d'ordre concis et impératif : Remplir les caisses. Qu'ils s'y prennent
comme ils le voudront !
Il ne faut pas plaindre l'argent... dit
Richelieu ; l'argent n'est rien, pourvu que nous
fassions nos affaires... pour mieux défendre
son royaume, il faut moins épargner sa bourse... et puisqu'il n'y a que Dieu qui fasse quelque chose de
rien, il faut nécessairement augmenter les recettes de l'Épargne[156].
Dans ces conditions, les impôts augmentent à vue d'œil, et
comme leur assiette est mauvaise, plus ils augmentent, plus leur recouvrement
devient coûteux et difficile. Et d'abord, là où il n'y a rien, le Roi ne perd
pas ses droits ; on défend aux habitants qui ne doivent pas plus de 30 sous
de grande
taille (environ trois livres avec
les accessoires) de réclamer devant les tribunaux. Ils auront à les
payer, sans
autre forme de procès[157]. Ceux qui
peuvent plaider n'y gagnent rien d'ailleurs ; pour une simple opposition en surtaux,
il se fait ordinairement deux ou trois cents livres
de frais, soit que les paroisses se défendent, soit que les oppositions se
jugent contre elles par contumace[158]. Les sergents
des tailles ayant dix sous par chaque contrainte,
contraignent cinq ou six fois l'année de pauvres taillables à leur payer
cette somme de dix sous, si bien que les contraintes montent beaucoup plus
que le principal[159]. Les fermiers
n'ont presque plus un meuble en leur possession, tellement ils craignent de
le voir saisir ; en effet, ils sont incapables souvent de payer la dixième partie de ce qu'on leur demande. Malheur
à eux en ce cas : les sergents s'empareront de leurs bêtes et ustensiles de
labour, de leur lit, et du pain qu'ils trouveront dans la huche. Si cela ne
suffit pas, ils enlèveront les portes, les fenêtres, le toit même de la maison,
qu'ils laissent découverte[160]. En Normandie,
les tailles se sont accrues, au point d'avoir tiré
la chemise qui restait à couvrir la nudité du corps, et empêcher les femmes
en plusieurs lieux, par vergogne, de se trouver aux églises[161].
Le peuple perd le goût du travail ; il ne cherche plus à lutter
contre la misère[162]. A quoi bon
travailler, puisque le fruit du travail ne serait pas pour lui ? Cependant il
reste encore quelques pièces d'or au fond des campagnes : tant pis pour ceux
qui les possèdent, il leur faudra payer la part des mendiants. Les habitants
des paroisses sont rendus solidaires les uns des autres, et comme depuis
longtemps la paroisse est ruinée, que les communaux sont vendus[163], forcés de percevoir
la taille à leurs risques et périls, les derniers des cultivateurs aisés sont
à leur tour écrasés par la contribution commune, abandonnent leurs maisons,
et disparaissent. Cette iniquité, que Colbert en 1666 6t cesser, fut la cause
principale de fréquentes révoltes[164].
Bientôt ce ne sont plus seulement les citoyens d'une même
paroisse, ce sont les paroisses d'une élection tout entière qui répondent les
unes pour les autres. Les nouveaux intendants font du zèle ; d'ailleurs ne
sont-ils pas responsables eux-mêmes devant le premier ministre, de la
l'entrée des sommes que l'on attend pour les armées, sommes qui sont dévorées
d'avance ? Le mal arrive ainsi à son comble. Les receveurs font battre la campagne à quantité d'archers, sergents et
recors ; les tailles ne se recouvrent plus qu'à
main armée, au moyen de garnisaires appelés fuziliers. On peut croire que ce
sont les troupes étrangères qui font ravage, et que c'est la France qui est le pays
conquis[165].
100 soldats courent la généralité d'Alençon pour lever la taille ; une
compagnie de 50 hommes est envoyée par le receveur de Lisieux, dans le
vicomté d'Orbec ces hommes rompent les portes des
maisons, démaçonnent les granges, battent les blés, qu'ils vendent à vil
prix, ainsi que les pailles à demi battues, brûlent les charrettes et
charrues, et, disent tristement les États de Normandie, aux massacres près,
ne se pourrait rien faire de plus horrible par l'ennemi[166].
