Le Roi, chef de l'armée, ses rapports avec le cardinal, avec les
officiers. — Ses talents militaires. — Richelieu, son autorité sur l'armée ;
comment elle s'exerce. — Le P. Joseph. — La France manque, à cette époque, de grands hommes
de guerre. Création du ministère de la guerre ; Sublet de Noyers, secrétaire
d'État. — Son omnipotence s'établit. — Maréchaux de France ; gouverneurs de
province. — Colonels généraux de l'infanterie, de la cavalerie légère, des
Suisses. — Maréchaux de camp. — Grand maitre de l'artillerie. — Grades
d'état-major : sergents de bataille, aides de camp. — Pouvoirs passagers ;
généraux d'armée et lieutenants généraux. — Cumul des charges militaires, on
le défend en vain. — Hiérarchie : rapports des supérieurs et des inférieurs.
— Carrières des officiers : les académies, écoles militaires. — Solde des
officiers ; leurs fonctions onéreuses. — Esprit militaire ; bravoure et
dévouement.
Le chef direct de l'armée, c'est le Roi ; le Roi, même
absent, est censé commander ses troupes en personne, le quartier du général
se nomme toujours le quartier du Roi. Cette
prééminence n'était pas vaine. C'est seulement à l'armée que l'histoire
rencontre Louis XIII. Ce prince, qui ne s'occupait de rien en France que de
ses oiseaux, de ses chiens et de ses chevaux, qui peignait, chantait, faisait
pousser des pois verts qu'il envoyait vendre au marché, lardait de la viande
avec l'écuyer Georges, confectionnait des châssis avec M. de Noyers et des
confitures tout seul, ce prince était brave, et aimait la guerre. Enfant, il formait
en compagnies d'infanterie ses camarades de jeux, les exerçait à la mode de
Hollande et les menait se battre à la campagne, les uns contre les autres.
Homme fait, il conserva son goût pour les choses militaires ; il ne se borna
pas à jouer du tambour avec talent, et à fabriquer des canons de cuir, il
étudia les manœuvres inventées par Arnauld, du Fort-Louis, tacticien
remarquable de l'époque ; enfermé avec Pontis, il faisait pivoter pendant de
longues heures des figures de plomb ou des bilboquets. Zélé capitaine
instructeur en temps de paix, le Roi est bon officier à la guerre. Il
n'aurait pas fallu peut-être se fier à lui pour combiner un plan de campagne,
mais il est expert à ranger en bataille une armée. Louis XIII et Louis XIV
sont aussi différents dans les camps que partout ailleurs. Non seulement sa
grandeur n'attache pas le premier au rivage, mais elle ne le fait jamais hésiter
devant une corvée. Il reconnaît des bastions, va, vient, tend les cordeaux,
s'occupe des vivres, de la paye, s'entretient avec le premier venu. De simples
capitaines, Fabert, Puységur, sont familiers avec lui, comme avec un officier
d'un grade un peu supérieur. Ce prince, si dur dans le civil, si jaloux d'autorité
en politique, est bonhomme, causeur, déférent dans le militaire.
On croit rêver quand on lit sa conversation typique avec
Saint-Preuil, gentilhomme fort vaillant, mais brelandier
; conversation rapportée par le Roi lui-même, dans une lettre qu'il adresse à
Richelieu. Étant à la fenêtre de ma galerie,
écrit-il, j'ai vu venir à moi Saint-Preuil, tout
bouffant de colère, lequel m'ayant abordé, m'a dit : Que vous ai-je fait pour
me vouloir tant de mal ? je croyais qu'il y eût quelque chose à gagner en
vous servant, mais je vois bien qu'il n'y a rien à espérer pour moi...
(Saint-Preuil, capitaine aux gardes, servait
depuis vingt ans, et ambitionnait un régiment. On lui avait préféré un
lieutenant qui n'avait que deux ans de service.) A Chantilly, reprend le Roi, la dernière fois que vous y
avez été, vous m'avez demandé de vous défaire de votre compagnie, et je vous
l'ai accordé. — Il m'a répondu : Je ne m'en
veux point défaire à cette heure. — Moi je veux
que vous vous en défassiez, et me suis tourné devers tout le monde en disant
: Voilà Saint-Preuil qui est un insolent, et qui me nie de m'avoir demandé
permission de se défaire de sa compagnie ; vous savez tous ce qui en est, et
me suis tourné vers Saint-Preuil, et lui ai dit : Vous êtes un hargneux, on
ne saurait durer avec vous ; je vous ferai donner vingt mille écus de votre
compagnie. — Il m'a répondu orgueilleusement
: Non, je n'en veux rien, ôtez-la-moi... Je
lui ai répondu : Vous seriez bien attrapé, si je vous prenais au mot, mais je
ne le veux pas. — Il m'a répliqué : Voilà
deux cent mille francs que j'ai mangés à votre service, sans que vous ayez
jamais rien fait pour moi. Je lui ai répondu : Dites cent mille écus que vous
avez perdus au jeu...
