I. — DISCRÉDIT DE LA FORCE BRUTALE. Cedant arma togæ. —
Ce changement est un fait d'opinion. Duels non abolis par Richelieu ; un seul
exemple de répression. — Duel Bouteville-Beuvron. — Richelieu cherche un
moyen de permettre les duels. — Accords ; tribunal d'honneur. — Duels de
l'époque, vraies batailles sans règle. — Les témoins. — Idée des nobles sur
le service militaire. — La force devient inutile et méprisée. La décadence de la noblesse ne doit pas être imputée seulement à Richelieu. — Si la noblesse est tombée, ce n'est pas par tel accident particulier, par le fait de tel ou tel homme, c'est qu'elle était devenue incapable de gouverner. Des deux causes qui ont déterminé sa chute : le changement des mœurs, l'action du gouvernement, la première est donc bien plus sérieuse que la seconde. Seule elle eût suffi à abattre la féodalité. Deux puissances dominaient l'ancien monde : la force brutale et l'argent ; la noblesse possédait l'une exclusivement et presque exclusivement l'autre. Deux puissances vont gouverner le monde nouveau : l'argent et la plume — autrement dit les lettres et les fonctions civiles. La noblesse ne possédera ni l'une ni l'autre. La force lui demeure, mais ne sert plus à rien ; l'argent va servir à tout, mais il lui échappe. Un grand Cedant arma togæ passe tout à coup sur l'Europe civilisée ; c'est un mot d'ordre que nul encore n'a l'audace de proférer à voix haute, mais qui déjà dans les masses profondes du tiers état, caresse doucement les oreilles. Il se trouvera toujours des poètes pour chanter les combats, et un public pour les applaudir ; mais, qu'on ne s'y trompe pas, le règne de l'épée est fini. Ce n'est pas que la noblesse cesse d'être brave après Louis XIII, ni que la bravoure, la valeur militaire ne donne de la gloire comme auparavant ; seulement elle ne donne plus la puissance. La gloire et la puissance sont choses tout à fait différentes. Un maréchal est fort glorieux, un banquier est bien plus puissant. Colbert ou Molière au XVIIe siècle ont déjà plus d'autorité sur leurs contemporains que Luxembourg ou Turenne. Au contraire, cent ans plus tôt, Montaigne est bien peu de chose dans la société de son temps, comparé au connétable de Montmorency. En perdant la puissance, qui est l'utile, la noblesse garda la gloire, qui est le brillant ; mais elle n'eut que cela. Les écus l'abandonnèrent et allèrent ailleurs, chez ceux qui travaillaient à les acquérir ; le talent littéraire ou administratif continua à demeurer étranger aux gentilshommes. Le temps marcha ; l'aristocratie resta toujours la même, courageuse et oisive ; si bien qu'au bout de quelque demi-siècle, elle apparut comme un anachronisme dans l'état qu'elle avait illustré. Ce discrédit où tomba la force brutale, si estimée au moyen âge, fut œuvre d'opinion et non de législation. Les duels notamment ne cessèrent pas parce que Richelieu les proscrivit, mais Richelieu osa les proscrire parce que déjà le sentiment public les voyait avec moins de faveur. On croit communément que le cardinal, par ses édits sévères et sévèrement exécutés, mit un ternie aux rencontres particulières ; il n'en est rien. Le roman et le théâtre, qui s'entendent à dramatiser l'histoire ou à la fausser, ont enraciné cette idée, qui n'est pas exacte. L'exécution de Bouteville et de des Chapelles, en 1627, eut, il est vrai, un retentissement immense, mais ce fut un fait isolé ; il ne s'est pas rencontré une répression du même genre, ni sous le ministère de Richelieu, ni après sa mort. Et pourtant les duels con4nuèrent depuis cette époque jusqu'à la fin de la Fronde, avec la même intensité que sous le règne de Henri IV ; on ne les voit diminuer et disparaître peu à peu que vers les dernières années du gouvernement de Mazarin, qui, lui, ne les poursuivait guère. La mode, ou plutôt le changement des mœurs, a donc fait seul ce que la volonté royale avait été impuissante à réaliser. Pour s'identifier complètement avec l'esprit féodal en matière de duel, il faut se rappeler l'argument classique du chauve, en philosophie. — Quand commence la calvitie, sur le crâne de l'homme à qui l'on arracherait ses cheveux un par un ? Après quel cheveu arraché peut-on le dire chauve ? Ainsi quelle est la limite qui sépare aux yeux de la morale éternelle le duel de la guerre ? Comment les distinguer l'un de l'autre ? A quel moment précis commence la guerre, et finit le duel ? L'opinion d'aujourd'hui admet les guerres internationales, dont les motifs sont généralement futiles, et où des centaines de milliers d'hommes se rencontrent ; la religion n'anathématise ni ceux qui tuent ni ceux qui sont tués. Au aune siècle, les batailles étaient beaucoup moins nombreuses, plus anciennement. elles l'étaient moins encore : on se battait à deux ou trois cents, et même à vingt ou trente de chaque côté. Or, à la même époque, en certains duels, on voit figurer jusqu'à soixante champions ; et au temps de Louis XIII, les rencontres en comptaient souvent dix ou douze. Ce n'est donc pas par le chiffre des combattants que lai guerre se sépare du duel. Serait-ce par la différence de nationalité des deux parties ? on ne peut le soutenir. Les guerres civiles n'ont jamais été qualifiées de duels, et du reste les nationalités sont sujettes à variations. Telle contrée, comme l'Allemagne, où il n'y en a qu'une aujourd'hui, en comptait cent il y a moins d'un siècle. Si ce n'est à la nationalité des lutteurs, serait-ce au motif de la lutte, que l'on peut reconnaître la guerre du duel ? Mais il est des duels bien plus raisonnables que certaines guerres, et dont les causes sont bien autrement justes et légitimes. Cependant une bataille livrée par deux nations pour satisfaire l'amour-propre de deux souverains, ou la rancune de deux hommes d'État, est toujours appelée guerre, jamais duel. Pas plus qu'une autre, cette question du duel n'est absolue ; elle est relative aux temps et aux mœurs. Qu'on se reporte aux premiers Capétiens, et l'on reconnaîtra que le roi de France d'alors, s'il avait fait un édit pour empêcher le duc d'Aquitaine de se battre avec le comte de la Marche, eût été aussi ridicule que pourrait l'être à l'heure actuelle le gouvernement français, en promulguant une loi qui interdirait à la Russie de prendre les armes contre l'Angleterre. Le duel et la guerre sont choses identiques, et partent tous deux du même principe : le droit de se faire justice soi–même par les armes. Pour que le duel ait pu être prohibé efficacement par édit royal, il a fallu, non seulement que tous les Français fussent, bon gré, mal gré, tenus d'obéir aux édits, mais aussi que l'Opinion se fût énergiquement prononcée contre l'emploi de la force, dans les relations privées. Ce second fait — purement moral — mit plus d'un demi-siècle à se produire (de 1600 à 1660, s'il faut lui assigner une date) ; la législation nouvelle fut en cette matière d'accord avec les nouvelles mœurs, et la loi n'eut d'autorité, qu'à mesure que les mœurs lui en donnèrent. Par deux édits successifs, Henri IV avait défendu le duel sous peine de mort, tant pour ceux qui appelleraient les autres au combat, que pour ceux qui iraient sur un appel, les assisteraient et seconderaient. Ces édits ne reçurent aucune exécution. D'écrire qu'en ce temps-ci, dit le Mercure, des princes et des pairs de France se soient envoyés appeler pour s'entrecouper la gorge, que l'on les ait trouvés morts sur le pré pour une légère querelle, d'avoir frappé un cocher, houssiné un page, ou pour une parole libre dite sur une belle main, on ne le croira pas ! Si est-ce que cela est vrai. Le roy presque n'avait assez d'archers pour empêcher sa noblesse de s'entrebattre ; ils faisaient des parties de trois contre trois, et de six contre six. Henri IV, malgré ses propres édits, ne souffrait pas les duels seulement, mais montrait de les