I
DISCRÉDIT DE LA
FORCE BRUTALE. — Cedant arma togœ. — Ce changement est un
fait d'opinion. — Duels non abolis par Richelieu ; un seul exemple de
répression. — Duel Bouteville-Beuvron. — Richelieu cherche un moyen de
permettre les duels. — Accords ; tribunal d'honneur. — Duels de l'époque,
vraies batailles sans règle. — Les témoins. — Idée des nobles sur le service
militaire. — La force devient inutile et méprisée.
La décadence de la noblesse ne doit pas être imputée
seulement à Richelieu. — Si la noblesse est tombée, ce n'est pas par tel
accident particulier, par le fait de tel ou tel homme, c'est qu'elle était
devenue incapable de gouverner.
Des deux causes qui ont déterminé sa chute : le changement des
mœurs, l'action du gouvernement, la première est donc
bien plus sérieuse que la seconde. Seule elle eut suffi à abattre la féodalité.
Deux puissances dominaient l'ancien monde : la force
brutale et l'argent ; la noblesse possédait l'une exclusivement et presque
exclusivement l'autre. Deux puissances vont gouverner le monde nouveau :
l'argent et la plume — autrement dit les lettres et les fonctions civiles. La
noblesse ne possédera ni l'une ni l'autre. La force lu demeure, mais lie sert
plus à rien ; l'argent va servir à tout, mais il lui échappe.
Un grand Cedant arma togœ passe tout à coup sur l'Europe
civilisée ; c'est un mot d'ordre que nul encore n'a l'audace de proférer à
voix haute, mais qui déjà, dans les masses profondes du tiers état, caresse
doucement les oreilles. Il se trouvera toujours des poètes pour chanter les
combats, et un public pour les applaudir ; mais, qu'on ne s'y trompe pas, le
règne de l'épée est fini. Ce n'est pas que la noblesse cesse d'être brave
après Louis XIII, ni que la bravoure, la valeur militaire ne donne de la gloire
comme auparavant ; seulement elle ne donne plus la puissance. La gloire et la
puissance sont choses tout à fait différentes. Un maréchal de France est
aujourd'hui fort glorieux, un banquier est bien plus puissant. Colbert ou
Molière au dix-septième siècle ont déjà infiniment plus d'autorité sur leurs
contemporains que Luxembourg ou Turenne. Au contraire, cent ans plus tôt,
Montaigne ou L'Hôpital sont bien peu de chose dans la société de leur temps,
comparés au maréchal de Montluc ou au connétable de Montmorency.
En perdant la puissance, qui est l'utile, la noblesse
garda la gloire, qui est le brillant ; mais elle n'eut plus que cela. Les
écus l'abandonnèrent et allèrent ailleurs, chez ceux qui travaillaient à les
acquérir ; le talent littéraire ou administratif continua à demeurer étranger
aux gentilshommes. Le temps marcha, et l'aristocratie resta toujours la même,
courageuse et oisive ; si bien qu'au bout de quelque demi-siècle, elle
apparut comme un anachronisme dans l'état qu'elle avait illustré.
Ce discrédit où tomba la force brutale, si estimée au moyen
âge, fut œuvre d'opinion et non de législation. Les duels notamment ne
cessèrent pas parce que Richelieu les proscrivit, mais Richelieu osa les
proscrire parce que déjà le sentiment public les voyait avec moins de faveur.
On croit communément que le Cardinal, par ses édits sévères et sévèrement
exécutés, mit un terme aux rencontres particulières ; il n'en est rien. Le
roman et le théâtre, qui s'entendent si bien à dramatiser l'histoire ou à la
fausser, ont enraciné cette idée, qui n'est pas exacte[1]. L'exécution de
Bouteville et de des Chapelles, en 1627, eut, il est vrai, un retentissement
immense, mais ce fut un fait isolé ; il ne s'est pas rencontré une répression
du même genre, ni sous le ministère de Richelieu, ni après sa mort. Et
pourtant les duels continuèrent depuis cette époque jusqu'à la fin de la Fronde, avec la même
intensité que sous le règne de Henri IV ; on ne les voit diminuer et
disparaître peu à peu que vers les dernières années du gouvernement de
Mazarin, qui, lui, ne les poursuivait guère. La mode, ou plutôt le changement
des mœurs, a donc fait seul ce que la volonté royale avait été impuissante à
réaliser.
Pour s'identifier complètement avec l'esprit féodal en
matière de duel, il faut se rappeler l'argument classique du chauve,
en philosophie. — Quand commence la calvitie, sur le crâne de l'homme à qui
l'on arracherait ses cheveux un par un ? Après quel cheveu arraché peut-on le
dire chauve ? Ainsi quelle est la limite qui sépare aux yeux de la morale
éternelle le duel de la guerre ? Comment les distinguer l'un de l'autre ? A
quel moment précis commence la guerre, et finit le duel ? L'opinion
d'aujourd'hui admet les guerres internationales, dont les motifs sont
généralement futiles, et où des centaines de milliers d'hommes se rencontrent
; la religion n'anathématise ni ceux qui tuent ni ceux qui sont tués. Au
dix-septième siècle, les batailles étaient beaucoup moins nombreuses, plus
anciennement elles l'étaient moins encore : on se battait à deux ou trois
cents, et même à vingt ou trente de chaque côté. Or, à la même époque, en
certains duels, on voit figurer jusqu'à soixante champions ; et au temps de
Louis XIII, les rencontres en comptaient souvent dix ou douze. Ce n'est donc
pas par le chiffre des combattants que la guerre se sépare du duel. Serait-ce
par la différence de nationalité des deux parties ? On ne peut le soutenir.
Les guerres civiles n'ont jamais été qualifiées de duels, et du reste les
nationalités sont sujettes à variations. Telle contrée, comme l'Allemagne, où
il n'y en a qu'une aujourd'hui, en comptait cent il y a moins d'un siècle. Si
ce n'est à la nationalité des lutteurs, serait-ce au motif de la lutte, que
l'on peut reconnaître la guerre du duel ? Mais il est des duels bien plus
raisonnables que certaines guerres, et dont les causes sont bien autrement
justes et légitimes. Cependant une bataille livrée par deux nations pour
satisfaire l'amour-propre, de deux souverains, ou la rancune de deux hommes
d'État, est toujours appelée guerre, jamais duel.
Pas plus qu'une autre, cette question du duel n'est
absolue ; elle est relative aux temps et aux mœurs. Qu'on se reporte aux
premiers Capétiens, et l'on reconnaitra que le roi de France d'alors, s'il
avait fait un édit pour empêcher le duc d'Aquitaine de se battre avec le
comte de la Marche,
eût été aussi ridicule que pourrait l'être à l'heure actuelle le gouvernement
français, en promulguant une loi qui interdirait à la Russie de prendre les
armes contre le Turc. Le duel et la guerre sont choses identiques, et partent
tous deux du même principe : le droit de se faire justice soi-même par les armes.
Pour que le duel ait pu être prohibé efficacement par édit royal, il fallu,
non-seulement que tous les Français fussent, bon gré, mal gré, tenus d'obéir
aux édits, mais aussi que l'Opinion
se fût énergiquement prononcée contre l'emploi de la force, dans les
relations privées.
Ce second fait — purement moral — mit plus d'un
demi-siècle à se produire (de 1600 à 1660,
s'il faut lui assigner une date) ; la législation nouvelle fut en
cette matière d'accord avec les nouvelles mœurs, et la loi n'eut d'autorité
qu'à mesure que les mœurs lui en donnèrent.
Par deux édits successifs, Henri IV avait défendu le duel sous peine de
mort[2],
tant pour ceux qui appelleraient les autres au
combat, que pour ceux qui iraient sur un
appel, les assisteraient et seconderaient. Ces édits ne reçurent
aucune exécution. D'écrire qu'en ce temps-ci,
dit le Mercure, des princes et des pairs de France se soient envoyés
appeler pour s'entrecouper la gorge, que l'on les ait trouvés seuls sur le
pré pour une légère querelle, d'avoir frappé un cocher, houssiné un page, ou
pour une parole libre dite sur une belle main, on ne le croira pas ! Si
est-ce que cela est vrai. Le Roy presque n'avait assez d'archers pour empêcher
sa noblesse de s'entrebattre ; ils faisaient des parties de trois contre
trois, et de six contre six[3]. Henri IV, malgré
ses propres édits, ne les souffrait pas seulement,
mais montrait de les approuver, permettant qu'on en parlât devant lui, et
élevant ou blâmant ceux qu'on disait avoir bien ou mal fait[4]. En 1617, on fit
traîner à Montfaucon les corps de quelques gentilshommes qui avaient été tués
en duel[5] ; en 1623, l'année même qui
précéda l'entrée du Cardinal au ministère, on renouvela les édits précédents,
avec confiscation des biens de l'appelé et de l'agresseur au profit de la
couronne et des hôpitaux, le tout sans jugement, sur la simple constatation
du délit[6].