Sur cela, tout le monde s'est mis
entre nous, M. de Tresmes et deux ou trois autres m'ont mené à l'autre
fenêtre. Ensuite j'ai fait dire à Saint-Preuil qu'il s'en allât à Paris, que
je ne voulais plus avoir affaire à lui, et que je trouvais bon qu'un de ses
amis me parlât de ses affaires. Son dessein était de me faire dire quelque
chose qui le pût offenser, mais j'ai été bien sage...
Ce prince, qui n'eut pas le talent de se faire aimer de
ceux qui l'approchaient, était sensible à l'affection de ses officiers. Il
demandait un jour à l'un d'eux avec tristesse : d'où
venait que les capitaines qu'il avait faits le quittaient tous, et qu'il n'en
restait presque pas un auprès de sa personne ; il comptait sur ses doigts
ceux qui l'avaient abandonné... Sa mauvaise santé augmentait, il faut
le dire, les défauts de son humeur. L'ennui du Roi, ses accès de mélancolie
profonde, — véritable maladie qu'il dissimule, — sont la constante
préoccupation du cardinal. Le premier ministre avouait franchement à son
souverain qu'il craignait de l'embarquer en de
grands desseins auxquels de son naturel il ne se plaisait pas et pendant
lesquels il était toujours chagrin contre ceux qui l'y servaient.
Autant en effet il avait d'impatience d'entreprendre
des guerres quand il n'en avait point sur les bras, autant avait-il
d'empressement à les finir une fois qu'elles étaient commencées. Le
Roi qui, dans l'administration et la politique, laisse faire son ministre,
qui apprend par cœur, comme un élève docile, pour
les dire sans papier, des petits discours, de simples phrases qu'on
lui envoie toutes faites, se rebiffe dans les camps. Là, les rapports sont
fréquemment tendus. A la
Rochelle, Louis XIII se plaint hautement que le cardinal,
dans les conseils, prend toujours parti contre lui ; ce
qui donna lieu à ce dernier de n'ouvrir plus la bouche en présence du
Roi. Mais il se rattrapait sous main, empêchait les généraux d'aider le
prince, l'isolait, le dégoûtait de mille manières de l'exécution des projets
auxquels personnellement il était hostile. Le monarque, vexé, finissait par
lâcher prise, et retournait à Paris, en disant de Richelieu que l'armée, après son départ, ne le respecterait non plus
qu'un marmiton.
Le cardinal, bien qu'il répète souvent que de la guerre n'est pas de sa profession, s'en est
continuellement occupé, avec des abbés, des évêques et des archevêques pour
lieutenants ; il remettait aux chefs des plans de campagne de son cru, et
disait à l'un d'eux, qui se gardait bien de faire aucune objection : Voilà pour vous montrer, monsieur de Ruvigny, que le
cardinal de Richelieu, quoiqu'il n'aille pas à la guerre, ne laisse pas
d'être grand capitaine. Bien différent de Luynes, qui, réfugié
derrière un monticule appelé par dérision le plastron
du connétable, s'amusait à sceller pendant
que les autres étaient aux mains, le cardinal oubliait tout à fait, au
bruit du canon, son caractère ecclésiastique. Revêtu d'une
cuirasse couleur d'eau, et d'un habit feuille morte brodé d'or, l'épée au
côté, une belle plume au chapeau, deux pistolets à l'arçon de sa selle,
il marchait à l'ennemi, escorté de ses pages et de son capitaine des gardes.
Généralissime en 1629, en tous temps, sauf les susceptibilités personnelles
de Louis XIII, il gouvernait l'armée autant que le reste, et comme c'était le meilleur maître, parent ou ami qui fut jamais,
que pourvu qu'il fût persuadé qu'un homme l'aimait, sa fortune était faite,
il n'est pas un gentilhomme en passe d'obtenir un grade, jusqu'à celui de
maréchal de France, qui ne sollicite très humblement sa protection.