approuver, permettant qu'on en parlât devant lui, et élevant ou blâmant ceux qu'on disait avoir bien ou mal fait. En 1617, on fit traîner à Montfaucon les corps de quelques gentilshommes qui avaient été tués en combat singulier ; en 1623, l'année même qui précéda l'entrée du cardinal au ministère, on renouvela les édits précédents, avec confiscation des biens de l'appelé et de l'agresseur au profit de la couronne et des hôpitaux ; le tout sans jugement, sur la simple constatation du délit. Trois ans avant, le marquis de Richelieu, frère aîné du ministre, avait trouvé la mort dans un duel contre le marquis de Thémines, fils du maréchal ; et le cardinal est si fort imprégné de l'esprit du temps, qu'à son récit de la bataille, à la colère et à la verve avec lesquelles il raconte comment son frère fit dire au sieur de Thémines qu'il le voulait voir l'épée à la main, on sent bien que sans sa robe le prélat eût agi de même. Toutefois il était au pouvoir depuis dix-huit mois à peine, que déjà il promulguait à son tour une nouvelle ordonnance contre les rencontres particulières. Il le fit, non en aggravant les pénalités anciennes, mais en les adoucissant afin qu'étant moins rigoureuses, disait le préambule royal, il soit moins loisible de nous requérir et importuner pour en décharger les coupables. Les duels étaient devenus si communs, si ordinaires en France que les rues commençaient à servir de champ de combat, et comme si le jour n'était pas assez long pour exercer leur furie, les nobles se battaient à la faveur des astres ou à la lumière des flambeaux... Si l'on eût exécuté les édits, on eût étendu la punition à tant de personnes, qu'il semble qu'il n'en fût plus resté qui plissent s'amender par l'exemple. Faire un exemple était donc le seul but que se proposât le nouveau ministre. Bouteville lui en fournit l'occasion. François de Montmorency, âgé de vingt-sept ans, avait eu déjà vingt-deux duels ; dans le dernier, il avait tué le comte de Torigny. Il était devenu proverbial : le président de Chevry répondait à un homme qui voulait être satisfait par les voies d'honneur : Mon brave, si vous voulez vous battre, allez-vous-en arracher un poil de la barbe à Bouteville, il vous en fera passer votre envie. Les Anglais, chez qui ce déploiement de force était bien moins considéré qu'en France, ne voyaient dans le luxe de bravoure qu'une dangereuse manie : Si cet homme m'envoyait un billet, disait de lui le marquis de Hamilton, je ne le recevrais pas, s'il n'était accompagné d'un autre de son médecin, qui m'assurât que cette envie qu'il a de se battre ne procède pas d'une maladie. Bouteville s'était retiré en Flandre, protégé par l'archiduchesse infante, à l'abri des condamnations qu'il avait encourues. Cette princesse écrivit à Louis XIII pour lui demander la grâce de son hôte, on la lui refusa. Piqué de ce refus, Bouteville se vante qu'il se battrait en France, et ce dans Paris et en la place Royale, ce qu'il exécuta le 27 mai. — Ce fut un duel de trois contre trois. — Il avait pour seconds son ami le comte des Chapelles et son écuyer la Berthe ; pour adversaire le baron de Beuvron, assisté de Bussy d'Amboise qui se battait contre des Chapelles, et de Chocquet, son écuyer, qui avait affaire à la Berthe. Bussy fut tué, Beuvron et les deux écuyers s'enfuirent en Angleterre ; Bouteville et des Chapelles prirent la poste pour se retirer en Lorraine, mais ils furent reconnus et arrêtés à Vitry-le-Brûlé, et Gordes, le capitaine des gardes, les amena à la Bastille. Quelques jours après, ils étaient condamnés à perdre la tête. Il est question de couper la gorge aux duels ou aux édits de Votre Majesté. Tel fut le mot topique par lequel Richelieu fit maintenir la condamnation à mort. Le cardinal prétend avoir été cependant bien agité en son esprit. Tel qu'on le connaît, il est difficile d'admettre ses perplexités ; et tout porte à croire, s'il hésita, qu'il n'hésita pas longtemps. Ce qui est hors de doute, c'est qu'à la pensée du supplice, cet homme de fer est profondément ému : après tout, il est gentilhomme aussi, et ce sont des braves qu'il va frapper : Impossible, dit-il, d'avoir le cœur noble, et ne plaindre pas ce pauvre jeune homme, dont le courage émouvait à grande compassion. A la guerre, en vingt occasions, Bouteville avait été héroïque ; en effet, la guerre, c'était son élément, il ne savait pas vivre en paix ; pareils à ces chevaux trop ardents qui deviennent vicieux à l'écurie. On pouvait dire, continue Richelieu, qu'il n'avait jamais rien fait contre les lois du monde, ni pensé seulement à violer celles de l'humanité, vu qu'il n'avait exercé aucune cruauté contre ceux sur qui le sort des armes lui avait donné l'avantage. La secrète pitié du cardinal apparaît au cours du récit enthousiaste qu'il fait lui-même, dans ses Mémoires, des derniers moments de ces malheureux ; un ennemi du premier ministre ne l'aurait pas rédigé autrement, pour attendrir le public sur leur sort : Jamais, dit-il, on ne vit plus de constance, moins d'étonnement, plus de force d'esprit, plus de cœur qu'en ces deux gentilshommes. Ils parurent et répondirent au Parlement sans se troubler, le comte des Chapelles y parla avec éloquence... On ne remarqua rien de faible en leurs discours, rien de bas en leurs actions. Ils reçurent la nouvelle de la mort avec même visage qu'ils eussent fait celle de la grâce... Toute la France vit mourir par l'épée la plus infâme du royaume ceux qui en avaient toujours eu de si bonnes, qu'il n'y a personne qui se puisse offenser, si on dit qu'il n'y en avait point de meilleures au monde. Mais le cardinal se trompe et nous trompe quand il ajoute : On vit servir à l'extinction des duels ceux qui n'avaient eu d'autre soin que de les fomenter. La violence pas plus que la douceur ne put y mettre un terme. Vainement l'édit de 1626 avait tenté cette dernière voie ; il avait institué à cet effet une juridiction amiable et préventive : le tribunal d'honneur, composé dans chaque province du gouverneur et de deux ou trois gentilshommes. L'offensé devait en recevoir une satisfaction si honorable qu'il est sujet d'en être content. Si toutefois il ne l'était pas, il pouvait appeler du jugement et porter sa cause devant les maréchaux de France, juges du point d'honneur. Mais les accords, sorte de procès-verbaux officiels, dans lesquels ces tribunaux formulaient leurs arrêts étaient assez rares. On citerait bien peu d'affaires accommodées ainsi ; et les deux parties qui venaient de s'embrasser par ordre n'avaient souvent rien de plus pressé que de courir sur le pré au sortir de l'audience. Le roi lui-même se raillait agréablement de ceux qui ne se battaient pas, en même temps qu'il faisait une déclaration rigoureuse contre ceux qui se battaient. Je pense, disait-il, que tels et tels sont bien aises de mon édit des duels. Le refus de se rendre à un appel, déclare la loi, sera réputé comme marque et témoignage d'une valeur bien conduite. Mais nul n'était dupe de ces belles paroles, chacun savait ce qu'il en fallait croire, et le souverain qui avait signé la loi ne la laissait appliquer qu'avec répugnance. Depuis l'exécution de Bouteville, Louvigny se bat avec Candale à Nantes, sans être inquiété ; Praslin en fait autant à Blois ; Liancourt envoie un cartel à Crésias, gentilhomme de la chambre, dans le propre palais du roi. Tous sont à peine réprimandés. Le cardinal lui-même avoue que Sa Majesté ferme les yeux, quand les choses ne sont pas ouvertement connues. Les ducs de Montmorency et de Chevreuse se battent en 1631, dans la basse-cour du château de Monceau où le roi habitait ; on les sépare et l'on se borne à les envoyer chacun quinze jours en leurs maisons de campagne. En un seul mois de l'année 1639 on cite les duels d'Armentières, de Savignac, de Boucault, de Roquelaure, de Chastellux, de Cominges et