Saint Vincent de Paul, Bérulle, Eudes, Bourdoise, Olier. — La
congrégation de la Mission.
— Les Sulpiciens ; l'Oratoire. — Les Jésuites ; leurs rapports avec
Richelieu. — Ordres nouveaux de femmes : Carmélites, Visitandines, Ursulines,
Filles-du-Calvaire. — Port-Royal des Champs. — Ermites laïques. — Fondation
des couvents nouveaux ; formalités imposées par l'État. — Défenses des
Parlements. — Indépendance des villes ; leur attitude à ce sujet. — Utilité
des religieux, dévouement pendant les épidémies. — Réformes des Ordres
anciens, Carmes, Augustins, Cîteaux, Cluny, etc. — Comment elle s'opère,
façon d'agir de Richelieu. — Les résultats. — On termine la querelle des
réguliers et des séculiers.
C'est au lendemain des rudes assauts du XVIe siècle que,
des diverses couches du clergé, surgissent les réformateurs. Au-dessus d'eux
tous apparaît l'apôtre moderne, Vincent de Paul, l'un des hommes qui ont
rendu le plus de services à la
France, au christianisme. Ce saint et bienfaisant génie a,
par ses fondations multiples, doté l'Église d'un patrimoine plus durable que
ses biens temporels. Il l'a enrichie de tous les pauvres, des malades, des
enfants trouvés et des vieillards abandonnés, des fous, des galériens, des esclaves,
de toute la clientèle évangélique qu'oubliaient les prélats bien rentés et
les abbés de cour.
Outre cet institut qu'il avait appelé les Filles de la
Charité, et que le peuple, dans sa justice reconnaissante,
continue à nommer les Sœurs de Saint-Vincent de Paul,
nous assistons à l'éclosion de cet Ordre dont les débuts furent si modestes,
et les œuvres si abondantes : la Congrégation de la Mission. Son but
était l'enseignement du catéchisme, son public les masses rurales, aussi dénuées que possible d'instruction religieuse.
Cette association qui, en 1625, ne comptait que trois personnes : Monsieur Vincent,
Portail, son premier disciple, et un prêtre auquel ils donnaient cinquante
écus par an, se recruta d'hommes d'élite venus des diocèses les plus divers.
Quand les premiers missionnaires quittaient leur maison pour aller de village
en village, ils en confiaient la clef à un voisin, n'ayant pas de quoi payer
un domestique ; en moins de vingt-cinq ans, les Lazaristes — on leur donna le
nom du couvent où ils logeaient — étaient devenus assez nombreux pour fournir
aux évêques un personnel capable de diriger des séminaires. Qui m'eût dit cela, s'écriait le vénérable fondateur,
j'aurais cru qu'il se serait moqué de moi ! Car ni
moi, ni le pauvre M. Portail n'y pensions pas ; hélas ! nous en étions bien
éloignés !
Vincent de Paul, nous apprend son historien, avait
l'esprit posé, circonspect, difficile à surprendre. Il
ne s'empressait jamais dans les affaires, et ne se troublait point par leur
multitude. Cette mesure, ce bon sens supérieur, qui sont un de ses
caractères distinctifs, M. de Bérulle, le fondateur de l'Oratoire français,
ne les possédait pas au même degré. Créé en 1611, l'Oratoire
comptait, quinze ans plus tard, cinquante maisons. Bérulle avait songé
d'abord à former des ecclésiastiques pour les mettre à la disposition des
évêques ; on lui reprocha d'avoir abandonné son premier dessein. Richelieu
lui représentait qu'il eût mieux valu se contenter
de quelques maisons dans les meilleures villes du royaume, en attendant que
son Ordre fût fortifié d'hommes savants et spirituels ; au lieu qu'il en
prenait un si grand nombre qu'il n'en pouvait fournir aucune.
Cela ne l'empêche pas d'avoir exercé l'action la plus
salutaire, par le rayonnement d'une sincère piété, plus encore que par
l'autorité d'une grande place.