L'autorité absolue sur les généraux emportait, cela va
sans dire, la direction supérieure des opérations militaires ; elle ne fut
pas heureuse. Il n'est pas d'exemple d'un homme qui ait conduit une guerre,
avec succès, du fond de son cabinet, à des centaines de lieues du théâtre des
hostilités. Ni le cardinal ni le Père Joseph, son bras droit, ne purent
éviter cet écueil. Ils avaient beau se plaisanter l'un l'autre : Ah, voilà des soldats du père Joseph ! disait
Richelieu quand l'officier battu était un protégé du Capucin ; — Ne vous avais-je pas dit que vous n'étiez qu'une poule
mouillée, lui répliquait plus tard du Tremblay, après la reprise de
Corbie, — il était mauvais pour le général d'avoir à compter sans cesse avec
les vues de la cour. Un ministre éloigné, forcément peu au courant, qui
indique un siège, une retraite, une marche en avant, charge un familier, — l'homme
du Roi, comme on l'appelle, — de faire exécuter ses instructions, risque de
se tromper et se trompe ; d'autant que le chef effectif n'ose pas toujours
répondre, comme l'écossais Hepburn au Père Joseph qui, montrant la carte avec
son doigt, lui disait : Nous passerons la rivière là.
— Mais, monsieur Joseph, votre doigt n'est pas un
pont !
Il est juste d'ajouter que, si le cardinal se laissait
guider dans ses choix militaires par des sentiments d'amitié personnelle, que
si La Valette,
son fidèle des jours dangereux, Brézé, son beau-frère, ou La Meilleraye, son
cousin, n'étaient pas de grands stratégistes, il ne fut guère mieux secondé
par les maréchaux qu'il avait désignés en dehors de toute préoccupation de
parti. Louis XIV a eu, lui, beaucoup de chance, car ses admirateurs ne
peuvent prétendre qu'il ait formé les grands capitaines de son règne.
Richelieu n'en a pas eu.
C'est en Allemagne, sous son ministère, que se trouvent
les généraux, alliés ou ennemis de la France. Le sombre et sanguinaire Tilly, dont
les talents militaires avaient grandi dans la guerre des Pays-Bas, la seule
école d'alors ; Tortensohn, goutteux, qui commande dans une chaise à
porteurs, et surpasse tous ses adversaires par la rapidité de ses manœuvres ;
surtout Wallenstein, duc de Friedland, et Gustave-Adolphe. De Wallenstein, la
puissance prodigieuse nous apparaît à travers les exagérations du roman ; en
réalité aucun général ne pourrait se vanter d'avoir su se faire mieux obéir.
Quand le roi de Suède et lui se rencontrèrent dans cette bataille mémorable,
où Gustave trouva la mort, l'un animant ses troupes de paroles qu'il avait à
commandement, le second par sa seule présence et la sévérité de son silence,
c'était vraiment le sort de l'Europe qui s'agitait là. Pour la France, le succès d'un
allié qui devenait trop puissant était même un danger ; le gros Bullion
reflétait bien l'opinion en deçà du Rhin, lorsque, annonçant cette catastrophe
à Richelieu, il écrivait : Peut-être que ce prince
eût donné de la peine, s'il fût venu à bout de ses desseins. Et
pourtant nos victoires les plus profitables furent remportées alors par un
étranger, le duc de Saxe-Weimar. Héritier de l'armée de Gustave-Adolphe, il
conquit l'Alsace pour notre compte.
Où Richelieu fut plus heureux, où son esprit d'autorité
laissa une trace profonde, c'est dans la hiérarchie de l'armée, dont il est
le vrai fondateur, par la création du ministère de la guerre. D'après les
règlements de 1619 et 1626, un des quatre secrétaires d'État était devenu
seul chargé des choses militaires hors le royaume
; au dedans, il en partageait le souci avec ses collègues. Mais c'est par les
faits, bien plus que par les lois, que s'établit l'omnipotence de cet homme
de plume sur ces hommes d'épée. Jusqu'à Sublet de Noyers, les secrétaires
d'État, simples agents de transmission, n'ont nulle initiative, ni responsabilité.
Celui qu'on appelait le petit bonhomme, de
Noyers, travailleur tenace et ambitieux, prit le premier une importance
extraordinaire. Anticipant sur toutes les charges où
il pouvait mordre, donnant l'autorité à des subalternes qu'il dirige,
il reçoit et expédie chaque jour de nombreux courriers à tous les chefs de
corps. Rien ne se fait encore par son ordre et en son nom, mais tout, ou
presque tout passe déjà par ses mains. On commence même à adresser des mémoires
à son premier commis, pour parler, s'il lui plaît, à
M. de Noyers. Les maréchaux, les colonels généraux, et autres
administrateurs militaires, s'étonnent, s'indignent qu'un scribe, un homme de
robe longue, prétende leur faire la loi. Brézé mettra pour le faire enrager, des ordures dans les réponses qu'il lui
envoie. Allez vous faire f... avec vos f... ordres,
lui écrit-il. N'importe, il faut plier.
