L'armée du vice et les criminels. — Absence de sécurité à Paris et dans les provinces. — Habileté des voleurs, leur audace. — La répression ; maladresse de la police, le guet, la maréchaussée, les prévôts. — Insuffisance du nombre des agents, manque de cohésion. — Chacun doit se garder lui-même. — L'extradition. — Police secrète et politique. — L'instruction criminelle. Arrestations. — Influence des découvertes modernes sur la recherche des coupables. — Les monitoires. — La question préalable, le serment religieux. — La poursuite des crimes mise en adjudication. — Inconvénients des degrés d'appel, transferts des prévenus.Nul ne connaît l'effectif actuel de l'armée du vice, encore moins pourrait-on conjecturer ce qu'il devait être sous Louis XIII, et tenter de déterminer aux deux époques, la proportion des coquins aux honnêtes gens. Obligés de renoncer à toute comparaison entre le nombre des crimes commis annuellement en France, sus le ministère de Richelieu, et à la fin de notre XIXe siècle, statistique que Dieu seul est en mesure de faire, nous connaissons du moins le chiffre des crimes et délits dénoncés aujourd'hui aux autorités judiciaires : environ 350.000 par an, sur lesquels 140.000 sont abandonnés comme insignifiants, ou se terminent par une ordonnance de non-lieu. Restent 210.000 actes, connus comme tombant sous le coup de la loi. Combien en comptait-on il y a deux cent cinquante ans ? Peu nous importe de l'ignorer ; puisque lors même qu'un document ancien, fort hypothétique sans doute, prétendrait nous l'apprendre, nous ne saurions pas pour cela si le nombre plus ou moins grand des poursuites judiciaires tient à la moralité plus ou moins grande de nos aïeux, ou à la police plus ou moins exacte du prédécesseur de Louis XIV. Sur la criminalité moderne elle-même les calculs nous semblent un peu vains : le total des infractions constatées a-t-il faibli ? S'est-il élevé ? on aurait tort de se réjouir ou de s'affliger, puisque l'on ne peut dire au juste lesquels font relâche des gendarmes ou des voleurs. Mais un détail de notre statistique contemporaine est gros de conséquences : sur les 210.000 faits délictueux ou criminels, relevés à la charge des classes dangereuses par ce qu'on pourrait nommer les classes protectrices, magistrats et policiers, il en est 45000, c'est-à-dire plus d'un sur cinq, dont les auteurs sont demeurés inconnus. Ajoutons à ces 45.000 affaires qui n'ont été suivies d'aucune répression, celles, peut-être moins nombreuses mais plus graves, qui restent ensevelies dans le silence et le secret, mettons en regard des troupes disciplinées de nos agents de police, civils ou militaires, et des moyens d'information dont ils disposent, la maréchaussée souvent platonique et le guet insuffisant de la première partie du XVIIe siècle, et nous serons effrayés de l'impunité dont les méchants ont dû jouir à cette époque, et de l'audace qu'elle a dû leur inspirer. On tue, vole et massacre ici partout, jour et nuit, si impunément que c'est pitié, dit Gui Patin, en 1640. Il parait assez aisé de faire assassiner quelqu'un moyennant deux ou trois cents pistoles. Sitôt le soleil couché, on était attaqué dans les rues de Paris. — Messieurs, dit un particulier entouré par des voleurs dès cinq heures du soir, en hiver, vous ouvrez de bonne heure aujourd'hui ! On se résout enfin à sévir ; on pend les voleurs, vingt-quatre heures après qu'ils sont pris, par trois, quatre, cinq et six à la fois, et néanmoins il en reste toujours grande quantité. Le Parlement se plaignait que la
sûreté fût moindre à présent (1634)
que pendant les guerres civiles, où les
marchandises arrivaient plus aisément à Paris. C'est une chance pour les
paysans qui apportent des vivres que de n'être pas détroussés dans les
faubourgs, où journellement des meurtres sont commis. Aussi les gens qui
logent vers Luxembourg ne rentrent-ils que
bien armés et accompagnés d'un dogue. En province, on n'entend parler que de
maisons assiégées et dévalisées, les grands chemins sont le théâtre des plus
hardies entreprises : témoin un juge de Périgord, enlevé par vingt-cinq
hommes masqués qui le tiennent trois mois renfermé dans un château fort, pour
