PRÊTRES, SOLDATS ET JUGES SOUS RICHELIEU

 

LA JUSTICE.

CHAPITRE IV. — LA PROCÉDURE ET LE PRIX DE LA JUSTICE.

 

 

La chicane, règlements de juges ; difficultés venant de l'organisation judiciaire ; responsabilité du gouvernement. — Difficultés venant de la loi ; variétés des textes ; jugements selon l'équité. — Vœux de la nation ; peu de remèdes efficaces sont proposés pour améliorer la procédure. — Les épices ; frais de procès, taxes arbitraires et excessives des dépens. — Les plaideurs, sollicitations et menus présents aux juges ; l'esprit de la chicane. — Les amendes et leur emploi. — Les consignations et les ventes judiciaires.

 

Par tout ce qui précède on conçoit que l'ancienne procédure devait être extrêmement compliquée ; chacun sait par cœur les satires dont elle a été l'objet, et il n'est que trop aisé de trouver dans l'étude minutieuse du règne de Louis XIII de quoi renchérir sur ce que l'on a dit avant nous en prose ou en vers. Ce n'étaient pas comme aujourd'hui un ou deux dossiers, voire un ou deux cartons, qui suffisaient à contenir les pièces d'un procès ; c'étaient des sacs que les gens de loi portaient à leur ceinture, de vrais sacs et en bon nombre, que l'on transportait sans cesse de chez le procureur au Palais, du Palais chez le conseiller rapporteur ; et chacun de ses sacs avait coûté de grosses sommes, et souvent les sacs réunis représentaient un capital dont l'intérêt eût fait vivre une honnête famille. Mais ne faut-il pas tenir compte aussi de ce que cette procédure homérique, cette admirable chicane, ces chefs-d'œuvre de factums piochés par d'infatigables procureurs, c'était le droit individuel tout entier, droit ombrageux, entêté, rude, mais respectable, base d'une nation de citoyens ? Un peuple plaideur n'est pas un peuple esclave.

Si les conflits perpétuels des particuliers entre eux, et de l'État avec les particuliers, nous apparaissent jadis aussi vifs et aussi longs, si la recherche du bon droit revêt une forme aussi laborieuse, le gouvernement en porte une large part de responsabilité, mais non la responsabilité tout entière. On ne peut se refuser à voir dans cette anarchie légale, où justiciables et juges se livrent de si coûteuses batailles, un de ces tempéraments de l'absolutisme qui contiennent le secret de sa durée.

Des vices de la procédure dans la première partie du XVIIe siècle, les uns ont pour cause l'organisation judiciaire, les autres la loi elle-même. J'ai vingt-sept procès sur les bras, dit un financier en 1625, et j'ai de quoi les faire durer tous vingt-sept ans. Tous les jours une instance commence devant un tribunal, et s'achève devant un autre ; les déclinatoires pour incompétence sont la monnaie courante de la chicane. Le marquis de Beuvron, voulant faire casser le mariage de sa fille, intente une action à son gendre devant le parlement de Paris, fait ensuite évoquer l'affaire au parlement de Dijon (sous prétexte d'intervenants), puis au parlement de Provence, enfin voyant qu'il va perdre son procès, obtient d'être jugé au Conseil ; et force sa partie, qu'il promène ainsi à travers la France, à revenir dans la capitale. Orante, dit La Bruyère, plaide depuis dix ans entiers en règlement de juges, pour une affaire où il y va de toute sa fortune. Elle saura peut-être dans cinq années quels seront ses juges, et devant quel tribunal elle doit plaider le reste de sa vie. Il n'y a pas, dans cette boutade d'un moraliste, autant d'exagération qu'on aimerait à le supposer. Élever soit entre le lieutenant civil et le lieutenant criminel, soit entre le siège ordinaire et le lieutenant des maréchaux un conflit de juridiction, obtenir commission au grand conseil avec défenses de faire procédures de part et d'autre, est un moyen fréquemment employé pour arrêter le cours des poursuites criminelles. Au civil, les incidences, appels d'incidents, récusations, inscriptions de faux, sans compter les décrets de la Cour, les mémoires et productions, en réponse desquels pleuvaient des contredits, ne sont que jeux pour le plaideur endurci. Tout cela s'enlevait assez facilement, mais comme les deux adversaires en usaient de même, ils n'en étaient pas plus avancés, au bout de plusieurs années.