Et cela leur est d'autant plus dur, qu'entre eux les
hommes de guerre s'obéissent peu et à contrecœur. La hiérarchie de l'ancienne
armée féodale, où les suzerains commandaient aux vassaux, est brisée depuis
longtemps ; la hiérarchie moderne est inconnue. Le capitaine écrit bien au
soldat : Monsieur mon compagnon,
tandis que l'autre lui répond simplement Monsieur,
— jamais on n'eût imaginé d'appeler un supérieur par son grade, s'il n'était
maréchal de France, — mais en somme, dans les rapports journaliers, on se
traite suivant sa position sociale, et non selon sa situation militaire. Un
duc et pair avait parfois rang à l'armée au-dessus des maréchaux de camp, et
immédiatement après les maréchaux de France. Ceux-ci devaient obéissance à un
prince du sang.
Cette autorité des princes était, il est vrai, précaire,
les maréchaux tenaient à avoir seuls la conduite des troupes. Arrive-t-il une
brouillerie entre deux gentilshommes
de différents grades, l'un ayant très certainement
manqué à son capitaine, on les accommode
du mieux possible, en y employant quelque personnage de distinction. Pour se
faire écouter du gouverneur de Verdun, Nettancourt, son supérieur
hiérarchique, après l'avoir pressé tant qu'il a pu,
se sert de toutes les personnes qu'il croit pouvoir l'aider, sans y oublier
les Pères Jésuites.
En face de l'autorité active des maréchaux se posait
l'autorité territoriale des gouverneurs de provinces, de villes ou de
citadelles, commandants-nés des forces militaires dans leur juridiction. Le
gouverneur de province porte le titre de lieutenant
général du Roi et de ses armées. Les régiments devaient prendre de lui
l'attache et l'ordre de route,
reconnaître en un mot sa suprématie ; mais si les mestres de camp veulent
bien lui rendre cet hommage, les maréchaux le lui refusent ; et comme il n'y
a rien de positif à cet égard, ils se disputent les uns les autres, jusque
devant l'ennemi, à qui commandera.
Depuis l'abolition de la charge de connétable, — mesure
beaucoup moins importante que les historiens ne l'ont dit, — les maréchaux
vivaient sur un pied d'égalité absolue. Aux époques où l'un d'eux reçut, avec
le titre de maréchal général, la
prééminence sur les autres, il soumit à grand'peine ses collègues. Eût-il
été, comme Turenne, à la tête des armées du Roi, lorsque les autres étaient
encore au collège, nul ne parvint, avant la fin du XVIIe siècle, à faire
accepter le privilège de l'ancienneté.
Les maréchaux commandaient chacun sa semaine ou son jour,
le gros de l'armée, — nommée la bataille
— et jouissaient alors du pouvoir absolu. Mais celui qui avait levé le lièvre et poursuivait l'ennemi, voyait, on
s'en doute, de fort mauvaise grâce, un autre profiter le lendemain de ses
peines et de son travail. L'envie que chacun a du jour
et de la semaine de son compagnon produit beaucoup d'empêchements de bien
faire, disait Richelieu ; le manque d'unité dans la direction était en
effet le grand vice. Devant Landrecies sont trois généraux : La Valette, Candale son
frère et La Meilleraye
; les deux premiers se font des politesses, pour se laisser l'honneur de
prendre la place, et s'efforcent d'empêcher à tout prix La Meilleraye de la
prendre avant eux. Qu'on juge par là de l'ensemble des opérations.
Bien qu'on semble se succéder dans le maréchalat, puisque
les candidats demandent toujours le bâton vacant par une mort récente, le
nombre des titulaires n'est nullement fixe : quatre au XVIe siècle, ils sont
dix-sept en 1624 et dix en 1635.