Austérités, longues prières, grandes aumônes, sont le
partage d'Olier, le fondateur du séminaire de Saint-Sulpice, du Père Eudes,
de Bourdoise. Mais ils ne prêchent ni ces longues prières, ni ces austérités
; ils n'en prescrivent même qu'un petit nombre, dans les règles qu'ils
tracent à leurs disciples. Ce mouvement religieux ne ressemble en rien à tous
ceux qui l'ont précédé ; il frappe par son côté pratique. Il ne prône ni le
silence, ni la retraite, ni la méditation ; il ne pousse personne vers le cloître
; son but est de faire des chrétiens effectifs de ceux qui ne sont chrétiens
que de nom, y compris les clercs. La religion que l'on enseigne est, si l'on
peut parler ainsi, toute laïque, c'est-à-dire à la portée des laïques.
L'Évangile et le catéchisme sont les livres à répandre ; l'école, la chaire,
le confessionnal sont les lieux de combat des nouveaux zélateurs ; le
prosélytisme est le premier objectif de leur foi expansive. Les nouveaux
Ordres sont à peine des Ordres : Eudistes, Lazaristes, Oratoriens, Sulpiciens
n'ont d'autre costume que la soutane séculière ; et en un temps où c'était une espèce d'injure de dire à un ecclésiastique de
qualité qu'il était un prêtre, le curé Bourdoise répond au Roi, qui
lui demande de quel Ordre il est : De celui de
Saint-Pierre, tout simplement. — Je n'en ai
jamais entendu parler, répond le prince.
Olier, le plus jeune de cette courageuse phalange, avait,
depuis son enfance, une abbaye en Auvergne ; c'est là, qu'arrivé à l'âge
adulte, il brûle de se rendre pour faire des missions dans les montagnes. Il
prêche tous les jours, passe la moitié du temps à confesser, assemble les pauvres,
leur donne à manger, les sert tête nue, et se nourrit de leurs restes. Il est
moins aisé à ces saints personnages de réformer les pasteurs que les
troupeaux. C'est que les uns souffrent des abus, tandis que les autres en
vivent. Bourdoise se fait d'irréconciliables ennemis, en voulant interdire à
ses pénitents clercs la pluralité des bénéfices. Vincent de Paul a
grand'peine, en Bresse, à empêcher les prêtres d'exiger
de l'argent pour entendre les confessions des pauvres gens.
Quelques Ordres nouveaux, apparus sous le règne de Henri
IV, s'étaient développés durant la minorité de Louis XIII : les chanoines de
Saint-Augustin du P. Fourier, les Barnabites qui s'installent dans le Midi,
les Feuillants qui n'avaient que trois maisons en 1600, les Récollets ou Frères Mineurs de l'étroite observance dont le
premier établissement à Nevers date de 1597.
La plus importante des congrégations nouvelles, par le
nombre et par le talent, par l'influence qu'elle acquiert, par les sympathies
et les antipathies passionnées qu'elle inspire, ce sont les Jésuites, nés
d'hier, un instant anéantis ou supposés tels, puis ressuscités en France, par
un édit de 1603. Aucune association religieuse n'étendait le champ de son
activité sur d'aussi vastes espaces et dans des sphères aussi variées. Du
fond de l'Orient, à l'extrémité de l'Amérique, les Jésuites traduisent des
Évangiles dans toutes les langues, occupent des postes considérables, tantôt
négociants, tantôt diplomates, tantôt martyrs. Au Japon, chez le Grand Mogol,
au cap Vert et aux îles Fortunées, au Mexique, au Brésil, ce sont, au
commencement du XVIIe siècle, les vrais et seuls représentants du
christianisme nouveau. En Europe, ils dirigent la conscience des rois,
distribuent l'instruction à la jeunesse, montent dans toutes les chaires, et
publient des bibliothèques sur l'histoire, la théologie, la physique, des
poésies et des controverses. Ils empruntent à tous les Ordres ce qui avait
fait la gloire et la force de chacun d'eux : aux Bénédictins leur érudition,
aux Dominicains leur éloquence, aux Capucins leur pauvreté. En eux s'incarne
l'esprit démocratique de la primitive Église, l'esprit dominateur de l'Église
des temps féodaux ; mais le tout approprié aux temps modernes, aux
situations, aux circonstances. Nuls, mieux que les Jésuites, n'ont su
défendre la thèse
et se contenter de l'hypothèse.