L'un se fait donner, par un arrêt, le pouvoir d'emprisonner l'autre, mais celui-ci se pourvoit aussitôt d'un second arrêt qui défend aux parties d'exécuter le premier, et les choses demeurent en l'état. En bien des cas, il est loisible de s'adresser indifféremment à diverses juridictions ; si l'un des plaideurs portait son affaire devant le tribunal A, l'autre se rendait aussitôt à la barre du tribunal B. Pour reconnaître ce bon procédé, les tribunaux A et B donnaient raison chacun à leurs plaignants qui se trouvaient ainsi avoir un arrêt chacun, chacun une formule exécutoire, et pouvaient requérir des huissiers pour se contraindre réciproquement. Il n'est pas rare de voir aux prises deux cours souveraines, aux attributions mal délimitées, qui, s'obstinant dans leurs décisions, lançaient leurs foudres contre quiconque y mettait obstacle.

La confusion qui existait entre ce que nous nommons aujourd'hui droit civil et droit administratif avait d'autant plus de conséquences, en ce temps-là, que presque tout se faisait en vertu de titres spéciaux, par ordre, permission et au nom du Roi, avec des lettres patentes signées de lui ou des arrêts de son conseil. Le pouvoir exécutif se trouvait ainsi engagé sans cesse par quelqu'un de ses actes, et il fallait se prononcer entre des gens armés d'autorisations et de privilèges contradictoires. Le gouvernement, débordé de ce côté par les juges, envahissait lui-même le prétoire par ces lettres d'évocations, connues sous le nom de committimus, dont jouissaient un si bon nombre de personnages grands et petits, et en vertu desquelles presque tous les officiers de finance, de justice, des eaux et forêts, des gentilshommes, des ordres religieux, et jusqu'à de modestes fonctionnaires comme les archers d'un commissaire des guerres, pouvaient transporter à la barre du grand conseil, à Paris, tous les procès où ils étaient parties principales ou intervenantes, et se dérober ainsi aux juridictions ordinaires. Cette intervention de l'omnipotence royale se manifestait d'une façon plus brutale encore lorsque des arrêts du conseil privé venaient suspendre une instruction commencée, ou arracher à un parlement une affaire en instance, soit pour la faire juger ailleurs, soit pour ne pas la juger du tout : telles étaient ces lettres d'État qui permettaient à un débiteur de remettre à peu près indéfiniment le payement des obligations contractées par lui.

Ces abus sont à la fois les plus graves et les plus récents de ceux qui incombent à la monarchie absolue. A l'inégalité des Français devant la loi s'ajoutaient, et la diversité des lois elles-mêmes selon les provinces, qui toutes avaient apporté leur vieux code du moyen âge dans la France modernisée, et la jurisprudence parfaitement indépendante des magistrats qui créait des lois à côté de la loi. Cinq cent trente coutumes principales ont été imprimées dans le Coutumier Général du XVIIIe siècle ; mais il en restait bien davantage d'inédites : la Gascogne seule en contenait une centaine. Cette abondance rendait obscures les questions les plus simples, ou plutôt il n'y avait plus de simples questions. Pour l'homme de palais ces règles locales étaient un thème à citations inépuisables : N'êtes-vous pas las, disait un président à un avocat qui allait de Bourgogne en Saintonge, de Provence en Normandie, vous avez voyagé par toutes les provinces de France ?

Aux coutumes se mêlait le droit romain, ici intact, là corrompu, puis le droit canon, législation spéciale établie par le christianisme pour mettre ses principes en pratique dans la société, et sur le tout se greffaient les ordonnances monarchiques, une encyclopédie, l'œuvre de cinq siècles, en partie remaniée ou, si l'on veut, défigurée par le pouvoir judiciaire. Dans un procès jugé à Toulouse, tous les conseillers d'une chambre se trouvaient d'un avis unanime, et leur avis était diamétralement opposé à l'ordonnance. Les tribunaux de tout rang se sentent les coudées franches pour s'inspirer, comme nos jurys actuels, non du sens étroit de la loi, mais des idées générales d'équité et parfois de l'impression publique ; surtout quand ils sont tenus, comme en Normandie, d'opiner publiquement, à haute voix et à tour de rôle. De là tant de décisions, non pas toujours injustes, mais souvent illégales, qui faisaient jurisprudence.