Trois ans avant, le marquis de Richelieu, frère aîné du
ministre, avait trouvé la mort dans un duel contre le marquis de Thémines,
fils du maréchal ; et le Cardinal est si fort imprégné de l'esprit du temps,
qu'a son récit du combat, à la colère et à la verve avec lesquelles il
raconte comment son frère fit dire au sieur de Thémines qu'il le voulait voir
l'épée à la main, on sent bien que sans sa robe le prélat eût agi (le même.
Toutefois il était au pouvoir depuis dix-huit mois à peine, que déjà il
promulguait à son tour une nouvelle ordonnance contre les rencontres
particulières. Il le fit, non en aggravant les pénalités anciennes, mais en
les adoucissant afin qu'étant moins rigoureuses, disait le préambule royal, il soit moins loisible de nous requérir et importuner pour
en décharger les coupables[7]. Les duels étaient devenus si communs, si ordinaires en France que
les rues commençaient à servir de champ de combat, et comme si le jour
n'était pas assez long pour exercer leur furie, les nobles se battaient à la
faveur des astres ou à la lumière des flambeaux... Si l'on eut exécuté les édits, on eût étendu la punition à
tant de personnes, qu'il semble qu'il n'en fût plus resté qui pussent
s'amender par l'exemple[8].
Faire un exemple était donc le seul but que se proposât le
nouveau ministre, Bouteville lui en fournit l'occasion[9]. François de
Montmorency, âgé de vingt-sept ans, avait eu déjà vingt-deux duels[10] ; dans le dernier,
il avait tué le comte de Torigny. Il était devenu proverbial : le président
de Chevrv répondait à un homme qui voulait être satisfait par les voies d'honneur
: Mon brave, si vous voulez vous battre,
allez-vous-en arracher un poil de la barbe à Bouteville, il vous en fera
passer votre envie[11]. Les Anglais,
chez qui la force brutale était bien moins considérée qu'en France, ne
voyaient dans ce luxe de bravoure qu'une dangereuse manie : Si cet homme m'envoyait un billet, disait de lui le marquis de Hamilton, je ne le recevrais pas, s'il n'était accompagné d'un autre
de son médecin, qui m'assurât que cette envie qu'il a de se battre ne procède
pas d'une maladie[12].
Bouteville s'était retiré en Flandre, protégé par
l'archiduchesse infante, à l'abri des condamnations qu'il avait encourues.
Cette princesse écrivit à Louis XIII pour lui demander la grâce de son hôte,
on la lui refusa. Piqué de ce refus, Bouteville se
vante qu'il se battrait en France, et ce clans Paris et en la place Royale,
ce qu'il exécuta le 27 mai. — Ce fut un duel de trois contre trois. —
Il avait pour seconds son ami le comte des Chapelles et son écuyer la Berthe, pour adversaire
le baron de Beuvron, assisté de Bussy d'Amboise qui se battait contre des
Chapelles, et de Chocquet, son écuyer, qui avait affaire à la Berthe[13]. Bussy fut tué,
Beuvron et les deux écuyers s'enfuirent en Angleterre ; Bouteville et des
Chapelles prirent la poste pour se retirer en Lorraine, mais ils furent
reconnus et arrêtés à Vitry-le-Brûlé, et Gordes, le capitaine des gardes, les
amena à la
Bastille. Quelques jours après, ils étaient condamnés à
perdre la tête. Il est question de couper la gorge
aux duels ou aux édits de Votre Majesté. Tel fut le mot topique par
lequel Richelieu fit maintenir la condamnation à mort.
Le Cardinal prétend avoir été cependant bien agité en son
esprit. Tel qu'on le connaît, il est difficile d'admettre ses
perplexités ; et tout porte à croire, s'il hésita, qu'il n'hésita pas
longtemps. Ce qui est hors de doute, c'est qu'à la pensée du supplice, cet
homme de bronze est profondément ému : après tout, il est gentilhomme aussi,
et ce sont des braves qu'il va frapper. Impossible d'avoir le cœur noble, et ne plaindre
pas ce pauvre jeune homme, dont le courage émouvait à grande compassion[14]. A la guerre, en
vingt occasions, Bouteville avait été héroïque ; en effet, la guerre, c'était
son élément, il ne savait pas vivre en paix ; pareils à ces chevaux trop
ardents qui deviennent vicieux à l'écurie. On
pouvait dire, continue Richelieu, qu'il
n'avait jamais rien fait contre les lois du monde, ni pensé seulement à
violer celles de l'humanité, vu qu'il
n'avait exercé aucune cruauté contre ceux sur qui le sort des armes lui avait
donné l'avantage[15]. La secrète
pitié du Cardinal apparaît dans le récit enthousiaste qu'il fait des derniers
moments de ces malheureux ; un ennemi du premier ministre ne l'aurait pas
rédigé autrement, pour attendrir le public sur leur sort : Jamais, dit-il, on ne vit
plus de constance, moins d'étonnement, plus de force d'esprit, plus de cœur
qu'en ces deux gentilshommes. Ils parurent et répondirent au Parlement sans
se troubler, le comte des Chapelles y parla avec éloquence... On ne remarqua rien de faible en leurs discours, rien de
bas en leurs actions. Ils reçurent la nouvelle de la mort avec même visage
qu'ils eussent fait celle de la grâce... Toute
la France
vit mourir par l'épée la plus infâme du royaume ceux qui en avaient toujours
eu de si bonnes, qu'il n'y a personne qui se puisse offenser, si on dit qu'il
n'y en avait point de meilleures au monde[16]. Mais le
Cardinal se trompe et nous trompe quand il ajoute : On
vit servir à l'extinction des duels ceux qui n'avaient eu d'autre soin que de
les fomenter.
La violence pas plus que la douceur ne put y mettre un
terme. L'édit de 1626 avait vainement tenté cette dernière voie ; il avait
institué à cet effet une juridiction amiable et préventive : le tribunal
d'honneur, composé dans chaque province du gouverneur et de deux ou trois
gentilshommes. L'offensé devait en recevoir une
satisfaction si honorable qu'il eût sujet d'en être content. Si
toutefois il ne l'était pas, il pouvait appeler du jugement et porter sa
cause devant les maréchaux de France, juges du point
d'honneur. Mais les accords, sorte de procès-verbaux officiels,
dans lesquels ces tribunaux formulaient leurs arrêts étaient assez rares. On
citerait bien peu d'affaires accommodées ainsi ; et les deux parties qui
venaient de s'embrasser par ordre n'avaient
souvent rien de plus pressé que de courir sur le pré au sortir de l'audience[17]. Le Roi lui-même
se raillait agréablement de ceux qui ne se battaient pas, en même temps qu'il
faisait une déclaration rigoureuse contre ceux qui se battaient. Je pense, disait-il, que
tels et tels sont bien aises de mon édit des duels[18]. Le refus de se rendre à un appel, déclare la loi, sera
réputé comme marque et témoignage d'une valeur bien conduite[19]. Mais nul
n'était dupe de ces belles paroles, chacun savait ce qu'il en fallait croire,
et le souverain qui avait signé la loi ne la laissait appliquer qu'avec
répugnance[20].
Depuis l'exécution de Bouteville, Louvigny se bat avec
Candale à Nantes, sans être inquiété ; Praslin en fait autant à Blois ;
Liancourt envoie un cartel à Crésias, gentilhomme de la chambre, dans le
propre palais du Roi. Tous sont à peine réprimandés. Le Cardinal lui-même
avoue que Sa Majesté ferme les yeux, quand les
choses ne sont pas ouvertement connues[21]. Les ducs de
Montmorency et de Chevreuse se battent en 1631, dans
la basse-cour du château de Monceau où le Roi habitait ; on les sépare
et l'on se borne à les envoyer chacun quinze jours en leurs maisons de
campagne[22].
En un seul mois de l'année 1639 on cite les duels d'Armentières, de Savignac,
de Boucault, de Roquelaure, de Chastellux, de Comminges et autres, tous
impunis[23].
