Ce que sont les biens du clergé ; en capital, en intérêts. — Leur valeur
en 1640 et en 1789. — Évaluation d'après le revenu territorial de la France. — Leur
augmentation par dons et legs. — Droits d'amortissement ou taxe sur les biens
de mainmorte. —Aliénations volontaires ou forcées. — Abbayes laïcisées. —
Anéantissement ou inutilité d'anciennes redevances. — Diminution du revenu de
certains biens fonciers du clergé ; augmentation de l'ensemble de ces biens.
— Don gratuit. — Décimes ; leur répartition et leur recouvrement. — Le droit
de régale ; il ne rapporte rien au Trésor. — Autres charges ; réparations des
édifices consacrés au culte ; travaux publics, aumônes obligatoires.
Deux sources forment les recettes du clergé, le revenu des
terres qui lui appartiennent en propre, la dîme paroissiale. Ses dépenses
sont le service du culte, la réparation et l'entretien des édifices religieux,
des aumônes obligatoires et un léger impôt qu'il paye à l'État sous le nom de
don gratuit.
Ces divers frais soldés, tout le surplus constitue le traitement des
ecclésiastiques.
En 1789, on ne parvint jamais à savoir exactement le total
des biens d'église, en capital et en intérêts. Ce que n'a pu faire une
assemblée, où siégeaient d'anciens agents généraux du clergé, qui avaient géré les
affaires de leur ordre pendant plusieurs années, un particulier a quelque
témérité à l'entreprendre. Chaque évêché, chaque couvent s'appliquait à
dissimuler ses revenus, afin d'amoindrir autant que possible la part d'impôt
qu'il lui fallait payer, soit à Paris, soit à Rome. A la veille de la Révolution, les
publications officielles, comme l'Almanach
royal, donnent des chiffres qu'il faut doubler, tripler ou même
quadrupler, pour avoir le revenu réel. Telle abbaye, comme Saint-Waast
d'Arras, qui passe pour rapporter, sous Louis XIII, 100.000 écus, qu'un
Recueil de 1690 estime à 150.000 livres, est marquée dans la France ecclésiastique de 1788 comme valant 40.000 livres, bien
que le duc de Lévis affirme qu'elle dépasse 300.000. Telle autre, comme
Clairvaux, qui avoue 80.000
livres de rente, à la fin du XVIIe siècle, est
inscrite dans un état de 1701 pour 9.000, et dans un autre pour 60.000,
tandis que Beugnot ne l'estime pas à moins de 300.000 francs. On se
convaincra de la fausseté des revenus annoncés, non seulement en les
rapprochant des évaluations' que fournissent les baux, les contrats, les
correspondances privées et autres documents désintéressés, mais encore en
comparant les sommes de 1790 avec celles d'un ouvrage fort sérieux de 1690.
Composé par un de ces banquiers expéditionnaires en cour de Rome,
qui, passant leur vie à manier les dossiers ecclésiastiques, étaient en
position d'être bien renseignés, ce Recueil donne pour 1690 des chiffres
presque partout égaux, et très souvent supérieurs à ceux de 1790. La livre
valant, en cette période du règne de Louis XIV, 1 fr. 50, tandis qu'elle ne
vaut pas plus de 0 fr.95 sous Louis XVI, il s'ensuit que 10.000 livres, qui
représentaient. 15.000 francs en 1690, n'en représentent plus que 9 500 en
1788, et que par conséquent les biens du clergé, dont le revenu nominal paraît le même,
auraient baissé considérablement ; à plus forte raison ceux pour lesquels on
indique, au XVIIIe siècle, un revenu nominalement inférieur à celui du XVIIe.
Comme nous savons, au contraire, par une étude attentive de la propriété
foncière en France, que l'ensemble des terres a presque doublé de valeur,
d'une date à l'autre, nous devons conclure que les auteurs de 1789 nous
trompent ou sont trompés.