autres, tous impunis. Tant s'en faut, dit-on en 1634, que nous ayons obtenu l'effet de tant de saintes ordonnances ; soit par la corruption du siècle, ou par l'exemple de l'impunité, causée de la négligence de nos officiers, l'abus reprend encore le dessus des lois. Le gouvernement a beau répéter que le duel est une fausse opinion, qui procède plutôt d'une bassesse de cœur que d'une grandeur de courage, pas un n'ajoute foi à ces malédictions de bouche où le cœur n'a point de part ; au contraire, le combat est aimé pour lui-même ; moins il avait de motif, plus il était admiré. M. d'Isancourt dit à un gentilhomme qui lui demande la main de sa nièce : Il n'est pas encore temps de vous marier ; si vous voulez devenir un honnête homme, il vous faut d'abord tuer en combat singulier deux ou trois hommes, puis vous vous marierez, et vous aurez deux ou trois enfants. C'est ainsi que par vous le monde n'aura rien gagné ni perdu. Le ministre tenta de distinguer les appels prémédités des rencontres fortuites ; sévère aux uns, indulgent aux autres. Richelieu alla jusqu'à demander Lescot, son confesseur, s'il ne se peut donner aucun cas où les roys puissent permettre les duels en querelle particulière ; en cas qu'il ne se puisse pas, comment on peut sauver les permissions qu'on en a données autrefois en France et autres États, permissions autorisées des Églises en divers lieux... Il y a grande apparence que par cette permission on viendrait à bout de la multitude des duels, vu qu'en promettant la licence de se battre, à ceux qui en auront juste cause, chacun se soumettrait au juge député à cet effet, espérant avoir la permission.... En 1638, puis en 1640, on amnistiait la noblesse en masse pour les délits de duels ; elle paraît en avoir eu besoin, puisqu'elle ne pouvait recevoir de la clémence royale des effets plus agréables ni plus avantageux. Quelques mois avant sa mort, le premier ministre se préoccupait encore de remédier aux duels par l'édit le plus solennel qui se fût encore fait. Il avait chargé Arnaud d'Andilly de sa rédaction, et mourut avant qu'elle fût terminée. Toutes ces mesures n'empêchèrent pas neuf cent trente gentilshommes d'être notoirement tués en duel pendant la régence d'Anne d'Autriche, sans compter ceux dont la mort fut attribuée à d'autres causes, bien qu'ils eussent réellement péri dans des rencontres. Et les duels de ce temps ne ressemblaient en rien à ceux du nôtre ! Bien plus frivoles dans leurs prétextes, ils étaient bien plus graves dans leurs résultats. Ce ne sont pas des cérémonies minutieusement réglées, où tout est prévu pour égaliser les chances et pour éviter un malheur ; c'étaient de vraies batailles, des luttes de barbares avec leur furie endiablée, leurs ruses déloyales, leur implacable cruauté. L'épée à la main, le seigneur qui tout à l'heure faisait si galamment la révérence, devient féroce ; il combat comme aurait pu combattre un Franck sous Clovis, à pied ou à cheval, au couteau, à la dague, au pistolet. Jamais on ne se serait avisé de mesurer les épées ; rapière ou poignard, c'est tout un. Malheur au champion qui tombe ou qui recule, il sera toujours bien tué. Armentière fut tué ainsi par Lavardin lorsque déjà il était à terre. Le chevalier de Birague et le comte de Carney se battent avec des couteaux ; le dernier, fort adroit, n'y avait point d'avantage. Il court chercher une estocade, Birague se met à sa poursuite, lui donne dans les reins, et le tue. On admirait beaucoup Chabot de ce qu'en se battant avec le vicomte d'Aubeterre, il avait donné à son adversaire, dont l'épée s'était faussée, le temps de la redresser. En effet, il pouvait, selon les mœurs de l'époque, lui donner la mort sans scrupule, et comme on disait de galant homme. Par contre, rien n'empêche le blessé de ramasser toutes ses forces, et de se jeter au cou de son ennemi pour l'étrangler, comme il s'en vit plus d'un exemple. Chacun a le droit aussi, pour mieux frapper, de se cacher derrière un arbre, ou s'abriter derrière son cheval. Dans tous ces cas, si l'on demande au malheureux demeuré sur le terrain qui l'a mis en cet état, il se bornera à répondre sans amertume : C'est un gentilhomme d'honneur à qui les armes ont été plus favorables qu'à moi. Tout au plus l'opinion infligera-t-elle un blâme à celui dont les laquais trop zélés iront transpercer le rival par derrière, pendant l'action, pour dégager leur maître en danger. Elle n'approuvera pas davantage le champion impétueux qui, au lieu d'envoyer par un valet de pied un billet à son adversaire, fondra sur lui à l'improviste, et lui passera son épée au travers du corps, avant même de lui donner le temps de dégainer. C'est pourtant avec ce sans gêne qu'agirent, et le duc de Guise envers le comte de Saint-Paul, et le chevalier de Guise envers le baron de Luz, un vieillard, qui fut tué avant d'avoir eu le loisir de tirer tout à fait son épée du fourreau. Tout le monde s'accorde, du reste, à reconnaître qu'ils les avaient tués un peu trop en princes. Mais les affaires de ce genre n'étaient pas rares, et des gens moins huppés n'y mettaient pas plus de façons : Vieuxpont recherche Besançon, le rencontre ; Besançon veut fuir, trouve quelque embarras qui le fait tomber à terre, et Vieuxpont le perce de plusieurs coups. Heurtaut, gentilhomme de Monsieur, donne un démenti à du Fargis, tire l'épée en même temps et le blesse dangereusement, avant que l'autre ait pu même se débarrasser de sa casaque. Le sieur de Guemadeuc disputait la préséance aux états de Bretagne au baron de Nevet ; ils se rencontrent, Guemadeuc fort bien accompagné, l'autre quasi seul, mettent l'épée à la main, et ledit baron de Nevet y fut tué ; à quoi Pontchartrain, qui consigne le fait dans ses Mémoires, ajoute pacifiquement : Et ce qui fut trouvé mauvais est que la plupart de ceux qui se trouvaient avec ledit sieur de Guemadeuc donnèrent chacun leur coup. Pour occasionner des combats si funestes, un rien suffisait. Entre personnages si friands de la laine, c'est plaisir de s'aligner. Schomberg se bat avec Candale à propos du gouvernement d'Angoulême, que ce dernier prétendait avoir en survivance de son père ; un gentilhomme en appelle un autre parce qu'il l'avait loué de grande mémoire, et qu'il avait ouï dire que c'était marque de peu de jugement. Une mère fait battre ses deux fils contre un voisin qui avait détourné un ruisseau de quatre pas. Les noms de famille ne sont pas un obstacle : le duc de Beaufort tue en duel son beau-frère, le duc de Nemours ; des frères se battent sans raison, par bravade, l'un contre l'autre ; un beau-père veut obliger son gendre à lui faire raison par les armes ; un neveu donne la mort à son oncle sur le pré ; parfois, au contraire, le père et le fils, qui s'assistent l'un l'autre, demeurent tous deux ensemble sur la place. ilion d'étonnant que cinq et six personnes perdent la vie on un même duel ; le légendaire Bouteville lui-même parait bien excusable, si on le compare à ce sieur de Boësse, brave gentilhomme, mais cruel, qui avait tué dix-sept hommes, et à ce chevalier d'Andrieux, qui en avait tué soixante-douze. Il arrivait que les témoins se blessaient mortellement, tandis que leurs clients ne se faisaient aucun mal ; et parfois ces témoins étaient les meilleurs amis du monde. Villandry fut tué par Miossens en se battant pour autrui. Cependant on ne pouvait, sans forfaire à l'honneur, se refuser à servir de second. Cet office, si souvent mortel à qui le rend, on le requiert du premier venu comme la chose.la plus naturelle, le service le plus insignifiant. Du reste, point n'est besoin de se mettre en peine, c'est à qui prendra part à la bataille. Un cadet aux gardes entend parler d'un duel, et sachant qu'il manque un second, menace de tout découvrir, s'il n'est de la partie. Partie fine en effet, et l'on aspire à y être convié. Je