Être honoré d'un état de maréchal
de France, c'était le couronnement ardemment désiré d'une carrière
exceptionnelle ; on n'y parvenait généralement que tard, après de longues
campagnes. L'envoi des lettres patentes parfumées au nouvel élu, la remise du
bâton par le Roi, devant lequel il prêtait serment à genoux, se faisaient en
grande cérémonie. Détail à noter : ces lettres patentes n'avaient aucun
protocole fixe ; c'était un morceau composé pour la circonstance, quelquefois
long, quelquefois court, racontant la vie de celui qui en était l'objet... Le
nouveau maréchal se faisait ensuite présenter au Parlement, par un avocat qui
déduisait sa généalogie, et faisait valoir tout ce qu'il avait de considérable. Au sortir de
là, les princes et seigneurs ses amis le reconduisaient à cheval, chez lui, où ils étaient festoyés avec grande somptuosité.
Au-dessous des maréchaux do France, mais beaucoup plus
puissants qu'eux, étaient placés les colonels de l'infanterie française, de
la cavalerie légère, des Suisses, le grand maitre de l'artillerie ; nous ne
saurions mieux les comparer qu'aux chefs de division actuels du ministère de
la guerre, en les supposant inamovibles et souverains dans leur service.
Le colonel de l'infanterie est censé colonel de tous les
régiments de fantassins. Les mestres de camp dépendent de lui ; il nomme,
alternativement avec le Roi, à toutes les compagnies, lieutenances et
enseignes des régiments entretenus ; dans chacun d'eux est la compagnie
colonelle qui porte son drapeau. C'est sous son nom que s'administre la
justice et seul il a droit de faire arrêter un militaire. Quand une pareille
charge est aux mains d'un homme tel que d'Épernon, on pense ce qu'il en sait
faire. Annonce-t-il son arrivée dans la capitale au retour de quelque voyage,
les mestres de camp et les officiers vont au devant de lui jusqu'à Étampes.
Mande-t-il un officier dont il est mécontent et qu'il veut mortifier, il
répond à sa révérence en lui tournant le dos, se met à table sans dire mot et ne le traite pas autrement qu'il ne
ferait un valet, ne lui donnant audience qu'après son dîner. On fait
pour lui plus que pour le frère du Roi : Le duc
d'Orléans entre au Louvre dans son carrosse avec le duc d'Epernon ; le
tambour de la garde se bornait à appeler selon la coutume pour Monsieur
; d'Épernon met alors la tête à la portière, crie au tambour qu'il est là et
aussitôt celui-ci bat aux champs. Le prince a beau être choqué de
l'aventure, il ne peut se montrer plus susceptible que le Roi son frère, qui,
avant de nommer un capitaine, écrit au colonel général : Je ne l'ai pas voulu admettre à cet emploi, que je n'aie
su de vous si vous le jugiez digne de le remplir... Richelieu, qui déclare
dans ses Mémoires que les droits prétendus
par le colonel de l'infanterie étaient de très dangereuse conséquence et du
tout insupportables, se résigne pourtant à solliciter de lui
des nominations.
Bien que moins puissants, les deux colonels des Suisses et
de la cavalerie légère, — on entendait par là toute la cavalerie française,
sauf la maison du Roi, — avaient chacun dans son ressort une autorité très
étendue. Comme un grand maître de l'artillerie doit pouvoir
visiter les lieux où il compte mettre des batteries, l'officier qui
avait provision de cette charge se trouvait, partout où il était, libre
d'inspecter les positions de toute l'armée et de disposer souverainement des
canons.
Il n'est pas d'autres colonels en France que ces colonels
généraux ; et ce titre est si bien supérieur dans l'opinion à tout autre, que
d'Ornano ou Gassion qui le portaient comme les étrangers, par tolérance, ne
le quittent que lorsqu'ils sont maréchaux de France.
Immédiatement après les colonels, venaient les maréchaux
de camp. Commission temporaire jusqu'au règne de Henri IV, la fonction de
maréchal de camp .était devenue sous Louis XIII un grade fixe, dont on était
investi par brevet : Le Roi, y disait-on, voulant
reconnaître... (suivait le détail des
services) a établi le sieur..., en la charge de maréchal de ses camps et armées, pour
dorénavant en jouir aux honneurs, autorités, et appointements qui y
appartiennent. Cette autorité fut grande jusqu'au règne de Louis XIV. Un maréchal de camp en 1630, c'était presque autant qu'un
maréchal de France, en 1660, époque où ce bel emploi est tellement avili, que
pas un de ceux qui le méritent n'y veulent plus demeurer et ne s'en tiennent
récompensés... Le maréchal de camp, pas plus que le maréchal de France
n'a en vertu de son titre la direction perpétuelle d'une troupe. En temps de
paix il est le plus souvent sans emploi. Il en est de même de tous les grades
conférés par brevet, major de
brigades, sergent de bataille, aide de camp (parfois
nommé aide-maréchal de camp) et maréchal des logis. Ce sont là des
situations pouvant très bien se cumuler avec le grade de mestre de camp ou de
capitaine.