Déjà le rédacteur des tables de 1690 avait commis de
grosses erreurs, utiles sans doute, selon lui, au clergé, son client. Il
suffit, pour les apercevoir, de mettre son travail en regard du Pouillé
de 1648, dressé sous les auspices des hauts dignitaires de l'Église, selon
les indications fournies par l'assemblée de 1641. Ce Pouillé est avare de
chiffres, mais le peu qu'il en donne ne saurait être exagéré. Or presque tous
les évêchés y sont côtés plus haut, en 1641, qu'en 1690. En 1641, Cahors
figure pour 48.000
livres et Léon pour 21.000 ; en 1690, Cahors ne figure
plus que pour 36.000, et Léon que pour. 8.000 ; en 1641 l'évêque de Langres
avait 40.000 livres
de revenu ; en 1690 il n'avait plus que 26.000 ; d'une date à l'autre
l'archevêché de Lyon serait tombé de 40.000 à 30.000. Les observations que
nous venons de faire pour le XVIIIe siècle s'appliquent avec autant de force
aux cinquante ans qui séparent la mort de Richelieu de la révocation de
l'édit de Nantes. Si 10.000
livres de 1690 valent 15.000 francs, 10.000 livres de
1641 valent 19.000 francs ; les revenus, exprimés en livres, doivent être
plus élevés de près d'un quart en 1690 qu'en 1641, pour donner aux deux époques un nombre égal
de grammes d'argent. De plus, la terre a augmenté de la première
moitié du XVIIe siècle à la seconde, et, ne l'oublions pas, le clergé est le
plus grand propriétaire du royaume, le premier à se ressentir de la variation
des biens immobiliers qui composent toute sa fortune.
Les chiffres qu'on lit partout ne pouvant être considérés
comme sérieux, quels sont donc les chiffres sérieux ? Là-dessus, l'histoire
est réduite à des hypothèses, mais elles confinent à la certitude, en contrôlant
les unes par les autres.
Nous ne nous occupons ici que des rentes tirées par le
clergé de ses propres domaines. Nous en connaissons quelques-unes d'une façon
certaine ; nous savons que ce monastère de femmes rapporte 300.000 livres (Jouarre), celui-ci 100.000 livres (Fontevrault) ; que le cardinal de Joyeuse
tirait annuellement plus de 100.000 livres des abbayes de Fécamp et du
Mont Saint-Michel ; que Richelieu avait 1 500.000 livres
des nombreux bénéfices qu'il possédait. Nous constatons que tel archevêché,
comme Paris, Auch, Narbonne, rapporte 100 ou 150.000 livres,
chiffres qui n'avaient rien d'exceptionnel dans l'Europe chrétienne, pas plus
au nord qu'au midi, puisque le siège de Brême valait 220.000 livres et
celui de Tolède 800000. Mais nous n'ignorons pas qu'il règne une extrême
disproportion entre les diocèses ; qu'étant évêque de Luçon, Richelieu
parlait de sa misère qui le réduisait à vendre ses meubles : Nous sommes gueux dans ce pays, écrivait-il, et moi tout le premier. Pour trouver un titulaire à
l'évêché de Grasse, le Roi doit
chercher — comme pis aller — un bon ecclésiastique
dans le pays, étant difficile que Sa Majesté en puisse prendre ailleurs, pour
cette charge qui ne valait que 4 à 5.000 francs.
Un état de 1648 calculait les revenus du clergé à 320
millions de livres — sans doute y compris les dîmes. D'autre part, aucun
prélat ne formule de total positif ; l'archevêque de Toulouse se borne à dire
qu'en l'opinion des financiers, portés à envahir le
bien de l'Église, elle leur parait vingt fois plus riche qu'elle n'est en
effet. Un mémoire fait par Richelieu, en 1625, estime que le clergé
possède le tiers des biens du royaume ; à notre avis il avait beaucoup plus
prés du quart que du tiers. Quelle est donc la rente du propriétaire d'un
quart de la France
en 1640 ? La récolte annuelle, en céréales, est aujourd'hui, année moyenne,
de 292 millions d'hectolitres. Nous pensons que, vu la superficie de la France d'alors, qui était
moindre de 7 millions d'hectares (elle en
avait 45 millions au lieu de 52), et en tenant compte des progrès de
l'agriculture et les défrichements qui ont été faits depuis deux siècles, la
surface cultivée était moindre des trois cinquièmes. Reste 116 millions
d'hectolitres de grains, et 26 millions d'hectolitres de vin, en admettant
que la récolte des pays vignobles fin la moitié de ce qu'elle est maintenant.
L'hectolitre de grain pouvait valoir 5 livres en moyenne, et l'hectolitre de vin 6 livres ; nous obtenons
ainsi (580 + 150) un total de 730
millions de livres, qui forme le produit brut de la récolte.