priai Attichi, frère de la comtesse de Maure, raconte Retz, de se servir de moi la première fois qu'il tirerait l'épée ; il la tirait souvent, et je n'attendis pas longtemps. Il me pria d'appeler pour lui Melleville, enseigne-colonel des gardes, qui se servit de Bassompierre (neveu du maréchal) ; nous nous battîmes à l'épée et au pistolet derrière les Minimes du bois de Vincennes. Je blessai Bassompierre d'un coup d'épée dans la cuisse et d'un coup de pistolet au bras. Il ne laissa pas de me désarmer, parce qu'il était plus âgé et plus fort. Nous allâmes séparer nos amis, qui étaient tous deux fort blessés. De simples valets de gentilshommes affectionnent les rixes sanglantes ; des enfants, des pages se disputent, l'épée en main, le droit de porter la robe d'une princesse chez laquelle ils sont élevés. Ce ne sont pas là des fantaisies de bretteurs vulgaires, c'est l'indice d'un système. Si la noblesse a tant d'amour, tant de vénération pour l'épée ; si elle en use à tout propos et hors de propos, c'est que l'épée est à elle, comme elle est à l'épée. Il y a entre l'une et l'autre alliance indissoluble. L'aristocratie exige le monopole du glaive, mais elle sait à quoi elle s'expose et à quoi elle s'engage ; ici elle revendique aussi bien le devoir que le droit. Aux assemblées de notables, ses représentants proposent une organisation qui fait entrer tous les gentilshommes dans les liens d'une hiérarchie militaire. Dans chaque bailliage, un censeur des nobles exercera une surveillance active sur les seigneurs de sa juridiction. Les députés demandent que tous soient obligés au service militaire, et y consacrent leur vie tout entière. Tous veulent confier leurs fils au Roi dès l'âge le plus tendre, le prient d'augmenter dans une large proportion le nombre de ses pages, d'ouvrir des collèges spéciaux où les enfants des pauvres gentilshommes soient instruits aux lois et ordonnances de la guerre, aux exercices du corps autant qu'il sera besoin pour l'usage d'un soldat. Ces vœux ne furent pas exaucés ; — l'eussent-ils été, le corps aristocratique, n'en serait pas moins allé à la dérive. En les émettant, il faisait fausse route, il retardait de plusieurs siècles sur l'esprit général. Aux temps chevaleresques, les sujets d'une même nation étaient entre eux dans le même rapport que sont aujourd'hui les nations en Europe, les unes vis-à-vis des autres. De nos jours, un État qui aurait la meilleure diplomatie, les plus habiles commerçants, les plus grands écrivains, les magistrats les plus savants, mais pas d'armée, ne ferait entendre dans le concert des grandes puissances qu'une note bien insignifiante. Au contraire, celui qui, dans les transactions internationales, porte avec lui l'épée de Brennus, a bien des chances d'être écouté. Ainsi la force fut-elle jadis toute-puissante entre simples particuliers. S'il y avait des tribunaux et des peines pour les souverains et les républiques, comme il y en a pour les individus dans l'intérieur de chaque pays, plus d'un État, au lieu de déclarer la guerre à ses voisins et de les vaincre, ce qui lui assure l'impunité, serait traduit devant ces tribunaux internationaux dont nous parlons, et condamné. Par contre, si dans le sein de chaque nation la loi ne s'imposait pas à tous les citoyens ; si au lieu de comparaître devant un juge supérieur, les forts et les faibles devaient régler leurs différends en congrès volontaires, les hercules forains, les professeurs d'escrime, de boxe ou de gymnastique auraient toujours le dernier mot. Ce fut la situation de la France au moyen âge ; les détenteurs de la force physique y furent les maîtres, à la condition de joindre à la force le courage qui la met en relief. On n'était rien sans ces deux qualités unies ; par elles on était tout, dans l'ordre politique autant que dans l'ordre social. Nous constatons cet état de choses, nous ne le critiquons pas. Le règne de la force est évidemment défectueux et barbare, il est bien inférieur au règne de l'intelligence ; cependant il y a de bonnes épées, comme il y a de méchants esprits ; un ignorant n'est pas nécessairement mauvais, un lettré n'est pas nécessairement sage ; on peut abuser de l'intelligence comme on peut abuser de la force, et devant la droite raison les deux abus se valent. Nous, reconnaîtrons qu'il y eut dans cette société du moyen âge bien des guerriers doux, instruits et même sublimes. Entre les héros offerts par les histoires à notre admiration, beaucoup semblent à nos mœurs actuelles dignes de la cour d'assises, mais beaucoup honoreraient fort aujourd'hui le peuple qui les compterait dans ses rangs ou à sa tète. Bien des hommes supérieurs, dénués de force brutale, eurent également grande influence ; seulement, — et c'est là où le caractère du temps apparaît, — cette influence n'était pas légale ni obligatoire, mais toute précaire et exceptionnelle. Elle tenait à la personne qui la subissait et à celle qui l'exerçait : généralement un clerc. Or le joug de la religion était purement moral, le seigneur pouvait le secouer sans s'exposer à perdre ni ses biens, ni son rang ; et, en effet, il le secouait souvent.... Peu à peu la vie civile fut réglée par des lois qui eurent à leur service un pouvoir supérieur à toutes les forces particulières, que l'on nomma la force publique. Impuissante dès lors, la force particulière fut inutile ; inutile, elle devint méprisée. Après le moule politique, le moule social à son tour changea. Non seulement le récit des prouesses d'Amadis de Gaule, de Renaud de Montauban ou des quatre fils Aymon n'intéressait plus personne au XVIIe siècle, mais on se pâmait d'aise à la lecture de Don Quichotte, leur satire, que Cervantès venait tout récemment de publier. La vertu guerrière ne conféra plus une seule fois le pouvoir politique, si ce n'est à une époque de révolution, où précisément la société fut dissoute : quand Napoléon inaugura l'Empire au lendemain de 1793. Tant que l'homme d'épée malmène impunément tous les autres hommes, il fait bon être homme d'épée ; mais lorsque la bravoure devient un hors-d'œuvre et ne trouve plus à s'employer qu'en cas de guerre, un gentilhomme, fût-il brave comme Bayard, est considéré comme une non-valeur. On s'étonne qu'il soit mieux traité que les autres, et l'on trouve que les privilèges qu'il conserve pour les services rendus par ses aïeux sont l'intérêt, onéreux à la communauté, d'une dette qui devrait être éteinte. Ce sentiment sera d'autant plus vif à partir de Louis XIII, que, d'une part, les nobles n'iront plus seuls à la guerre depuis les levées roturières de miliciens, et que, d'autre l'art, ils ne sont plus obligés d'y aller tous comme autrefois. II. — L'INSTRUCTION ET LA LITTÉRATURE. Leur importance
nouvelle. — L'ignorance jadis affectée et glorieuse. — La plume maintenant
estimée et puissante. — L'Académie. — Les grands seigneurs supérieurs, puis