Non seulement un maréchal pouvait demeurer mestre de camp,
en gardant le régiment qu'il avait avant sa promotion, mais il pouvait le
devenir, si après cette promotion il lui plaisait d'en acheter un, comme fit
Puységur ; il pouvait l'être deux fois, s'il possédait deux régiments comme
Arnaud. Schomberg et La Curée,
tous deux maréchaux de camp, sont en même temps l'un colonel des reîtres et
lieutenant des chevau-légers du Roi ; l'autre, capitaine des chevau-légers et
d'une compagnie de gendarmes. La fonction de capitaine se transmettant par
héritage, le premier venu peut se trouver capitaine, sans y penser, fût-il,
comme nous en avons vu, maitre des eaux et forêts à Montargis. Il n'y avait
en ce dernier cas que demi-mal, parce que celui qui n'était pas du métier
s'empressait de vendre une charge qu'il ne pouvait exercer. Les
gentilshommes, au contraire, tenaient beaucoup à conserver une troupe qui
leur appartenait en propre, qui avait longtemps été au feu avec eux. Ce cumul
étant destructeur de toute hiérarchie, on défendit dès 1644, aux officiers,
de quelque qualité qu'ils fussent, de tenir
plusieurs charges en la guerre ; on les mit en demeure d'opter ; mais
l'usage devait être bien enraciné, puisqu'il fut plus de cinquante ans à
disparaître.
Dans cette énumération des grades militaires sous Louis XIII,
nous omettons volontairement ces titres éphémères de général d'armée ou de lieutenant général. Général d'armée voulait
dire général en chef commandant aux maréchaux de France. Quant au lieutenant
général qui, sous Louis XIV, devint le
grade intermédiaire entre maréchal de France et maréchal de camp et subsista
tel jusqu'à nos jours, il n'est encore qu'un pouvoir
passager, qui cessait à la paix, ne donnait droit à aucuns gages spéciaux,
était porté tantôt par des maréchaux de France, sous un prince, tantôt par de
simples mestres de camp.
Aucune loi ne s'opposait d'ailleurs à ce qu'un personnage
fût nommé d'emblée maréchal de camp ou maréchal de France, sans avoir aucun
titre militaire. Il s'ensuit à plus forte raison qu'un capitaine, un mestre
de camp, un enseigne peuvent obtenir ce qu'on appelle aujourd'hui de l'avancement, en sautant d'un bond toute la
hiérarchie. Étudiant la vie de ceux qui ont occupé les plus hautes charges de
l'armée, nous voyons les uns gravir lentement chacun des échelons jusqu'au sommet,
les autres l'atteindre du premier coup, sans toutefois y parvenir plus
jeunes. Guébriant, qui fut maréchal de France à quarante ans, avait servi
comme soldat en Hollande et à Venise, était capitaine à vingt-huit ans au
régiment de Piémont, à vingt-neuf ans au régiment des gardes, à trente-cinq
ans maréchal de camp. La
Motte-Houdancourt, cornette des chevau-légers à dix-sept
ans, capitaine d'infanterie à dix-neuf ans, mestre de camp à vingt-huit,
sergent de bataille à trente et un ans, devenait à trente-deux ans maréchal
de camp et à trente-huit maréchal de France. Turenne lui-même, qui, après
dix-huit ans de service, obtint le bâton de maréchal, avait débuté comme
simple soldat et avait successivement occupé tous les emplois. Au contraire,
les maréchaux de Gramont, de La
Force, de Lavardin, n'avaient fait qu'un ou deux grades,
mais cela ne veut pas dire qu'ils eussent peu servi.
On commençait jeune le métier des armes et l'on s'y
préparait dès l'enfance ; dans la plupart des grandes villes existaient sous
le nom d'académies des écoles
militaires officielles, dont les directeurs étaient nommés et subventionnés
par le Roi ; la noblesse y apprenait l'équitation, l'escrime de l'épée et de
la pique, la bague, la voltige et les mathématiques. A l'heure où l'adolescent
du XIXe siècle prépare son baccalauréat, celui du XVIIe portait déjà le
mousquet depuis plusieurs années, et avait fait campagne. Feuquière et
Cinq-Mars servaient à treize ans, Turenne à quatorze, La Rochefoucauld à
seize, Thémines à dix-sept ; un gentilhomme de dix-sept à dix-huit ans, qui
est l'âge militaire, dit Savary, est
réputé majeur pour le fait de la guerre, et peut engager ses immeubles pour
l'achat de ses armes et de ses chevaux. Au-dessus de vingt ans, on était bien
vieux pour commencer la carrière ; d'autant plus que, quelles que soient la
fortune et la famille du néophyte, il fallait apprendre comme cadet avant
d'enseigner comme capitaine : le duc d'Enghien servit simple volontaire à
l'armée du comte de Guiche devant Charlemont.
