La solde, ce qu'elle est, comment elle est payée. — Les vivres et l'entretien des troupes. — Situation matérielle du soldat. — Systèmes adoptés pour la nourriture des hommes. — Logements et cantonnements, pas de casernes. — Transports militaires, train des équipages. — Entretien des régiments à l'étranger. — Hygiène de l'armée, ambulances et hôpitaux militaires. — Invalides, frères lais ; mortes-payes, vétérans. — Administration, inspection et contrôle ; commissaires des guerres et intendants d'armée. — Fraudes et abus ; passe-volants. —Le budget de la guerre ; grands besoins d'argent.Il en restait bien davantage encore dans l'intendance. — L'armée est sur pied, elle est imposante ; à sa tête sont des officiers d'une bravoure extrême. Les citadelles sont en état de se défendre ; les canons sont prêts à tirer ; rien n'est fait encore, car tout peut se défaire en quelques semaines, si l'on n'y prend garde. Il faut les payer, ces hommes engagés pour si petit gain, des mains avides interceptent leur solde au passage. Il faut nourrir les armées ; pour les nourrir, il faut non seulement de l'argent, mais du blé, de la viande, etc. ; or il est souvent plus aisé d'avoir des écus d'or que des miches de pain ; et il est encore moins difficile, en ce temps, de fabriquer le pain que de le conduire à ceux à qui il est destiné. Ce n'est pas tout : il faut des hôpitaux pour réparer les soldats cassés, certains services sanitaires pour prévenir les maladies qui les usent, sans profit pour l'État. Il est bon enfin que, devenus vieux ou invalides, on ne les abandonne pas sur le pavé, parce que la sécurité de l'avenir inspire davantage le goût du métier. Tout cela eût été impossible à un homme ordinaire ; tout cela se résout, pour un ministre du génie de Richelieu, par une question d'argent. Encore faut-il, pour faire vivre le militaire, ne pas tuer le civil — la poule aux œufs d'or ; — que le budget de la guerre n'écrase pas le budget de l'État, au point d'anéantir l'État. Quand on a l'Europe sur les bras, ce sont des questions qu'on n'a pas le temps de se poser ; l'histoire les pose, admire, mais se permet certaines réserves. Le chiffre de la solde varie extrêmement, selon les années, parce que tantôt elle consiste seulement dans le prêt, — ce terme est déjà en usage, — tantôt elle comprend le prêt et les vivres. En 1697, on donne au soldat 3 sous par jour, en 1630, on lui donne 9 à 10 sous, mais il doit se nourrir à ses frais ; le gouvernement ne lui fournit que le pain de munition. On appelait montre le jour de la paye, sans doute parce que le capitaine devait faire voir ses hommes au commissaire chargé d'en vérifier le nombre. Par extension la paye elle-même se nomma montre. Rangés sur les remparts de la ville spécialement destinée à cet objet, les hommes émargent à tour de rôle, en regard de leurs noms, sur de grands parchemins, où ils sont alignés comme sur le terrain, en plusieurs colonnes. En principe la montre avait lieu tous les mois. Plus tard, pour diminuer ses charges, le gouvernement espaça de plus en plus les montres ; il donna pour trente-six jours seulement, puis pour quarante-cinq, la somme qu'il donnait d'abord pour trente jours ; ce qui réduisit la solde de moitié. On peut leur faire considérer, s'ils réclament, qu'il n'y a point de troupes en Europe payées sur ce pied-là. Vers la fin du règne, on ne donnait plus à l'armée que trois ou quatre montres par an ; elle ne touchait donc plus de quoi vivre ; d'où la nécessité de la faire hiverner aux frais des paysans, avec des désordres incroyables. A ceux qui demeuraient assidûment
dans leur garnison, on donnait, deux fois par an, une indemnité de 6 à
Aujourd'hui, L'État, après avoir hésité, pour nourrir l'armée, entre deux systèmes qu'il pratiqua successivement : l'un qui consistait à acheter les vivres à un munitionnaire, et à les fournir aux hommes en nature, l'autre par lequel il donnait aux soldats de l'argent pour se nourrir, finit par s'arrêter à un troisième qui demeura en vigueur jusqu'à la fin de la guerre de Trente Ans. Il mit l'entretien des soldats à la charge des villes, des provinces où ils stationnaient ; et remboursa les États provinciaux et les municipalités de leurs avances, au moyen de deux impositions : les quartiers d'hiver et les étapes, recouvrées sur tout le territoire français, en même temps que les tailles. Une ordonnance sur les étapes avait tracé quatre grandes brisées, qui sillonnaient On obligea chaque capitaine à avoir un vivandier pour administrer les vivres au prix des marchés. Ces