Tant s'en faut, dit-on en 1634, que nous ayons obtenu l'effet de tant de saintes
ordonnances ; soit par la corruption du siècle, ou par l'exemple de
l'impunité, causée de la négligence de nos officiers, l'abus reprend encore
le dessus des lois[24]. Le Roi a beau
répéter que le duel est une fausse opinion, qui
procède plutôt d'une bassesse de cœur que d'une grandeur de courage,
pas un n'ajoute foi à ces malédictions de bouche où le cœur n'a point de part
; au contraire, le combat est aimé pour lui-même ; moins il avait de motif,
plus il était admiré.
M. d'Isancourt dit à un gentilhomme qui lui demande la
main de sa nièce : Il n'est pas encore temps de vous
marier ; si vous voulez devenir un honnête homme, il vous faut d'abord tuer
en combat singulier deux ou trois hommes, puis vous vous marierez, et vous
aurez deux ou trois enfants. C'est ainsi que par vous le monde n'aura rien
gagné ni perdu[25]. Le gouvernement
tenta de distinguer les appels prémédités des rencontres
fortuites ; sévère aux uns, indulgent aux autres[26]. Richelieu alla
jusqu'à demander à Lescot, son confesseur, s'il ne
se peut donner aucun cas où les roys puissent permettre les duels en querelle
particulière ; en cas qu'il ne se puisse pas, comment on peut sauver les
permissions qu'on en a données autrefois en France et autres Etats,
permissions autorisées des Églises en divers lieux... Il y a grande apparence que par cette permission on
viendrait à bout de la multitude des duels, vu qu'en promettant la licence de
se battre, à ceux qui en auront juste cause, chacun se soumettrait au juge
député à cet effet, espérant avoir la permission[27]... En 1638, puis
en 1640, on amnistiait la noblesse en masse pour les délits de duels ; elle
paraît en avoir eu besoin, puisqu'elle ne pouvait
recevoir de la clémence royale des effets plus agréables ni plus avantageux[28]. Quelques mois
avant sa mort, le premier ministre se préoccupait encore de remédier aux
duels par l'édit le plus solennel qui se fût encore
fait. Il avait chargé Arnaud d'Andilly de sa rédaction, et mourut
avant qu'elle fût terminée[29]. Toutes ces
mesures n'empêchèrent pas neuf cent trente gentilshommes d'être notoirement
tués en duel pendant la régence d'Anne d'Autriche, sans compter ceux dont la
mort fut attribuée à d'autres causes[30], bien qu'ils
eussent réellement péri dans des rencontres.
Et les duels de ce temps ne ressemblaient en rien à ceux
du nôtre ! Bien plus frivoles dans leurs prétextes, ils étaient bien plus
graves dans leurs résultats. Ce ne sont pas des cérémonies minutieusement
réglées, où tout est prévu pour égaliser les chances et pour éviter un malheur
; c'étaient de vraies batailles, des luttes de barbares avec leur furie
endiablée, leurs ruses déloyales, leur implacable cruauté. L'épée à la main,
le seigneur qui tout à l'heure faisait si galamment la révérence, devient
féroce ; il combat comme aurait pu combattre un Franck sous Clovis, à pied ou
à cheval, au couteau, à la dague, au pistolet. Jamais on ne se serait avisé
de mesurer les épées ; rapière ou poignard, c'est tout un. Malheur au
champion qui tombe ou qui recule, il sera toujours bien tué. Armentière fut tué
ainsi par Lavardin lorsque déjà il était à terre[31]. Le chevalier de
Birague et le comte de Carney se battent avec des couteaux ; le dernier, fort
adroit, n'y avait point d'avantage. Il court chercher une estocade[32], Birague se met
à sa poursuite, lui donne dans les reins, et le tue[33]. On admirait
beaucoup Chabot de ce qu'en se battant avec le vicomte d'Aubeterre, il avait
donné à son adversaire, dont l'épée s'était faussée, le temps de la redresser.
En effet, il pouvait, selon les mœurs de l'époque, lui donner la mort sans
scrupule, et comme on disait de galant homme. Par contre, rien n'empêche le
blessé de ramasser toutes ses forces, et de se jeter au cou de son ennemi
pour l'étrangler, comme il s'en vit plus d'un exemple[34]. Chacun a le
droit aussi, pour mieux frapper, de se cacher derrière un arbre, ou de
s'abriter derrière son cheval. Dans tous ces cas, si l'on demande au
malheureux demeuré sur le terrain qui l'a mis en cet
état, il se bornera à répondre sans amertume : C'est un gentilhomme d'honneur à qui les armes ont été plus favorables
qu'à moi[35].
Tout au plus l'opinion infligera-t-elle un blâme à celui dont les laquais
trop zélés iront transpercer le rival par derrière, pendant l'action, pour dégager
leur maitre en danger[36]. Elle
n'approuvera pas davantage le champion impétueux qui, au lieu d'envoyer par
un valet de pied un billet à son adversaire, fondra sur lui à
l'improviste, et lui passera son épée au travers du corps, avant même de lui
donner le temps de dégainer. C'est pourtant avec ce sans gêne qu'agirent, et
le duc de Guise envers le comte de Saint-Paul, et le chevalier de Guise
envers le baron de Luz, un vieillard, qui fut tué
avant d'avoir eu le loisir de tirer tout à fait son épée du fourreau[37]. Tout le monde
s'accorde, du reste, à reconnaître qu'ils les avaient tués un peu trop en princes. Mais les affaires de ce
genre n'étaient pas rares, et des gens moins huppés n'y mettaient pas plus de
façons : Vieuxpont recherche Besançon, le rencontre ; Besançon veut fuir, trouve quelque embarras qui le fait tomber à terre,
et Vieuxpont le perce de plusieurs coups[38]. Heurtant,
gentilhomme de Monsieur, donne un démenti à du Fargis, tire l'épée en même
temps et le blesse dangereusement, avant que l'autre
ait pu même se débarrasser de sa casaque[39]. Le sieur de
Guemadeuc disputait la préséance aux états de Bretagne au baron de Nevet ;
ils se rencontrent, Guemadeuc fort bien accompagné, l'autre quasi seul,
mettent l'épée à la main, et ledit baron de Nevet y fut tué ; à quoi
Pontchartrain, qui consigne le fait clans ses Mémoires, ajoute pacifiquement
: Et ce qui fut trouvé mauvais est que la plupart de
ceux qui se trouvaient avec ledit sieur de Guemadeuc donnèrent chacun leur coup[40].
Pour occasionner des combats si funestes, un rien
suffisait. Entre personnages si friands de la lame, c'est plaisir de s'aligner.
Schomberg se bat avec Candale à propos du Gouvernement d'Angoulême, que ce
dernier prétendait avoir en survivance de son père ; un gentilhomme en appelle
un autre parce qu'il l'avait loué de grande mémoire,
et qu'il avait ouï dire que c'était marque de peu de jugement. Une
mère fait battre ses deux fils contre un voisin qui
avait détourné un ruisseau de quatre pas[41]. Les liens de
famille ne sont pas un obstacle : le duc de Beaufort tue en duel son
beau-frère, le duc de Nemours ; des frères se battent sans raison, par
bravade, l'un contre l'autre ; un beau-père veut obliger son gendre à lui
faire raison par les armes ; un neveu donne la mort à son oncle sur le pré ;
parfois, au contraire, le père et le fils, qui s'assistent l'un l'autre,
demeurent tous deux ensemble sur la place[42]. Rien d'étonnant
que cinq et six personnes perdent la vie en un même duel ; le légendaire
Bouteville lui-même parait bien excusable, si on le compare à ce sieur de
Boësse, brave gentilhomme, mais cruel, qui
avait tué dix-sept hommes, et à ce chevalier d'Andrieux, qui en avait tué soixante-douze[43].
Il arrivait que les témoins se blessaient mortellement,
tandis que leurs clients ne se faisaient aucun mal ; et parfois ces témoins
étaient les meilleurs amis du monde. Villandry fut tué par Miossens en se battant pour autrui[44]. Cependant on ne
pouvait, sans forfaire à l'honneur, se refuser à servir de second. Cet
office, si souvent mortel à qui le rend, on le requiert du premier venu comme
la chose la plus naturelle, le service le plus insignifiant[45]. Du reste, point
n'est besoin de se mettre en peine, c'est à qui prendra part à la bataille.