lui extorquer une somme de Celui-ci a tantôt un état, tantôt l'autre ; il sait plusieurs langues et se donne aujourd'hui pour Allemand, demain pour Espagnol. La figure couverte d'emplâtres, vêtu en gueux, un enfant suspendu à son cou, il est mendiant ; il serait aussi bien avocat, manouvrier, gentilhomme ou laquais. Celui-là débite des drogues, enseigne la nécromancie, se dit médecin du roi de Perse, contrefait l'aveugle, marche sur des béquilles, joue de la viole, danse sur la corde, fait des sauts périlleux. Un autre s'applique de faux bras, tandis qu'il se sert des vrais, dans les foules, pour couper les bourses. Car le classique coupeur de bourses est tout aussi fort que nos pickpockets ; ce n'était pas sans des leçons multiples qu'il devenait expert en cet art difficile. Il fallait, avant de pratiquer en public, savoir couper les cordons avec tant de dextérité qu'on n'entendit pas même tinter une sonnette, attachée tout exprès à la bourse de la victime. C'est à cette condition que l'on est admis dans une bande de brigands émérites, comme celle de Petit-Jacques, — un des chefs les plus célèbres — dont les affidés, divisés en maîtres, compagnons et aspirants, comme une honnête corporation de travailleurs, quelques-uns porteurs d'oreilles postiches pour remplacer celles que le bourreau leur a enlevées, mais tous gars solides, la plupart braves, s'en vont le panache au vent en quête de bons coups, et n'ont pasteurs pareils pour fabriquer de fausses clefs, ou arracher sans bruit les serrures. Contre ce puissant peuple d'irréguliers, ennemis de la
propriété et de l'ordre nécessaire, bandits ou filous, traîneurs d'épée sans
maitre, trafiqueurs de vieux habits, vagabonds, chercheurs
de repue franche, la société n'était pas organisée pour la lutte. Le chevalier du guet, dit le premier président du
parlement, doit veiller pendant la nuit sur la ville
; il a nombre d'archers sous ses ordres, lesquels ne rendent aucun service et
ne font aucune fonction. Et s'adressant à cet ancêtre de notre chef de la police municipale, que Le mieux était de se garder soi-même, à l'exemple de ces messieurs du Marais qui chargèrent les filous, et leur enjoignirent de ne plus voler aux environs de la place Royale ; aussi ce quartier fut-il quelque temps un lieu d'asile. Les règlements qui prescrivaient aux commissaires de quartier de faire une exacte recherche des mal-vivants, deux fois par semaine, à jour fixe, comme dans une opérette populaire, paraissant inefficaces aux bourgeois, ceux-ci se mirent de leur propre autorité à exécuter des patrouilles, placèrent des sentinelles dans les rues, et organisèrent des postes de vingt hommes prêts, à la première alerte, à courir sus aux voleurs. En province, c'était pis encore ; La difficulté des communications était avantageuse aux criminels. Ils n'avaient plus, il est vrai, la ressource de ces franchises, qu'ils trouvaient au moyen âge sous les voûtes de certaines cathédrales ou dans l'enceinte de quelques abbayes. On n'eût pas obtenu du gouvernement de Louis XIII des mandements royaux, tels qu'on en voit encore sous François Ier, prescrivant aux représentants de la force publique de réintégrer dans ces asiles des homicides qu'ils avaient osé y appréhender. Mais il restait aux coupables une facilité extrême de se dérober par la fuite. De ces deux troupes ennemies : celle des violateurs de la loi, celle de ses défenseurs, la dernière a, depuis deux siècles, perfectionné son armement et sa tactique beaucoup plus que l'autre. Elle s'est d'abord augmentée et disciplinée ; la monarchie absolue travailla longuement à améliorer sa police et y parvint, c'est un hommage qu'il faut lui rendre ; autant, sous Richelieu, elle est éparpillée et sans direction, autant elle est compacte et hiérarchisée sous Louis XVI. Les découvertes contemporaines servirent ensuite singulièrement l'action de la justice : les chemins de fer furent plus utiles aux poursuivants qu'aux fuyards. Avec le télégraphe et la photographie, quelques heures d'avance et quelques lieues de poste grassement payées ne permettent plus au coupable de se jouer de la vindicte sociale. Les progrès de la médecine, de la chimie, de dix autres sciences, rendent certains délits et certains crimes moins fréquents, en les rendant plus difficiles à commettre ou à cacher : tels les empoisonnements, la fausse monnaie. Par le changement des conditions de la vie moderne, des lois, des mœurs, l'escroquerie savante sous mille formes diverses a dû se multiplier ; au contraire, les suppressions d'enfants, les coups et blessures suivis de mort, les vols de grand chemin (il en passe à peine aux assises une quarantaine par an), ont dû décroître. Par l'échange international des accusés de droit commun,
entre la plupart des pays civilisés, il n'est presque plus de patrie pour les
coquins. Sous Richelieu, pour se saisir d'un malfaiteur réfugié à Avignon, il
fallait passer par l'ambassade de France à Rome, et obtenir la permission de