Loin de se plaindre de cette introduction de la magistrature dans le domaine législatif, les États généraux demandaient seulement que de semblables arrêts fussent motivés. Peu de moyens pratiques sont d'ailleurs proposés par les représentants de la nation, en 1614, pour la réforme de la procédure : le tiers demanda l'abréviation des procès et la diminution des frais, vœux toujours exprimés, jamais exaucés complètement, puisque nos chambres contemporaines délibèrent encore, cent ans après la Révolution, sur des améliorations de même nature. Dieu me fera peut-être la grâce, dans ma vieillesse, disait Henri IV, de me donner le temps d'aller deux ou trois fois par semaine au parlement, comme y allait le bon roi Louis XII, pour travailler à la prompte expédition des procès. En 1789, quelques mois avant la chute de la royauté, Louis XVI créait une commission de magistrats exclusivement chargée de la même besogne !

Malgré les codes de Louis XIV, les volumes entassés des jurisconsultes, les railleries des poètes et des philosophes, la lassitude du public, on n'avait en deux siècles trouvé aucune solution à cet éternel problème de juger vite tout en jugeant bien. Une refonte générale des lois et de la justice s'imposait ; mais nul en France n'eût osé la proposer, à plus forte raison l'accomplir. On se borna à décider qu'après trois ans de cessation de poursuites, les affaires seraient supprimées du rôle : jusqu'alors, les causes, une fois présentées, n'étaient jamais prescrites ; si bien qu'au bout de soixante ou quatre-vingts ans on contraignait des héritiers, quelquefois les sixième et septième, à reprendre des procès rancis qui surpassaient la mémoire des hommes. Les procureurs ou leurs veuves réclamaient des frais de justice vingt ou trente ans après la fin d'un procès, lorsque toute vérification était impossible ; on leur marqua un délai de six ans au bout duquel leurs créances devinrent caduques.

Que la procédure fût longue, c'était un défaut, qu'elle fût embrouillée, c'était un mal (le mal dont souffre tout organisme judiciaire qui se transforme lentement à travers les âges) ; mais qu'elle fût devenue, par son prix exagéré, un objet de luxe ou une cause de ruine, parfois l'un et l'autre, c'est un vice contre lequel l'histoire a le devoir de protester avec d'autant plus de vivacité que la justice est, de tous les services publics, celui qu'un État organisé doit le plus évidemment à tous ses membres ; la justice gratuite est un bien social nécessaire, et à coup sûr plus indispensable que ne l'est par exemple l'instruction gratuite. Cet abus n'avait pas l'excuse de l'antiquité, il ne remontait pas au delà du XVIe siècle ; c'est alors qu'on se mit à vendre ce qu'auparavant on donnait. Les juges, dit un personnage de Rabelais, mettent au pressoir des châteaux, des parcs, des forêts, et de tout en tirent l'or potable. — Ils tireraient de l'huile d'un mur, reprend son interlocuteur. Dès le début du règne de Louis XIII chacun sentait tout ce qu'avait d'étrange le système en vigueur. Puisque le prince est débiteur de la justice, écrivait un président au parlement de Toulouse, il la doit fournir et rendre gratuitement, et non pas faire acheter au peuple ce qui lui est . Mais ce discours serait bon en la république de Platon, car en toutes celles qui sont à présent au monde, la coutume contraire a depuis longtemps prévalu sur la raison. Richelieu lui-même s'écrie : La vénalité du détail de la justice monte à si haut prix, qu'on ne peut conserver son bien contre celui qui le veut envahir qu'en le perdant, et pour le payement de celui qui le doit défendre. Il est bien vrai qu'on voyait constamment à cette époque des gens se ruiner en procès, ou renoncer à se faire rendre raison, faute d'avoir de quoi poursuivre.

Ces épices, gratifications bénévoles que les plaideurs offraient dans le principe à leurs juges, sont désormais taxées. De facultatives, elles sont devenues obligatoires. Un magistrat, renommé pour son austérité, se contente de quelque objet de la profession du plaignant : le verrier devra donner une belle coupe de cristal, la corporation des violons, une aubade ; ce couvent dira des prières pour le rapporteur et sa famille. Mais ce n'est point d'une si idéale monnaie que se paye l'immense majorité des juges. Pour le recouvrement d'une amende de trente sous, remarquent les États de Normandie, on fera un voyage de 50 lieues ; cela s'appelle 15 ou 20 écus pour la course. Les lieutenants des vicomtés prennent pour leurs vacations trois fois plus de salaires qu'ils ne doivent, et font ces vacations deux fois plus longues qu'il ne faut.

