PRÊTRES, SOLDATS ET JUGES SOUS RICHELIEU

 

L'ARMÉE.

CHAPITRE VI. — GÉNIE ET ARTILLERIE.

 

 

Nouveaux systèmes des fortifications ; bastions, demi-lunes, contrescarpes. — Construction sur un plan nouveau des citadelles conservées ; démolition des autres. — Action de Richelieu. — Prix des travaux de construction ; comment ils sont payés. — Les ingénieurs ; Pompée Targon, d'Argencourt, Pagan, de Ville. — Leurs services et leur situation dans l'armée. — Les géographes. — Garnisons des places. — Manière de les attaquer et de les défendre. — Les mines et les pétardiers. — Les officiers de l'artillerie. — Canons, leurs calibres, leurs prix. — Fabrication, fonderies de canons en France. — Grenades, bombes, pétards, fusées à croc. — Artillerie de campagne ; son peu d'importance.

 

L'art nouveau de tourmenter le sol, en y traçant des lignes creuses ou en relief — fossés ou talus — avec une irrégularité méthodique, rentre dans le domaine de la science pure. Nous ne l'étudions donc pas en lui-même, mais seulement dans l'application qui en est faite par l'État. Les bastions, les contrescarpes et les demi-lunes détrônaient, dès le XVIe siècle, les bons gros murs flanqués de tours rondes ou carrées, qui suffisaient jadis à garantir les hommes de l'impétuosité du canon. Les redoutes, les ravelins et les cornes, les plates-formes et les cavaliers, tous ouvrages en terre revêtus de brique, remplaçaient les donjons et leurs souterrains qui allaient bien loin dans la campagne. Mais la transformation se faisait lentement.

Richelieu l'accéléra. Fortifier selon le nouveau plan les villes frontières ; détruire les places minuscules de l'intérieur, souvent délabrées, toujours mal gardées ; en avoir peu, mais les avoir bonnes, tel fut son programme.

Son action se fit sentir depuis Calais et Montreuil au Nord, jusqu'à Bayonne et Toulon dans le Midi, pour remonter dans l'Est jusqu'à Metz, en suivant les limites de la France d'alors. D'Argencourt a la direction suprême à Metz et au Havre ; en Provence, Plessis-Besançon, assisté d'un intendant qui passe les marchés, se confine dans la partie technique ; le chevalier de Ville fortifie Beauvais, le comte de Pagan, Saint-Quentin. Des travaux importants furent accomplis partout ; Richelieu songea même à élever un fort au haut du Petit Saint-Bernard, et les hommes du métier eurent grand'peine à l'en dissuader. Pourvoir à ces dépenses n'était pas aisé ; on créait en Normandie une imposition à cet effet ; à Toulon, on ordonnait aux consuls de faire exécuter les travaux de terrassement par corvées ; à Metz, les habitants offraient d'y travailler gratis, ce qui permettait, avec 25.000 livres, de faire de l'ouvrage pour plus de 50.000.

Heureusement la main-d'œuvre n'était pas chère : la toise cube de maçonnerie (y compris la fourniture des pierres et de la chaux) était adjugée à 16 livres, soit 2 livres le mètre cube.

Les soldats s'accoutument d'ailleurs à mettre la main à la pelle ; obligés de transformer en quelques jours la première plaine venue en un camp retranché, avec fossés larges de douze pieds et profonds de huit, ils se familiarisaient avec les pics et les brouettes. On voit rarement des généraux, comme le maréchal de Schomberg à Veillane, attaquer une place avec six pelles et dix pics pour tout équipage ; au contraire, on invente des circonvallations nouvelles, on combine les cheminements avec sagacité. Les pionniers à livrée et les rompeurs de rocs sont dressés aux besognes délicates.

Il n'existait, on le sait, rien de semblable à ce que nous nommons aujourd'hui le génie ou l'artillerie ; aucuns corps de troupe n'étaient exclusivement chargés de bâtir les forts et de tirer le canon. Tous les officiers étaient censés connaître l'art d'attaquer et de défendre les places. Ils ne dédaignent pas pour cela l'avis des particuliers compétents quand ils s'annoncent comme possédant des secrets utiles. On les porte aux nues, s'ils réussissent ; il est vrai que s'ils échouent, les soldats ne parlent que de les assommer. Tel était Pompée Targon, à la Rochelle. Une chaîne de fer qu'il avait imaginé de tendre dans le port, n'ayant pu supporter l'effort de l'eau, Richelieu, après l'avoir prôné hautement, est le premier à se moquer de lui. Et pourtant, Pompée Targon allait inventer la digue fameuse, qui assura le succès. Modestes et dévoués, toute une pléiade de savants, militaires ou civils, servirent ainsi, soit avec des titres inférieurs — architecte des fortifications, conducteur des travaux ès armées, capitaine et directeur des redoutes, — soit même sans aucun titre. Plus tard, le Roi les récompensa par le brevet de maréchal de camp. Les de Ville, Pagan, des Aguets, Destouches, Fabre, et vingt autres, auxquels furent adjoints des docteurs en mathématiques, reconnus capables au fait des fortifications, constituèrent insensiblement, sans loi ni institution aucune, par leur valeur seule, ce corps des ingénieurs dont sortira Vauban.