Un autre procédé nous donne un résultat presque identique
: aujourd'hui 14 millions d'hectares sont ensemencés en céréales ; il y en
avait alors 7 millions au plus ; or les récoltes se vendaient sur pied
pour le prix moyen de 90
livres l'hectare, soit 630 millions. De plus, le
rendement d'un million d'hectares de vignes (au
lieu de 2 millions aujourd'hui) représente 126 millions ; d'où un
chiffre de 756 millions, peu différent du précédent. Le quart de cette somme
proviendrait des terres du clergé, soit 190 millions. Déduction faite des
frais de culture, de semence, des bénéfices du fermier, il serait payé aux
ecclésiastiques par leurs tenanciers une somme nette de 70 millions. Nous
n'avons parlé ni des bois, ni des prés, ni des autres terrains. En joignant
leur rendement à celui des terres labourables et des vignes, la somme de 70
millions pourrait être portée à 75. Nous croyons que le chiffre de 75
millions doit être à peu près considéré comme le véritable, pour l'époque
dont nous nous occupons. Une statistique de ce temps compte pour le clergé
séculier et régulier 150.000 métairies, 17.000 arpents de terre, 4.000 de
vigne, et 9.000 places ou châteaux ayant haute, moyenne et basse justice. En
estimant ces derniers domaines à 2.000 livres de rente chacun avec les droits
féodaux, les terres et vignes ensemble à, 1 million, et les métairies à 350 livres pièce, on
arrive à un total de 74 millions, ce qui vient corroborer notre propre
calcul. Lorsque le gouvernement songeait à mettre un impôt du tiers sur les biens
du clergé, un traitant, nommé Barbier, offrit aussitôt d'affermer cette taxe
pour 17 millions.
Comme les personnes de sa profession prétendaient encaisser en général pour
leurs bénéfices et leurs frais de recouvrement moitié plus que ce qu'elles
versaient à l'État, et que d'ailleurs on pouvait compter sur des fraudes et
des difficultés sérieuses, ce traitant devait se flatter que la matière
imposable n'était pas inférieure à 80 ou r 100 millions. Le chiffre de 75 millions,
répartis entre 116 évêchés ou archevêchés, donnait pour chaque diocèse une
moyenne de 640.000
livres qui n'est nullement au-dessus de la vérité.
L'histoire des biens ecclésiastiques et de leur revenu,
depuis Louis XIII jusqu'à la
Révolution, en tenant compte de l'augmentation du prix des
terres, montre ce que pouvait être la fortune de l'Église au jour de sa
spoliation. Soixante-quinze millions de livres représentaient en 1640, à 5 p.
100, taux ordinaire des immeubles, un capital de quinze cents millions de
livres, ou deux
milliards huit cent cinquante millions de francs intrinsèques.
Mais la valeur de ces terres est deux fois et demie plus grande en 1789, et
arrive par conséquent à sept milliards. Quelque élevé que ce chiffre puisse
paraître, il ne constituait certainement plus le quart de la fortune foncière
française ; le territoire cultivé de la France valait en 1789 plus de 28 milliards de
francs. En 1906, le prix de la terre est supérieur du double à ce qu'il était
lors de la réunion de l'Assemblée constituante. Il nous semble probable que
les biens du clergé, s'ils ont, au XVIIe siècle, approché du quart de la
superficie cultivée, en atteignaient à peine le cinquième au moment
de la Révolution.
Dans ces conditions, le territoire labourable aurait valu,
en 1789, 35 milliards ou 70 milliards aujourd'hui.
Quant au revenu du clergé, il n'a pas dû augmenter, de
1640 à 1789, dans
la même proportion que son capital. Le taux de l'intérêt avait
baissé d'une époque à l'autre. De cinq pour cent, l'intérêt des terres était
tombé à trois et demi environ. De 75 millions de livres, ou 142 millions de francs,
sous Louis XIII, les rentes du clergé avaient dû s'élever à 245 millions de
francs jusqu'en 1790. Ce chiffre n'est certainement pas exagéré, puisque nous
ne tenons compte dans cette plus-value que du simple mouvement de la fortune publique,
et que nous négligeons l'accroissement de revenu occasionné en 150 ans par
l'annexion des provinces nouvelles. L'union aux biens ecclésiastiques
français des biens de l'église d'Alsace, d'Artois, de Franche-Comté, de
Flandre, de Lorraine, a dû sensiblement grossir la grande mense religieuse de
notre pays.
Le Roi concédait encore aux couvents tantôt du terrain
pour leur maison et leur église, comme aux Jésuites de la rue Saint-Antoine,
tantôt des rentes sur la recette générale, comme aux Jésuites du collège de
Clermont (Louis-le-Grand). Les chambres
des comptes, il est vrai, ne se prêtaient pas à ces libéralités. Le parlement
de Toulouse refuse tout net l'enregistrement de lettres patentes qui créent
en faveur des Ursulines du Pont-Saint-Esprit 1 500 livres de
rentes sur les gabelles du Languedoc.