Pour un seul acte on fait cinq ou six articles de dépens séparés : tant pour le conseil, tant pour le mémoire, pour l'assignation, pour la copie, pour la présentation, pour la journée, pour le parisis, pour le quart en sus, etc. On s'imagine être à la Comédie italienne, et voir Scaramouche hôtelier compter à son hôte : pour le chapon, puis pour celui qui l'a lardé, pour celui qui l'a châtré, pour le bois, pour le feu, pour la broche. C'est là où les procureurs trouvent le mieux leur compte ; tel article qui n'est que de 10 deniers coûte quelquefois 8 sous de taxe. Il se commettait tant de fraudes sur ce chapitre que deux jeunes procureurs avaient un jour taxé des frais de voyage, dans un jugement rendu par contumace. La plus futile sentence d'un tribunal de village coûtait une vingtaine de livres, dans un siège important la meilleur marché allait à quatre-vingts.

Aussi est-ce merveille de voir les sommes s'arrondir lorsqu'on totalise. Un procès en séparation du lieutenant de l'élection de Saintes et de sa femme coûte 6.000 livres au mari, qui le gagne. En matière criminelle, les frais ne sont pas moindres : les consuls de Marvejols (Languedoc) font un procès à un seigneur du voisinage, véritable brigand féodal ; les dépenses qu'ils sont obligés de supporter montent à 29000 livres. Le détail des tarifs, quand on l'examine, ne paraît pas trop élevé : trois quarts d'écu pour un interrogatoire, dix sous pour une confrontation de témoins ;... mais on ne s'y conformait pas toujours, surtout on trouvait moyen de multiplier ces petits ruisseaux de manière à les transformer en avantageuses rivières. Une condamnation à mort, aussi économique que possible, fait débourser à la partie civile, lorsque le criminel n'a pas de quoi se faire exécuter à ses frais, des notes qui ne s'élèvent pas à moins de trois ou quatre cents livres, et où figurent des articles tels que ceux-ci : A l'exécuteur, pour se faire panser et médicamenter... aux chirurgiens qui ont pansé et médicamenté le dit exécuteur. Les parlements, de loin en loin, modéraient les dépens des juges subalternes ; la cour de Paris réduit un jour à 42 livres les vacations d'un bailli qui s'était taxé à 400, à 28 livres la taxe de 200 que s'était attribuée un procureur fiscal. De 1183 livres, chiffre auquel se montaient des frais d'inventaire (y compris 130 livres de dépense de bouche), la taxe descend, après révision, à 93 livres. Rien d'étonnant si, dans ces conditions, les ventes judiciaires étaient ruineuses, si, au Châtelet, plus de quinze référendaires s'occupent exclusivement des dépens. L'engeance des sangsues judiciaires suce d'autant plus âprement qu'elle est plus nombreuse, et qu'elle a payé le privilège de sucer. En créant de nouveaux officiers, le Roi, pour éviter les plaintes des anciens, dont la part de bénéfices eût été diminuée puisqu'un plus grand nombre de mains allaient puiser dans la caisse commune, augmentait en bloc toutes les épices, de sorte qu'en définitive c'était la nation qui payait.

Cependant la vénalité des charges n'est pas seule cause du renchérissement de la justice. Au conseil privé où les places ne s'achetaient pas, les épices devaient précéder le jugement ; on faisait payer d'avance, on contraignait les parties à consigner avant que de voir le procès. Un parlement de province se justifiait en ces termes par la bouche de son procureur général : Quand il plaira à S. M. donner aux officiers de ses parlements de bons appointements, j'avouerai qu'il est juste de supprimer les épices ; en attendant que ce bonheur advienne, il ne faut pas mettre l'ongle dans nos ulcères.