Quelquefois il fallait prendre le village d'assaut : le
seigneur, sur la demande de ses paysans, se mettait à leur tète, faisait
sonner le tocsin, et la population construisait des barricades à l'entrée du
bourg. Les fuziliers, eux, campaient au dehors, et plaçaient des vedettes
vis-à-vis des vedettes des assiégés. On se livrait des batailles, où la victoire
était longtemps indécise. Pour que les gens des campagnes risquassent ainsi
leur vie, tout au moins leur liberté, ne fallait-il pas qu'ils eussent été
poussés à bout, et que l'impôt fût intolérable ?
Ailleurs il n'y a pas de lutte, parce qu'il n'y a plus
personne. Le silence s'est fait dans les champs. Sur la frontière de l'Est,
dans les généralités de Soissons, Picardie et Champagne, beaucoup de paroisses sont désertes, d'autres pillées et
brûlées, le peuple ruiné s'est enfui. Le gouvernement est bien forcé de
l'avouer : le
travail a cessé en divers endroits du royaume[167]. Bien que la
guerre ne se fût pas faite en général sur notre territoire, le pays était
aussi désolé à cette époque qu'après les troubles de la Ligue, ou les invasions
des Anglais ; et l'arbitraire fiscal qui régnait chez nous, effrayait
tellement nos voisins, que les Flamands par exemple, avec qui nous nous
battions, étaient résolus à courir toutes sortes de
dangers, plutôt que de se soumettre à une si dure servitude[168].
Cette servitude, les Français eux-mêmes cessent bientôt de
l'accepter. Ils ne comprennent pas pourquoi leur monarque traite si mal ses
propres sujets, sans nécessité apparente. Exaspérés, ils se lèvent à la fin :
les Francs, avait dit l'orateur du tiers état en 1614[169], ont secoué le
joug des Romains, pour l'insupportable fardeau qu'ils leur avaient imposé. Il
désirait être mauvais prophète, mais on devait
craindre que les charges extraordinaires du peuple, et l'oppression qu'il
ressentait, ne lui donnassent sujet de se divertir par désespoir. En
effet, à la guerre étrangère, on est plusieurs fois menacé de voir
s'adjoindre la guerre civile. Des troubles éclatent à Lyon, et cinq séditieux
sont pendus[170].
Une révolte éclate en Guyenne sous prétexte de
quelques impositions nouvelles. Les cabaretiers de Bordeaux donnent le
branle ; on tue les receveurs des tailles et autres personnes de cette
condition, on met le feu à l'hôtel de ville ; les
paysans s'arment d'eux-mêmes, et commettent plusieurs cruautés[171]. De Guyenne, le
mouvement se propage dans le Midi ; en Gascogne il
augmente grandement. Ils ont tué,
écrit Richelieu, les principaux officiers d'Agen, et
trente ou quarante soldats des régiments nouveaux. Le pis est que les
régiments de ce pays-là ne veulent pas servir contre leurs compatriotes[172]. L'année
suivante, les paysans mutinés de Limousin et de
Poitou s'avancent en armes jusqu'à Blanc en Berry. Une partie des
peuples de Saintonge et Angoumois se soulève, et refuse de payer les tailles[173]. L'insurrection
de Gascogne, un instant apaisée, reprend de plus belle ; les rebelles, sous
le nom de Croquants, tiennent la campagne contre le duc de la Valette, chef de l'armée
du Roi. Ils livrent une bataille où quatorze cents des leurs sont tués ; ce
qui ne les empêche pas de se retirer à Bergerac, avec du canon, au nombre de
cinq à six mille[174]. En Rouergue, à
Villefranche, se produit quelques années plus tard une nouvelle révolte
Contre l'impôt. L'intendant n'ose quitter l'élection
de Cominges, de peur que, le dos tourné, les cinq élections de Gascogne, qui
obéissent et payent le moins, fassent de même. Le comte de Noailles
arrive dans le pays, le bruit se répand qu'il est
venu pour faire payer la taille dans les paroisses ; aussitôt le
peuple se rassemble, et met le siège devant son château ; il n'est délivré
que par le régiment d'un de ses amis, le comte de Langeron, qui se saisit des plus mutins et les fait pendre.
Du reste, ce n'est point à la noblesse que l'on en veut.
Toutes ces séditions ne ressemblent en rien aux jacqueries du moyen âge,
dirigées contre les châteaux. C'est Contre la maison du receveur, contre le
grenier à sel ou le bureau des douanes que la haine se tourne ; c'est contre
eux que les coups seront portés. Cela s'explique : jadis c'était le seigneur
tout-puissant qui pressurait quelquefois ses vassaux ; maintenant c'est le
Roi absolu qui, sans le savoir, par des taxes maladroites, extorque à ses
sujets leur pain quotidien. Dans cette campagne nouvelle, le gentilhomme sera
plus ou moins ouvertement d'accord avec le paysan, le magistrat avec
l'ouvrier. Le mécontentement est général ; partout où il n'éclate pas, il
gronde sourdement ; pour qu'il éclate, le motif le plus léger suffira. Le
verre est plein, une goutte d'eau y tombe, et il déborde.
