LA NOBLESSE  FRANÇAISE SOUS RICHELIEU

 

CHAPITRE XI. — La politesse et les salons.

 

 

La place Royale et les ruelles. — Saluts et embrassades. Hôtel de Rambouillet et préciosité. — Exagération de leur rôle dans l'histoire. — La galanterie et l'air galant. — La vie mondaine ; le cours, les parties champêtres, les promenades. — Le langage et le style ; protocole en usage. — Mots vulgaires ou grossiers encore employés.

 

Le Paris mondain sous Louis XIII pivote autour de la place Royale et de l'île saint-Louis. On disait Pile ou la Place, et chacun savait ce que cela signifiait, comme on dit aujourd'hui le Bois ou les Boulevards, sans que personne s'imagine que ce puisse être le bois de -Vincennes ou les boulevards extérieurs. Ce quartier était il la mode comme sont toujours les choses nouvelles : le faubourg Saint-Germain au XVIIIe siècle, et les Champs-Élysées de nos jours. Tout y était neuf, pimpant ; il était à peine terminé sous Henri IV, et l'on n'en prit tout à fait possession qu'au commencement de Louis XIII. En ce temps, le pont Neuf était vraiment neuf, le Louvre de François Ier et de Henri II était le chef-d'œuvre d'architecture le plus récent. Les rues Barbette, des Trois-Pavillons, du Parc-Royal, la rue Saint-Louis et celle de la Culture Sainte-Catherine étaient les derniers embellissements de Paris. Le rempart aussi était nouveau, ainsi que l'Arsenal qui y était adossé, ce qui datait de 1572. Dans ces rues qui venaient d'être percées, on foulait le sol de la ville du moyen âge ; les vieux hôtels avaient disparu, mais les noms mêmes des voies nouvelles — Beautreillis, la Cerisaie, les Lions-Saint-Paul — en rappelaient les principales dispositions.

En arrivant à la Place par sa véritable entrée de la rue Royale, du côté de la rue Saint-Antoine, on trouvait à l'ange de droite l'hôtel de Rohan, à l'angle de gauche l'hôtel de Chaulnes, dont Bois-Robert a célébré les magnifiques appartements, et qui plus tard a passé aux Nicole. Aux coins de la place, du côté de la rue des Tournelles, le vaste et somptueux hôtel de Saint-Géran, l'hôtel de Nouveau qui servit quelque temps de mairie, l'hôtel de la comtesse de Maure et celui de la marquise de Sablé. Plus loin, l'hôtel du président Lescalopier, le seul qui demeura jusqu'à nos jours dans la famille de son premier propriétaire. Les trente-sept pavillons carrés dont se composait le pourtour étaient soutenus par une galerie quadrangulaire. Plusieurs actes du Menteur et de la Place Royale de Corneille parlent des entretiens qui avaient lieu sous ces galeries. C'est (peut-être) en s'y promenant que Descartes, causant avec Pascal, lui suggéra l'idée de ses belles expériences sur la pesanteur de l'air. C'est là aussi qu'un soir, en sortant de chez Mme de Guemené, le mélancolique de Thou reçut de Cinq-Mars confidence de la conspiration qui devait les mener à l'échafaud. La rive gauche de la Seine, presque déserte encore, n'était bâtie que jusqu'à la rue du Bac. Richelieu songea un instant à y construire son palais, mais il en fut détourné par la crainte de se trouver trop loin du Louvre.

C'était dans le Marais que florissaient les ruelles, ou, comme on dit plus tard sous Louis XIV, les alcôves en vogue ; ruelles élégantes ou galantes, du bel air ou du bel esprit. La chambre à coucher d'une femme est en effet chose presque publique, c'est un salon dont le lit est le centre et la place d'honneur. La maîtresse de la maison passe des après-midi à recevoir le monde sur son lit ; un fauteuil est au pied, — siège de distinction ; s'il est déjà occupé et qu'une personne considérable se présente, c'est sur le lit même qu'on la fait asseoir, comme on lui offrirait aujourd'hui le coin du feu ; simple signe d'amitié ou de déférence. Un homme qualifié recevra ses visites en même posture ; le maréchal de Brezé en use toujours ainsi. La ruelle convient même aux réceptions officielles, et le Parlement en corps attend dans la chambre du roi à la ruelle de son lit avant d'être introduit dans son cabinet. Quant à l'antichambre, on y cause, on y fait salon ; les ministres attendent dans celle de Sa Majesté ; faire antichambre n'a nullement le sens blessant qu'on attache aujourd'hui à ce mot.