Un cadet aux gardes entend parler d'un duel, et sachant qu'il manque un
second, menace de tout découvrir, s'il n'est de la partie[46]. Partie fine en
effet, et l'on aspire à y être convié. Je priai
Attichi, frère de la comtesse de Maure, raconte Retz, de se servir de
moi la première fois qu'il tirerait l'épée
; il la tirait souvent, et je n'attendis pas longtemps. Il me pria d'appeler
pour lui Melleville, enseigne-colonel des gardes, qui se servit de
Bassompierre (neveu du maréchal) ; nous nous battîmes à l'épée et au pistolet derrière les
Minimes du bois de Vincennes. Je blessai Bassompierre d'un coup d'épée dans
la cuisse et d'un coup de pistolet au bras. Il ne laissa pas de me désarmer,
parce qu'il était plus âgé et plus fort. Nous allâmes séparer nos amis, qui étaient
tous deux fort blessés[47]. De simples valets de gentilshommes affectionnent
les rixes sanglantes ; des enfants, des pages se disputent, l'épée en main,
le droit de porter la robe d'une princesse chez laquelle ils sont élevés[48].
Ce ne sont pas là des fantaisies de bretteurs vulgaires,
c'est l'indice d'un système. Si la noblesse a tant d'amour, tant de
vénération pour l'épée ; si elle en use à tout propos et hors de propos,
c'est que l'épée est à elle, comme elle est à l'épée. Il y a entre l'une et
l'autre alliance indissoluble. L'aristocratie exige le monopole du glaive,
mais elle sait à quoi elle s'expose et à quoi elle s'engage ; ici elle
revendique aussi bien le devoir que le droit. Aux assemblées de notables, ses
représentants proposent un système qui fait entrer
tous les gentilshommes dans les liens d'une hiérarchie militaire. Dans chaque
bailliage, un censeur des nobles
exercera une surveillance active
sur les seigneurs de sa juridiction[49]. Les députés demandent
que tous soient obligés au service militaire, et y
consacrent leur vie tout entière. Tous veulent confier leurs fils au
Roi dès l'âge le plus tendre, le prient d'augmenter dans une large proportion
le nombre de ses pages, d'ouvrir des collèges spéciaux où les enfants des
pauvres gentilshommes soient instruits aux lois et
ordonnances de la guerre, aux exercices du corps autant qu'il sera besoin pour l'usage d'un soldat[50].
Ces vœux ne furent pas exaucés ; — l'eussent-ils été, le
corps aristocratique n'en serait pas moins allé à la dérive. En les émettant,
il faisait fausse route, il retardait de plusieurs siècles sur l'esprit
général. Aux temps chevaleresques, les sujets d'une même nation étaient entre
eux dans le même rapport que sont aujourd'hui les nations en Europe, les unes
vis-à-vis des autres. De nos jours, un État qui aurait la meilleure
diplomatie, les plus habiles commerçants, les plus grands écrivains, les
magistrats les plus savants, mais pas d'armée, ne ferait entendre dans le
concert des grandes puissances qu'une note bien insignifiante. Au contraire,
celui qui, dans les transactions internationales, porte avec lui l'épée de
Brennus, a bien des chances d'être écouté. Ainsi la force fut-elle jadis
toute-puissante entre simples particuliers. S'il y avait des tribunaux et des
peines pour les souverains et les républiques, comme il y en a pour les
individus dans l'intérieur de chaque pays, plus d'un État, au lieu de
déclarer la guerre à ses voisins et de les vaincre, ce qui lui assure
l'impunité, serait traduit devant ces tribunaux internationaux dont nous
parlons, et condamné. Par contre, si dans le sein de chaque nation la loi ne
s'imposait pas à tous les citoyens ; si, au lieu de comparaître devant un
juge supérieur, les forts et les faibles devaient régler leurs différends en
congrès volontaires, les hercules forains, les professeurs d'escrime, de boxe
ou de gymnastique auraient toujours le dernier mot. Ce fut la situation de la France au moyen âge ; les
détenteurs de la force physique y furent les maîtres, à la condition de
joindre à la force le courage qui la met en relief.
On n'était rien sans ces deux qualités unies ; par elles
on était tout, dans l'ordre politique autant que dans l'ordre social. Nous
constatons cet état de choses, nous ne le critiquons pas. Le règne de la
force est évidemment défectueux et barbare, il est bien inférieur au règne de
l'intelligence ; cependant il y a de bonnes épées, comme il y a de méchants
esprits ; un ignorant n'est pas nécessairement mauvais, un lettré n'est pas
nécessairement sage ; on peut abuser de l'intelligence comme on peut abuser
de la force, et devant la droite raison les deux abus se valent. Nous
reconnaîtrons qu'il y eut dans cette société du moyen âge bien des guerriers
doux, instruits et même sublimes. Entre les héros offerts par les histoires à
notre admiration, beaucoup semblent à nos mœurs actuelles dignes de la cour
d'assises, mais beaucoup honoreraient fort aujourd'hui le peuple qui les
compterait dans ses rangs ou à sa tête. Bien des hommes supérieurs, dénués de
force brutale, eurent également grande influence ; seulement, — et c'est là
où le caractère du temps apparaît, — cette influence n'était pas légale ni
obligatoire, mais toute précaire et exceptionnelle. Elle tenait à la personne
qui la subissait et à celle qui l'exerçait : généralement un clerc. Or le
joug de la religion était purement moral, le seigneur pouvait le secouer sans
s'exposer à perdre ni ses biens, ni son rang ; et, en effet, il le secouait
souvent....
Peu à peu la vie civile fut réglée par des lois qui eurent
à leur service un pouvoir supérieur à toutes les forces particulières, que
l'on nomma la force publique.
Impuissante dès lors, la force particulière
fut inutile ; inutile, elle devint méprisée. Après le moule politique, le
moule social à son tour changea. Non-seulement le récit des prouesses
d'Amadis de Gaule, de Renaud de Montauban ou des quatre fils Aymon
n'intéressait plus personne au dix-septième siècle, mais on se pâmait d'aise
à la lecture de Don Quichotte, leur satire, que Cervantès venait tout
récemment de publier[51]. La vertu
guerrière ne conféra plus une seule fois le pouvoir politique, si ce n'est à
une époque de révolution, où précisément la société fut dissoute : quand
Napoléon inaugura l'Empire au lendemain de 1793. Tant que l'homme d'épée
malmène impunément tous les autres hommes, il fait bon être homme d'épée ;
mais lorsque la bravoure devient un hors d'œuvre et ne trouve plus à
s'employer qu'en cas de guerre, un gentilhomme, fût-il brave comme Bayard,
est considéré comme une non-valeur. On s'étonne qu'il soit mieux traité que
les autres, et l'on trouve que les privilèges qu'il conserve pour les
services rendus par ses aïeux sont l'intérêt, onéreux à la communauté, d'une
dette qui devrait être éteinte. Ce sentiment sera d'autant plus vif à partir
de Louis XIII, que, d'une part, les gentilshommes n'iront plus seuls à la guerre depuis les levées roturières
de miliciens, et que, d'autre part,
ils ne sont plus obligés d'y aller tous comme autrefois.
II
L'INSTRUCTION ET LA LITTÉRATURE. — Leur importance nouvelle. —
L'ignorance jadis affectée et glorieuse. — La plume maintenant estimée et
puissante. — L'Académie. — Les grands seigneurs supérieurs, puis égaux, puis
inférieurs aux grands hommes de lettres.
En temps de guerre, — et pour la noblesse c'est toujours
temps de guerre, — les meilleurs discours ne valent pas les meilleurs canons
; un mousquet est plus utile qu'une grammaire. Un charpentier se préoccupe
peu d'apprendre la chimie, et un médecin d'apprendre l'architecture. De même
un soldat a plus d'intérêt à fortifier ses muscles, qu'à développer son
esprit. Aussi, pendant les premiers siècles du moyen âge, la littérature
n'est-elle représentée que par le moine dans son cloître, ou par le
troubadour sur les grands chemins. Sous les Valois même, et même depuis la Renaissance, le soin
du corps est le principal, le soin de l'intelligence n'est que l'accessoire.
Écrire ou parler, penser et étudier, sont des occupations de l'ordre
spéculatif. Agir est le seul emploi pratique qu'un noble puisse faire de sa
vie. Je me suis toujours plus soucié de bien faire
que de bien dire, écrit Montluc[52]. Un roi (François Ier) se plut, il est vrai, à
encourager les lettres, des seigneurs s'amusèrent à pensionner des lettrés,
mais dans le même but qu'aujourd'hui un maître de maison fait venir pour
distraire ses hôtes un orchestre en vogue, ou des acteurs de talent, sans
avoir lui-même aucune intention d'apprendre la musique ou de monter sur la
scène.