Pour les contemporains de Richelieu, pour Richelieu
lui-même, les Constitutions de la Compagnie ont un aspect mystérieux qu'elles
n'ont pas tout à fait perdu dans le plein jour actuel. Une note de la main du
cardinal, en marge d'un mémoire sur les Jésuites, porte : Cette société est timentibus
leo, audentibus lepus. Il dit de l'un d'eux qu'ayant fait son quatrième vœu, il était informé de
toutes leurs lois particulières et de leurs
secrets. Il croirait volontiers aux Jésuites
de robe courte, à ceux que les Jésuites
reçoivent dans leur Compagnie pour demeurer néanmoins dans le monde. La Société avait ceci de
spécial : que ses membres n'étaient religieux qu'après les grands vœux
; que le général jouissait, en vertu d'une bulle pontificale, du pouvoir
d'absoudre de ces vœux mêmes ; que du reste ceux qui étaient admis à les
prononcer, — les profès, — qui seuls prenaient part à l'élection
du général, étaient en fort petit nombre. Par suite, quoique faisant vœu
d'étroite pauvreté, quoique assimilés à ce titre aux Ordres mendiants devant
les parlements, les Jésuites conservaient néanmoins la pleine possession de
leurs biens personnels, jusqu'à la prononciation de vœux que les uns ne
faisaient jamais, et que les autres ne faisaient qu'à un âge avancé. Ils
s'affranchissaient, en pratique, des édits qui avaient réglé leurs droits de
succession ; le concile de Trente les avait dispensés des décrets qui défendaient
aux Ordres monastiques de tenir des biens immeubles,
en propriété particulière de couvent.
Ils étaient donc à l'état d'exception unique, vis-à-vis de la loi civile,
comme vis-à-vis de la loi religieuse. A la fois riches et pauvres, et comme
Ordre, et comme individus, on les a vus toujours avoir peu et dépenser
beaucoup. Ils crochètent, disent leurs
ennemis, plusieurs bons bénéfices. A
l'occasion d'une concession de ce genre, faite pour
élargir un peu notre maison, le Père Binet remercie chaudement
Richelieu, au nom de notre petite Compagnie. Le
cardinal était médiocrement favorable à ces accroissements. Il disait au
confesseur du Roi : Faites que vos pères ne
poursuivent plus d'unions de bénéfices à leurs collèges : ce grand soin
qu'ils ont de bien fonder leurs maisons leur attire l'envie, et fait dire
qu'ils s'attendent moins que les autres religieux à la Providence divine.
Toutefois, la richesse des Jésuites est une légende. Ils
n'avaient, en 1610, que 12 ou 15.000 écus de revenu en toute la France. J'offre
de faire voir, disait le P. Coton quinze ans plus tard, que nous n'avons pas 200 francs par homme en y comprenant
vivres, vêtements, livres, sacristie, bâtiments, procès, voyages, et toute
autre dépense commune et particulière. Nous sommes prêts à en faire la preuve
; et nous nommerions plusieurs ecclésiastiques, dont le moindre lui seul a
plus de bénéfices que nous tous ensemble.
Les rapports du premier ministre avec la Compagnie de Jésus ont
toujours été moitié miel et moitié vinaigre. Ces deux puissances s'allièrent
quelquefois, se flattèrent souvent, se redoutèrent toujours, et ne se plurent
jamais. Richelieu faisait commencer à ses frais le grand autel de leur
église, rue Saint-Antoine ; il espérait gagner l'Ordre par des bienfaits. Les
Jésuites recevaient les faveurs, se confondaient en protestations, mais ne
cédaient rien. Ce que Richelieu savait faire dans l'intérêt de la politique
française, les Jésuites y excellaient dans l'intérêt de la politique
chrétienne. A l'extérieur, l'un poursuivait la grandeur de la France, les autres la gloire
de l'Église ; à l'intérieur, l'un travaillait à soumettre l'Église à l'Etat,
les autres à subordonner l'État à l'Église, c'est-à-dire les intérêts
temporels aux spirituels. Absolus, l'un par système, les autres par devoir,
ces rivaux pesaient en sens inverse sur l'esprit du Roi : celui-ci au
conseil, ceux-là au confessionnal ; celui-ci lui parlant de sa puissance sur
la terre, ceux-là de son salut dans l'éternité. Un Jésuite du nom de Jarrige,
dont j'ai parlé plus haut, prétend qu'au moment de la prise de Corbie par
Jean de Werth, la joie fut si grande au collège de Bordeaux, qu'une dizaine
de Pères firent un feu de joie clandestin, sous la voûte de la chapelle, avec
quelques fagots et les balais de leurs chambres, et que le provincial fit
rayer des litanies de chaque jour la prière que l'on faisait pour le Roi : Hostes superare.