Les belles manières sont un mélange de respect féodal et de familiarité italienne, avec un grain de cérémonial emprunté aux usages de l'Espagne. Un grand seigneur donne audience au lit à un gentilhomme, celui-ci s'empresse en entrant de baiser son drap. Les révérences étaient l'objet d'une consciencieuse étude. Il ne suffisait pas aux dames de plier, sans perdre l'équilibre, sur leurs jarretières couleur de feu, il fallait s'en acquitter avec grâce, et proportionner la flexion au rang de chacun. Les hommes ne quittaient leurs chapeaux ni en visite ni à table ; ils l'ôtaient pour saluer et le remettaient aussitôt ; reste des anciennes mœurs, que plus tard les bourgeois puis les campagnards seront seuls à conserver. Avec cela, on s'embrassait à tout propos ; genre d'effusion aussi banal quo l'est aujourd'hui la poignée de main. Cette manie d'accolades est souvent critiquée par Molière, par La Bruyère ou par Boileau. On embrassait celui qui vous rendait un service, celui qui vous donnait un renseignement précieux, celui qui vous prêtait de l'argent. Si l'on voulait assurer quelqu'un de son amitié, on se jetait à son cou ; si même une personne disait un mot spirituel, on la serrait sur son cœur... L'embrassade tenait lieu de félicitation, de remercîment, de protestation d'amitié. Le roi recevant après la prise de Corbie les représentants des corps de métier au Louvre, les embrasse en les priant de l'assister. Laffemas, pour décider La Porte à avouer, durant son interrogatoire à la Bastille, lui dit en l'embrassant et le baisant : Parlez, et j'accommoderai l'affaire. Arnaud, quand il va voir des dames, les embrasse charitablement un gros quart d'heure. Un mari dit à sa femme sans choquer aucune convenance : Je vous en prie, baisez un tel pour l'amour de moi.

Durant les trente années de ce règne, plusieurs salons possédèrent tour à tour la faveur de la haute société ; le renom d'un certain ton et d'une certaine élégance, la qualité des maîtres, le choix des invités contribuèrent à leur donner ce relief. Au début, la maison de Bassompierre est le rendez-vous de la coterie historique des dix-sept seigneurs. Bien n'était plus agréable que l'honnête liberté avec laquelle ils vivaient ensemble. On ne savait là ce que c'était que cérémonie... chacun se plaçait où il se trouvait ; ceux qui venaient le plus tard ne laissaient pas de se mettre à table, encore qu'il y eût déjà longtemps que les autres y fussent. De même que l'on était venu sans se dire bonjour, on s'en allait sans se dire adieu ; les uns tôt, les autres tard, selon leurs affaires. Un véritable cercle de nos jours. Quinze ans après, la génération nouvelle se réunit chez la duchesse de Rohan avec la même indépendance : Les plus honnêtes de la cour avaient fait une cabale de gens, à Paris, qu'on appelait Messieurs du Marais, lesquels se rendaient tous les soirs chez Mme de Rohan à la place Royale. Cinq-Mars en était et la préférait à la cour... En même temps la comtesse de Soissons fait des assemblées à l'hôtel de Créqui ; la princesse de Condé fait de même par imitation à l'hôtel de Ventadour. Il y avait dans Paris des brigues perpétuelles pour ces deux assemblées, à qui s'attirerait plus de gens, c'est-à-dire plus d'hommes, car pour les femmes le nombre en était toujours réglé. Beaufort, Coligny, Saint-Megrin étaient les plus galants de l'hôtel Ventadour. Quand les habitués de l'un allaient par hasard à l'autre, on se donnait le mot pour ne pas les faire danser ; si on les prenait, toute la cabale en paraissait désolée.