Aussi les gentilshommes sont-ils parfaitement ignorants, les
plus illustres comme les plus modestes ; il y a entre eux sous ce rapport, à
quelques exceptions près, égalité absolue. Le connétable de Montmorency était
en réputation d'homme de grand sens, bien qu'il
n'eût aucune instruction, et à peine sut-il écrire son nom[53]. M. de Villeroy,
personnage de grand jugement, ne fut aidé d'aucunes
lettres, et ne les aimait pas parce qu'il ne les connaissait pas[54]. Il en était
ainsi du duc de Rohan, grand capitaine pourtant, qui ne faisait pas
difficulté d'attribuer les Pandectes
à Cicéron[55].
Le Roi n'était pas, sur ce chapitre, supérieur à sa noblesse. On mit un jour
sous les yeux de Louis XIII l'Histoire
de saint Louis, par Joinville, dans le style du temps. Lorsqu'on eut dit
au Prince que c'était là le langage parlé par saint Louis, il se mit à lire avidement, en riant de bon cœur, quand
il trouvait quelque ramage extravagant du siècle[56]. Le vieux
français n'était pas seul étranger à la haute société, elle connaissait mal
la propre langue de son époque. La femme du grand Condé fut mise au couvent,
après son mariage, pour finir d'apprendre à lire et à écrire. La princesse
Élisabeth, sœur de Louis XIII, mariée au roi d'Espagne, écrivait à son frère
en ces termes pour lui demander de ses nouvelles :
Monsieur, ayant ci lhontemps que
je ne receu des nouvelles de Votre Majesté, je voulu anvouier ce porteur pour
moter de la peine ou jestes, et pour man aporter dasseurée, et aussi pour me
ramentevoir en l'honneur des bonnes graces de V. M. que je luy supplie de me
conserver et de me croire[57], etc.
Les courtisans, dit
Pasquier, se dégoûtèrent de changer leurs épées en
escritoires. Pour l'écritoire, ils ne professèrent jamais qu'un goût
fort médiocre. Un gentilhomme disait à Théophile : Je
ne taille ma plume qu'avec mon épée. — Je ne
m'étonne donc pas, lui dit Théophile, que
vous écriviez si mal[58]. De fait, les
nobles conservaient la manière d'écrire de leurs ancêtres ; caractère large
d'un doigt, qui avait pris avec le temps une apparence aristocratique, mais
dont les anciens n'usaient que parce qu'ils ne savaient pas faire mieux. Le
Roi lui-même signa ainsi jusqu'à la fin de la monarchie. Cette ignorance
n'était pas honteuse, au contraire ; elle était voulue, affectée, glorieuse. Pour s'accommoder au siècle, il fallait avoir plutôt la
réputation de brutal que celle d'homme qui avait connaissance des bonnes
lettres. — Un Jean de Lettres n'était-il pas
un animal mal idoine à toute autre chose ?[59] C'est pourquoi
les auteurs de Mémoires ou
d'ouvrages littéraires, quand ils appartiennent à la caste guerrière, ont
grand soin de s'excuser d'avoir pris la plume ; ils éprouvent le désir de
justifier devant la postérité ces travaux qui vraiment leur semblent indignes
d'eux, et qui cependant aux yeux des modernes seront le plus beau titre de
leur maison. Les Maximes de la Rochefoucauld ne sont-elles pas l'honneur de sa
famille ? Les Mémoires de Retz n'ont-ils pas fait pour lui, devant la
postérité, plus que son chapeau de cardinal ? Qui connaîtrait les noms de
Montglat ou de Fontenay-Mareuil, sans les quelques pages d'histoire qui portent
leur signature ? Tous ces personnages ne jugeaient pas ainsi de leurs-œuvres.
S'ils en font peu de cas, ce n'est pas défiance de soi-même, — ils ne sont
pas modestes à ce point, — c'est seulement qu'ils ne veulent pas paraître
s'être appliqués à un genre de besogne où ils prétendent demeurer incompétents.
Quand ils sont instruits, ils en rougissent. Henri IV étant à Fresne, chez le maréchal de Biron,
demanda l'explication d'un vers grec ; quelques maîtres des requêtes qui se
trouvaient là ne firent pas semblant d'entendre. Le maréchal, en passant,
donna le sens de ce vers, et s'enfuit, tant
il avait honte d'en savoir plus que des gens de robe[60]. A l'arrière-ban
de 1635, les généraux ordonnèrent au comte de Cramail de parler aux Gascons pour les faire demeurer. Il commençait à les
émouvoir, quand un d'entre eux dit brusquement : — Diavle, vous vous amusez à écouter un homme qui fait des
libres ! Et il les emmena tous[61]. En effet, c'est
là un mot magique. Cet homme qui fait des livres, ce doit être forcément
quelque homme de peu, de race inférieure à ces hommes qui manient les armes.
Aussi se fait-on scrupule de l'employer à quelque noble fonction. L'usage de
la plume semble une tare pour un gentilhomme. Quand il s'agit de donner à
Scudéry le gouvernement de Notre-Dame de la Garde, M. de Brienne écrivit à madame de
Rambouillet : Qu'il était de dangereuse conséquence
de donner ce gouvernement à un poète qui avait fait des poésies pour l'hôtel
de Bourgogne, et qui y avait mis son nom.
On le lui donna cependant, symptôme du changement des
idées. Ce changement apparaît en mille petits faits. Le prince de Condé ne
savait qui était Chapelain, et le prenait pour un statuaire ; tandis que le
duc d'Enghien, son fils, admirait les vers du même Chapelain, et récitait par
cœur l'ode que ce poète avait composée pour lui. Le duc de Guise entend citer
une jolie épigramme de Gombauld : N'y aurait-il pas
moyen, dit-il, de faire en sorte que j'eusse
fait cette épigramme ?[62] La reine de
Suède, de peur que Balzac, mécontent, ne change les louanges qu'il lui donne
dans son Aristippe, prend la peine
de lui écrire pour se disculper d'avoir jamais médit de ses ouvrages, comme
on le lui reprochait. Quelques seigneurs recueillent et font copier des
pièces rares ; ils forment ainsi des bibliothèques de manuscrits auxquelles
ils semblent attacher grand prix[63].
Au même temps, grand nombre de gens de la bourgeoisie
affectaient de n'aimer que les entretiens savants, et éloignaient ces discours communs qui se font dans les visites
ordinaires. Parmi le beau monde, disaient-ils, il ne faut parler que
de livres et de belles choses[64]. Pour en parler
plus souvent, plusieurs tenaient des séances en règle, et Richelieu donna à
l'une de ces réunions littéraires la consécration officielle par la fondation
de l'Académie française. Les lettres, sous leurs formes diverses, allaient
conquérir la domination du monde. Dans un État pacifique et policé, nul n'a
de pouvoir sur le corps de ses concitoyens, mais l'orateur ou l'écrivain
acquiert de
l'influence sur leur esprit : diriger l'opinion, c'est presque
gouverner les hommes.
Cette révolution, qui changeait la nature des rapports sociaux,
ne s'accomplit pas d'un seul coup. Par exemple, au sein de l'Académie
française, sous Richelieu, il n'y a pas de grands seigneurs. Le grand
seigneur eût trouvé humiliante cette confraternité avec des hommes de plume
de petite extraction ; Richelieu lui-même n'en fait pas partie, il est le protecteur des académiciens, non leur confrère. Plus tard cependant, et jusqu'en
1789, les premiers ministres s'honorèrent tous du fauteuil académique, et les
plus grands personnages de France regardèrent comme une faveur cette égalité
avec les premiers hommes de lettres. Bien plus, au dix-huitième siècle,
l'admission clans l'illustre compagnie de ceux d'entre eux qui ne pouvaient
faire valoir de titres spéciaux, fut regardée par le public comme une
usurpation véritable, et peu à peu les fils de ceux qui en 1640 auraient sans
doute refusé d'y entrer, n'osèrent
même plus en solliciter l'accès.
Cette différence de position de la noblesse vis-à-vis de
la littérature se retrouve dans le rôle sans cesse grandissant des salons, —
à la fois directeurs et reflets de l'opinion, — durant cent cinquante ans.