La même cour se plaint, un peu plus tard, que beaucoup de
communautés acquièrent grand nombre de maisons pour
l'agrandissement de leurs monastères, ce qui préjudicie au public, et force
les habitants pauvres à abandonner la ville, en raison de la cherté des
loyers. Défenses sont faites aux religieux d'acquérir désormais, et
aux propriétaires de rien leur vendre à peine de confiscation. S'élargir est
le rêve naturel de tout couvent, à la ville ou à la campagne. En s'installant
au quai Malaquais (1636) les Théatins
font remarquer que la situation leur est avantageuse,
à cause du voisinage des places vides, parce qu'avec le temps ils pourront
s'étendre. Il leur est accordé des lettres d'amortissement pour l'entière sûreté de leur possession.
La magistrature estimait que le clergé, non seulement ne
pouvait accepter des legs sans y être autorisé, mais, même que les communautés et autres gens de mainmorte étaient
entièrement incapables de posséder des immeubles en France, que le Roi les
pouvait contraindre d'en vider leurs mains, qu'ils n'en jouissaient que par
pure grâce de S. M.. Pour les legs, les parlements ou le Conseil privé
ne se faisaient pas faute de les annuler ou de les réduire — ils
interdisaient tout testament en faveur d'un couvent où l'on devait entrer —
mais, pour les achats faits des propres deniers du clergé, leur validité
n'était jamais contestée. Du reste, la doctrine exposée ci-dessus était un
épouvantail que l'on tirait simplement des cartons, de temps à autre, pour
décorer le préambule d'un édit et obtenir de l'Église quelque cadeau
extraordinaire. On ne laissait pas, dans les régions gouvernementales,
d'avoir de vagues convoitises de cette superbe fortune cléricale, toute au
soleil et comme à portée de la main. Entre divers moyens indiqués à Henri IV
pour se procurer de l'argent figure l'échange des
terres seigneuriales d'église contre autant de rentes que lesdites terres
valent de revenu, ce qui ne différait pas beaucoup du procédé
révolutionnaire de 1790. Le Roi Très-Chrétien ne pouvait prêter l'oreille à
de semblables conseils ; tout au plus Louis XIII songea-t-il à vendre pour 15
ou 20 millions de biens du clergé, le cardinal disant volontiers que les ecclésiastiques étaient seuls à leur aise. Ces
ventes se faisaient avec l'autorisation du Souverain Pontife ; c'était une
saignée convenue que l'on renouvelait de loin en loin. D'autres
dépouillements, aussi brusques mais non volontaires, les empiétements d'une
population hérétique, les occupations violentes d'un prince excommunié,
constituaient en la suite des temps des trouées appréciables.
En Navarre, en Béarn, dès le commencement du XVIe siècle,
on voyait beaucoup d'abbés et d'abbesses laïques, propriétaires d'abbayes
laïcisées. Les nouveaux possesseurs prennent ce nom bizarre d'abbé laïc,
parce qu'au titre d'abbé sont attachés des droits et des intérêts pécuniaires
que la qualité simple de propriétaire ne suffirait pas à sauvegarder. Ils
tiennent à ce que ce morceau détaché du capital monastique ne périclite pas
entre leurs mains, et donne toujours tout ce qu'il peut donner. Quand vint la Réforme, les biens
ecclésiastiques disparurent entièrement de cette contrée. Évêques ou curés,
chapitres ou couvents y vivaient sous Richelieu aux frais de l'État.
La gestion du patrimoine religieux était minutieusement
contrôlée par l'autorité civile : les Chartreux de Paris avaient pu avancer
de l'argent au duc de Mayenne durant la Ligue, sans en rendre compte à personne ; mais
en temps normal, une abbaye ne pouvait ni prêter ni emprunter sans lettres
patentes vérifiées au Parlement, comme une commune rurale de nos jours sans
l'autorisation du préfet. Encore moins pouvait-elle aliéner quelque parcelle
de ses biens sans de longues formalités, ne se fût-il agi que de 100 livres.
Les ventes de biens d'église, quand elles avaient lieu,
étaient toujours faites avec faculté de rachat perpétuel.