Mais le peuple ne se lassa pas de réclamer ; il s'habitua à la vénalité des charges, à leur hérédité, qui ne blessaient que le sens commun — blessure d'ordre moral et spéculatif ; — il ne put prendre son parti de voir que le tribunal demeurât presque inaccessible aux petites bourses ; c'était là une plaie matérielle, de celles que l'habitude ne rend pas moins douloureuses. Le Code Paysan des révoltés de Bretagne, en 1675, portait que la justice sera exercée par gens capables qui seront gagés ainsi que leurs greffiers, sans qu'ils puissent rien prétendre des parties. Vers le milieu du XVIIIe siècle, où les épices étaient évaluées à 29 millions de livres par an, pour l'ensemble du royaume, tous les esprits sages opposaient à la pesante procédure civile la justice gratuite des marchands, si prompte et si bonne. Le gouvernement de Louis XIII reconnaissait que les épices, c'est-à-dire l'intérêt privé, étaient de nature à entraîner certaine partialité de la part du juge, puisqu'un édit de 1630 créait, dans chaque présidial, un président sans casuel, à traitement fixe, auquel il eût été interdit d'accepter une seule miette de cet opulent gâteau que ses confrères se partageaient si avidement, afin, disait l'ordonnance, que, n'ayant point de préoccupations personnelles en toutes les procédures, il fût plus porté à retrancher les abus, et tenir la main à l'accélération des affaires. Cette mesure, louable en apparence, mais qui ne reçut pas l'ombre d'un commencement d'exécution, n'était d'ailleurs, par une ironie singulière, qu'une création fiscale de charges nouvelles. Les juges continuèrent à rendre la justice par devoir, et à la rendre chèrement par métier.

Notre magistrature du XVIIe siècle, en effet, et ce n'est pas un de ses caractères les moins curieux après ce que nous venons de dire, demeurait juste. Nulle part elle n'est accusée, dans son ensemble, ni de concussion ni même de faiblesse. Ici ou là, on signale des désordres passagers et partiels. Mais les chroniqueurs transmettent en même temps à la postérité des faits tout opposés : tel conseiller au parlement, recevant d'un individu auquel il avait donné gain de cause, un magnifique présent de gibier, le jette par la fenêtre sur la tête du donateur ; tel autre à qui un gentilhomme offre un mulet allant fort bien le pas, chasse cet animal à coups de bâton. Un plaideur, qui avait adressé un sac d'argent à un magistrat de Rouen pour avoir sa faveur, est mandé à la barre, tancé, condamné à 300 livres d'amende, et le contenu du sac, ouvert sur le bureau, est envoyé aux hôpitaux. Un seigneur tombé dans la disgrâce de Richelieu, écrit bien au premier ministre : Mes procès tournent mal par l'opinion que mes parties mettent en l'esprit des juges que c'est vous rendre service que de me les faire perdre. De pareilles bassesses seront de tous les temps. Mais le sentiment de la justice n'est pas né d'hier en France ; et il mérite d'autant mieux d'être apprécié, chez nos pères, que les distinctions sociales semblaient plus puissamment solliciter les complaisances, et que les mœurs judiciaires semblaient les supposer.

Les menus présents, offerts par les justiciables, qui choquent notre délicatesse peut-être un peu hypocrite, étaient encore de règle ; l'usage en remontait au moyen âge. C'est un chapitre qui fait don d'un barbeau, pêché dans sa rivière, à M. l'official, afin de le disposer en faveur des chanoines dans une cause qu'il devait juger ; c'est une corporation, en procès pour l'impôt du sel, qui envoie deux de ses membres porter des cadeaux à Mme de Bragelogne, femme du commissaire instructeur. Me Talon (avocat général), lit-on dans les registres d'une ville du Maine, sera ajouté sur le rôle des personnages de Paris auxquels il est envoyé des chapons. La nature des politesses variait selon les régions : en Navarre, les jambons sont le grand article de séduction vis-à-vis de ceux dont on recherche les bonnes grâces ; dans le centre, ce sont des confitures ; en Bourgogne, quelque poinçon d'un cru renommé ; mais on ne voit pas que les magistrats trempent, selon le mot d'un satirique, leurs jugements dans ces tonneaux de vin.