vivandiers pillaient tout dans la campagne ;
il fallut les contraindre, sous peine des galères, à s'enrôler dans les
régiments où ils voulaient servir. L'État, quand il nourrissait ses troupes
en nature, était le premier à fermer les yeux sur les larcins des soldats, à
condition d'en tirer profit. Un agent du cardinal écrit très naïvement : que le prix courant du blé entre paysan et paysan est de trois
pistoles la charge, mais qu'il en a eu à deux pistoles, attendu qu'il l'a acheté
des soldats. Dans les villes assiégées, ou en rase campagne dans les
pays ruinés, il fallait bien que l'autorité militaire pourvût elle-même à la
subsistance des armées ; elle le fait assez chichement, et encore avec mille
peines. Quand les soldats ont épuisé les biscuits, percés par le milieu,
qu'ils portent à leur ceinture, ils doivent se sustenter avec une livre de
riz par deux ou trois hommes. Dans les garnisons, où ils ne vivent qu'au jour la journée, dès que l'argent leur manque, si les officiers ne leur en prêtent plus, ils sont réduits à n'avoir pas de pain, car de crédit chez les bourgeois il n'en faut point parler pour eux... Souvent on avait du blé, mais aucun moyen de le réduire en farine. Heureusement le soldat français n'était pas difficile et se contentait de peu. Il n'en était pas de même des régiments étrangers, des Anglais par exemple que nous avions à notre service, sous la régence d'Anne d'Autriche : huit sous par jour et le pain ne suffisent pas, à cette nation carnassière, parce qu'elle n'est pas satisfaite du pain de munition, n'y étant pas accoutumée, et en ayant toujours eu d'autre. D'organisation administrative, aucune trace, pas même un
léger embryon. Aussi, à peine la guerre commence-t-elle, guerre préparée
pourtant de longue main, que les vivres font défaut ; à tout moment on a
besoin de l'assistance des particuliers. Tout le monde se mêle des
approvisionnements : magistrats, évêques, secrétaires du Roi, ambassadeurs à
l'étranger. Inutile de dire que Richelieu s'en occupe personnellement, et
dans les plus minutieux détails. Ce ministre qui, dans la plénitude de sa
puissance absolue, doit appeler encore le Roi à son aide pour fixer le prix
du pain, et régler la distribution, est amené à supputer le nombre de livres
de beurre, de têtes de bétail et de barriques de vinaigre qu'il faut à telle
ou telle garnison. Un inconvénient ordinaire
à ceux qui entreprennent des marchés pour le Roi, est qu'ils promettent tout
et ne tiennent rien. Le prétexte des voleries que
font les munitionnaires, écrit le maréchal de Puis, il y avait le gaspillage. — Il ne faut que bon pain, bon vin et bon fourrage, disait le maréchal de Gassion ; le comte d'Harcourt mangeait en public, pour faire voir qu'il n'avait pas de meilleur pain que les simples soldats. Mais c'étaient là des exceptions ; la plupart des généraux voulaient avoir dans les camps un train magnifique ; et chacun s'efforçait d'imiter leur exemple. Aussi, quand on confiait, en certains cas, le soin et la garde de la farine aux principaux officiers de chaque régiment, le remède était médiocre ; certes ils ne la volaient pas, mais ils la dissipaient avec une parfaite insouciance. Le munitionnaire de l'armée de Provence tombe malade, on charge un officier de surveiller la fabrication du pain ; celui-ci s'empresse de faire faire et d'offrir au général en chef 2.000 pains avec de l'anis, 800à chacun des maréchaux, et proportionnellement à tout l'état-major. Il faut donc avouer que l'Édit royal n'a pas tort, quand il se plaint que le peu d'ordre apporté à la distribution des vivres, fait que l'on consomme quelquefois en un jour ce qui devrait suffire pour un mois entier. Souvent, nous l'avons dit, les vivres existaient, mais on
ne pouvait pas les faire parvenir aux troupes. La question des transports
militaires, si peu aisée même dans les temps modernes, crée à cette époque
des difficultés insurmontables. Ni routes, ni charrettes, ni chevaux, ni
charretiers. Par contre, énormément de bagages ; tout le monde en a,
jusqu'aux simples soldats d'infanterie, mais personne ne veut les porter. Le
capitaine devait se munir de charrettes suffisantes pour lui et sa compagnie,
mais il s'en souciait fort peu, trouvant plus simple de prendre celles qui