On a beaucoup parlé des régiments commandés par des chefs
de quatorze ans ; Saint-Simon fait honneur à Louis XIV de l'obligation dans
laquelle on était à la fin du XVIIe siècle de servir quelque temps dans les
mousquetaires royaux, avant d'obtenir l'agrément du prince pour l'achat d'une
charge d'épée. Sous le règne de Louis XIII, où l'armée était loin pourtant
d'avoir la régularité qu'elle reçut plus tard, nous n'avons pas rencontré
d'exemple d'un seigneur qui ait commandé, même une compagnie, avant d'avoir
porté les armes et de s'être initié au métier par un stage actif. Et il faut
le dire à la louange du corps, ce n'était pas une hiérarchie invariable, ni
une ordonnance souveraine, qui faisait respecter cet usage, mais le bon sens
même des gentilshommes, et l'estime que chacun d'eux faisait de sa
profession.
Bassompierre, en 1613, devient colonel général des Suisses,
à trente-quatre ans, après dix-sept ans de services en divers pays ; en 1619,
maréchal de camp, et en 1622 maréchal de France. Voilà l'exemple d'une
carrière rapide, mais remplie. Elle donne l'idée de toutes les autres.
Saint-Géran sert à dix-neuf ans, devient cornette des
chevau-légers à vingt-quatre, lève à vingt-huit un régiment d'infanterie, est
promu à vingt-neuf ans maréchal de camp, et à cinquante maréchal de France.
S'il était facile à un homme valeureux de se signaler, il
ne l'était guère de s'enrichir. Quelques habiles, tenant les grandes charges,
savent en tirer parti ; le colonel de l'infanterie touche 64.000 livres.
Bassompierre se faisait 100.000 francs comme colonel général des Suisses. Ces
grands seigneurs mangeaient à plusieurs râteliers. Le grand écuyer, qui a 1 200 livres de
gages ordinaires, a 7
200 livres pour sa livrée et ses chevaux, autant pour
l'entretien de ses pages, 6.000 pour son plat
et 10.000 pour son appointement, ce qui finit
par constituer un revenu fort lucratif. Mais les autres, depuis l'enseigne
qui touche à peu près 20 sous par jour, jusqu'au maréchal de camp, qui, à
chaque paye d'un mois et demi, reçoit de 500 à 600 livres, n'ont pas
de quoi faire des économies.
La plupart des mestres de camp n'auraient pu subvenir à
leurs besoins sans les pensions de 2.000 et 3.000 livres qu'ils
recevaient en sus de leurs gages ; sans cesse on trouve dans les archives des
états de pensions que le service du roi requiert
être payées comptant, sur lesquels figurent presque exclusivement des
officiers pauvres — les riches sont effacés — pour
les aider à se disposer à la campagne. Quelquefois on lève un impôt
pour tenir lieu d'appointements au gouverneur d'une forteresse, ou bien on
lui fait don de quelque somme disponible. Ces bienfaits de diverse nature
sont plutôt des remboursements que des avances. — Bienfaits très
problématiques au reste, lorsqu'ils consistent en créances irrécouvrables que
l'État abandonne à un particulier, faute de pouvoir en rien tirer lui-même.
Richelieu dit avec franchise en plus d'une circonstance : Il faut prendre quelque personne de qualité qui veuille
dépenser au lieu de gagner. Au gouverneur d'Antibes, on propose
l'abandon du produit d'un droit féodal pendant six ans, s'il fait réparer à
ses frais les fortifications de cette place. Il accepte, mais, méfiant, tient
à ce que les lettres de don soient enregistrées au Parlement, avant de mettre
la main à la poche. Le Roi, mécontent de cette attitude, refuse de son côté
de rien faire, jusqu'à ce que le gouverneur ait déboursé.
Les appointements réguliers eux-mêmes étaient fort
irrégulièrement soldés. La
France, qui trouvait 50.000 écus pour
attirer au service du Roi un général ennemi, Jean de Wert, la France payait, comme à
regret, son propre état-major. En 1628, les maréchaux de France font au Roi
une lettre collective, sous la signature de La Châtre, leur doyen, pour demander le payement de leurs gages, tant de l'année
passée que de la présente. Un sieur Lenglé a un emploi de maréchal des
logis des armées, à 100
livres de gages ; depuis cinq ans il n'a rien touché.