A l'un comme à l'autre se rencontrait d'ailleurs l'élite de la nation ; tout au moins ceux qui occupaient les plus grandes places et tenaient le plus haut rang. Cependant l'histoire n'a gardé le souvenir ni des Messieurs du Marais, ni des dix-sept seigneurs, ni des rivalités implacables des hôtels de Créqui et de Ventadour. Elle ne connaît dans la première moitié du XVIe siècle qu'un salon unique, celui de la marquise de Rambouillet, car on ne Peut appeler de ce nom le bureau d'esprit de Mme de Scudéry, médiocre succursale de l'Académie naissante. Sans l'hôtel de Rambouillet, dit M. Cousin, et sans les premiers samedis (de Mme de Scudéry), le genre précieux n'eût pas été si fort en honneur, et on n'eût pas vu s'élever de toutes parts, et dans Paris et d'un bout de la France à l'autre, cette foule de sociétés hautes et basses qui, ne l'oublions pas, eurent l'avantage de faire pénétrer dans tous les rangs de la société française, même les plus médiocres, le goût des choses de l'esprit, mais qui en même temps, par leur affectation et leur exagération inévitables, appelaient les représailles du sens commun. Il faut bien payer la rançon des meilleures choses, et les mauvaises imitations ne déshonorent qu'aux yeux du vulgaire des modèles excellents. N'y a-t-il pas là un peu d'exagération ? Le salon de Mme de Rambouillet mérite-t-il et cet excès d'honneur et cette indignité d'avoir fait pénétrer en France le goût des choses de l'esprit et d'en avoir provoqué l'affectation ridicule ? Nous ne le croyons pas. A-t-il eu seulement une influence sur les lettres ? Le fait parait contestable. A-t-il eu même l'initiative du genre précieux, et doit-il être responsable de ses écarts ? C'est là une question littéraire qu'il ne nous appartient pas de trancher.

Il nous semble toutefois que, dans l'histoire de la langue et du génie français, la préciosité n'a eu ni précédents ni conséquences. Ç'a été un engouement éphémère, dont nul des grands auteurs du siècle n'a été atteint, même au degré le plus léger ; que les illustrations du moment, Corneille, Descartes ou Pascal n'ont point partagé, tandis que presque toujours les plus hauts génies ne peuvent se défendre de participer un peu à l'air du temps. Dans cette évolution superbe qui emporte notre langue nationale de Rabelais et Montaigne jusqu'à Racine et Bossuet, en passant par Malherbe et par Corneille, la préciosité, et le salon où elle tint ses assises, ne paraît avoir joué qu'un rôle bien secondaire. Parmi cette assemblée polie qui se donnait rendez-vous chaque soir chez la fameuse marquise, en cette pléiade de poètes qui s'attelaient tous à cette grandiose fadaise que l'on nomme la Guirlande de Julie, les littérateurs de 1620 à 1640 figurent en petit nombre. Rotrou, Corneille, Balzac, Racan, Desmarets, Vaugelas, n'y figurent pas. D'autres, entre les plus notables de ceux qui ont marqué vers la même époque : La Rochefoucauld, Arnaud, Gassendi, Retz, y sont entièrement étrangers.

Les cinq ou six qu'on y estime le plus, et en effet, dit Mme de Scudéry, les plus dignes d'être estimés, sont Montausier, qui fut pendant treize ans le mourant de Julie, et qui finit par être son mari ; Godeau, évêque de Grasse, qu'à cause de sa petite taille on appelait, rue Saint-Thomas-du-Louvre, le nain de Julie, et qui ne laissa pas grande trace dans l'Église ni dans les lettres ; Arnaud de Corbeville, traité d'homme d'esprit et d'homme de guerre renommé, mais dont les états de service militaire et poétiques consistent en vérité à avoir perdu Philipsbourg, et composé le madrigal de la Tulipe ; Conrart, dont le silence seul est parvenu jusqu'à nous ; M. de Chamdeville, dont le nom même est inconnu ; enfin Chapelain, l'auteur de la Pucelle, le régent du Parnasse, si peu goûté par la postérité. Tels étaient ces maîtres du goût, les familiers de ce cénacle, qui passe pour avoir fait faire tin si grand pas à notre génie national.