Les sollicitations sont une bien autre affaire ; sur ce point les Plaideurs de Racine ou le Lutrin de Boileau n'ont rien inventé. J'ai eu environ quatre-vingts juges à solliciter, écrit un plaignant, et pour avoir entrée chez eux ce n'est pas aisé. J'ai été chez plusieurs, pendant deux mois de séjour, plus de vingt fois avant de les voir. Le président Le Coigneux, allant s'établir à Saint-Cloud, disait : Qu'importe ! les plaideurs viendront me chercher en quelque lieu que je sois. Les plus intègres de la robe tiennent à cette affluence ; c'est leur cour à eux, la marque extérieure de leur domination bourgeoise ; elle flatte leur vanité privée en même temps que leur amour-propre personnel. Les grands seigneurs, les princes, sont astreints à ces multiples visites, indice d'une sorte d'égalité que nous avons déjà eu occasion de signaler. Le duc d'Elbeuf fait de sa main neuf copies de la même requête qu'il adresse à neuf membres du Parlement. De fiers gentilshommes vont avec leurs femmes, leurs amis, leurs parents, voir entrer leurs juges, sans doute leur dire un dernier mot avant qu'ils prennent séance. Ces démarches semblent un pur acte d'hommage et ne sentent point l'intrigue ; elles sont au reste faites tout ostensiblement par les deux parties. Si les adversaires sont gens de condition, chacun va à la ville, de conseiller en conseiller, avec une escorte de famille, formant une troupe énorme, dont le chiffre doit parfois être limité par des arrêts.

Faire passer des placets, s'assurer qu'ils seront bien remis, être recommandé par un clerc au maître secrétaire et par celui-ci au patron, rechercher auprès des magistrats des tenants et aboutissants dans une longue suite de générations, jusqu'au quinzième degré de parenté, connaître leurs goûts, leurs habitudes, leurs passions, ne reculer devant aucune combinaison, même la plus insignifiante, la plus baroque ou la plus risquée, si elle offre des chances de succès, c'était la besogne usuelle du plaideur. Et si tant d'honnêtes gens l'ont librement acceptée, pendant tant d'années, et pour des sujets si frivoles — une rente de neuf livres sur un four banal, en Berry, suscite un procès qui dure dix ans, — il faut avouer que le goût de nos pères pour la chicane dut être bien réel et bien ardent, et que les vices de la procédure ne tiennent pas seulement aux institutions, mais aussi aux mœurs.

Comme les frais de justice, les amendes étaient la propriété des tribunaux qui les édictaient ; dans la plupart des sièges seigneuriaux elles étaient données à bail à un adjudicataire qui se chargeait de les recouvrer à ses risques et périls ; dans les sièges plus relevés les juges s'en réservaient la disposition. Les recettes de ce genre étaient appliquées, tantôt à des dépenses administratives — avec l'amende infligée à une fille libertine on pourvoit aux frais de conduite d'un galérien, — tantôt à des œuvres pieuses ou charitables, à des remboursements d'emprunts faits par la cour, à son chauffage, à la buvette de messieurs les conseillers, parfois à toutes ces diverses destinations ensemble et le plus souvent à l'entretien, à la restauration du palais de justice ou de la prison. Les contribuables estimaient que la justice leur était assez onéreuse pour se suffire à elle-même ; les députés de Bresse refusent de payer les réparations du présidial de Bourg, par ce motif que : si Messieurs, au lieu de se partager les amendes, les avaient employées à la réparation de leur palais, ils en auraient un fort beau.

Les consignations judiciaires n'étaient pas centralisées en une caisse nationale unique ; chaque tribunal avait son trésorier indépendant, dont le principal souci paraissait être de faire rapporter le plus possible à une charge qu'il avait achetée dans ce but. On protestait assez haut contre plusieurs financiers véreux qui avaient acquis ces offices de receveurs en diverses provinces. Il n'est pas facile, en face des contradictions permanentes des édits royaux, de savoir si ces trésoriers avaient ou non le droit de faire valoir à leur profit les deniers de leur caisse ; un arrêt du conseil leur permet de prêter cet argent à intérêt, pendant qu'un autre recommande à des contrôleurs-vérificateurs, créés tout exprès, de les en empêcher avec soin.

En réalité, tous faisaient la banque, quelques-uns l'usure, parfois en lutte, mais le plus habituellement d'accord avec les commissaires des saisies réelles, fonctionnaires de nouvelle invention, chargés de la garde et de la gestion des immeubles judiciairement séquestrés.

La procédure en matière de saisie immobilière était un des points les plus faibles de notre ancienne législation. Ce n'est pas encore, malgré des réformes multiples, l'un des meilleurs titres de notre Code ; mais ce qui la rendait jadis bien plus complexe, c'était le régime même auquel étaient soumis les immeubles selon leur nature, leur origine, leur position géographique, régime qui donnait aux débiteurs vingt façons de frauder leurs créanciers, et aux officiers de justice indélicats cent moyens de frustrer à la fois les créanciers et les débiteurs.