Il est difficile d'ajouter une foi entière aux assertions de ce personnage,
qui, après avoir déversé l'injure sur un Ordre où il avait passé vingt-quatre
ans, se repentit et se rétracta. Mais il est probable que des religieux, qui
avaient voué leur vie à la propagation du catholicisme, ne pouvaient voir
avec plaisir l'heureuse issue d'une guerre qui consacrait le triomphe des
protestants dans le centre de l'Europe.
Le soin des malades dans les épidémies était l'apanage des
Ordres religieux ; à Toulouse, pendant la peste de 1628, personne ne veut courir les hasards de l'assistance ; des Jésuites,
des Cordeliers et des Récollets s'offrent seuls. A Rouen, dix-neuf Capucins
meurent en soignant les pestiférés (1622).
Les Minimes d'Avallon rappelaient que la ville les avait demandés en temps de
peste, et qu'alors leurs Pères étaient tous morts.
C'est ainsi que les moines payaient leur bienvenue ! De telles alliances,
cimentées par le sang, tout au moins par d'importants services, créaient
entre le couvent et la cité des liens qui paraissaient respectables. Il n'est
pas mauvais de le rappeler en effet, ce n'est pas seulement par dévotion,
c'est par
intérêt que les populations attiraient et maintenaient dans leurs
murs ces religieux et ces religieuses. Ce n'est ni la volonté royale, ni
l'autorité des évêques qui ont déterminé le mouvement de piété d'alors. Ces
couvents que peuple la parole de quelques missionnaires, c'est le sentiment
public qui les réclame, c'est la libre initiative des villes qui les dote.
Légalement, rien n'est plus compliqué ni plus difficile que la fondation
d'une maison nouvelle : lettres patentes, permission de construire du
seigneur suzerain, autorisation de l'évêque diocésain, arrêts du parlement
ordonnant l'enregistrement, et vingt autres formalités.
Nous ne voyons que des entraves, et aucun encouragement
officiel. Le parlement de Rouen déclare, en 1631, que depuis vingt ou trente ans se sont introduits en cette ville tant et de
si divers Ordres, surtout mendiants, que le nombre excède tout ce qui en
avait été institué mille ans auparavant ; que des rues sont presque
entièrement occupées par des maisons de religions
nouvelles. Joignant les décisions aux remontrances, il ordonnait que
les Augustins déchaussés sortiraient, dans les trois jours, de la ville et des
faubourgs. Richelieu estime qu'il est de la prudence
de S. M. d'arrêter le trop grand nombre de monastères qui s'établissent tous
les jours. Il faut, en ce faisant, mépriser l'opinion de certains esprits,
aussi faibles que dévots, et plus zélés que sages... Il défendait, par
des règlements sévères, d'en créer aucun, si ce n'est là où les évêques le
jugeraient indispensable. Et les prélats ne montraient pas plus de bonne
volonté : l'archevêque de Reims proteste contre des religieuses qui se sont
établies dans son diocèse ; le vicaire général de la Charité se plaint de
l'installation, trop proche de lui, des Cordeliers de Saint-Louis et des
Sœurs de Sainte-Élisabeth. Des Ordres anciens traitent les nouveaux en
intrus. Les Capucins cherchent-ils à fonder un couvent, les Minimes s'y
opposent, et obtiennent une lettre de la Reine mère qui demande à la ville de surseoir.
Même si l'évêque, favorable à la création projetée,
s'emploie de son mieux à la faire réussir, ses efforts demeurent infructueux
lorsque le chapitre et les curés y sont hostiles. C'est le cas des Jésuites à
Troyes ; la population est partagée. Loin de les soutenir, le Roi leur
interdit d'y rester : Je ne veux pas qu'il y ait
collège, ni maison des Pères Jésuites en ma ville de Troyes, écrit-il
au maire ; ils vous reporteront les clefs du logis
où ils sont. Cependant, un bourgeois dit avoir
vu un Jésuite au fond d'une chapelle privée prêt à dire la messe. Le
présidial informe ; on décide que si les Jésuites persistent dans leur refus
de se retirer, ils seront mis dans un carrosse, pour
être conduits au dehors, avec douceur et sûreté. En attendant, un
curé, par ordre de la municipalité, envahit leur chapelle et emporte leur
ciboire à l'église voisine.