égaux, puis inférieurs aux grands hommes de lettres. En temps de guerre, — et pour la noblesse c'est toujours temps de guerre, — les meilleurs discours ne valent pas les meilleurs canons ; un mousquet est plus utile qu'une grammaire. Un charpentier se préoccupe peu d'apprendre la chimie, et un médecin d'apprendre l'architecture. De même un soldat a plus d'intérêt à fortifier ses muscles, qu'à développer son esprit. Aussi, pendant les premiers siècles du moyen âge, la littérature n'est-elle représentée que par le moine dans son cloître, ou par le troubadour sur les grands chemins. Sous les Valois même, et même depuis la Renaissance, le soin du corps est le principal, le soin de l'intelligence n'est que l'accessoire. Écrire ou parler, penser et étudier, sont des occupations de l'ordre spéculatif. Agir est le seul emploi pratique qu'un noble puisse faire de sa vie. Je me suis toujours plus soucié de bien faire que de bien dire, écrit Montluc. Un roi (François Ier) se plut, il est vrai, à encourager les lettres, des seigneurs s'amusèrent à pensionner des lettrés, mais dans le même but qu'aujourd'hui un maître de maison fait venir pour distraire ses hôtes un orchestre en vogue, ou des acteurs de talent, sans avoir lui-même aucune intention d'apprendre la musique ou de monter sur la scène. Aussi les gentilshommes sont-ils parfaitement ignorants, les plus illustres comme les plus modestes ; il y a entre eux sous ce rapport, à quelques exceptions près, égalité absolue. Le connétable de Montmorency était en réputation d'homme de grand sens, bien qu'il n'eût aucune instruction, et à peine sut-il écrire son nom. M. de Villeroy, personnage de grand jugement, ne fut aidé d'aucunes lettres, et ne les aimait pas parce qu'il ne les connaissait pas. Il en était ainsi du duc de Rohan, grand capitaine pourtant, qui ne faisait pas difficulté d'attribuer les Pandectes à Cicéron. Le roi n'était pas, sur ce chapitre, supérieur à sa noblesse. On mit un jour sous les yeux de Louis XIII l'Histoire de saint Louis, par Joinville, dans le style du temps. Lorsqu'on eut dit au Prince que c'était là le langage parlé par saint Louis, il se mit à lire avidement, en riant de bon cœur, quand il trouvait quelque ramage extravagant du siècle. Le vieux français n'était pas seul étranger à la haute société, elle connaissait mal la propre langue de son époque. La femme du grand Condé fut mise au couvent, après son mariage, pour finir d'apprendre à lire et à écrire. La princesse Elisabeth, sœur de Louis XIII, mariée au roi d'Espagne, écrivait à son frère en ces termes pour lui demander de ses nouvelles : Monsieur, ayant ci lhontemps
asteure que je ne receu des nouvelles de Votre Majesté, je voulu anvouier ce
porteur pour moter de la peine ou jestes, et pour man aporter dasseurée, et
aussi pour me ramentevoir en l'honneur des bonnes grâces de V. M. que je luy
supplie de me conserver et de me croire, etc. Les courtisans, dit Pasquier, se dégoûtèrent de changer leurs épées en escritoires. Pour l'écritoire, ils ne professèrent jamais qu'un goût fort médiocre. Un gentilhomme disait à Théophile : Je ne taille ma plume qu'avec mon épée. — Je ne m'étonne donc pas, lui dit Théophile, que vous écriviez si mal. De fait, les nobles conservaient la manière d'écrire de leurs ancêtres ; caractère large d'un doigt, qui avait pris avec le temps une apparence aristocratique, mais dont les anciens n'usaient que parce qu'ils ne savaient pas faire mieux. Le roi lui-même signa ainsi jusqu'à la fin de la monarchie. Cette ignorance n'était pas honteuse ; au contraire, elle était voulue ; affectée, glorieuse. Pour s'accommoder au siècle, il fallait avoir plutôt la réputation de brutal que celle d'homme qui avait connaissance des lionnes lettres. Un Jean de Lettres n'était-il pas un animal mal idoine à toute autre chose ? C'est pourquoi les auteurs de Mémoires ou d'ouvrages littéraires, quand ils appartiennent à la caste guerrière, ont grand soin de s'excuser d'avoir pris la plume ; ils éprouvent le désir de justifier devant la postérité ces travaux qui vraiment leur semblent indignes d'eux, et qui cependant, aux yeux des modernes, seront le plus beau titre de leur maison. Les Maximes de La Rochefoucauld ne sont-elles pas l'honneur de sa famille ? Les Mémoires de Retz n'ont-ils pas fait pour lui, devant la postérité, plus que son chapeau de cardinal ? Qui connaîtrait les noms de Montglat ou de Fontenay-Mareuil, sans les quelques pages d'histoire qui portent leur signature ? Tous ces personnages ne jugeaient pas ainsi de leurs œuvres. S'ils en font peu de cas, ce n'est pas défiance de soi-même, — ils ne sont pas modestes à ce point, c'est seulement qu'ils ne veulent pas paraître s'être appliqués à un genre de besogne où ils prétendent demeurer incompétents. Quand ils sont instruits, ils en rougissent. Henri IV étant à Fresne, chez le maréchal de Biron, demanda l'explication d'un vers grec ; quelques maîtres des requêtes qui se trouvaient là ne firent pas semblant d'entendre. Le maréchal, en passant, donna le sens de Ce vers, et s'enfuit, tant il avait honte d'en savoir plus que des gens de robe. A l'arrière-ban de 1635, les généraux ordonnèrent au comte de Cramail de parler aux Gascons pour les faire demeurer. Il commençait à les émouvoir, quand un d'entre eux dit brusquement : — Diavle, vous vous amusez à écouter un homme qui fait des libres ! Et il les emmena tous. En effet, c'est là un mot magique. Cet homme qui fait des livres, ce doit être forcément quelque homme de peu, de race inférieure à ces hommes qui manient les armes. Aussi se fait-on scrupule de l'employer à quelque noble fonction. L'usage de la plume semble une tare pour un gentilhomme. Quand il s'agit de donner à Scudéry le gouvernement de Notre-Dame de la Garde, M. de Brienne écrivit à Mme de Rambouillet : Qu'il était de dangereuse conséquence de donner ce gouvernement à un poète qui avait fait des poésies pour l'hôtel de Bourgogne, et qui y avait mis son nom. On le lui donna cependant, symptôme du changement des idées. Ce changement apparaît en mille petits faits. Le duc de Guise entend citer une jolie épigramme de Gombauld : N'y aurait-il pas moyen, dit-il, de faire en sorte que j'eusse fait cette épigramme ? La reine de Suède, de peur que Balzac, mécontent, ne change les louanges qu'il lui donne dans son Aristippe, prend la peine de lui écrire pour se disculper d'avoir jamais médit de ses ouvrages, comme on le lui reprochait. Quelques seigneurs recueillent et font copier des pièces rares ; ils forment ainsi des bibliothèques de manuscrits auxquelles ils semblent attacher grand prix. Au même temps, grand nombre de gens de la bourgeoisie affectaient de n'aimer que les entretiens savants, et éloignaient ces discours communs qui se font dans les visites ordinaires. Parmi le beau monde, disaient-ils, il ne faut parler que de livres et de belles choses. Pour en parler plus souvent, plusieurs tenaient des séances en règle, et Richelieu donna à l'une de ces réunions littéraires la consécration officielle par la fondation de l'Académie française. Les lettres, sous leurs formes diverses, allaient conquérir la domination du monde. Dans un État pacifique et policé, nul n'a de pouvoir sur le corps de ses concitoyens, mais l'orateur ou l'écrivain acquiert de l'influence sur leur esprit : diriger l'opinion, c'est presque gouverner les hommes. Cette révolution, qui changeait la nature des rapports sociaux, ne s'accomplit pas d'un seul coup. Par exemple, au sein de l'Académie française, sous Richelieu, il n'y a pas de grands seigneurs. Le grand seigneur eût trouvé humiliante cette confraternité avec des hommes de plume de petite extraction : Richelieu lui-même n'en fait pas partie, il est le protecteur des académiciens, non leur confrère. Plus tard cependant, et jusqu'en 1789, les premiers ministres s'honorèrent tous du fauteuil académique, et les plus grands personnages de France regardèrent comme une faveur cette égalité avec les premiers hommes de lettres. Bien plus, au XVIIIe siècle, l'admission dans l'illustre compagnie des gens de qualité qui ne pouvaient faire valoir de titres spéciaux, fut regardée par le public comme une usurpation véritable, et peu à peu les descendants de ceux qui, en 1640, auraient sans doute refusé d'y entrer, n'osèrent même plus en solliciter l'accès. Cette différence de position de la noblesse vis-à-vis de la littérature se retrouve dans le rôle sans cesse grandissant des salons, — à la fois directeurs et reflets de l'opinion, — durant cent cinquante ans. Elle est également sensible en la personne des principaux écrivains. Quelle distance de Molière et de Racine à Voltaire et à Rousseau ! La situation sociale que le groupe des encyclopédistes possède tout naturellement, le groupe des maîtres classiques du siècle précédent n'eût jamais pensé y parvenir. Cependant la littérature du XVIIIe siècle traite la noblesse avec un dédain mêlé de haine, tandis que la littérature du XVIIe n'en parlait qu'avec une raillerie voilée de respect. C'est qu'entre l'aristocratie ancienne issue de l'épée et la nouvelle fondée sur la plume, il n'y avait pas eu fusion ; l'une avait les privilèges du pouvoir, l'autre en avait la réalité. Celle-ci, devenue forte de toute la force de ses lecteurs, ne se contentait plus des politesses ni des compliments, elle voulait davantage. Elle jugeait illogique ce corps privilégié dont elle ne faisait point partie de droit, et supportait malaisément un état social où ce corps avait une place d'honneur. III. — PRÉPONDÉRANCE DE LA RICHESSE. L'argent mène à tout, donc il est tout. — Les hommes