Cette clause éloignait beaucoup d'amateurs et pesait sur les prix. Ainsi, de
1564 à 1588, pour une modique somme de 22 millions de livres, le clergé avait
aliéné une grande quantité de domaines, qui, durant cinquante ans,
demeurèrent sous le coup d'un remboursement et d'une reprise. Le Roi
utilisait à son profit ce droit de rachat, il y trouvait matière à ' impôt.
Il ordonna, en 1641, que les acquéreurs, dont les titres étaient postérieurs
à 1556, paieraient 22 p. 100 en sus du prix primitif de leur achat. Sinon la
couronne, se substituant au clergé, mena-ait les propriétaires de les
déposséder. C'était s'y prendre un peu tard ; depuis le commencement du règne
de Charles IX jusqu'à la fin du règne de. Louis XIII, les biens avaient
plusieurs fois changé de propriétaires, et les derniers Contrats avaient eu
soin- de ne faire aucune mention de l'origine ecclésiastique des immeubles,
de telle sorte que les recherches furent reconnues à peu près impossibles.
D'autres causes que les ventes forcées et les laïcisations
rétrécissaient le domaine clérical, ou anéantissaient certains de ses revenus
; causes multiples qui tenaient à l'énormité même de ces biens et à leur
nature. Le clergé possédait beaucoup d'immeubles par tradition ; dans les
guerres de religion, l'es titres s'en étaient perdus. Cet état de choses donnait
large cours à la mauvaise foi. Bien des rentes foncières perpétuelles,
constituées selon le système de jadis, qui conciliait les idées canoniques
sur le prêt à intérêt — qualifié d'usuraire — avec la nécessité de placer son
argent, disparaissaient ainsi, faute de preuves. Certaines redevances
devenaient inutiles : l'évêque de Montpellier a droit, comme comte de Mauguio,
d'être hébergé, nourri et entretenu annuellement, avec trente chevaliers,
chez le sieur de Caudilhargues, lieutenant au présidial de Montpellier. Bien
entendu, il n'en profite pas.
La non-résidence faisait perdre aux titulaires des
bénéfices bien des avantages qu'il était malaisé de recouvrer, après un
abandon un peu prolongé. On disait d'une charge ecclésiastique qu'elle valait tant de rente et tant à manger. L'évêché de Condom rapporte 40,000 livres, et à demeurer sur les lieux plus de 100.000. Le
Jésuite Jarrige, auteur d'un libelle contre la Compagnie de Jésus,
d'où il avait été chassé, raconte que les Pères, ayant obtenu le prieuré de
Saint-Macaise-sur-Garonne, en un temps où il ne rapportait que 500 écus, ont cherché tant d'inventions à l'augmenter qu'aujourd'hui
(1649)
il vaut 12.000
livres de bonne rente. Et tout malveillant
qu'il est, Jarrige reconnaît que cet accroissement est régulier, consacré par
des jugements. Il accuse ses anciens confrères de
déterrer toutes les pancartes des vieux ducs de Guyenne. Tout le monde
n'était pas aussi attentif. Le vieux proverbe : Qui
a beaucoup de terres a beaucoup de procès, s'applique fort au clergé.
Ses députés aux États de 1614 se plaignent qu'à l'expiration des baux
emphytéotiques le fermier se prétend propriétaire, et soutient que la
prescription est acquise à son profit. Parfois les gentilshommes ou les
municipalités rurales cherchaient à accaparer les biens d'église au moyen de
fermages à bas prix. Près de Tours, le chapitre, propriétaire d'un bois que
dévorent les droits d'usage locaux, se résout à partager le sol avec les
habitants, moyennant certaines redevances. Ces redevances à leur tour ne sont
pas payées et donnent naissance à d'autres querelles.
Un possesseur viager est souvent porté à ne pas jouir en
bon père de famille ; un abbé commendataire ne se soucie pas, comme ses
devanciers réguliers du moyen âge, de l'avenir d'un Ordre auquel il
n'appartient pas. Il répare le moins possible les bâtiments claustraux.
Enfin, une fortune immobilière de neuf millions d'hectares peut-être, comme
celle de l'église, est dans un mouvement perpétuel.
Certains revenus fonciers, de même que les Mmes de
certaines paroisses, ont baissé ; au milieu de la hausse générale,
quelques-uns, en petit nombre il est vrai, tombaient presque à rien. C'est là
un fait dont nous avons trouvé des exemples dans de riches provinces : la Picardie, le Maine, la Touraine, la Bourgogne. On voit
au XVIIIe siècle bien des monastères supprimés pal' le Roi, d'accord avec le
Pape, parce que l'exiguïté de leur revenu ne leur permettait plus d'exister.