Ainsi la grande insurrection des nu-pieds en Normandie (1639) a pour cause apparente : à Caen, et
dans l'Avranchin, l'interdiction du sel blanc, dont les habitants avaient
coutume de se servir ; à Rouen, et dans tout le nord de la province,
l'établissement d'un droit de marque sur les draps[175]. Mais ce ne
sont là que des prétextes. En temps ordinaire, les Normands sont les moins
séditieux et les plus calmes des Français ; s'ils se soulèvent, c'est qu'ils
sont las de quinze années d'exactions, et qu'ils veulent en finir. Les
placards affichés dans les campagnes appelaient le peuple aux armes pour la défense et la franchise de la patrie, oppressée
des partisans et des gabeleurs. L'évêque d'Avranches raconte qu'au lieu de dire : Salvum
fac Regem, ses diocésains ne disaient plus que : Domine, salvum fac gregem[176]. En effet,
c'est le troupeau qui inspire de l'intérêt, c'est lui qui est sacrifié par le
pasteur à ses projets belliqueux.
Un édit établissant la gabelle[177], dans les
élections de Valognes, Avranches, Mortain, Coutances et Carentan avait été envoyé
à1a nouvelle Cour des aides de Caen pour être enregistré ; les juges s'étant
trouvés en nombre égal pour et contre la vérification, elle fut différée
jusqu'à nouvel ordre ; néanmoins le peuple la redoute et s'agite. L'impôt sur
le sel, dont il est à peu près exempt dans cette partie de la province,
viendrait accroître sa gêne ; il est décidé à le repousser par tous les
moyens possibles. Au mois de juillet 1639, Charles de Poupinel, sieur de la Besnardière,
lieutenant criminel au présidial de Coutances, étant allé à Avranches, on
crut qu'il venait pour abolir l'usage du sel blanc, et établir la gabelle
dont son beau-frère était le fermier. En réalité il
était fort homme de bien, nullement mêlé aux partis de son beau-frère,
et il ne venait que pour l'exercice de sa charge. N'importe ! cette fausse
nouvelle entra si bien dans l'esprit des paysans, que ceux-ci, capables de tout entreprendre par leur extrême misère,
telle qu'ils ne craignaient rien pis que ce qu'ils souffraient, l'attaquèrent
en son hôtellerie, et le tuèrent ainsi que deux de ses serviteurs[178]. Aussitôt après,
les cultivateurs des environs se soulevèrent, si nombreux qu'en moins de
quelques semaines, ils formaient une armée de vingt mille hommes, l'armée de la
souffrance, sous les ordres d'un général improvisé, qui se faisait
nommer Jean Va-nu-pieds, et n'était autre, parait-il, qu'un ecclésiastique du
pays[179].
Nu-pieds fut aussi le sobriquet que la troupe se décerna elle-même, comme
pour justifier sa prise d'armes, et la légitimer en quelque sorte par
l'indigence où elle était réduite. Ses étendards portaient une ancre de sable
sur champ de sinople, avec l'image de saint Jean-Baptiste surmontée de cette
devise : Fuit
homo missus a Deo cui nomen erat Joannes. Son chef envoyait des
circulaires menaçantes, qu'il ordonnait être lues au
prône dans toutes les communes. Il écrivait aux juges de Saint-Lô, de son camp près Avranches, pour s'excuser auprès
des habitants de ne les avoir pas visités encore,
les assurant qu'il irait à bref délai les délivrer des impôts nouveaux. Le
programme des nu-pieds était en effet d'empêcher la
levée de tous impôts établis depuis la mort du roi Henri IV. Ils
tinrent la campagne jusqu'à la fin de l'automne, faisant
une exacte recherche de ceux qu'ils croyaient auteurs de levées
extraordinaires et ne faisant nul mal aux autres, ce pourquoi le peuple, loin
de les attaquer, leur fournissait secrètement des vivres. MM. de
Matignon, lieutenant général en basse Normandie, et de Canisy, gouverneur
d'Avranches, ne tentaient même pas de réprimer ces désordres, et fermaient
les yeux, soit par impuissance, soit par connivence avec les rebelles.