Elle est également sensible en la personne des principaux écrivains. Quelle
distance de Molière et de Racine à Voltaire et à Rousseau ! La situation
sociale que le groupe des encyclopédistes possède tout naturellement, le
groupe des maîtres classiques du siècle précédent n'eût jamais pensé y
parvenir. Cependant la littérature du dix-huitième siècle traite la noblesse
avec un dédain mêlé de haine, tandis que la littérature du dix-septième n'en
parlait qu'avec une raillerie voilée de respect. C'est qu'entre
l'aristocratie ancienne issue de l'épée et la nouvelle fondée sur la plume,
il n'y avait pas eu fusion ; l'une avait les privilèges du pouvoir, l'autre
en avait la réalité. Celle-ci, devenue forte de toute la force de ses
lecteurs, ne se contentait plus des politesses ni des compliments, elle
voulait davantage. Elle jugeait illogique ce corps privilégié dont elle ne
faisait point partie de droit, et supportait malaisément un état social où ce
corps avait une place d'honneur.
III
PRÉPONDÉRANCE DE LA
RICHESSE. — L'argent mène à tout, donc il est tout. — Les
hommes d'argent, partisans, traitants et agents des finances. — Leur immense
fortune ; comment ils l'emploient. — Montauron. — Leur position sociale,
leurs alliances. — Ils ont d'anciens nobles pour vassaux.
Si l'argent commence seulement vers cette époque à jouer
un rôle prépondérant, ce n'est pas que le dix-septième siècle vaille-moins
que les siècles précédents, ni qu'on fût auparavant plus moral ou phis
désintéressé ; les passions humaines sont les mêmes dans tous les temps, leur
forme seule varie ; pour le fond, s'il y a des différences, nous croyons
qu'elles sont minimes.
C'est simplement que l'argent ne pouvait pas jusqu'alors
servir à grand'chose dans le monde. L'argent n'est pas aimé pour lui-même, —
sauf par un petit nombre d'avares, — mais pour les avantages qu'il procure,
et au moyen âge il n'en procurait guère. On ne jouissait pas, on ne primait
pas par l'argent ; il n'était capable de satisfaire à lui seul aucun des
appétits humains. Donc l'homme d'argent était méprisé ; il n'apparaît à nos
yeux que sous la forme d'un juif rapace, craintif et isolé, n'osant faire
parade de ses richesses, de crainte d'être tué, ou pour le moins volé ;
toujours sur le qui-vive, comme aujourd'hui les commerçants européens, quand
ils trafiquent avec les sauvages. L'homme fort valait plus que l'homme riche.
Le noble, en cédant une partie de son fief, préférait avoir en retour un
soldat à son donjon, plutôt qu'un lingot d'or clans sa cave. Il affermait ses
terres, non pour des écus qu'on lui donnait à lui-même, mais pour des coups
d'épée qu'on donnait à ses ennemis sur sa requête.
Au contraire, quand l'homme d'argent, protégé par le
pouvoir public, put jouir librement des fruits de son industrie, il acquit de
l'importance. Quand il eut le droit d'acquérir à beaux deniers comptants une
charge de justice, d'armée ou de finance, il eut à sa discrétion la robe et
l'épée. Il y entra la bourse en main, et une fois entré, ne tarda pas à
éclipser l'ancien gentilhomme, qui n'avait à lui opposer que des parchemins.
Sous ce nouveau régime, un homme intelligent, niais pauvre, devait avant tout
devenir riche pour devenir quelque chose. Dès lors que l'argent menait à
tout, l'argent était tout.
Malheureusement pour elle, à ce moment même, la noblesse
cesse de le posséder. Des revenus immobiles, que le pouvoir de la monnaie, en
diminuant sans cesse, déprécie constamment ; aucun moyen de s'enrichir,
beaucoup de moyens de se ruiner, telle est sa situation. Déjà en 1612 on
remarque
Que la noblesse court en poste à
l'Hôtel-Dieu[65]...
Jamais, à vrai dire, elle n'avait eu entre les mains
beaucoup d'argent liquide ; mais qui donc jusqu'alors en avait eu, ou du
moins l'avait laissé voir ? Ce qu'elle en avait assurait, à l'aide de la
force brutale, sa prépondérance ; — tout le monde avait besoin
d'elle. — Dans le nouvel état de choses, avec les fortunes nouvelles qui
surgissent, le peu qui lui en reste n'assure même plus son indépendance
; — elle aura souvent besoin d’autrui — Si
L'argent d'un cordon bleu n'est
pas d'autre façon
Que celui d'un fripier ou d'un
aide à maçon,...
Riche vilain vaut mieux que
pauvre gentilhomme[66].
Il n'est que trop vrai,
gémit Balzac, que ce malheureux intérêt, qui devait
n'être connu que des banquiers de Gênes et d'Amsterdam, et n'avoir lieu
qu'aux places du change, est maintenant le dieu de la cour, l'objet et la fin
du courtisan. Il n'est que trop vrai qu'on lui sacrifie pensées, .paroles et
actions, qu'on lui fait servir l'esprit, le courage, .la vertu, le vice, les
bonnes actions et les mauvaises. De l’âme des fermiers et des receveurs, il a
passé, ce malheureux intérêt, en celle des gentilshommes et des princes ; il
entre dans les professions qui en sont apparemment les plus éloignées[67]. — Certains magistrats ont pour meilleurs amis des gens qui
s'appellent Louis[68], et à qui ils ne refusent rien lorsqu'ils viennent les
trouver de compagnie... L'amour a jeté la
moitié des flèches de son carquois, pour y trouver la place d'un trébuchet
(à peser les pistoles)[69].
L'accroissement prodigieux du budget de l'État en une
trentaine d'années, sous le règne de Louis XIII, fut pour certaines classes
d'individus une source de profits, égale à celle que les Espagnols trouvèrent
dans la découverte des mines d'or de l'Amérique. Seulement, au lieu de venir
du dehors comme en Espagne, l'argent fut drainé en France sur toute la
surface du pays, et afflua dans la caisse-de quelques particuliers : les
hommes de finance. La nouvelle mine ici fut la poche des contribuables ; tous
ceux qui de près ou de loin travaillèrent à l'exploiter firent comme par
enchantement des fortunes fabuleuses. L'absence d'hommes honnêtes ou
compétents, le système vicieux du recouvrement des impôts, favorisèrent un
désordre incroyable dans les finances, dont quelques spéculateurs hardis et
sans scrupule surent tirer profit. Les traitants ou partisans, ainsi qu'on les
nommait, étaient à la fois banquiers, préteurs, et fermiers de l'État, qui
leur confiait toutes ses affaires d'argent. Ils constituaient un haut
commerce, connu, encouragé même. On voit un partisan traiter à la fois de
plusieurs taxes qu'il afferme à ses risques et périls, et percevoir des
droits de nature très-diverse, en des provinces éloignées les unes des
autres. L'un achète au gouvernement un lot d'offices de nouvelle création, et
les débite en détail aux amateurs les plus offrants. L'autre prend en gros à
bon marché — souvent pour moitié de leur valeur — des rentes sur l'hôtel de
ville, qu'il revend fort cher au public. Par contre, quand l'État veut
acheter des rentes dépréciées, les partisans se les font donner à vil prix
par les détenteurs heureux de s'en défaire, et les repassent au trésor royal
à des chiffres fantastiques. Ils font tous les négoces, tous les trafics,
louches ou véreux, se chargent de ce qu'on veut, promettent beaucoup,
tiennent peu, et gagnent énormément. Froger se rend adjudicataire de la
perception des droits de francs-fiefs, en retard de vingt-quatre ans, et en
même temps de l'entreprise d'achèvement des portes et remparts de Paris. Rien
ne les arrêtait, rien ne leur semblait impossible. Quel que fût le projet
caressé par le premier ministre, ils se déclaraient prêts à l'exécuter ; ils
savaient glisser dans le contrat quelque clause, bénigne en apparence, mais
qui leur procurerait un bénéfice excessif, si habilement déguisé toutefois,
qu'à l'examen sommaire de leurs traités, on pourrait croire que ces honnêtes
gens s'exposent à perdre pour l'amour de Sa Majesté.
Les financiers distingués, fermiers généraux de Louis XV
ou de Louis XVI, ne donnent aucune idée de cette race de partisans qui
travaillaient sous Louis XIII dans un genre encore neuf, dont les tours et
les finesses étaient entièrement inédits. Ceux-ci eurent la chance de venir à
une époque où l'État commençait à avoir besoin chaque année de grandes
sommes, et ne savait comment se les procurer ; d'autant qu'il n'osait encore
établir d'un seul coup de trop lourdes impositions, sans l'aveu des états
généraux. Ils firent payer cher leur concours. Tous étaient si résolus à
voler, qu'ils se faisaient assurer d'avance de l'impunité, en insérant dans
les baux cette condition que ni eux ni leurs
intéressés ne pourraient être compris en aucunes recherches de chambres de
justice, ni taxés pour raison de ce, le Roi les en ayant dès à présent
déchargés[70]. Non contents de
cette absolution anticipée, les traitants s'entendaient avec les agents du
Trésor. Tous ou presque tous les comptables étaient à leurs ordres ; les
conseillers d'État ou du grand conseil étaient gagnés d'avance, et ne leur
refusaient jamais un arrêt. La cour des aides, la chambre des comptes
luttaient à grande peine contre eux, et demeuraient rarement les plus fortes.