lui tombaient sous la main. Les officiers de tout grade avaient un volume
respectable de caisses de tout genre. Les simples fantassins, à qui il était
permis d'avoir une charrette à huit ou dix pour leurs hardes, ne s'en
contentaient pas ; on eut peine à les empêcher d'entretenir individuellement
un cheval. Et tandis que chacun montrait grand souci de ses objets
personnels, tout le monde regardait comme au-dessous de soi de s'occuper du charroi général. Richelieu dut y mettre la
main, s'initia au métier... secoua les uns, activa les autres : Faut savoir combien porte une charrette, combien pèse le
setier de blé... ; il faut des charrettes
bien faites, couvertes de toile cirée, à la flamande, pour mettre le pain et
farine à couvert. Des chariots de l'armée impériale, montés sur quatre
roues, le corps en osier couvert de cuir noir, étant tombés entre nos mains,
nous servirent de modèles. De Noyers, avec son esprit organisateur, imagina
ce qu'on nomme aujourd'hui le train des équipages. Il propose d'avoir des chevaux, des charrettes et des charretiers
supernuméraires, pour remplacer ceux qui se cassent ou meurent. Au lieu d'un
capitaine du charroi dans une armée, il en faudrait deux... ; il faut des bourreliers, maréchaux et charrons. Quelque
beau que soit un équipage lorsqu'on se met en campagne, il périt en peu de
temps, faute de tout cela. En attendant que le secrétaire d'État de la guerre eût
réalisé les vœux qu'il formait là, le transport des vivres demeurait non
seulement fort onéreux, mais bien souvent tout à fait impossible. Plus d'une
fois les soldats français auraient pu, comme les janissaires révoltés en
Orient, accourir au quartier du général, portant en signe de protestation les
marmites renversées. Il n'est. pas rare, même après une victoire, de voir
l'armée manquer de pain deux ou trois jours ; tantôt les mauvais temps,
tantôt l'absence de mulets, comme au pas de Suze, empêchent les subsistances
d'avancer. Cette rareté des vivres prend parfois les proportions d'une
véritable disette. Dans l'armée de l'Est, en 1637, la
nécessité a réduit les uns à mourir de faim, et contraint les autres à piller
du pain et du fruit dans les marchés. La bourgeoisie s'est soulevée, en a tué
quelques-uns et mis dehors les autres. Cependant la volonté du
ministre était formelle ; pour lui, traiter une contrée en pays conquis, c'était dire qu'on voulait la
traiter mieux que Plus le désir de s'annexer la ville ou la contrée est vif, plus les prévenances se multiplient ; tel est Strasbourg : J'ai été à Strasbourg, écrit de Noyers à Richelieu, pour leur présenter des lettres du Roi, et les faire bien payer de toutes les munitions de bouche qu'ils avaient fournies à l'armée. Nous l'avons fait avec applaudissements, et leur avons distribué quelques médailles du Roi, pour témoignage de l'affection de Sa Majesté envers eux. Ils les ont reçues avec de grandes marques de satisfaction, mais je n'y vois rien à espérer davantage... ; ils sont républicains, et fort amoureux de leur liberté, qu'ils croiraient blessée par le simple mot de protection. Chaque année, à l'entrée de la mauvaise saison, les
troupes étaient cantonnées dans les villes frontières, pour la durée de
l'hiver. Comme il n'existait nulle part de casernes, et qu'on n'avait même
pas idée d'en construire, puisque l'armée était destinée à disparaître à la
paix, les soldats logeaient toujours chez l'habitant. Rude charge pour la
population civile ; en Hollande, ce pays modèle de la liberté, on ne donne point de billets pour les loger. Les bourgeois
les choisissent eux-mêmes sur la place ; les uns en prennent deux, les autres
quatre, et non pas tous d'une même compagnie. Le pays donne deux sous par
jour à l'hôte, pour le logement de chacun. Ceux qui restent et qui n'ont
point été pris, sont mis dans des corps de garde. Pour l'ordinaire il n'y a
que les plus mal faits et mal vêtus qui demeurent sans logement ; quand on
les a un peu rajustés il se trouve quelqu'un qui les retire, mais on ne peul
l'y contraindre. En France, le logement était obligatoire ; et le
soldat a droit au lit, linge de table, pots,
écuelles, verres, place au feu et à la chandelle de l'hôte, selon la
formule connue. Bien que des règlements eussent défini soigneusement les
droits respectifs de l'hôte et de l'homme de guerre, que le nombre des boches et la
grosseur de la chandelle fussent spécifiés selon le grade, ainsi que les