Pour comprendre ce grand renom de l'hôtel de Rambouillet, il faut remarquer qu'en tout temps les hommes de lettres donnent aux choses qu'ils font et aux gens qu'ils fréquentent une sorte de célébrité, qu'ils les popularisent par leurs écrits, et en perpétuent ainsi le souvenir. Dans ces conditions, il semble que les écrivains ont fait l'hôtel de Rambouillet, plutôt que l'hôtel de Rambouillet n'a formé les écrivains. En retour de l'hospitalité qu'elle leur donna Voiture et Scudéry ont immortalisé la marquise ; aujourd'hui qu'on ne lit plus leurs ouvrages, on se souvient encore du salon où ils furent admirés. Si ce salon légendaire a peu influé, croyons-nous, sur les lettres, il a moins encore influé sur la société. Le bon ton ou galanterie, le beau langage ou préciosité viennent d'ailleurs. L'un et l'autre font partie de la politesse du temps.

Sur ces confins de la société ancienne et de la nouvelle, où l'aimable seigneur qui arrive rencontre le bouillant seigneur qui s'en va, la brutalité est encore au fond des esprits, tandis que les belles manières sont déjà l'ornement de l'extérieur. C'est en cela que l'honnête homme sous Louis XIII diffère de l'homme du monde sous Louis XV ; celui-ci est foncièrement poli, doux, humain, ami des plaisirs de l'esprit ; l'autre n'a de ces qualités que l'apparence. Mais cette apparence est exagérée, même prétentieuse ; c'est l'air galant, qui trente ans plus tard prête à rire.

Une femme devait faire la malade, être pâle et s'évanouir ; un homme devait avoir bonne grâce, envoyer des poulets, donner des cadeaux, et surtout et avant tout être fondu d'amour. Avec cela, se carrant sur un pied, redressant son épée, il délaçait trois boutons de son pourpoint, mordait le bout de ses gants, et répétait à tout propos : Il en faudrait mourir. Donner de l'intérêt à mille alibi-forains, aux nouvelles de la cour et de la guerre, définir avec succès ce que c'est qu'amour ou amitié ; mettre sur le tapis une question galante, qui exerce les esprits de l'assemblée, connaître les jolis commerces de proses et de vers ; celui-ci a fait un madrigal sur une jouissance, celui-là a composé des stances sur une infidélité ; ainsi le veut la conversation en vogue. Elle n'exige pas beaucoup d'imagination, mais encore faut-il y être initié.

L'air galant ne consiste pas précisément à avoir beaucoup d'esprit, beaucoup de jugement et beaucoup de savoir ; c'est quelque chose de si particulier, et de si difficile à acquérir quand on ne l'a pas, qu'on ne sait où le prendre ni où le chercher ; je connais un homme que toute la compagnie commit aussi, qui est propre, qui parle judicieusement, qui de plus fait ce qu'il peut pour avoir l'air galant, et qui est le moins galant de tous les hommes... Cependant cet air galant est indispensable, c'est un grand malheur que de ne l'avoir pas, car il est vrai qu'il n'y a point d'agrément plus grand dans l'esprit que le tour galant et naturel, qui met le je ne sais quoi qui plaît, aux choses les moins capables de plaire. Ce je ne sais quoi de galant répandu sur toute la personne qui le possède, soit en son esprit, en ses paroles, en ses actions, ou même en ses habillements, est ce qui achève les honnêtes gens, ce qui les rend aimables, et ce qui les fait aimer. Aimer et être aimé, voilà le grand point pour être tout à fait dans la note. Penser galamment, c'est quelque chose ; mais pousser le doux, le tendre et le passionné ; débiter les beaux sentiments, au milieu des aventures, des rivaux qui se jettent à la traverse d'une inclination établie, des 'jalousies conçues sur de fausses apparences, des plaintes, des désespoirs et de tout ce qui s'ensuit, c'est là le véritable savoir-vivre.