Les villes sont absolument souveraines ; aussi libres
d'accueillir que de repousser, souvent elles ne reçoivent les nouveaux
couvents que sous conditions. Elles mettent d'ailleurs autant d'empressement
et de persévérance à obtenir ceux qu'elles désirent que d'énergie à repousser
ceux dont elles ne veulent pas. Troyes appelle dans ses murs les Ursulines,
leur achète un immeuble de valeur, et passe avec elles un traité. Avallon
fait pétition sur pétition pour parvenir à ce que
les Capucins demeurent en permanence. Plus de cent notables — parmi
lesquels pas un ecclésiastique — présentent requêtes à cet effet au
parlement, au gouverneur de province. Les échevins délibèrent dans ce sens ;
chacun fait du zèle, chacun veut pouvoir s'attribuer le succès. Ce sera un
titre à faire valoir aux élections prochaines. On acquiert alors la
popularité en amenant les Capucins, en les assistant, en devenant leur père temporel,
comme on l'acquiert peut-être aujourd'hui en les chassant, en demandant leur
renvoi.
Les Clarisses arrivent à Roquefort ; elles sont visitées
de tous les habitants, de l'une et l'autre religion, avec de grandes démonstrations de joie et offres de
service. Le conseil communal d'Angers achète un prieuré de l'Ordre de
Fontevrault ; il abandonne une rue aux Ursulines. Ailleurs on préfère les
Visitandines ; on leur offre une maison dans le faubourg. Les habitants de
Château-du-Loir font une assemblée pour solliciter à la fois un couvent de
Bénédictines et un autre d'Ursulines ; si l'évêque ne consent pas à autoriser
les deux en même temps, ils demandent au moins les premières, parce qu'ils les jugent plus utiles, et en espèrent tirer
un plus grand fruit. Les religieux Carmes et Jacobins, dit le conseil
de Nevers, ne sont point à charge à cette ville,
chacun d'eux pouvant subsister fort honnêtement avec 150 livres par an. Il
peut y en avoir douze sur le pied de cette dépense. La ville de Bourg
négocie pendant vingt ans, sans se lasser, afin de posséder un collège de
Jésuites. Elle promet une subvention annuelle de 600, puis de 1.200 livres. Le
conseil des bourgeois entretient une correspondance suivie avec le Père
provincial de Lyon, avec de grands personnages pour
avoir leur protection dans l'affaire. Les Cordeliers s'offrent bien à
régir le collège en fournissant les maîtres
convenables ; mais ce sont des Jésuites que l'on veut. Les assemblées généralissimes font des remontrances
dans ce but, députent les syndics à Dijon, à Paris, et aboutissent enfin
après mille démarches.
On se trouve en présence de gens qui savent ce qu'ils
veulent, et pourquoi ils le veulent : toujours un but utile ; tantôt c'est
pour défricher un communal inculte et malsain, tantôt c'est pour instruire
les garçons ou les filles, tantôt pour soigner les malades, pour prêcher et
remplir le ministère ecclésiastique. Ces libres et cordiales relations des
couvents avec les municipalités honorent les uns autant que les autres ; les
bons offices mutuels n'empêchent pas chacun de faire valoir ses droits : les PP. Carmes, en procès avec la commune d'Aiguillon,
ayant méconnu, dans les termes de leur requête, l'autorité des consuls,
seront à l'avenir privés de toute gratification.