d'argent, partisans, traitants et agents des finances. — Leur immense fortune
; comment ils l'emploient. — Montauron. Leur position sociale, leurs
alliances. — Ils ont d'anciens nobles pour vassaux. Si l'argent commence seulement vers cette époque à jouer un rôle prépondérant, ce n'est pas que le XVIIe siècle vaille moins que les siècles précédents, ni qu'on fût auparavant plus moral ou plus désintéressé ; les passions humaines sont les mêmes dans tous les temps, leur forme seule varie ; pour le fond, s'il y a des différences, nous croyons qu'elles sont minimes. C'est simplement que l'argent ne pouvait pas jusqu'alors servir à grand'chose. L'argent n'est pas aimé pour lui-même, — sauf par un petit nombre d'avares, — mais pour les avantages qu'il procure, et au moyen âge il n'en procurait guère. On ne jouissait pas, on ne primait pas par l'argent ; il n'était capable de satisfaire à lui seul aucun des appétits humains. Donc l'homme d'argent était méprisé ; il n'apparaît à nos yeux que sous la forme d'un juif rapace, craintif et isolé, n'osant faire parade de ses richesses, de crainte d'être tué, ou pour le moins volé ; toujours sur le qui-vive, comme aujourd'hui les commerçants européens, quand ils trafiquent avec les sauvages. L'homme fort valait plus que l'homme riche. Le noble, en cédant une partie de son fief, préférait avoir en retour un soldat à son donjon, plutôt qu'un lingot d'or dans sa cave. Il affermait ses terres, non pour des écus qu'on lui donnait à lui-même, mais pour des coups d'épée qu'on donnait à ses ennemis sur sa requête. Au contraire, quand l'homme d'argent, protégé par le pouvoir public, put jouir librement des fruits de son industrie, il prit de l'importance. Quand il eut le droit d'acquérir à beaux deniers comptants une charge de justice, d'armée ou de finance, il eut à sa discrétion la robe et l'épée. Il y entra la bourse en main, et une fois entré, ne tarda pas à éclipser l'ancien gentilhomme, qui n'avait à lui opposer que des parchemins. Sous ce nouveau régime, un homme intelligent, mais pauvre, devait avant tout devenir riche pour devenir quelque chose. Dès lors que l'argent menait à tout, l'argent était tout. Malheureusement pour elle, à ce moment même, la noblesse cesse de le posséder. lies revenus immobiles, que le pouvoir de la monnaie, en diminuant sans cesse, déprécie constamment ; aucun moyen de s'enrichir, beaucoup de moyens de se ruiner, telle est sa situation. Déjà vers la fin du règne d'Henri IV, on remarque Que la noblesse court en poste à l'Hôtel-Dieu... Jamais, à vrai dire, elle n'avait eu entre les mains beaucoup d'argent liquide ; mais qui donc jusqu'alors en avait eu, ou du moins l'avait laissé voir ! Ce qu'elle en avait assurait, à l'aide de la forci brutale, sa prépondérance ; — tout le monde avait besoin d'elle. — Dans le nouvel état de choses, avec des fortunes nouvelles qui surgissent, le peu qui lui reste n'assure même plus son indépendance ; — elle aura souvent besoin d'autrui. — Si L'argent d'un cordon bleu n'est pas d'autre façon Que celui d'un fripier ou d'un aide à maçon... Riche vilain vaut mieux que pauvre gentilhomme. Il n'est que trop vrai,
gémit Balzac, que ce malheureux intérêt, qui devrait
n'être connu que des banquiers de Gênes et d'Amsterdam, et n'avoit lieu
qu'aux places du change, est maintenant le dieu de la cour, l'objet et la fin
du courtisan. Il n'est que trop vrai qu'on lui sacrifie pensées, paroles et
actions, qu'on lui fait servir l'esprit, le courage, la vertu, le vice, les
bonnes actions et les mauvaises. De l'âme des fermiers (d'impôts) et des receveurs, il a passé, ce malheureux intérêt, en
celle, des gentilshommes et des princes ; il entre dans les professions qui
en sont apparemment les plus éloignées. — Certains
magistrats, dit un pamphlet du temps, ont
pour meilleurs amis des gens qui s'appellent Louis, et à qui ils ne refusent
rien lorsqu'ils viennent les trouver de compagnie... L'amour a jeté la moitié des flèches de son carquois, pour
y trouver la place d'un trébuchet (à peser les pistoles). L'accroissement prodigieux du budget de l'État en une trentaine d'années, sous le règne de Louis XIII, fut pour certaines classes d'individus une source de profits, égale à celle que les Espagnols trouvèrent dans la découverte des mines d'or de l'Amérique. Seulement, au lieu de venir du dehors comme en Espagne, l'argent fut drainé en France sur toute la surface du pays, et afflua dans la caisse de quelques particuliers : les hommes de finance. La nouvelle mine ici fut la poche des contribuables ; tous ceux qui de près ou de loin travaillèrent à l'exploiter firent comme par enchantement des fortunes fabuleuses. L'absence d'hommes honnêtes ou compétents, le système vicieux du recouvrement des impôts, favorisèrent un désordre incroyable dans les finances, dont quelques spéculateurs hardis et sans scrupule surent tirer profit. Les traitants ou partisans, ainsi qu'on les nommait, étaient à la fois banquiers, prêteurs, et fermiers de l'État, qui leur confiait toutes ses affaires d'argent. Ils constituaient un haut commerce, connu, encouragé même. On voit un partisan traiter à la fois de plusieurs taxes qu'il afferme à ses risques et périls, et percevoir des droits de nature très diverse, en des provinces éloignées des unes des autres. L'un achète au gouvernement un lot d'offices de nouvelle création, et les débite en détail aux amateurs les plus offrants. L'autre prend en gros à bon marché — souvent pour moitié de leur valeur — des rentes sur l'hôtel de ville, qu'il revend fort cher au public. Par contre, quand l'État veut acheter des rentes dépréciées, les partisans se les font donner à vil prix par les détenteurs heureux de s'en défaire, et les repassent au trésor royal à des chiffres fantastiques. Ils font tous les négoces, tous les trafics, louches ou véreux, se chargent de ce qu'on veut, promettent beaucoup, tiennent peu, et gagnent énormément. Froger se rend adjudicataire de la perception des droits de francs-fiefs, en retard de vingt-quatre ans, et en même temps de l'entreprise d'achèvement des portes et remparts de Paris. Rien ne les arrêtait, rien ne leur semblait impossible. Quel que fût le projet caressé par le premier ministre, ils se déclaraient prêts à l'exécuter ; ils savaient glisser dans le contrat quelque clause, bénigne en apparence, mais qui leur procurerait un bénéfice excessif, si habilement déguisé toutefois, qu'à l'examen sommaire de leurs traités, on pourrait croire que ces honnêtes gens s'exposent à perdre pour l'amour de Sa Majesté. Les financiers distingués, fermiers généraux de Louis XV ou de Louis XVI, ne donnent aucune idée de cette race de partisans qui travaillaient sous Louis XIII dans un genre encore neuf, dont les tours et les finesses étaient entièrement inédits. Ceux-ci eurent la chance de venir à une époque où commençait à avoir besoin chaque année de grandes sommes, et ne savait comment se les procurer ; d'autant qu'il n'osait encore établir d'un seul coup de trop