Des lettres patentes autorisent un prélat à démolir plusieurs châteaux
dépendant de son évêché parce que l'entretien dépasse le montant des
locations.
Tous ces motifs nous ont engagé, dans la comparaison que
nous avons faite des biens du clergé en 1640 et en 1789, à ne pas tenir
compte de l'augmentation probable de la quantité
de ces biens d'une date à l'autre, et à ne considérer que la plus-value de ceux qui existaient sous Louis
XIII. Cette plus value est évidente pour l'ensemble. Tel prieuré de Languedoc
loué 640 livres
en 1645, est loué 900 en 1692, et 1.250 en 1726 ; tel autre en Brie rapporte 110 livres en 1563, et
380 en 1661 ; tel enfin en Bourgogne, 915 livres en 1645, et
2 700 en 1783. Les revenus de l'abbaye de Saint-Pierre de Sens sont de 3 900
en 1550, et de 7 300 en 1640 ; ceux de l'abbaye de Saint-Marion d'Auxerre
sont de 250 livres
en 1627, et de 2.200 en 1664.
Détenteur d'une si grande somme de richesses, le clergé
français ne portait pas sa juste part des charges publiques. Exempt de
l'impôt direct pour les biens personnels de ses membres, autant que pour les
domaines religieux, il maintint avec une raideur égoïste un privilège
excessif, et provoqua par son attitude de profondes rancunes. Au XVIIIe
siècle, il se résigna à payer un droit d'enregistrement du huitième de la
valeur sur toutes ses acquisitions nouvelles ; sous Louis XIII, il éludait
presque complètement le payement de cette taxe, qui était censée de 2 ½ p.
100 du revenu pendant les quarante premières
années. Deux millions de don gratuit
— le clergé tenait beaucoup à la formule — était la seule contribution qu'il
consentit à offrir annuellement au
Trésor. Encore fallut-il, pour l'amener à faire cette offre, en 1641, que
Richelieu usât de violence envers ses délégués. Avant de se résoudre à
promettre ces deux millions, — elle n'en donnait qu'un jusqu'alors, — la majorité
de l'assemblée ecclésiastique cria misère pendant trois semaines, et déclara
qu'on la voulait ruiner. L'archevêque de Sens rappela l'usage ancien, selon
lequel le peuple contribuait de ses biens, la
noblesse de son sang, et le clergé de ses prières, aux nécessités de
l'État. C'était, disait-il, saper la liberté de l'Église que la contraindre d'ouvrir la main plutôt que la bouche.
D'autres, que l'augmentation prodigieuse des impôts sous ce règne avait
jusqu'alors laissés fort calmes, parce qu'elle ne les touchait pas, songèrent
à citer ce mot de saint Thomas, qu'il n'est pas
permis aux princes d'imposer à discrétion, même sur les Juifs, quoiqu'ils
soient réduits à une perpétuelle servitude pour punition de leur péché.
L'archevêque de Toulouse, de Montchal, nomme l'imposition
nouvelle l'horrible sacrilège qui se commettait sur
le patrimoine du crucifix. Il la compare à tous les forfaits anciens
et modernes : Quand les deniers du temple de
Jérusalem, déclare-t-il, furent divertis pour
être employés aux usages de l'Empire, ce fut un pronostic certain de la ruine
de l'État. Et il ajoutait : Nos rois ont
toujours cru que l'or du sanctuaire leur serait un or fatal, s'ils ne le
recevaient comme un présent. Telle était, en matière financière, la
doctrine de l'Église gallicane. Ce qui la révoltait le plus, c'était que
Richelieu tenait d'une main le bâton pendant que de
l'autre il présentait sa requête, envoyant des suppliants aux députés
réunis à Mantes, et des huissiers dans les provinces ; recouvrant déjà par la
force l'impôt dont il sollicite encore le vote. On peut blâmer la rudesse
dont il usa envers les principaux membres de l'assemblée de Mantes, le renvoi
brutal des prélats qui n'étaient pas de son avis, et auxquels il voulait
imposer silence. Mais, comment prendre au sérieux les indignations de
l'estimable Montchal, lorsqu'il s'écrie que le nouvel impôt fait cesser plus de 100.000 messes par jour, que l'hérésie
de Calvin n'avait pas apporté tant de dommages aux âmes du purgatoire !