Beaucoup de magistrats ou de fonctionnaires recevaient de leur main des
pensions de plusieurs milliers d'écus ; quelquefois même ils étaient leurs
associés[71]
Châteauneuf, le garde des sceaux, acceptait leurs pots de vin[72]. La Vieuxville agissait
de même[73].
Richelieu se vante hautement au Roi d'avoir refusé 100.000 pistoles (800.000 livres) des financiers qui les lui offraient sans diminution d'un sou de leur
traité[74].
Bullion n'avait pas la même délicatesse[75], puisqu'il
laissa en mourant 700.000
livres de rente, gagnées dans sa surintendance des
finances ; ce qui ne l'empêchait pas de son vivant d'être loué envers latins
: de ne point porter envie au trésor des rois.
On citait ceux qui ne .s'enrichissaient pas dans le maniement des fonds
publics. L'intendant Duret n'était pas gueux,
dit-on, mais au prix de ce temps-ci il ne fit pas
une grande fortune[76]. Le premier ministre
faisait profiter ses secrétaires des avantages qu'il dédaignait pour lui-même[77]. Les gouverneurs
de province ne craignaient pas de s'abaisser à de semblables marchés[78] ; mais ce
n'était là que broutilles offertes aux gens en place par les traitants.
Ceux-ci se réservaient les gros morceaux du gâteau, dont ifs abandonnaient
ainsi les miettes aux complaisants indispensables.
Ces grandes fortunes financières avaient commencé avec le
siècle : Puget achète 30.000 écus à la duchesse de Beaufort l'office de
trésorier de l'Épargne ; il est obligé, faute de bien, de s'associer, pour le
payer, avec deux autres personnes ; quelques années après, il se, rendait
acquéreur d'un hôtel de 27.000 écus. On fit son procès- un peu plus tard, et
l'un des commissaires lui demanda ironiquement d'enseigner
au tribunal comment, avec 2 ou 3.000 écus, on pourrait en peu de temps en
acquérir 5 ou 600.000[79]. Bouhier de
Beaumarchais, autre trésorier de l'Épargne ; laissa des biens prodigieux ; il
possédait l'ile de l'Éguillon, près de la Rochelle, et six vaisseaux qu'il envoyait aux
Indes. Il donna un million de dot à sa petite-fille, mademoiselle de la
Vieuville[80].
Plusieurs trésoriers et trésorillons ont
jusqu'à 100, 200, 300.000
livres de rente, et davantage. D'après un État au
vrai, Feydeau, le fermier des gabelles, gagne bon an mal an 400.000 livres, toutes
rentes et charges payées[81]. Le Ragois se
met dans les affaires, fait une fortune de 600.000 livres de
rente, grâce aux partis où il entre comme secrétaire du conseil, devient
alors sieur de Bretonvilliers et bâtit le superbe hôtel de ce nom à la pointe
de l'île Notre-Dame[82]. Un fils de
paysan, La
Bazinière, qui lui-même avait commencé par être laquais,
mourut riche de 4 millions[83]. Le Camus,
arrivé à paris avec 20
livres, partagea, à quatre-vingts ans, 9 millions
entre ses enfants, en se réservant 40.000 livres de
rente[84]. Que sont, auprès
de ces millionnaires, les seigneurs les plus opulents qui se disputent à la
cour une place ou une pension de quelques mille livres ? Que sont même les
plus heureux favoris, dont les biens excitent l'indignation de la noblesse[85] ? Ces nouveaux
sires de la pistole et de l'écu ne s'attardent pas aux mesquineries, ni aux
bagatelles ; ils mettent la fortune publique en coupe réglée, ils opèrent par
grandes rafles.
Aussi chacun commence à les ménager et à les craindre. Il n'est point de
projet qui sans eux puisse réussir. Travaux publics, entreprises
commerciales, guerres étrangères ou révoltes intestines, ils subventionnent
tout, ont une main partout, à condition d'y trouver leur compte. Le duc
d'Orléans, pendant son absence volontaire de la cour, entretient des
intelligences avec les gens les plus pécunieux de la
place de Paris, afin de ne manquer de rien[86]. Le gouvernement
prend les partisans sous sa protection spéciale, — une insulte à leur adresse
doit être punie de mort[87]. — Il les
félicite, les remercie officiellement par ordonnance royale. Non content de
gratifier d'éloges et de bons témoignages ceux qui le dépouillent, il les
plaint, il s'apitoie sur leur sort, — naïveté comique et douloureuse.
Ayant été contraint, dit le
Roi, de nous servir de moyens extraordinaires, et de
nous faire souvent avancer de grandes sommes de deniers en toutes les
occasions qui se sont présentées, nous avons été secourus de nosdits fermiers
et traitants des deniers qu'ils s'étoient obligés nous payer, même pour la
plupart d'entre eux avec si peu d'avantage et de profit, qu'ils se trouvent à présent engagés et
endeptés eux et leurs associés....
Ils ne laissent pas encore à présent de nous offrir de
très-grands secours en la pressante nécessité de nos affaires, et d'y
employer tout leur crédit, dont nous recevons très-grande satisfaction[88].
Ce dernier paragraphe montre que, tout en se prétendant
ruinés, les financiers étaient toujours prêts à recommencer leurs fructueuses
opérations, pareils à ces usuriers qui ne déplorent la rareté du numéraire
que pour le faire payer plus cher leurs clients. En effet, leurs richesses
augmentent sans cesse. Leur train est plus splendide
et plus réglé que celui des princes. Il n'y a gens au monde plus pompeux,
plus respectés, plus honorés. Ils bâtissent les plus beaux palais, tiennent
les meilleures tables, et se font servir eu vaisselle d'or et d'argent. Ils
achètent lés plus nobles terres, et donnent à leurs enfants et alliés les
états, offices et dignités des plus hauts magistrats[89]. Lambert, un ancien
commis de l'Épargne, fait peindre en son hôtel de l'île Saint-Louis les
galeries et les appartements par Simon Vouet, Le Lueur et Le Brun[90]. Qui aurait pu croire qu'au bout de soixante ans, l'hôtel
d'Épernon ne serait pas une assez belle demeure pour le financier d'Hervart,
qui la fit démolir et en bâtit une autre en sa place ?[91] Rambouillet, fermier
des cinq grosses fermes, étala son luxe dans ce fameux jardin de Reuilly, — la Folie-Rambouillet,
— parc superbe qui descendait jusqu'au bord de la Seine par une suite de
labyrinthes, de petits bois et d'allées à compartiments[92]. Les fruits, cultivés en toute saison, en étaient si bons,
si beaux et si renommés, que les plus grands seigneurs faisaient leur cour au
jardinier pour en avoir dans leurs dîners de gala, et que le Roi lui-même en
envoyait demander. Le faste du propriétaire effrayait ses associés
eux-mêmes ; ils trouvaient que c'était trop découvrir
le profit de sa ferme[93] ; ils
craignaient de braver l’opinion.
La société noble se vengeait de ces parvenus par des bons
mots : Ceux qui l'avaient décrottée autrefois,
disait-elle, la crottaient maintenant ; mais
elle les accueillait et peuplait leurs salons. Toute la cour assiste à la
comédie chez Feydeau. Lopez, banquier étranger, est admis dans la familiarité
de Richelieu, des ambassadeurs, de la Reine. Madame de
Launay-Gravé, dont le mari, fils d'un marchand de Saint-Malo, était fermier
des entrées, est de toutes les assemblées de haute volée, et reçoit à sa
table la duchesse de Nemours et le Roi d'Angleterre[94]. Louis XIV et la Reine de Suède vont voir
le ballet chez La
Bazinière. Les personnages secondaires ne pouvaient
qu'imiter des exemples venus de si haut. Les gens de lettres trouvent bien mieux leur compte à porter des épîtres
dédicatoires aux commis des finances qu'aux seigneurs qualifiés. Corneille,
si digne et si fier, est emporté par le courant, et dédie Cinna au partisan Montauron, à qui,
dit-il, il trouve quelque chose de particulièrement
commun avec Auguste.