dates de changement des draps de lit et du linge de table, cette cohabitation
donnait lieu à des plaintes perpétuelles. Le gouvernement reconnaît que
l'ustensile — le logement avec ses accessoires — servait
assez ordinairement de prétexte aux vexations ses soldats ; aussi,
faut-il voir comme chacun cherche à s'y soustraire. Sans cesse on écrit au
secrétaire d'État pour lui demander, ou lui donner ordre, d'exempter du logement des gens de guerre tel ou tel village qui
appartient à ce maréchal, cet évêque ou ce grand seigneur. Le ministre de
Noyers donne lui-même l'exemple ; il recommande à Un grand arbitraire présida, jusque vers 1638, à cette
répartition des troupes sur la surface de La question des vivres fit ainsi, sous Richelieu, un
progrès notable ; on ne peut en dire autant de la solde. La solde, c'était un
luxe ; le gouvernement traite un peu ses soldats comme don Juan M. Dimanche. On envoie une montre à la cavalerie qui est dans
Casal, dit Richelieu, mais pour l'infanterie
à qui l'on donne pain, vin et viande, on ne juge pas à propos de lui rien
bailler, que de bonnes paroles. Nul ne se
plaindra de moi que de manque d'argent, écrit Condé, et cette maladie ne se guérit point par embrassades, avec
les vieux régiments. L'État, toujours gêné, s'exécute à contrecœur ; M. de Chatillon s'en va en son gouvernement, il a fallu
payer deux mois à ses gardes dont il aura besoin. Un intendant des
finances trouve, en rentrant chez lui, un homme endormi dans sa salle et le
reconnaît. C'était un officier d'armée qui venait souvent solliciter son
payement. — Il est temps, dit-il à son
secrétaire, de chasser cet homme, il commence à
devenir trop importun. Le payement manque toujours, ou parce qu'il n'y
a point de fonds, ou parce que celui qui est destiné à cet usage est
détourné. Tout ce qui touche à. l'administration des deniers publics est
déplorable. Rien que sur les soldes des Suisses, notre ambassadeur près des
Cantons, le sieur de Castille, à qui l'on avait donné ce poste pour se remplumer, gagne en quelques années Or l'absence de solde est chose avec quoi l'on ne
plaisante pas. Les soldats de Ménillet sont nus et
misérables ; depuis le 18 mars (on
était alors au 15 novembre) ils n'ont touché
que Heureusement que les autres nations, sauf La comptabilité militaire, machine vaste et compliquée, depuis lors formée et reformée pièce à pièce à travers les siècles, n'existait pas encore. On cherche, on tâtonne ; il ne se passe pas une période de six mois, en quinze ans, où il n'y ait quelque modification fondamentale au service des trésoriers de régiments. On les supprime, on les rétablit, on les réduit à deux ou trois, on en crée trente ou quarante ; on abolit les anciennes charges, pour les faire revivre quelque temps après sous de nouveaux noms. La vénalité des offices exerce, ici comme ailleurs, ses ravages. Des emplois sans but inventés pour être vendus, et vendus au premier venu, constituent dans l'organisation nouvelle un rouage non seulement inutile, mais nuisible. Les officiers eux-mêmes, depuis le capitaine jusqu'au maréchal de France, en prenaient à leur aise avec les deniers du Roi. Forcés par l'État de faire souvent des avances, ces gentilshommes qui empruntent en leur propre et privé nom, qui mettent les bijoux de leurs femmes en gage, pour payer leurs soldats, comme fit le marquis d'Huxelles, n'étaient pas des hommes d'argent ; mais il leur semblait, en détournant à leur profit tout ou partie des sommes qui leur étaient remises pour la paye, qu'ils faisaient un emprunt à Sa Majesté, tel que Sa Majesté leur en eût fait un à l'occasion. Le Roi le sait bien, et ne s'en étonne pas outre mesure. Il défend aux officiers le séjour de Paris pendant les quartiers d'hiver, parce que la plupart d'entre eux consomment en débauches, l'argent que je leur fais donner pour leurs troupes. Le cardinal, donnant un corps d'armée à commander au duc d'Angoulême, lui dit : Monsieur, le Roi entend que vous vous absteniez de... (Et en disant cela, il faisait avec la main la patte de chapon rôti, lui voulant dire qu'il ne fallait pas griveler.) Une des fraudes principales était les passe-volants. C'étaient le plus souvent des valets d'officiers, des marchands suivant les troupes, ou des gens sans aveu, à qui l'on mettait, pour la revue du commissaire, l'épée au côté, le mousquet sur l'épaule. D'autres fois, c'étaient de