Le clergé faisait à ses frais le recouvrement annuel des
deux millions qu'il devait payer. Les évêques répartissaient la taxe ; chaque
diocèse avait ses institutions financières : bureau
et receveurs des décimes (on
nommait ainsi cette imposition), chambre ecclésiastique pour juger les
réclamations. Réclamations nombreuses ; il y a des privilégiés parmi ces
privilégiés. Les prébendes au-dessous de 100 livres et les
cures au-dessous de 100 écus n'étaient pas soumises aux décimes ; les Ordres
mendiants méritaient peut-être l'exemption par leur incertaine pauvreté ; les
Jésuites la méritaient mieux par l'emploi intelligent de leurs ressources
naissantes. Ces faveurs n'étaient pas admises sans conteste ; les autres
membres du clergé firent saisir Jésuites et Ordres mendiants pour les forcer
à contribuer aux décimes. Ceux qui veulent se
soustraire aux charges communes, dit à cet égard un grave prélat, sont haïs
de ceux qui y demeurent sujets. Il ne s'aperçoit pas que le clergé est
précisément dans cette situation vis-à-vis de la masse du tiers état, et
qu'il serait la première victime de ce principe d'égalité qu'il revendique
ici dans un intérêt personnel.
D'autres exemptions se justifiaient moins : l'Ordre de
Malte, abonné à 28.000
livres par an, réclame fort contre Messieurs du clergé
qui ont consenti pour lui une augmentation d'impôt. Ils
n'en avaient pas le droit, disent-ils ; d'ailleurs,
l'Ordre est réduit à une telle misère qu'il ne peut bonnement plus subsister
s'il n'est secouru. Les ecclésiastiques de Bresse et de Bugey, ceux de
Navarre et Béarn s'étaient à peu près fait dispenser du payement ; leurs
confrères doivent les y contraindre. On avait eu en outre le projet de ne
soumettre aucun curé à la taxe ; dans
les provinces où les abbayes étaient rares, toute la charge fût retombée sur
les évêques et les chanoines. Ceux-ci repoussèrent donc avec énergie la maxime hérétique qu'il n'y a que les curés de nécessaire à
l'Église.
Sans tenir compte du reste des exagérations de l'un, des
lamentations de l'autre, on constate de fortes inégalités, dans la
répartition des décimes entre les diocèses. Presque au début du XVIIe siècle,
on se servait encore, pour l'assiette de cette taxe, d'états dressés à la fin
du règne de Louis XII.
L'État paraît prélever sur le clergé une autre sorte de
contribution : il jouissait des évêchés et bénéfices vacants, depuis la mort
du titulaire jusqu'à l'installation de son successeur. C'est ce qu'on
appelait le droit de Régale. Le
souverain avait-il ce droit dans toute la France, ou dans quelques provinces seulement ?
Ce droit, là même où il ne lui était pas contesté, emportait-il pour le
pouvoir laïque la nomination aux bénéfices du diocèse, dont il percevait les fruits ? Question agitée depuis le
moyen âge, aiguë sous Louis XIV, où elle suscita les querelles que l'on sait,
la régale n'offre qu'un médiocre intérêt, dans ce chapitre, parce qu'en fait
elle ne faisait pas entrer un sou au Trésor. Les parlements, par la vieille
tendance des légistes, préjugeant toujours dans l'intérêt de la couronne
toute matière controversée, ordonnaient aux évêques qui refusaient de payer la Régale de représenter les titres en vertu desquels ils
s'en prétendaient exempts ; ceux-ci eussent aussi bien pu leur
demander les titres en vertu desquels ils prétendaient la percevoir. On avait
décidé, en 1606, de l'exiger seulement des églises qui la devaient de toute ancienneté ; en pratique, on la prit le
plus possible, mais pour la forme,
puisqu'on rendait l'argent. Jusqu'en 1641, le produit des régales était
affecté à l'entretien de la Sainte-Chapelle ; il était minime, on
parlementait beaucoup avant de financer.
Pour un évêché de 25.000 livres
vacant depuis plus d'un an, on paye de 100 à 300 livres, au maximum
500 livres.
Souvent on s'en tirait encore à meilleur marché, comme Richelieu, qui offrit
pour Luçon une somme fort petite, trains
l'affaire en longueur et finit par ne rien verser. A vrai dire, presque tous
les évêques obtenaient du Roi, comme cadeau,
le montant du droit qu'ils lui devaient ; et lorsqu'en 1641 on accorda au
clergé la faculté de demander la remise des régales,
on ne fit que consacrer un état de choses existant. Il n'y avait qu'un cas où
le gouvernement ne pouvait dispenser de la taxe un prélat nouvellement promu
: c'est quand il avait déjà disposé du montant en faveur d'un de ses
confrères — tel est l'évêque d'Auxerre, à qui il est fait don de la régale de
l'évêché de Meaux ; — mais là, non plus il n'entrait rien dans les caisses
publiques.