Pendant ce temps, les paysans des environs de Vire entraient de force dans
cette ville, et traitaient si rudement le sieur de La Montagne-Pétouf,
président en l'élection de Bayeux, qu'ils le laissaient pour mort sur la
place ; ils agirent de même avec plusieurs autres, et s'organisèrent
en troupe comme ceux d'Avranches.
Le populaire de Caen, sous la conduite d'un nommé
Bras-nus, se souleva à son tour, et saccagea les maisons de ceux qui étaient
chargés du recouvrement des contributions. A peine les receveurs des tailles
osaient-ils paraître à la campagne, crainte d'être assommés. Cependant M. de Matignon
laisse les révoltés dégrader une maison en sa présence, cherche à les gagner
par la douceur, et n'arrête le chef qu'après avoir épuisé les moyens de
persuasion. Si ces gentilshommes, dont la bravoure et le dévouement au Roi
sont incontestables, semblent faire ainsi cause commune avec l'émeute, ou la combattent
avec tant de mollesse, c'est qu'ils savent à quel point le cœur des peuples
est ulcéré, et comme ou lui a donné sujet de l'être. A Bayeux, à Falaise, en
plusieurs autres villes, les mêmes faits se produisent ; on pille les maisons
du fisc, on empêche la perception 'des deniers royaux. Les gens de Coutances
tentent plusieurs fois de détruire le château du Mesnil-Garnier, demeure d'un
trésorier des parties casuelles, qui n'échappe que grâce à sa forte garnison[180].
Des troubles identiques avaient lieu à Rouen. Le mécontentement des cours souveraines, de la noblesse et
des plus notables des villes et de la campagne, n'aurait causé aucun
mouvement ; ceux qui ont de l'honneur et du bien à perdre ne s'engagent pas
facilement à troubler le repos public, mais les nouveautés introduites à la
foule du peuple excitèrent sa fureur[181]. Un nommé Jacob
Hais venait d'obtenir, moyennant 800.000 livres, la
levée, à son profit, d'un impôt sur la teinture des draps, impôt fort
impopulaire qui avait été plusieurs fois repoussé[182]. Au mois d'août
il arrive à Rouen, et entre chez un drapier pour marquer une pièce d'étoffe.
Sous prétexte d'aller chercher son patron, un des ouvriers sort, et ameute le
peuple devant la porte ; Hais se réfugie dans l'église cathédrale, on l'en
chasse ; on le frappe sur le parvis. Il va s'éloigner, quand un portefaix lui
jette aine pierre dont il est blessé à la tête ; il tombe aux environs de la Cour des aides. La populace
l'accable alors de coups de bâton ; en un instant il est lapidé, criblé de
coups de poignard et autres ferrements, et
l'on contraint ceux qui mènent des charrettes de
passer sur son corps. Le présidial informe, mais sans chaleur, et le
Parlement refuse de s'occuper de l'affaire. La foule, se voyant impunie,
devient plus audacieuse, et prend conscience de sa force. Les traitants
effrayés demandent qu'on les protège ; le premier président leur répond qu'ils connaissent mal le peuple de Rouen, dont il sera toujours
obéi sur un simple commandement. M. de Paris, l'intendant, qui n'était pas fort hardi, et qui, d'ailleurs,
avait eu maille à partir avec la populace quelques mois auparavant, quitte la
ville[183].
Quelques jours après, les ouvriers drapiers mettent à sac la maison du
receveur des droits sur le salpêtre et la poudre. Ce fonctionnaire avait
imaginé d'orner la façade de son domicile de figures de canons et de
mousquets en plâtre, avec cette inscription : Arsenal pour le Roi. Cette
inoffensive inscription causa sa perte. Le peuple, s'imaginant
que c'était un magasin pour brider la liberté de la ville, s'assembla,
brisa les portes et les fenêtres, jeta les meubles dans la rue, démolit le
toit, et finit par mettre le feu à la maison. Des portefaix, des vendeurs
d'eau-de-vie, conduisaient la masse ; si les arquebusiers municipaux
essayaient d'intervenir, ils étaient accueillis par des huées et des coups de
pierres. Le lendemain et les jours suivants, répétition des mêmes scènes. On
va en troupe piller les bureaux des tailles ou des aides, et les maisons des
marchands de blé ; le peuple ne se demande pas si c'est là le vrai moyen de
ne plus payer d'impôts, et d'avoir toujours le pain à bon marché ;
machinalement, il s'attaque à ceux qui l'ont fait souffrir et jeûner. En tout
temps les mouvements populaires sont les mêmes, absurdes et féroces. Le chef
des insurgés de Rouen, un nommé Gorin, horloger[184], tenait en main
une barre de fer au bout de laquelle était gravée une fleur de lys, dont il
frappait trois coups contre la porte du logis qu'il voulait piller. Aussitôt
la horde qui le suivait, se mettait en devoir de saccager et de brûler la
maison et les meubles, sans en tirer aucun profit.