lourdes impositions, sans l'aveu des états généraux. Ils firent payer cher leur concours. Tous étaient si résolus à voler, qu'ils se faisaient assurer d'avance de l'impunité, en insérant dans les baux cette condition que ni eux ni leurs intéressés ne pourraient être compris en aucunes recherches de chambres de justice, ni taxés pour raison de ce, le roi les en ayant dès à présent déchargés. Non contents de cette absolution anticipée, les traitants s'entendaient avec les agents du Trésor. Tous ou presque tous les comptables étaient à leurs ordres ; les conseillers d'État ou du grand conseil étaient gagnés d'avance, et ne leur refusaient jamais un arrêt. La cour des aides, la chambre des comptes luttaient à grand peine contre eux, et demeuraient rarement les plus fortes. Beaucoup de magistrats ou de fonctionnaires recevaient de leur main des pensions de plusieurs milliers d'écus ; quelquefois même ils étaient leurs associés. Châteauneuf, le garde des sceaux, acceptait leurs pots-de-vin. La Vieuville agissait de même. Richelieu se vante hautement au roi d'avoir refusé 100.000 pistoles — 3.500.000 francs de notre monnaie — des financiers qui les lui offraient sans diminution d'un sou de leur traité. Bullion n'avait pas la même délicatesse, puisqu'il laissa eu mourant 700.000 livres de rente, gagnées dans sa surintendance des finances ; ce qui ne l'empêchait pas de son vivant d'être loué en vers latins : de ne point porter envie au trésor des rois. On citait ceux qui ne s'enrichissaient pas dans le maniement des fonds publics. L'intendant Duvet n'était pas gueux, dit-on, mais au prix de ce temps-ci il ne fit pas une grande fortune. Le premier ministre faisait profiter ses secrétaires des avantages qu'il dédaignait pour lui-même. Les gouverneurs de province ne craignaient pas de s'abaisser à de semblables marchés, mais ce n'était là que broutilles, offertes aux gens en place par les traitants. Ceux-ci se réservaient les gros morceaux du gâteau, dont ils abandonnaient ainsi les miettes aux complaisants indispensables. Ces grandes fortunes financières avaient commencé avec le siècle : Puget achète 30.000 écus à la duchesse de Beaufort l'office de trésorier de l'Épargne ; il est obligé, faute de biens, de s'associer, pour le payer, avec deux autres personnes ; quelques années après, il se rendait acquéreur d'un hôtel de 27.000 écus. On fit son procès un peu plus tard, et l'un des commissaires lui demanda ironiquement d'enseigner au tribunal comment, avec 2 ou 3.000 écus, on pourrait en peu de temps en acquérir 5 ou 600.000. Bouhier de Beaumarchais, autre trésorier de l'Épargne, laissa des biens prodigieux ; il possédait l'île de l' 'guillon, près de la Rochelle, et six vaisseaux qu'il envoyait aux Indes. Il donna un million de dot à sa petite-fille, Mlle de La Vieuville. Plusieurs trésoriers et trésorillons ont jusqu'à 100, 200, 300.000 livres de rente, et davantage. D'après un État au vrai, Feydeau, le fermier des gabelles, gagne bon an mal an 400.000 livres, toutes rentes et charges payées. Le Ragois se met dans les affaires, fait une fortune de 600.000 livres de rente, grâce aux partis où il entre comme secrétaire du conseil, devient alors sieur de Bretonvilliers et bâtit le superbe hôtel de ce nom, à la pointe de l'île Notre-Dame. Un fils de paysan, La Bazinière, qui lui-même avait commencé par être laquais, mourut riche de 4 millions. Le Camus, arrivé à Paris avec 20 livres, partagea, à quatre-vingts ans, 9 millions entre ses enfants, en se réservant 40.000 livres de rente. Que sont, auprès de ces millionnaires, les seigneurs les plus opulents qui se disputent à la cour une place ou une pension de quelques mille livres ? Que sont même les plus heureux favoris, dont les biens excitent l'indignation de la noblesse ? Ces nouveaux sires de la pistole et de l'écu ne s'attardent pas aux mesquineries, ni aux bagatelles ; ils mettent la fortune publique en coupe réglée, ils opèrent par grandes rafles. Aussi chacun commence à les ménager et à les craindre. Il n'est point de projet qui sans eux puisse réussir. Travaux publics, entreprises commerciales, guerres étrangères ou révoltes intestines, ils subventionnent tout, ont une main partout, à condition d'y trouver leur compte. Le duc d'Orléans, pendant son absence volontaire de la cour, entretient des intelligences avec les gens les plus pécunieux de la place de Paris, afin de ne manquer de rien. Le gouvernement prend les partisans sous sa protection spéciale, — une insulte à leur adresse doit être punie de mort. — Il les félicite, les remercie officiellement par ordonnance royale. Non content de gratifier d'éloges et de bons témoignages ceux qui le dépouillent, il les plaint, il s'apitoie sur leur sort, — naïveté comique et douloureuse. Ayant été contraint, dit
le roi, de nous servir de moyens extraordinaires, et
de nous faire souvent avancer de grandes sommes de deniers ; en toutes les
occasions qui se sont présentées, nous avons été secourus de nosdits fermiers
et traitants des sommes qu'ils s'étoient obligés nous payer, même pour la
plupart d'entre eux avec si peu d'avantage et de profit, qu'ils se trouvent à
présent engagés et endeptés eux et leurs
associés..... Ils ne laissent pas encore à présent de nous offrir de très grands secours en la pressante nécessité de nos affaires, et d'y employer tout leur crédit, dont nous recevons très grande satisfaction. Ce dernier paragraphe montre que, tout en se prétendant ruinés, les financiers étaient toujours prêts à recommencer leurs fructueuses opérations, pareils à ces usuriers qui ne déplorent la rareté du numéraire que pour le faire payer plus cher à leurs clients. En effet, leurs richesses augmentent sans cesse. Leur train est plus splendide et plus réglé que celui des princes. Il n'y a gens au monde plus pompeux, plus respectés, plus honorés. Ils bâtissent les plus beaux palais, tiennent les meilleures tables, et se font servir en vaisselle d'or et d'argent. Ils achètent les plus nobles terres, et donnent à leurs enfants et alliés les états, offices.et dignités des plus hauts magistrats. Lambert, un ancien commis de l'Épargne, fait peindre en son hôtel de l'île Saint-Louis les galeries et les appartements par Simon Vouet, Le Sueur et Le Brun. Qui aurait pu croire, disait-on sous Louis XIV, qu'au bout de soixante ans, l'hôtel d'Épernon ne serait pas une assez belle demeure pour le financier d'Hervart, qui la fit démolir et en bâtit une autre en sa place ? Rambouillet, fermier des cinq grosses fermes, étala son luxe dans ce fameux jardin de Reuilly, — la Folie-Rambouillet, — parc superbe qui descendait jusqu'au bord de la Seine par une suite de labyrinthes, de petits bois et d'allées à compartiments. Les fruits, cultivés en toute saison, en étaient si bons, si beaux et si renommés, que les plus grands seigneurs faisaient leur cour au jardinier pour en avoir dans leurs dîners de gala, et que le roi lui-même en envoyait demander. Le faste du propriétaire effrayait ses associés eux-mêmes ; ils trouvaient que c'était trop découvrir le profit de sa ferme ; ils craignaient de braver l'opinion. La société noble se vengeait de ces parvenus par des bons mots : Ceux qui l'avaient décrottée autrefois, disait-elle, la crottaient maintenant ; mais elle les accueillait et peuplait leurs salons. Toute la cour assiste à la comédie chez Feydeau. Lopez, banquier étranger, est admis dans la familiarité de Richelieu, des ambassadeurs, de la reine. Mme de Launay-Gravé, dont le mari, fils d'un marchand de Saint-Malo, était fermier des entrées, est de toutes les assemblées de haute volée, et reçoit à sa table la duchesse de Nemours et le roi d'Angleterre. Louis XIV et la reine de Suède vont voir le ballet chez La Bazinière. Les personnages secondaires ne pouvaient qu'imiter des exemples venus de si haut. Les