Tandis que paraissent des traités sur les sièges, où le devoir des assiégeants et des assiégés est si bien indiqué, qu'il semble à la fois

Que l'on peut prendre tout, et qu'on ne peut rien prendre,

des cartes exactes et véritables sont dressées par des ingénieurs-géographes, pour plusieurs des provinces de France qui n'en avaient encore jamais eu, et pour les pays limitrophes. La topographie, le détail même de la géographie, étaient si mal connus jusque-là, qu'un personnage ambitieux put se faire donner la mission de s'emparer, sur les bords du Rhin, de. forts imaginaires auxquels il donnait un nom.

Pour faciliter à nos armées le passage des rivières ou des fossés, on invente des ponts volants, qui, démontés, se transportent sur une ou deux charrettes. Pour protéger nos places fortes contre les surprises, le ministre crée, autour des fortifications, une zone découverte de soixante mètres, où il défend de planter aucun arbre, et de semer du chanvre.

En même temps, on procédait au rasement des forteresses non situées en lieu de conséquence ; tantôt les travaux de démolition, mis en adjudication, étaient payés par l'État à des entrepreneurs, tantôt les communes recevaient l'ordre de fournir des ouvriers à leurs frais. Ce fut une mesure populaire ; avec le château voisin disparaissait pour les paroisses rurales la garnison qu'elles devaient y entretenir ; de plus, elles se partageaient les matériaux abandonnés par l'État. C'était pour elles tout profit. Mais ce n'est pas le profit qu'elles désirent ; c'est surtout l'éloignement des gens de guerre. Lors même que le Roi fait détruire leurs propres murailles, et offre les morceaux à un seigneur bien en cour, les villes sont enchantées. Il vaut mieux que la cité soit plus faible, afin que personne ne s'en saisisse, voilà ce que disent les bourgeois. Ils démolissent parfois leur château fort, à la seule annonce d'une guerre, et ajoutent : On le reconstruira après la paix ! Quelques fortifications jugées inutiles étaient à peine détruites, qu'on dut les rebâtir comme indispensables ; preuve qu'on agit en certains cas avec quelque légèreté.

Les soldats chargés de la défense des forteresses étaient peu nombreux ; seize hommes gardaient le château de Blavet, vingt-cinq celui de Boulogne. A Toulon, dans la tour massive aux murailles épaisses de vingt pieds, qui défendaient la rade, un bonhomme de gouverneur, qui est là de père en fils, n'a pour toute garnison que sa femme et sa servante, n'ayant pas reçu, à ce qu'il dit, un denier depuis vingt ans. Or, avec les progrès de l'artillerie, aucune place n'est plus imprenable par la seule vertu de ses remparts, à moins que l'assiégeant ne cherche à la prendre, comme les moines le paradis, par jeûnes et par prières, c'est-à-dire par la famine et les sommations. S'il donne l'assaut, on ne devra compter que sur la résistance des hommes et non sur celle des murs. L'assaillant ouvre la tranchée, la pousse, arrive au fossé ; il peut alors, ou le descendre à couvert selon la méthode hollandaise, ce qui est plus sûr mais plus long, ou le passer sur des fascines, et atteindre la brèche faite dans la muraille. Cette brèche, commencée par le canon, est achevée par la mine. A l'abri du feu de l'assiégé, dans l'épaisseur même de la muraille, on attachait le mineur, qui travaillait jusqu'à ce que sa mine fût prête à jouer, et ne se retirait qu'après y avoir mis le feu. Attacher le mineur, c'est la dernière période du siège, le moment des efforts désespérés. A Arras, les Espagnols descendaient la nuit, dans des paniers, des hommes armés, qui surprenaient le mineur dans son trou, et le poignardaient ; d'autres fois, ils attachaient des bombes à une corde et les faisaient crever en face de ce trou, afin que les éclats y pénétrassent. Ils tuèrent tant de mineurs qu'il n'en resta plus dans l'armée ; on dut en envoyer chercher en France. Ces mineurs, sapeurs ou pétardiers, joignaient un courage éprouvé à une longue expérience. Beaucoup venaient de Liège ; la Bretagne et la Gascogne en fournissaient aussi d'estimés. Capitaines des mines et pétardiers ordinaires du Roi méritent les gages élevés qu'on leur alloue. La plupart n'appartiennent pas à l'armée, ce sont des indépendants, comme les canonniers, et les autres officiers d'artillerie.