Ce Montauron, que ses flatteurs traitent de grand homme et d'immortel génie, que l'on nomme
dans des gravures : Nobilissimus, clarissimusque vir..., est le roi
de la mode. Tout, jusqu'aux pains au lait, s'appelle à la Montauron. Son Éminence Gasconne,
ancien commis et soldat aux gardes, achète l'hôtel de Mayenne, et, se
trouvant trop à l'étroit dans cette maison de prince, en acquiert quelques
autres aux environs pour être logée plus commodément[95]. Il n'y a que moi, dit-il nonchalamment, d'homme de condition dans les affaires. Les grands
seigneurs, qu'il tutoie, souffrent ses familiarités, parce
qu'il leur fait bonne chère et leur prête de l'argent. Le prince de
Condé et le duc d'Orléans s'assoient à sa table. Le couvert est toujours mis
chez lui, même en son absence ; il dit des gens qui y dînent habituellement :
Ils sont sur l'état de ma maison. — Mordieu,
monsieur, lui dit M. de Chatillon, nous
sommes tous des gredins[96] auprès de vous ; faites-moi l'honneur de me prendre à vos
gages, et je renonce à tout ce que je prétends de la cour. Nul comme lui
n'entend les devoirs de l'hospitalité ; à sa campagne de La Chevrette, si un valet
prend un sou de qui que ce soit, il est chassé. La maison est bonne
cependant, puisque les laquais, pour avoir la faveur d'entrer à son service,
donnent dix pistoles au maître d'hôtel. Les comédiens du Marais, même en
présence de Monsieur, frère du Roi, attendent l'arrivée de Montauron, pour
lever la toile. Inutile d'ajouter qu'il a des armes à son carrosse ; que s'il
lui prend fantaisie d'avoir rang dans le monde, il achète d'emblée une charge
de président à mortier[97].
Il avoue ses bâtards, et n'est pas embarrassé de leur
placement. Sa fille naturelle a 50.000 écus de dot, autant que mademoiselle
de Montmorency-Bouteville en reçoit de ses parents[98].
Jadis, en quelques républiques d'Italie, les nobles ne
pouvaient épouser que des nobles, et encore à la condition d'avoir de part et
d'autre un certain chiffre de fortune dont le minimum était fixé[99]. S'il en eût été
ainsi en France plus grande partie de la haute aristocratie n'aurait pas
tardé à disparaitre. Les mésalliances, — terme qui n'a pas d'équivalent en
Angleterre, parce que l'idée blessante qu'il éveille n'y est pas connue[100], — furent chez
nous le grand secours de la classe élevée. Recherchés d'abord par les riches,
les nobles recherchèrent à leur tour ces derniers ; on voit ici le chemin
immense fait par l'argent en cinquante ans, el comme il prend barre sur la
naissance. Les financiers, dit-on en 1615, ne cherchent de
s'allier qu'aux Seigneurs de suprême qualité, soit d'épée ou de justice ;
ne veulent que des conseillers d'État, des présidents, des maîtres des requêtes,
des marquis, des comtes, des barons, des gouverneurs de ville et lieutenants
généraux de province, et baillent de grands biens et de grosses sommes à
leurs filles...[101] Vers le milieu
du siècle, les rôles sont renversés ; et déjà
... le noble altier, pressé de
l'indigence,
Humblement du faquin recherche
l'alliance,
Avec lui trafiquant d'un nom si
précieux...[102]
La femme de qualité n'ose, il est vrai, épouser un bourgeois,
sans braver les convenances de son monde : quand madame de Termes épousa
Claude Viguier, ses amies jetèrent des cris d'horreur. Dieu pardonne, madame ma mie, lui dira l'une
d'elles, mais les hommes ne pardonnent point[103]. Mais pour le
grand seigneur, il se marie volontiers avec la fille du nouvel enrichi ; les
exemples en abondent dès cette époque. Catherine Le Tellier épouse un
d'Harcourt, fils du marquis de Beuvron[104] ; la
petite-fille de Barentin, trésorier des parties casuelles, épousa un Montmorency-Laval[105] ; les deux
filles de madame de Gravé épousèrent, l'une un chevalier de Châtillon,
l'autre un due d'Aumont. Antoinette Servien devint duchesse de Saint-Aignan[106] ; Louise Boyer,
duchesse de Noailles ; Guyonne Ruelland, fille du célèbre partisan Rocher-Portail,
épousa le duc de Brissac.
N'est-ce pas chose horrible,
dit un libelle, de voir un Jacquet épouser la nièce
du duc de Mayenne ? La fille de Feydeau, le comte de Lude ? Celle de
Beaumarchais, le maréchal de Vitry ? Celle de Montmort, le fils du maréchal
de Themines ? Celles de Herbaut, les comtes de Palluau, de Hury et le marquis
d'Uxelles ? Celle de Fabry, le sieur de Pompadour ? Un commis de l'Épargne a
donné sa fille au marquis de Montravel, avec cent mille écus ; Villautré,
qu'on croyait devoir être pendu après avoir dérobé un million au siège de
Montpellier, a marié sa fille au neveu du cardinal de la Rochefoucault,
pour s'appuyer de l'écarlate ! Et ainsi d'infinis d'autres, les enfants
desquels bravant l'ancienne noblesse, de manière que la science de bien
dérober est l'unique chemin de s'anoblir aujourd'hui en France[107].
De fait, bien que la noblesse française ne fût pas basée
sur l'argent, tout homme riche devint noble depuis Louis XIII jusqu'à la Révolution,
comme au début du moyen âge, tout homme brave devint chevalier. On, n'usa
même plus du mot anoblir, mais du mot réhabiliter, ce qui supposait
qu'un riche était originairement noble, qu'il était
d'une nécessité plus que morale qu'il le fût. Tout
est perdu, dit Montesquieu, lorsque la profession
lucrative des traitants parvient encore par ses richesses à être une
profession honorée[108]. Et comment ne
le serait-elle pas, lorsque les traitants, après fortune faite, achètent une
baronnie, un marquisat, dont leurs enfants porteront les titres, et joignent
ainsi l'honneur à l'argent ? Éclat et solidité, ils cumulent ; la rondeur de
la bourse engendre la grandeur de la situation[109]. Le fils de
Rambouillet est marquis de La Sablière ; Guénégaud est marquis de Montceaux ;
Larcher est marquis d'Olizy ; Choisy est comte de Caumartin ; et ces nouveaux
seigneurs ne sont pas plus mal vus que les autres ; au contraire, c'est peu de dire marquis, si on n'ajoute, de quarante
mille, de cinquante mille, ou de soixante mille livres de rente ; car il y en
a tant d'inconnus et de nouvelle fabrique, qu'on n'en fera plus de cas, s'ils
ne font porter à leur marquisat le nom de leur revenu[110]. Quelques
familles financières s'élèveront plus haut encore dans la suite, par la robe
et l'épée : Phélippeaux sera duc de la Vrillière, Potier duc de Gesvres et de Tresmes
; mais dès la minorité de Louis XIV, il n'est pas de partisan qui n'ait ses
lettres de noblesse, un fief dont il porte le nom, et une terre titrée qu'il
léguera à son fils. Si certains morts revenaient,
disait-on, et s'ils voyaient leurs grands noms portés, et leurs terres les mieux titrées, avec
leurs châteaux et leurs maisons antiques, possédées par des gens dont les
pères étaient peut-être leurs métayers, quelle opinion pourraient-ils avoir
de notre siècle ?[111] Il y a tant de confusion à cette heure, dit M.
d'Aiguebonne ; j'ai marié ma fille à un gentilhomme
qui a trouvé moyen d'acheter le marquisat de Varambon ; ses enfants passeront
pour être de cette maison-là[112].
Les nobles demandaient de ne pas être astreints à faire l'hommage
en personne, à cause des terres qui relèveraient des
seigneuries possédées par personnes ignobles[113]. En effet, la féodalité
nouvelle a singulière tournure. Le marquis de Resnel se trouve vassal d'un
apothicaire, qui exige la foi et hommage dus à sa qualité de suzerain.
Service achète le marquisat de Sablé, de la maison de Montmorency ; et
vainement les seigneurs qui en relèvent, jurent de
le jeter dans la rivière s'il prétend les obliger à quelque devoir
envers lui[114].
Le fait se produisit plus d'une fois ; des gentilshommes de famille ancienne,
mais peu fortunés, se trouvèrent fréquemment sous la suzeraineté nominale,
sinon effective, d'un ancien paysan, d'un huissier ou d'un tailleur.
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