vrais soldats que les capitaines se prêtaient obligeamment et réciproquement les uns aux autres, et qui passaient et repassaient ainsi sous les yeux du commissaire, comme ces personnages de comédie qui remplissent successivement plusieurs rôles dans la même pièce. Pour lutter contre cet abus, qui ne fut complètement déraciné que dans la seconde moitié du siècle, le surintendant d'Effiat déposséda les capitaines du droit où ils étaient jusqu'alors de payer leurs hommes ; les commissaires des guerres furent chargés de ce soin. Pourvu qu'on payât les soldats sur des revues certaines, vingt régiments ne coûteraient pas plus que dix, qu'on présupposait complets, et qui ne l'étaient jamais. Énergiquement appuyés par le pouvoir civil, les commissaires des guerres ne rendirent cependant pas les services qu'on s'en était promis tout d'abord. L'emploi était vénal, l'achetait qui voulait ; ni la moralité, ni la position sociale des premiers titulaires de ce poste, n'était en rapport avec l'autorité qu'on leur attribuait. Surveillants, ils eurent vite besoin d'être surveillés ; arbitres entre les officiers et les soldats, ils eurent besoin d'être soutenus contre les uns et les autres. Pour contrôler et diriger les commissaires, autant que pour donner à ces agents isolés la cohésion qui leur manquait, on créa les intendants d'armée. Ce ne fut pas par un édit spécial (que l'on chercherait vainement puisqu'il n'existe pas), mais par des nominations individuelles et successives à cette fonction, qui peu à peu se définit et se généralise. Leurs attributions : tout, sauf le commandement militaire ; l'intendant d'armée est même bien souvent intendant de la province où il réside ; c'est un proconsul. A l'avènement de Louis XIV, sa situation était légalisée ; les règlements avaient fixé ses gages, comme son pouvoir. Déjà il avait ses subdélégués, pour triturer la menue besogne, et veiller à l'exécution de ses décisions. L'intendant était pris dans ce que la robe avait de plus élevé ; par sa fortune, ses alliances, c'était un personnage ; tout différent des pauvres diables de payeurs qui grouillaient dans les bas-fonds de la hiérarchie. Par l'appui aveugle du ministère, ce personnage fut un autocrate ; par ses traditions de magistrat, cet autocrate fut un honnête homme. Il n'eut d'autre vice que le vice qu'il fallait avoir : autorité absolue sur ceux qui étaient au-dessous de lui, soumission sans bornes à ceux qui étaient au-dessus de lui. Nous disons vice, parce que pour la justice et l'administration provinciale proprement dite, confiée à l'intendant, à nos yeux c'en fut un ; mais pour l'armée, ce fut le salut ; ces civils donnèrent aux militaires l'exemple de la discipline. A la même époque, par les soins des intendants et ceux du clergé, était organisé le service sanitaire. Richelieu préférait même pour cette tâche les religieux aux laïques : Faut donner le soin de chaque hôpital à un ecclésiastique actif et zélé, au lieu de le confier à des maîtres des requêtes qui savent mieux plaindre la misère des soldats blessés, qu'y apporter remède et les faire secourir. Cependant, jusque vers 1639, il n'y eut aucun hospice militaire. Il n'y a guère non plus de médecins. Les officiers riches ont dans leur train des barbiers-chirurgiens ; le plus souvent on se contente des médecins du lieu, de quelques empiriques. Le blessé qui n'a pas de quoi se faire soigner à ses frais, a grand'chance de succomber. Les soldats, dit Arnaud, voient que dans leurs maladies on a moins soin d'eux que l'on n'en a des chevaux, lesquels on fait panser soigneusement, parce qu'on ne les peut perdre sans qu'il en coûte de l'argent pour en avoir d'autres. L'hygiène était détestable ; la mortalité par les maladies était énorme dans toutes les armées. Une troupe qui campe, dit un rapport officiel, ne peut demeurer longtemps en même lieu sans qu'il y ait une extrême infection par la saleté des soldats, les tripailles des bêtes que l'on tue, et des chevaux qui meurent. Il faut avoir des gens destinés à mettre l'ordre là dedans, car aussitôt qu'une armée a un peu pâti, il ne s'en trouve plus qui le puissent ou le veuillent faire ; les soldats le refusent absolument, et s'ils y consentent, leurs capitaines les en empêchent, en disant que cela est indigne d'eux. Les nouveaux intendants qui se donnaient des peines incroyables pour faire enterrer les chevaux morts, se préoccupèrent à