LA NOBLESSE  FRANÇAISE SOUS RICHELIEU

 

CHAPITRE IX. — Dépenses et charges.

 

 

I. — SERVICE DU ROI.

Causes de ruine ; obligations qu'impose le service militaire. — Dignités onéreuses ; aucun moyen de s'enrichir. — Le commerce et l'opinion. — Les gentilshommes nécessiteux.

 

Et cependant, tandis que les revenus diminuent, les dépenses augmentent. Dépenses de luxe ou de nécessité, facultatives ou obligatoires, vont toujours croissant ; de là un état de gêne visible. Les nobles, disait l'évêque de Luçon en 1614, aussi pauvres d'argent que riches en honneur et en courage, ne peuvent avoir ni charges en la maison du roi, ni offices en la justice, puisqu'on ne parvient plus à tels honneurs que par des moyens dont ils sont dépourvus. Les dons, les subventions, n'allaient pas à la masse de l'aristocratie, un petit nombre seulement en profitait. Pendant qu'un Nicolas de l'Hôpital gagne à la cour 120.000 livres de rente, qu'un comte de Nogent, venu à Paris avec 800 livres de revenu, s'en retourne à la mort de Louis XIII, avec 180.000 livres qu'il avait acquises par son adresse, nombre d'anciennes familles, ruinées par les dépenses, aussi bien que par les dévastations qu'entraînent à leur suite quarante années de guerre civile, virent leurs biens passer entre les mains de créanciers. Un édit avait déclaré incompatibles les grands offices de cour et d'armée (maréchal de France, colonel de gens de pied, gouverneur de province, etc.), afin, disait le roi, que nous ayons moyen de récompenser notre noblesse, et que plusieurs se puissent ressentir de nos libéralités et bienfaits. Cet édit ne fut pas observé ; l'eût-il été, on ne pouvait songer à donner des postes lucratifs à un corps de plusieurs centaines de mille hommes.

Le tiers, écrivait-on au XVIe siècle, est le plus populeux des trois états ; serait le plus riche si l'on prenait moins sur lui. La noblesse est le moindre en nombre, le moins riche de tous les trois ; mais sur lui, le prince ne prend rien que le service de l'épée. Ce genre de service, avons-nous dit, était fort onéreux. Durant la guerre de Trente ans, les gens de qualité, pour se trouver en bon équipage dans les années, avaient tellement prodigué leurs biens, que la plupart en étaient très incommodés, jusques à souffrir des condamnations en leurs personnes et des saisies en leurs biens..... On dut, pour les mettre à même de continuer leur service, et les sauver d'une entière ruine, défendre de les constituer prisonniers pour debtes, et de faire vendre leurs biens par décrets. Les pensions avaient beau être augmentées, le corps privilégié, qui achetait au prix de son sang l'argent qu'on lui donnait, en dépensait deux fois autant de son patrimoine, et laissait bien souvent ses enfants sans le sou. On commence à parler sous Richelieu des pauvres gentilshommes, à s'occuper de les secourir, de les employer avec bons appointements, de faire instruire gratuitement leurs fils. Les comptes de l'Épargne en mentionnent sans cesse, à qui le roi fait don de quelque monnaie par charité et aumône. A côté d'un pauvre roullier qui reçoit 12 livres en considération de sa gueuserie, et d'une pauvre femme à terme de maladie qui en reçoit 15, figurent des gentilshommes indigents qui ont obtenu 10, 12 ou 16 livres pour les aider à vivre ou subvenir à leur nécessité.