Telles sont les règles de la politesse que Catherine de Médicis avait apportée d'Italie, et qui était universellement en honneur. La reine Anne était persuadée que les hommes pouvaient sans crime avoir des sentiments tendres pour les femmes... que le désir de leur plaire leur inspirait toutes sortes de vertus... elle ne comprenait pas que la belle conversation qui s'appelle ordinairement l'honnête galanterie, où on ne prend aucun engagement particulier, pût jamais être blâmable... Cette honnête galanterie n'avait donc aucun motif de se cacher. La Vallée, amoureux de la fille d'un financier, fait broder ses manteaux aux initiales de la demoiselle ; le marquis de Cascaës, ambassadeur de Portugal, porte à son chapeau un bas de soie de sa maîtresse ; il a dans son carrosse, au cours, des cassettes pleines de gants, et en envoie aux dames qui ont le bonheur de lui plaire.

Galant était l'adjectif universel. Il servait à qualifier toutes choses ; non seulement un homme, mais un livre, un habit, une promenade, un carrosse, un sermon, une bataille, pouvaient être ou n'être pas galants. L'usage de ce mot devint si général, que Scudéry elle-même, le galant écrivain, trouve qu'on va trop loin et qu'on en abuse. Le Cours était le rendez-vous galant par excellence, depuis qu'on avilit abandonné la Galerie du Palais, où l'on se réunissait encore à la fin du règne de Henri IV. Il partageait avec la foire Saint-Germain, qui se tenait sur la rive gauche de la Seine durant le carnaval, le privilège d'attirer régulièrement la bonne compagnie. On avait toujours quelque chose à dire au Cours, quelque personne à y rencontrer ; on se parlait, on criait d'une allée à l'autre. Il y avait des jours de Cours, seuls élégants, comme il y a aujourd'hui à Paris des heures de Bois.

Les promenades, selon le mot de Furetière, étaient rarement sèches, et l'on servait à l'ordinaire quelque collation, soit dans une maison amie, soit chez les traiteurs et pâtissiers. La profusion y était de rigueur : le roi offre un ambigu à la reine avec telle quantité de confitures, dit la Gazette, que les filles, après qu'elles ne se furent pas épargnées à en manger, en reportèrent leur plein carrosse... il n'y eut pas jusqu'aux cochers et valets de pied qui ne voulussent être de la fête, qu'ils solennisèrent en buvant. Si l'on tenait à ce que le cadeau fût complet, il y fallait convoquer les vingt-quatre violons, et offrir à la daine qui acceptait ainsi vos hommages des corbeilles de gants, d'éventails, de rubans ou de fleurs.

Pour ce genre de fêtes, on se rendait à Bagnolet, à Charonne, à Conflans ; à Vaugirard, au logis du Petit-Maure, renommé pour ses petits pois et ses fraises ; à Saint-Cloud, chez la du Ryer, cabaretière célèbre, qui occupait quatre maisons et pouvait disposer de quatre-vingts chambres meublées. La Pomme de pin, proche du pont Notre-Dame, que Rabelais nommait un cabaret méritoire, et les caves de vin muscat, à la croix du Tiroir, si hantées au XVIe siècle, semblaient trop prosaïques à la génération nouvelle, amoureuse de fêtes mythologiques. Rien n'est plus galant, pour donner à souper à sa maîtresse, que de s'habiller en berger, tandis que celle-ci se costume en nymphe ou en bergère. La table ne peut être mieux dressée, en ce cas, qu'au milieu d'une caverne champêtre. Attentions charmantes, plaisirs délicats, qui font un singulier contraste avec les plaisanteries naïves et les mystifications bizarres auxquelles se livre parfois cette société si polie.

Le caractère particulier des mœurs se retrouve dans le style et dans le langage. Emphase et crudité ; délicatesse extrême, à côté d'une extrême grossièreté ; cérémonial rigoureux dans les formules, uni à une excessive liberté de plume. Dans les lettres, Monsieur est le seul terme en usage pour les supérieurs, les inférieurs et les égaux, mais avec une gradation savante entre le Monsieur en vedette, ou sur la première ligne, suivi d'un blanc, ou sur la première ligne sans intervalle. On n'y joint ni titre ni qualité ; les gens du monde ne disent ni Monsieur le maréchal, ni Monsieur le président, mais Monsieur tout sec, quelle que soit la distance qui les sépare de celui à qui ils écrivent.