plus forte raison de soigner les hommes vivants. Sur divers points du territoire, on voit des dépenses faites pour les hôpitaux de l'armée, et pour les gens et drogues nécessaires. De plus, à chaque corps, il y eut des Jésuites et des cuisiniers pour donner des bouillons et des potages, à tous les malades qui ne voulaient pas aller aux hôpitaux, un chirurgien et un apothicaire, pour saigner et secourir de médicaments ceux qui en avaient besoin. Les Pères Jésuites semblent cumuler la direction des ambulances avec la charge de l'aumônerie. Comme ambulanciers, ils avaient à leur disposition deux charrettes, des vivres et six moutons tous les jours ; comme aumôniers les susdits Jésuites devaient avoir un soin particulier de se trouver aux occasions périlleuses, pour donner des absolutions générales, après avoir exhorté et tiré des soldats des actes de douleur de leurs fautes. On s'occupait aussi des invalides ; — des estropiés comme
on les nommait — dont la destinée était lamentable. Au moyen âge, le pouvoir
civil, d'accord avec le clergé, avait créé dans les abbayes des places de
religieux laïques ; mais le temps avait entièrement corrompu cette
institution, et au XVIIe siècle on voyait souvent les abbés donner ces places
à leurs propres domestiques, en guise de salaire. La portion monacale de ces frères lais, ou oblats,
pouvait être évaluée en argent à Une maison d'invalides avait été ouverte par Henri IV, rue
de l'Oursine à Paris ; ce fut l'idée mère des Invalides grandioses de Louis
XIV, que Richelieu tenta d'ailleurs d'exécuter sous son ministère. Oublié par
l'histoire, l'essai du cardinal a droit pourtant à une mention. Par un édit
de 1633, fut établie au château de Bicêtre une communauté en ordre de
chevalerie, sous le titre de commanderie de
Saint-Louis, pour la nourriture et
l'entretènement de tous les soldats estropiés à la guerre, au service de Sa
Majesté. Le projet reçut peu d'accueil, même dans l'entourage immédiat
du premier ministre. Un seul bâtiment ne suffira pas,
lui écrivit un de ses confidents ; il y a plus de 4
à 5.000 invalides épars en France, qui accourront à Paris comme à leur asile.
Retenir ces soldats estropiés dans une maison, c'est un abus ; s'ils sortent,
ils pourront jour et nuit voler les maisons en force, se réunir, etc. Il faut
les disperser en divers édifices : léproseries, hôtels-Dieu, et autres
maisons de piété désertes, qui ne servent à rien. Le temps et
l'argent, ces deux puissants facteurs de toute entreprise, que Louis XIV eut
à discrétion, et qui manquèrent tous deux à Richelieu, ne permirent pas à la
commanderie de Bicêtre d'être fondée sur des bases durables. Au bout de peu
de temps, elle était en complète décadence. L'argent, c'est par lui que nous terminons ces chapitres militaires. Après avoir exposé dans la constitution de l'armée, toutes les difficultés qu'a rencontrées le cardinal de Richelieu, et le génie profond, la dévorante activité avec lesquels il les a pour la plupart surmontées, nous devons ajouter qu'il fut, selon l'expression vulgaire, un terrible et systématique bourreau d'argent. Si le Roi se résolvait à la guerre, disait-il à son arrivée au pouvoir, il fallait quitter toute pensée de repos, d'épargne, et de règlement du dedans du royaume... Sans argent on ne fait rien ; proposez de grands moyens extraordinaires, les Parlements s'y opposent, ils font crier les peuples ; cependant il faut, pour un temps, mépriser cela, et se laissant calomnier, passer outre... L'argent est inutile aux rois, s'ils ne s'en servent aux occasions nécessaires à leur réputation et à leur grandeur, et fermer les yeux à la dépense est le meilleur ménage qu'on puisse faire à leur avantage. Mettant en pratique ces nobles théories, le cardinal ordonne volontiers de faire tel ou tel ouvrage à graisse d'argent. Et le gouffre financier qui se creuse sous ses pas, et qui
devait aboutir à la banqueroute, ne le touche ni ne l'inquiète ; il en prend philosophiquement
son parti : Ce qui est bon pour un des maux (intérieur ou extérieur) est mauvais pour l'autre... Il faut trouver des expédients qui pourvoient à tout ; le
mieux que faire se pourra. Cependant d'année en année la misère du
royaume augmente, et la détresse du Trésor public ne diminue pas, au
contraire. Le gouvernement ne peut pas être riche quand le pays est pauvre ;
cette vérité économique prit à la gorge les ministres de Louis XIII.