Le mouvement de ce temps, avons-nous dit, poussait les
couvents vers les villes, au contraire de la vocation cénobitique qui
dispersait les premiers moines dans les champs. L'ermite, si abondant au
moyen âge, disparaît peu à peu ; on remarque, comme des singularités d'une
autre époque, ces ermites du Mans, d'Aix ou d'Amiens, qui sont reclus,
suivant les anciennes cérémonies, par un évêque ou un abbé. Quelques-uns, en
se séparant à jamais du reste des hommes, ne font aucun vœu : ce sont des ermites laïques,
qui vivent d'aumônes dans les bois. L'ermitage est souvent propriété
communale ; la ville le répare, à bon marché du reste : Avallon donne pour
cet objet 3 livres,
en 1625. Au siècle suivant, l'ermitage est vide ; un particulier le prend en
location et le fait valoir. Parmi les nouveaux Ordres de femmes, les plus
nombreux se livrent à l'éducation ; telles les Ursulines, qui comptent en France,
à l'avènement de Louis XIV, plus de trois cents maisons ; les
Visitandines, créées par saint François de Sales et la
baronne de Chantal ; et les Sœurs de Port-Royal, qui pratiquent lia règle de
saint Benoit dans sa primitive rigueur. Comment ne pas l'admirer, tout en
déplorant la tournure qu'elle prit ensuite, cette renaissance de Port-Royal
des Champs, cette famille Arnauld et cette famille Pascal, d'un ascétisme si
peu contagieux, d'un caractère si haut ? Cette Angélique Arnauld et cette
Mère Agnès, sa sœur, toutes deux jeunes, belles, instruites, uniquement
occupées du soin de leur perfection et de celle des autres, dévouées toutes
deux à une vie d'humilité dont l'éclat de leurs vertus fait presque une
gloire mondaine.
Les Carmélites aussi que ce siècle entrevoit, le Christ en
main, couvertes du voile noir et du grand manteau blanc des filles de sainte
Thérèse, derrière des grilles inaccessibles qui
menacent étrangement, dit Bossuet, tous ceux
qui approchent, ces Carmélites sont marqué leur empreinte sur ce monde
qu'elles avaient dédaigné. La venue de ces congrégations, eut pour premier
effet de rendre plus saillant le relâchement de la plupart des Ordres
anciens, et de les contraindre à se réformer. La réforme était urgente et
demandée de tous côtés, aussi bien par le clergé que par la magistrature. Il faut, disait le parlement de Paris, que l'on ne voie plus de religieux vagabonds s'abandonner
à toutes sortes de débauches, et devenir la honte de l'état monastique.
Les répressions individuelles, dirigées par le conseil d'État ou les
tribunaux contre tel ou tel, pour essayer de le
ramener à une meilleure vie, les procès faits
et parfaits aux coupables étaient insuffisants. Rétablir dans leur première splendeur et pureté des Ordres
réguliers, était une tâche au-dessus des forces du bras séculier ; d'autant
que ce bras séculier les avait, comme nous l'avons dit, privés de leurs chefs
naturels, par le système des commendes. Quel remède apporter aux désordres
d'un monastère où non seulement il ne se fait plus
aucun service divin, mais où les religieux même ont été chassés par le
prieur ? Sans offrir l'image de pareils scandales, bien des congrégations
étaient fort éloignées de leur institution originelle. Il fallait réformer à
la fois les Augustins, les Mathurins, les Carmes, les Franciscains, les
Prémontrés, les Dominicains, surtout les Bénédictins. Presque seuls, les
Chartreux s'étaient conservés en leur entier,
et n'avaient point fait parler d'eux comme les
autres.
Une tâche aussi délicate s'accomplit par un pieux zèle,
par une prière persuasive, non par des décrets royaux ni par autorité de
justice. De saints personnages, comme Vincent de Paul et Bérulle, y sont
infiniment plus propres que des maîtres des requêtes ou des conseillers
d'État. Ces fonctionnaires furent pourtant employés de préférence par
Richelieu. Députés dans les couvents, ils opéraient partout d'une façon
uniforme, mettaient de nouveaux religieux en possession de l'abbaye, et
licenciaient les anciens en leur donnant une pension qui leur permit de
vivre. Quelquefois on partageait en deux les bâtiments claustraux ; les
réformés en avaient une moitié, l'autre demeurait à ceux qui ne voulaient pas
prendre la réforme. Il y avait ainsi, dans
une même maison, deux groupes de moines entièrement étrangers, ou plutôt
hostiles l'un à l'autre, ayant chacun son grand prieur et ses dignitaires
particuliers. Situation éminemment fâcheuse ; huit ou dix ans après, il ne restait presque aucun vestige d'observance ni de
discipline régulière dans les monastères mêmes où les réformés avaient été
introduits. Un arrêt du conseil le constate.
Aussi le cardinal se faisait-il peu d'illusions sur la
portée de son entreprise. Il se console, en voyant que
le dérèglement des monastères est plus
rare qu'en ses premières années. Le mieux, selon lui, était d'établir des réformes modérées que l'on pût observer à l'aise, plutôt que d'en
entreprendre de si austères qu'on eût de la peine à en supporter la rigueur.