Bien qu'il commençât à s'établir en France des académies où l'on apprenait lé tir du canon, peu de gens s'y entendaient encore. Ceux qu'on appelait dans les provinces lieutenants de l'artillerie, étaient des fonctionnaires locaux chargés de passer les marchés de munitions, et qui ne signalaient souvent leur présence que par des exactions et des fraudes.

L'artillerie, malgré tous ses défauts, prend une importance qu'elle n'avait jamais eue ; le nombre et le calibre des canons augmentent, on invente des engins nouveaux ; un ingénieur anglais, Maltus, applique chez nous au siège de La Mothe, en 1634, l'art de jeter des bombes. Le cardinal crée une fonderie au Havre, il en confie la direction à ces mêmes ingénieurs qui avaient déjà celle des fortifications. Elle prend assez d'extension pour livrer, en 1630, cinquante pièces, de calibres plus forts qu'on n'en avait habituellement. Une fonderie privée, à Châteaulin, fabriquait en un an 200 pièces de 12 et de 6. L'État achetait aussi en Hollande des canons de la nouvelle invention. Nos boulets ne dépassaient jamais le poids de 24 livres ; et la plupart n'atteignaient pas celui de 12 ou de 18. La confection des canons est une des préoccupations les plus vives du cardinal ; on en a tellement besoin, dit-il, qu'il ne faut pas regarder au prix. Ce prix était très élevé ; et les étrangers, quand ils nous en fournissaient, ne se faisaient pas scrupule de nous tromper sur la qualité. Des cinquante-cinq pièces de fer coulé de Sedan, écrit d'Effiat, il n'y en a pas une de bonne ; beaucoup ont déjà crevé. Les Hollandais, en nous vendant des canons de cuivre, mettaient, pour y gagner plus, du bas métal dans l'alliage.

Par rapport à ce qu'elle est de nos jours, la valeur des métaux est énorme sous Louis XIII. C'est un fort bon marché de ne payer la fonte que 45 livres les 50 kilos. Les canons, sortant des ateliers du fabricant, sont achetés par l'État sur le pied de 20 sous la livre de métal. Comme une pièce de 18 pèse près de 8.000 livres, on se figure quelle dépense colossale pour le temps représenta la mise sur pied de notre matériel de guerre.

Jusqu'à l'apparition des bombes, les assiégés, qui avaient l'avantage de la position, jetaient aux ennemis du haut de leurs remparts des grenades et des pots à feu infiniment plus pesants que ceux qui leur étaient envoyés du dehors. Les grenades étaient quelquefois enfilées dans les flèches ; les pots à feu étaient toujours lancés à la main. Ces pots se cassaient en tombant, la poudre, s'enflammait, et les faisait voler en mille pièces ; ce qui causait, dit-on, un furieux fracas, mais devait faire moins de mal que de peur. Avec la bombe, tout changea ; les mortiers permirent à l'assaillant d'atteindre. les défenseurs au centre de leur ville, par une invention prodigieuse pour son effet et sa nouveauté. On imagine aussi des fusées à crocs, lancées avec le mousquet, qui mettent le feu aux lieux où elles s'attachent.

Tout l'effort de l'artillerie était réservé pour les sièges ; en campagne le nombre des canons ne s'accrut pas dans la proportion du nombre des soldats. Tandis que devant Montauban, l'armée royale avait 45 pièces, que les Rochelais en avaient 100 derrière leurs murailles, on voit des batailles rangées de 60.000 hommes où les Français n'ont à leur disposition que quatre petites pièces, et seulement pour faire ouverture dans les retranchements ennemis. Richelieu le déplorait : Il n'y a personne, dit-il, qui ne sache qu'une armée sans canons ne peut rien faire.

Mais il était plus facile de faire confectionner des pièces que de les tirer ; de ces quatre éléments nécessaires : canon, boulet, poudre et mèche, il en manquait fréquemment un, qui empêchait les autres de servir. Je n'avais pas d'artillerie, écrit Turenne ; ordre à ceux de Nancy de m'en donner. On m'a envoyé un canon et seulement trois boulets de calibre ; nous nous sommes retirés. De pareils faits se passaient vers la fin du règne de Louis XIII ; il restait donc encore pour l'artillerie, malgré l'œuvre considérable de vingt années, beaucoup de progrès à accomplir.