Il avait, en outre, acheté, avec la dot de sa femme, une charge de
commissaire des guerres, pour 36.000 livres ; on la supprima quelques
années après, sans qu'il ait jamais reçu un sou. Le
gouverneur du château de la
Chaulme, écrit Villemontée, demande
d'être payé de quatre années de montres
qu'il évalue à 25.000
livres (y
compris la fourniture des piques) ; je lui ai
réduit le tout à 12.000
livres et soutenu que c'était son bien et son repos de
les prendre, et sortir de cette place qui lui est extrêmement à charge, et
capable de le ruiner s'il arrivait de la guerre... Monseigneur le
cardinal, dit le gouverneur de Navarreins, est très
humblement supplié de considérer que le sieur de Poyane n'a pas touché un sou
de Sa Majesté, pour l'entretien de quatre cents hommes qui sont en garnison
pour son service en cette ville, depuis cinq ans.
Le frère aîné du célèbre duelliste La Chapelle, dans la
supplique qu'il adresse, pour empêcher la condamnation de son cadet,
s'exprime ainsi : Le feu baron de Molac, notre père,
après avoir exposé cent et cent fois sa vie, reçu nombre de plaies, fait dix
ans la guerre à ses dépens, payé des rançons, nous a laissés à sa mort
chargés de 100.000 écus de dettes. Depuis le temps que je suis hors de chez moi, écrit un gentilhomme qui demande
à aller passer quelques jours dans son château, mes chétives affaires peuvent
facilement dépérir, et ma petite condition est telle, que n'ayant jamais
guère acquis des biens de la fortune dans le métier de la guerre, peu de
chose m'abat ou me relève. Ce qu'un cadet a souvent de mieux à faire,
s'il embrasse la profession des armes, c'est
de renoncer d'avance à tout héritage, en faveur de ses frères qui se chargent
de nourrir et d'entretenir, sa vie durant, lui, ses
gens et ses chevaux. Nous n'irions pas d'ailleurs jusqu'à affirmer que
les gentilshommes fussent, dans les camps, des modèles d'ordre et de
prévoyante administration ; ce serait trop demander à des gens qui risquent
leur peau au jour le jour ; ils se dédommagent des privations d'hier par les
profusions de demain. Une ordonnance royale parle des excessives dépenses
qu'ils font, de leur façon de vivre splendidement,
qui se remarque particulièrement en leurs tables...
Jusqu'à la fin de la monarchie, les considérations
d'intérêt n'empêchèrent pas la noblesse d'aller se faire tuer pour la France. Sous Louis
XIV, on voyait à l'armée neuf frères d'Imécourt, dont cinq étaient capitaines
sous les ordres de leur père. En deux générations, dix membres de cette
famille périrent à la guerre. Le régiment des gardes, depuis son institution
jusqu'à l'année 1637, avait eu dix mestres de camp, dont sept avaient été
tués à l'ennemi. Pendant la même période, sur sept mestres de camp du
régiment de Navarre, il en mourut cinq dans les combats, trois sur six du
régiment de Champagne et trois sur cinq de celui de Picardie. Ces chiffres,
vraiment extraordinaires,' n'étonnent pas, quand on voit dans le récit des
combats d'alors la bravoure que les chefs y déployaient. Ces seigneurs, qui
ne savent que devenir lorsqu'il leur faut demeurer
enfermés au logis, se sentent à leur aise au milieu de la
mousqueterie. Interrogé au procès de Montmorency, s'il avait reconnu le duc
dans la mêlée de Castelnaudary, M.de Guitaut répond avec une éloquence
inconsciente, que, le voyant tout couvert de sang,
de feu et de fumée, il eut de la peine à le connaître, mais qu'enfin lui
ayant vu rompre six de leurs rangs, et tuer des soldats dans le septième, il
jugea bien que ce ne pouvait être autre que lui... A Lutzen, Piccolomini,
général autrichien, avait sept chevaux tués sous lui, et recevait six
blessures sans se résoudre à fuir. C'est là ce que l'on appelait bien faire ;
les riches et les élégants, qui prenaient en temps de paix tant de soin de
leur corps, ne montraient pas à la guerre moins de témérité que ces vieux
braves, qui n'avaient pour revenu que leurs épées, et auxquels un coup de fauconneau
avait déjà emporté la moitié du visage.
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