Sa Sainteté ; pour la principauté d'Orange, il fallait s'adresser à Richelieu possédait en effet une police politique aussi bien organisée que la police de sûreté était défectueuse. Il payait 42.000 écus par mois un Espagnol qui lui révélait les délibérations du conseil de Madrid. L'argent était déposé aux environs de Fontarabie, dans un égout, où l'on trouvait en échange des rapports sur les projets et les alliances du cabinet de Philippe IV. Le sieur Testu, capitaine et chevalier du guet de Paris, qui fait, comme on vient de le voir, une guerre si bénigne aux voleurs et aux assassins, dispose d'une escouade de donneurs d'avis, et adresse tous les cinq ou six jours au cardinal des rapports de police secrète. Le lieutenant civil Moreau rend compte de ce qui se passe dans la ville, au Parlement, signale principalement les pamphlets — drogues de Flandres, dit-il — et déclare, avec une conviction qui ne se dément pas, à chaque libelle nouveau, que c'est bien le plus méchant et le plus abominable qui ait encore été vu. Il n'est pas jusqu'au prévôt de l'Ile-de-France que l'on utilise en l'expédiant en province, sous prétexte de régler des questions financières, mais en réalité pour y voir les serviteurs du Roi et ceux qui ne le sont pas et opérer des arrestations politiques. Les papiers personnels du premier ministre nous montrent
bien des gens, que l'on croit ses ennemis, lui fournissant des armes contre
leurs propres amis. Beaucoup de déclarations spontanées et gratuites émanent
aussi de solliciteurs qui désirent ainsi se faire bienvenir, ou de personnes
qui, étant déjà en place, avaient voué leur très
humble service à Monseigneur, et s'empressaient de lui faire connaître
ce qu'ils pouvaient apprendre qui dût l'intéresser.
De là à chercher à apprendre quelque
chose, il n'y avait qu'un pas, vite franchi probablement. Ce petit espionnage
de bonne volonté était précieux pour le maître. Les moines voyageurs et
quêteurs lui étaient d'un bon secours, il ne dédaignait ni de les entendre ni
de les payer. Il recherchait fort les renseignements fournis par les
hôteliers et loueurs en meublé de la capitale, les valets et servantes de
fonctionnaires et de courtisans — la cuisinière de Tréville touchait sur sa
cassette L'entourage intime du souverain n'était pas le champ le
moins important des investigations quotidiennes du cardinal ; il employait à
cette besogne les favoris qu'il plaçait auprès du prince : Baradas,
Saint-Simon, Cinq-Mars, durent accepter successivement ce piteux métier. Le
dernier devait répéter chaque jour au ministre tout ce que le Roi lui disait jusqu'aux bagatelles. Pour plus de sûreté, il
faisait espionner son espion par le premier valet de chambre de Sa Majesté,
comme il tenta de faire espionner une autre de ses créatures, le cardinal de Mais cette surveillance ne s'exerçait qu'en matière
politique : l'instruction criminelle des procès vulgaires, qui
n'intéressaient point le repos de l'État,
mais seulement la sécurité des particuliers, n'avait ni cette souplesse ni
ces raffinements. Arrêtés et écroués un peu au hasard, et non par un de ces
exempts sagaces, porteurs du billet —
l'invitation courtoise de se rendre à Dans les causes légères, on s'en rapportait volontiers au serment prêté sur les Saints Évangiles, prêtre messe chantant. Dans les causes légères ou graves, quand ces moyens moraux ne suffisaient pas à produire dans l'esprit du juge une conviction suffisante de l'innocence du prévenu, on avait recours à la torture. — Question préparatoire. — Quand on songe qu'elle n'a été abolie que sous Louis XVI, que des siècles éclairés comme le XVIe, humains comme le XVIIe, où la magistrature précisément comptait de si bons esprits, l'ont supportée avec un cœur tranquille, on est forcé d'admettre que l'habitude abrutit la raison, et l'on se sent envahi par une immense indulgence pour les abus des temps présents et futurs. Les juges, sous Richelieu, n'approuvaient pas, en principe, cette institution : ils reconnaissaient tout ce qu'il y avait d'injuste à tourmenter et à rompre un homme, de la faute duquel on doutait encore. Mais ils continuaient à user de cette procédure en qui pourtant ils ne croyaient plus. C'est une dangereuse invention, écrit un président de Toulouse, que celle des tortures, qui semblent plutôt un essai de patience que de vérité ;... l'innocent avouera ce qu'il n'a pas fait, le coupable n'avouera pas ce qu'il a fait ; d'où il advient que celui que le juge a torturé pour ne pas le faire mourir innocent, il le fait mourir innocent et torturé. Un autre mode d'information, moins inique mais aussi dangereux, qui dénote la faiblesse de la société vis-à-vis de ses adversaires, c'était la mise en adjudication des poursuites de certaines catégories de crimes, affermées à un traitant qui recherchait les coupables à sa guise, et recueillait les bénéfices de leur condamnation. |