Toutefois les écrivains officieux recevaient l'ordre d'expliquer et
d'atténuer de leur mieux : Bien que le Roi,
écrit Balzac, soit infiniment sensible à la misère
et aux plaintes de son peuple, il n'a pu néanmoins s'empêcher de l'amaigrir
en le guérissant. De Noyers disait bravement aux évêques de France, lors
de l'assemblée du clergé de 1641, que les peuples
contribuaient agréablement et sans aucune difficulté par la levée du quartier
d'hiver, payé dans toute On disait publiquement qu'après un an ou deux, à toute extrémité, il faudrait faire la paix ou succomber, étant impossible que l'État supportât plus longtemps de semblables charges. Le surintendant Bouthillier, informant en Ise le premier ministre qu'il avait fallu prendre l'argent des rentiers, terminait fort tristement sa dépêche : Ce qui m'afflige est que les fonds extraordinaires se peuvent dire taris, et est à craindre que les ordinaires nous manquent tout à coup en beaucoup d'endroits du royaume... Il est besoin, Monseigneur, de penser à tout cela sérieusement, et est tout à fait nécessaire de régler les dépenses selon les fonds, n'étant plus du tout possible de régler ni trouver les fonds selon les dépenses. Entre eux, les secrétaires d'État se laissaient aller à une franchise naturellement plus brutale qu'avec leur chef. Les traitants nous abandonnent, écrit Bullion à Chavigny, et les peuples ne veulent rien payer, ni les droits anciens, ni les nouveaux. Nous sommes maintenant au fond du pot, n'ayant plus de moyens de choisir entre les bons et mauvais avis. Et je crains que notre guerre étrangère ne dégénère en une guerre civile. Les renseignements de tout genre que l'on peut recueillir, les rapports de l'ambassadeur de Venise par exemple, qui observe tout du fond de son hôtel, avec de nombreux moyens d'information, nous initient au détail de cette lamentable situation. N'était-il pas possible de faire autrement ? C'est par la
mauvaise administration des deniers publics, autant que par la guerre
elle-même, que l'on a été amené à faire ce que Michelet nomme une Saint-Barthélemy d'argent. Avec un surintendant
honnête et capable, on eût dépensé moitié moins. Le siège de En effet, le budget de la guerre, en 1639, s'élève d'après
nos évaluations, d'accord en cela avec celles de Richelieu et de la plupart
des contemporains, à 86 millions, ainsi répartis : sommes entrées à Paris ou
en province dans le trésor public, et figurant avec une destination connue
dans un des chapitres du budget : Ces 86 millions, multipliés par 3 pour avoir leur valeur actuelle, représentent à peu près 430 millions d'aujourd'hui, et comme la population française était moitié moindre que de nos jours, ils correspondent à un milliard. La charge, énorme en elle-même, était presque doublée par les frais de recouvrement annuels, qui montaient à 40 millions, et par les rentes, intérêt accumulé des frais de recouvrement des années précédentes, qui s'élevaient à 28 millions. C'est là l'ombre du tableau. Quelle que soit la grandeur du but — c'est un devoir pour l'historien de le dire — l'homme d'État n'a pas le droit de l'atteindre par tous les moyens. Ce sera au lecteur de juger ce qu'il était possible de faire, avec les ressources limitées du crédit et de la fortune publique au XVIIe siècle, et de savoir si les traités de Westphalie valaient ou non le prix qu'on les a payés. |