gens de lettres trouvent bien mieux leur compte à porter des épîtres dédicatoires aux commis des finances qu'aux seigneurs qualifiés. Corneille, si digne et si fier, est emporté par le courant, et dédie Cinna au partisan Montauron, à qui, dit-il, il trouve quelque chose de particulièrement commun avec Auguste. Ce Montauron, que ses flatteurs traitent de grand homme et d'immortel génie, que l'on nomme dans des gravures : Nobilissimus, clarissimusque vir..., est le roi de la mode. Tout, jusqu'aux pains au lait, s'appelle à la Montauron. Son Éminence Gasconne, ancien commis et soldat aux gardes, achète l'hôtel de Mayenne, et, se trouvant trop à l'étroit dans cette maison de prince, en acquiert quelques autres aux environs pour être logé plus commodément. Il n'y a que, moi, dit-il nonchalamment, d'homme de condition dans les affaires. Les grands seigneurs, qu'il tutoie, souffrent ses familiarités, parce qu'il leur fait bonne chère et leur prête de l'argent. Le prince de Condé et le duc d'Orléans s'assoient à sa table. Le couvert est toujours mis chez lui, même en son absence ; il dit des gens qui y dînent habituellement : Ils sont sur l'état de ma maison. — Mordieu, monsieur, lui dit M. de Châtillon, nous sommes tous des gredins auprès de vous ; faites-moi l'honneur de me prendre à vos gages, et je renonce à tout ce que je prétends de la cour. Nul comme lui n'entend les devoirs de l'hospitalité ; à sa campagne de La Chevrette, si un valet prend un sou de qui que ce soit, il est chassé. La maison est bonne cependant, puisque les laquais, p(iur avoir la faveur d'entrer à son service, donnent dix pistoles au maître d'hôtel. Les comédiens du Marais, même en présence de Monsieur, frère du roi, attendent l'arrivée de Montauron pour lever la toile. Inutile d'ajouter qu'il a des armes à son carrosse ; que s'il lui prend fantaisie d'avoir rang dans le monde, il achète d'emblée une charge de président à mortier. Il avoue ses bâtards, et n'est pas embarrassé de leur placement. Sa fille naturelle a 50.000 écus de dot, autant que M"e de Montmorency-Bouteville en reçoit de ses parents. Jadis, en quelques républiques d'Italie, les nobles ne pouvaient épouser que des nobles, et encore à la condition d'avoir de part et d'autre un certain chiffre de fortune dont le minimum était fixé. S'il en eût été ainsi en France, la plus grande partie de la haute aristocratie n'aurait pas tardé à disparaître. Les mésalliances — terme qui n'a pas d'équivalent en Angleterre, parce que l'idée blessante qu'il éveille n'y est pas connue — furent chez nous le grand secours de la classe élevée. On voit ici le chemin immense fait par l'argent en cinquante ans, et comme il prend barre sur la naissance. Les financiers, dit-on en 1615, ne cherchent de s'allier qu'aux seigneurs de suprême qualité, soit d'épée ou de justice ; ne veulent que des conseillers d'État, des présidents, des maîtres des requêtes, des marquis, des comtes, des barons, des gouverneurs de ville et lieutenants généraux de province, et baillent de grands biens et de grosses somme à leurs filles... Vers le milieu du siècle, les rôles sont renversés, et déjà : ... le noble altier, pressé de l'indigence, Humblement du faquin recherche l'alliance, Avec lui trafiquant d'un nom si précieux... La femme de qualité n'ose, il est vrai, épouser un bourgeois, sans braver les convenances de son inonde : quand Mme de Termes épousa Claude Viguier, ses amies jetèrent des cris d'horreur. Dieu pardonne, madame ma mie, lui dira l'une d'elles, mais les hommes ne pardonnent point. Quant au grand seigneur, il se marie volontiers avec la fille du nouvel enrichi ; les exemples en abondent dès cette époque. Catherine Le Tellier épouse un d'Harcourt, fils du marquis de Beuvron ; la petite-fille de Barentin, trésorier des parties casuelles, épousa un Montmorency-Laval ; les deux filles de Mme de Gravé épousèrent, l'une un chevalier de Châtillon, l'autre un duc d'Aumont. Antoinette Servien devint duchesse de Saint-Aignan ; Louise Boyer, duchesse de Noailles ; Guyonne Ruelland, fille du célèbre partisan Rocher-Portail, épousa le duc de Brissac. N'est-ce pas chose horrible,
dit un libelle, de voir un Jacquet épouser la nièce
du duc de Mayenne ? La fille de Feydeau, le comte du Lude ? Celle de
Beaumarchais, le maréchal de Vitry ? Celle de Montmort, le fils du maréchal
de Thémines ? Celles de Herbaut, les comtes de Palluau, de Bury et le marquis
d'Uxelles ? Celle de Fabry, le sieur de Pompadour ? Un commis de l'Épargne a
donné sa fille au marquis de Montravel, avec cent mille écus ; Villautrey,
qu'on croyait devoir être pendu après avoir dérobé un million au siège de
Montpellier, a marié sa fille au neveu du cardinal de La Rochefoucauld, pour
s'appuyer de l'écarlate ! Et ainsi d'infinis d'autres, les enfants desquels
bravant l'ancienne noblesse, de manière que la science de bien dérober est
l'unique chemin de s'anoblir aujourd'hui en France. De fait, bien que la noblesse française ne fût pas basée sur l'argent, tout homme riche devint noble depuis Louis XIII jusqu'à la Révolution, comme au début du moyen âge, tout homme brave devint chevalier. On n'usa même plus du mot anoblir, mais du mot réhabiliter, ce qui supposait qu'un riche était originairement noble, qu'il était d'une nécessité plus que morale qu'il le fût. Tout est perdu, dit Montesquieu, lorsque la profession lucrative des traitants parvient encore par ses richesses à être une profession honorée. Et comment ne le serait-elle pas, lorsque les traitants, après fortune faite, achètent une baronnie, un marquisat, dont leurs enfants porteront les titres, et joignent ainsi l'honneur à l'argent ? Éclat et solidité, ils cumulent ; la rondeur de la bourse engendre la grandeur de la situation. Le fils de Rambouillet est marquis de La Sablière ; Guénégaud est marquis de Montceaux ; Larcher est marquis d'Olizy ; Choisy est comte de Caumartin et ces nouveaux seigneurs ne sont pas plus mal vus que les autres ; au contraire, c'est peu de dire marquis, si on n'ajoute, de 40.000, de 50.000, ou de 60.000 livres de rente ; car il y en a tant d'inconnus et de nouvelle fabrique, qu'on n'en fera plus de cas, s'ils ne font porter à leur marquisat le nom de leur revenu. Quelques familles financières s'élèveront plus haut encore dans la suite, par la robe et l'épée : Phélippeaux sera duc de la Vrillière, Potier duc de Gesvres et de Tresines ; mais dès la minorité de Louis XIV, il n'est pas de partisan qui n'ait ses lettres de noblesse, un fief dont il porte le nom, et une terre titrée qu'il léguera à son fils. Si certains morts revenaient, disait-on, et s'ils voyaient leurs grands noms portés, et leurs terres les mieux titrées, avec leurs châteaux et leurs maisons antiques, possédées par des gens dont les pères étaient peut-être leurs métayers, quelle opinion pourraient-ils avoir de notre siècle ? — Il y a tant de confusion à cette heure, dit M. d'Aiguebonne ; j'ai marié ma fille à un gentilhomme qui a trouvé moyen d'acheter le marquisat de Varambon ; ses enfants passeront pour être de cette maison-là. Les nobles demandaient de ne pas être astreints à faire l'hommage en personne, à cause des terres qui relèveraient des seigneuries possédées par personnes ignobles. En effet, la féodalité nouvelle a singulière tournure. Le marquis de Resnel se trouve vassal d'un apothicaire, qui exige la foi et hommage dus à sa qualité de suzerain. Servien achète le marquisat de Sablé, de la maison de Montmorency ; et vainement les seigneurs qui en relèvent, jurent de le jeter dans la rivière, s'il prétend les obliger à quelque devoir envers lui. Le fait se produisit plus d'une fois ; des gentilshommes de famille ancienne, mais peu fortunés, se trouvèrent fréquemment sous la suzeraineté nominale, sinon effective, d'un ancien paysan, d'un huissier ou d'un tailleur. |