Quelque accommodement, fait à cet égard avec le ciel, par un ministre qui
n'avait rien d'un apôtre, beaucoup de considérations,
dit-il, donnent lieu de craindre que les réformes
qui se sont faites de notre temps ne soient pas de très longue durée.
Selon son usage, il n'avait pourtant pas hésité devant les grands moyens ;
pour mieux supprimer toute résistance, il s'était fait nommer lui-même
général de l'Ordre de Cluny, puis de l'Ordre de Cîteaux, enfin de celui des
Prémontrés. Et cela, malgré les réclamations de la cour de Rome, malgré les
protestations plus ou moins fondées des monastères qu'il voulait soumettre.
Le Saint-Siège représentait qu'un cardinal ne pouvait être général d'Ordre,
encore moins général
de plusieurs Ordres, et moins encore coadjuteur
d'un régulier. Il obtint, malgré tout, les bulles de général de Cluny,
mais le Pape lui refusa celles de Cîteaux et de Prémontré. Il s'en passa,
administra de son autorité privée le spirituel de ces deux derniers, et en
prit le temporel ; si bien que, de tous les abus qu'il voulait extirper, il
était lui-même un des plus grands, et que la première réforme eût dû
commencer par le réformateur. Les Bénédictins firent observer que les
changements, dans leur discipline, devaient être faits par un chapitre
général, et non par un homme seul, qu'ils ne refusaient pas d'obéir à des
chefs légitimement élus, mais qu'ils voulaient, selon les ordonnances, avoir
des religieux pour abbés. Richelieu avait affaire à forte partie, puisque Cîteaux
passait pour comprendre 3.500 monastères sur la surface de l'Europe. Parmi
ceux de France, plusieurs tentèrent d'échapper à la férule du nouveau
général, soit en obtenant leur sécularisation, soit en s'agrégeant à des
congrégations étrangères ; ils n'y réussirent pas. Mais, dans cette guerre de
moines, où le Souverain Pontife même était contre lui, le ministre ne
remporta que des victoires sans lendemain. Des occupations multiples, dont la
moindre eût suffi à absorber un homme ordinaire, l'empêchaient d'ailleurs
d'assurer l'exécution de tant de volontés. Un coup d'œil sur cette campagne,
à peu près avortée, montre l'impuissance de l'État hors de son domaine : la
ferveur obligatoire, la méditation légale, était une conception impraticable.
Le cardinal fut mieux inspiré lorsqu'il intervint dans la
querelle fameuse entre le clergé séculier et les Ordres monastiques, parce qu'il procéda plutôt par un accommodement que par la
rigueur du droit. Les religieux reconnurent qu'ils
n'ont pouvoir de confesser et de prêcher qu'autant qu'ils obtiennent de
l'ordinaire une permission, qui peut toujours leur être retirée. Ils
perdirent la plupart de leurs exemptions et de leurs dispenses, et furent
soumis à la juridiction épiscopale. C'était le vœu du concile de Trente, et
celui des États généraux. Le gouvernement de Louis XIII accomplit là son
meilleur acte en matière d'administration religieuse. Il mérite également des
éloges pour la pacification qu'il apporta aux querelles que des prétentions
rivales suscitaient entre les divers Ordres. Comme propriétaires fonciers, les
couvents avaient de nombreux intérêts temporels. Sans cesse, un monastère
nouveau était vassal d'un ancien : ici les Barnabites sont les seigneurs des
Cordeliers ; là ce sont les Cordeliers qui sont suzerains des Jésuites.
Généralement le couvent suzerain exigeait de l'autre des prédications et
quelques exercices du culte n'occasionnant aucun revenu ; il lui défend par
contre toute fonction plus ou moins lucrative. Les derniers venus, comme les
Jésuites, supportaient mal la suprématie de leurs devanciers (le cardinal le leur reprocha plus d'une fois)
; ils ne voyaient pas d'un œil meilleur la concurrence que les Oratoriens,
plus récents qu'eux, leur faisaient sur le terrain de l'instruction publique.
Noble émulation, à tout prendre, que cette jalousie inséparable
de la liberté, qui fécondait tant d'œuvres dont profitait la nation.
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