Dans la famille, on ne se traite pas autrement. Rien ne rappelle dans une correspondance entre parents, cousins, frètes ou époux, le lien qui les unit. Le mari et la lemme s'écrivent Monsieur et Madame ; le fils écrit à son père Monsieur, et le père lui répond de même. Le tutoiement qui marque la familiarité est entièrement banni du foyer domestique ; s'il est parfois employé au corps d'une lettre, c'est en manière de plaisanterie et par affectation d'intimité, mais cela ne nuit en rien au protocole. Il n'est pas rare entre égaux dans la conversation,, mais il disparaît dans les lettres ; les grands seigneurs ne se le permettent qu'avec leurs gens, et le roi en honore ses favoris.

Richelieu termine ainsi gaiement une lettre qu'il adresse à Chavigny : Assurez-vous que rien ne me fera perdre l'affection que je porte aux drôles, et qu'en votre particulier je suis et serai toujours,

Monsieur,

Votre très affectionné.

La salutation finale marquait seule la situation respective du signataire et du destinataire. Service et serviteur en faisaient le fond invariable ; serviteur très humble était le compliment de congé habituel du Cardinal. Seigneur, disait Brancas en faisant ses prières à l'église, je suis votre serviteur très humble plus qu'à personne. Mais il y avait des nuances entre le très humble et très obéissant serviteur, le très affectionné serviteur, puis le très affectionné à vous faire service, le très affectionné ami, et enfin le meilleur ami, au-dessous duquel il n'y avait rien ; celui-ci était le dernier terme de la supériorité. Pour assurer quelqu'un de son affection, il fallait s'adresser à un homme de très peu ; une protestation d'amitié ne se pouvait faire qu'à un inférieur. Ces appellations étaient commentées : une épithète avait une haute portée. Le duc de Savoie ne souscrivit un jour à Richelieu que très affectionné à vous faire service, au lieu qu'il avait accoutumé d'écrire serviteur ; on en conclut aussitôt à Paris que son esprit était déjà détaché du service du roi.

Avec mie tournure d'esprit assez froide et peu portée dans le fond à l'exagération, l'écrivain et l'orateur du temps usent sans ménagement de mots outrés sous lesquels la pensée apparaît confuse, flottante, comme un petit homme dans un grand vêtement. C'est l'emphase ; rien ne se dit simplement, ni au Parlement, ni en chaire, ni dans-les dépêches diplomatiques, ni dans les lettres familières. Il se fait une dépense prodigieuse de passions démesurées, de cœurs tout à fait percés ; le style poétique, celui-là même de la poésie lyrique, est courant et usuel. On le juge parfait pour toutes les circonstances de la vie ; le genre sublime est mis à la portée de tous et au niveau de tout. La crainte d'être bas rend le langage boursouflé, comme le désir d'être exact rendra à d'autres époques le style prolixe.

Ce qui n'empêche pas les mots propres — traités plus tard de gros mots — de résister à la guerre qui leur est faite. La civilité, qui ne permettra plus désormais d'appeler certaines choses par leur nom, n'a pas encore remporté une victoire décisive. Tallemant reproche à la marquise de Rambouillet d'être un peu trop délicate. On n'oserait, dit-il, prononcer devant elle le mot de cul, cela va dans l'excès. Bassompierre dit à la reine, en parlant du duc de Guise : Ce ne sont plus les verges avec lesquelles vous les fesserez. Richelieu écrit à Guron : Il y en a qui ont jugé que ce fût maquerellage d'être ambassadeur de Henri IV près de la marquise (de Verneuil). L'avocat général au Parlement, dans une séance solennelle, parle de ceux qui avaient fléchi le genou devant le maréchal d'Ancre, sans oublier le mot même de coyonnerie ; et l'évêque de Mende, aumônier de la reine, se plaignant au cardinal de l'impudence de Mme de Chevreuse, et de la conduite déréglée de la maréchale de Thémines en Angleterre, ajoute sans vergogne : Il semble que toutes y soient venues plutôt pour établir le b...el que la religion catholique. On écrivait, on parlait ainsi en ce temps-là et le latin n'était pas seul à braver dans les mots l'honnêteté nouvelle.