Ces furieux mettaient pourtant quelque délicatesse dans leurs dévastations :
ainsi ils se faisaient un point d'honneur de respecter les propriétés
bourgeoises. S'attaquent-ils à la demeure d'un receveur du droit sur les
cuirs, et quelques pierres ont-elles été lancées par mégarde contre la maison
d'à côté, le peuple, sur les réclamations d'un voisin, se fait aussitôt
montrer le point de séparation des deux immeubles, et dit à ce propriétaire qu'il ne craigne rien, qu'il ne lui sera fait aucun tort.
A-t-on mis le feu aux meubles, et le même voisin fait-il observer qu'on
risque ainsi d'incendier les maisons du quartier, immédiatement la foule
éteint le feu, et va brûler son butin plus au large, sur la place Saint-Ouen.
Les égards sont réciproques. Quand l'autorité fait appel aux bourgeois contre
l'émeute, les uns répondent qu'ils n'ont point d'armes, les ayant vendues
pour payer l'impôt ; les autres, qu'ils serviront le Roi contre ses ennemis,
mais ne prendront point la querelle des monopoliers.
En effet, rien ne s'oppose pendant plusieurs semaines aux
entreprises des séditieux. Le Tellier, receveur général des gabelles, dont la
maison subit un siège en règle, n'a d'autre ressource que de se défendre
lui-même avec ses gens. Mal lui en prend, car la populace, irritée de cette
résistance, veut à tout prix le mettre à mort ; le Parlement le tient en
prison pour le sauver, et ne réussit qu'avec peine à l'y maintenir. Les conseillers
ont beau promettre aux émeutiers que le procès du financier et de ses complices
sera fait d'urgence, et qu'ils seront pendus dans
l'après-midi, ceux-ci répondaient qu'ils ne
se souciaient point du procès, et qu'ils les pendraient bien eux-mêmes sans
arrêt.
Richelieu, uniquement occupé de politique extérieure,
apprit avec étonnement ces révoltes, que rien ne lui avait fait présager ; il
s'en montra tout d'abord fort affecté. Je vous avoue,
écrivit-il en colère à Bouthillier, que je ne sais
comment vous ne pensez un peu plus que vous ne faites, aux conséquences des
résolutions que vous prenez dans votre conseil des finances[185]. En effet, le
Cardinal ne peut tout voir par lui-même ; il laisse aux conseillers liberté
de tout faire pour avoir de l'argent, mais aussi il les rend responsables de
tout ce qu'ils font. Je ne sais pas le remède à ces
désordres..., disait-il, il faut essayer d'y
remédier par prudence et par adresse, car d'espérer maintenant des gens de
guerre pour cet effet, c'est chose du tout impossible[186]. On en trouva
cependant.
Jean de Gassion, maréchal de camp[187], entra en
Normandie vers le mois de novembre, à la tête de huit régiments d'infanterie,
formant environ 4.000 hommes[188], et de
plusieurs cornettes de cavalerie. Il laissa à Vernon et aux Andelys un
détachement de 500 hommes, et marcha droit sur Caen, qui fut désarmé. Un
intendant était attaché à l'état-major ; il devait juger et condamner les
coupables[189].