Exempt de tailles, le clergé était soumis aux impôts
indirects, comme le reste des citoyens ; comme eux il avait à loger les gens
de guerre, qui prennent volontiers leur route par
les terres de l'Église. Quelques monastères, tels que Corbie, sont
tenus de réparer seuls, à leurs frais, les fortifications de la ville qu'ils
occupent ; d'autres doivent nourrir des frères
laïcs, soldats invalides que l'État leur adjuge.
Le culte, nous l'avons dit, doit se suffire à lui-même ;
c'est au clergé à se mettre en mesure de célébrer les offices, d'administrer
les sacrements, d'édifier le temple et l'autel, de l'orner, de le réparer.
S'il ne le fait pas de bon gré, les tribunaux l'y contraignent par des arrêts
dont la sanction immédiate est la saisie du temporel. Cette saisie est en
plusieurs provinces le droit commun, à la mort de tout ecclésiastique. Les
juges de Normandie se rendent à la maison du défunt et, de leur propre mouvement, font inventaires de ses meubles et autres biens,
pour les employer aux réparations des bâtiments dépendant de ses bénéfices.
Le premier ordre de l'État réclame-t-il contre ce procédé, ce n’est pas qu'en
principe il en conteste l'équité, il ne s'élève que contre son application précipitée, et demande que les
officiers du Roi ne puissent agir de la sorte qu'en
cas de négligence des doyens ruraux, un mois après le décès du bénéficier.
Autre charge du clergé : l'assistance publique. Il est
tenu, de par la loi, de faire la charité ; pour lui l'aumône est obligatoire.
Selon les préceptes de l'Évangile, le peuple paye la dîme au prêtre ; selon
les mêmes préceptes, le prêtre en doit aux pauvres une part. Cette part, en
cas de procès, est fixée par les tribunaux au sixième du revenu. Telle
ordonnance de police impose à des chapelains la nourriture de cinq pauvres ;
le Roi donne à des nécessiteux de petites rentes payables en blé, que l'on
nomme des pains d'évêché, et qui sortent, en
effet, de la bourse des évêques. Les couvents font des distributions
considérables de pain, sel, vin, habits et chandelle, aux pauvres
sédentaires, aux prisonniers, aux pèlerins. Les décimateurs ont beau demeurer
loin et affermer leurs biens, les procureurs-syndics des communes, les
lieutenants des bailliages trouvent toujours moyen de les faire contribuer au
soulagement des pauvres. Si quelque monastère est déclaré exempt, par arrêt
du Parlement, des aumônes ordinaires
de sa paroisse, il y est toujours obligé en cas de nécessité générale.
Au fond, les seigneurs ecclésiastiques étaient bons
princes ; les populations de leurs fiefs recherchaient la suzeraineté d'un
abbé, d'un prélat, comme meilleure que celle d'un homme de guerre. La
paroisse de Francescas plaide avec son évêque, qui ne veut payer qu'un tiers
de la construction de l'église ; elle ne correspond avec lui que par
huissier. Sur ces entrefaites, M. de Laserre, seigneur de Francescas, qui
taquine et vexe les habitants, met sa terre en vente. Aussitôt la
municipalité décide qu'on ira supplier l'évêque
d'acheter la seigneurie de Francescas ; ils offrent au prélat de lui faire cadeau d'une partie de la somme,
qu'ils empruntent eux-mêmes, afin que rien ne mette obstacle à l'acquisition.
Les pensions accordées par le Roi sur les bénéfices
diminuaient aussi sensiblement le revenu net du titulaire. L'archevêque
d'Arles, condamné à prélever 20.000 livres par an pour l'acquittement des
charges ordinaires du diocèse, écrit à Richelieu que son archevêché est grevé
de 27.000 livres
de pensions dues à des tiers, et que le revenu de l'archevêché n'est que de 50.000 livres. Il
exagère sans doute puisqu'il ne lui serait plus resté pour vivre que 3.000 livres par an
; mais, par suite de cet abus, le titulaire d'un bénéfice pouvait être
semblable à un légataire universel, chargé de délivrer à d'autres des legs
particuliers pour toute la valeur de la succession.
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