Beaucoup furent pendus sommairement, d'autres roués
vifs, et après leur mort leur corps mis en quartiers[190]. Ils moururent, dit le président Bigot, sans aucune repentance de leurs fautes. La
population tranquille de la cité assista non sans pitié à leur supplice, et
lorsque Gassion alla au prêche, le dimanche suivant, le ministre l'invita devant
tous ses coreligionnaires à remplir sa mission de
manière à ne point changer ses lauriers en cyprès. Caen étant soumis
et taxé à 60.000
livres de contribution de guerre, le général se
dirigea sur Avranches, où s'était cantonnée l'armée des nu-pieds. Il y arriva
vers le milieu de décembre. La ville, bâtie au sommet d'une colline, était
défendue par de solides murailles. Les nu-pieds occupaient un des faubourgs,
à mi-côte, entre les remparts et les grèves du Mont-Saint-Michel. Au lieu d'y
attendre de pied ferme les troupes royales, ils se divisèrent en deux bandes
; l'une garda les barricades, et l'autre s'avança jusqu'au bord d'une rivière
qui coupe la route habituelle d'Avranches, et au passage de laquelle elle
comptait rencontrer l'armée de Gassion. Mais celui-ci gagna la ville par un
autre chemin, fondit à l'improviste sur les séditieux, et ordonna à ses
soldats de forcer leurs retranchements. Malgré leur petit nombre, les
nu-pieds se mirent en défense, et firent une décharge générale de
mousqueterie ; les troupes du Roi se couchèrent à plat ventre ; seul le
marquis de Courtomer étant demeuré debout pour animer ses hommes par son
exemple, fut atteint et mourut sur place. Pressés par l'armée régulière, les
nu-pieds abandonnèrent bientôt le faubourg ; beaucoup furent tués dans le
combat ou dans la fuite, d'autres furent pris ct pendus séance tenante,
quelques-uns se noyèrent dans les grèves, en essayant de gagner le
Mont-Saint-Michel. Aussitôt après leur défaite, la ville se rendit sans
résistance[191].
La petite armée de Gassion fut alors envoyée à Rouen, pour prêter main-forte
au chancelier Seguier qui venait d'y arriver, muni de pleins pouvoirs. La
capitale de la Normandie
fut traitée avec la dernière rigueur. Son Parlement fut suspendu, et ses
membres, exilés à Paris, y battirent le pavé sans
qu'on s'occupât d'eux pendant plusieurs mois. Le lieutenant criminel
de Narbonne remplaça le procureur général, et des commissaires choisis au
hasard remplacèrent les conseillers[192]. Aucun de ces désordres ne serait arrivé, disait le
gouvernement, sans la connivence ou lâcheté de ceux
qui ont l'autorité et le pouvoir de les empêcher. Les magistrats
furent donc responsables pour les villes, et les gentilshommes pour les
campagnes. On fit une sorte de loi des suspects, ordonnant de rechercher ceux qui s'étaient absentés pendant les émotions. Les
capitaines et centeniers de la garde bourgeoise devaient
les dénoncer à M. le chancelier. La Cour des aides fut interdite pour avoir défendu de lever des impôts en sou ressort, par
édits non enregistrés. Or, ce faisant, la Cour des aides avait eu
pourtant la loi et la raison de son côté. Les trésoriers de France furent
traités de même pour avoir refusé de rétablir à Rouen les bureaux de recette,
démolis par l'émeute ; le maire et les échevins furent supprimés, la mairie
et l'échevinage abolis, le revenu de la ville confisqué au profit du Roi, et
ses privilèges révoqués. Les soldats de Gassion logèrent chez l'habitant, qui
dut les nourrir à ses frais, eux et leurs chevaux ; heureux encore quand les
gens de guerre n'abusèrent pas de la situation, et ne traitèrent pas leurs
hôtes en ennemis, et leur maisons en ville prise d'assaut. Le bonheur des peuples, disait en même temps un
édit royal, consiste en la fidélité et en
l'obéissance qu'ils rendent à leur souverain ; leur malheur, au contraire, se
rencontre toujours dans leur infidélité. C'était, pour le ministère,
la morale de la situation et la réponse aux plaintes qui s'élevaient de
toutes parts[193].
Richelieu complimenta vivement Gassion et Seguier : On ne saurait faire un trop grand exemple ; outre le
châtiment des particuliers, faut raser les murailles des villes. On
doit remarquer cependant que la gazette garda le silence sur les exécutions
de Rouen, aussi bien que sur celles de Caen ou d'Avranches. Seguier proposa
de raser l'hôtel de ville de la capitale normande, — volontiers il eût
proposé de raser la cité tout entière, — mais le Cardinal recula devant là
démolition de ce monument[194].
La
Normandie, dévastée du nord au sud et de l'est à l'ouest
par les soldats de Gassion, demeura, après les nu-pieds, plus mécontente et
plus misérable qu'auparavant ; certaines paroisses où la taille avait donné 10.000 livres avant
1639, en rendirent à peine 1.000 ; il fallut de longues années pour réparer
ces désastres. Quant aux financiers, ils se firent donner par le Trésor des
indemnités si fortes, qu'ils se trouvèrent encore avoir gagné à la sédition[195].
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