Pour ceux qui exerçaient les grands commandements, qui possédaient les dignités enviées, à côté des bénéfices, il y avait les obligations ruineuses de l'emploi. Un colonel, un capitaine, était moralement tenu de payer de sa poche la solde de ses hommes, si l'Etat ne le faisait pas. Un gouverneur s'engageait tacitement, à réparer avec son propre argent, s'il le fallait, — et il le fallait souvent, les remparts de la citadelle que Sa Majesté lui avait confiée. Le remboursement de ces avances s'effectuait ensuite difficilement ; on devait mettre en jeu de hautes influences pour l'obtenir. La plupart ne l'obtenaient jamais. Le maréchal de Brézé se plaint des lourdes dépenses que lui occasionne le gouvernement de Calais (1636). Il lui faut avancer la solde de la garnison, il a vendu à cet effet sa vaisselle d'argent ; il doit envoyer tous les samedis 2.000 francs à Calais, il s'y ruine. Les gouverneurs de la Capelle et du Catelet, dit avec indignation Fontenay-Mareuil, se persuadaient tellement que le roi était obligé de pourvoir à tous leurs besoins, qu'ils n'avaient pas voulu mettre un denier du leur, à l'entretien de leurs murailles. D'autres dépenses somptuaires étaient inséparables des titres de cour. Les capitaines des chasses traitaient le roi quand il venait dans ses châteaux ; Bassompierre dépense ainsi 10.000 écus, en dix-sept jours qu'il reçoit Henri IV à Monceaux.

On ne s'enrichissait pas toujours à la guerre. Condé demandait 10.000 écus pour se mettre en équipage afin de combattre le duc de Rohan ; mais tout le monde ne pouvait se faire indemniser ainsi d'avance de ses frais d'entrée en campagne. Le comte d'Harcourt n'avait d'autre bien que son épée. Le duc de Weimar ne laissa en mourant que les 40.000 ou 50.000 livres de rente qu'il avait reçues de sa maison. On songe à donner au maréchal de Guébriant la ferme des cartes à jouer pour l'aider à vivre, parce qu'il n'a d'autre vaillant que l'honneur. En revanche, on se ruinait souvent dans les armées. Le duc de Villars y mangea 800.000 écus d'argent comptant, et 60.000 livres en fonds de terre. La vie de hasard que l'on mène à la guerre n'est pas trop faite pour inspirer le goût de l'économie ; Pontis passe avec son régiment près de la terre dont il porte le nom, y demeure quatre ou cinq jours avec quinze ou vingt officiers des gardes, et les régale si bien qu'il y dévore le revenu de deux années.

Après cela on empruntait pour vivre. Lisez les gazettes satiriques : Il s'observe une coutume fort louable qui est qu'un homme qui n'a fonds, meubles, rentes, cens, héritages ni caution, trouve qui lui preste de l'argent, à la charge de le rendre quand il sera riche. Les dettes n'étaient pas cependant à la portée de tous ; expédient passager d'ailleurs, et non ressource permanente. A ne consulter que les documents officiels, la noblesse paraît demander le droit de faire le grand trafic sans déroger ; celui d'avoir part et entrée en commerce sans déchoir de son privilège ; mais à sonder profondément l'opinion, on s'aperçoit que ces vœux étaient simplement émis pour la forme ; personne dans l'aristocratie n'ayant sérieusement l'intention de profiter de l'autorisation, au cas où elle eût été donnée. Plus d'une occasion s'offrit aux gentilshommes de s'intéresser à des entreprises commerciales, de se faire armateurs, colons, industriels ; ils ne s'en souciaient aucunement. Ce qu'il faut accuser ici, ce n'est pas le gouvernement, ce sont les mœurs. Tout moyen de dépenser l'argent était noble, c'est-à-dire glorieux ; presque toutes les manières de le gagner étaient roturières, c'est-à-dire peu estimables.

Le seigneur besogneux attend tout de la faveur ou des chances de la vie de cour. En attendant, il vit de peu, tout en s'efforçant de faire bonne figure. Chabot, le futur mari de Mme de Rohan, vivait gratis à la table de Goulas, secrétaire de Monsieur, et empruntait, pour aller au bal, des habits et du linge au maître des requêtes Tallemant. Racan, capitaine des gendarmes du maréchal d'Effiat, logeait dans un cabaret borgne, où le soir on lui trempait un potage pour rien. Comment se plaindre ou se désespérer, alors que les fluctuations de la politique faisaient mourir la reine mère du roi dans la misère, et que la France vendait sans vergogne les meubles et les pierreries de cette princesse, pour payer les dettes qu'elle avait contractées ?

 

II. — TRAIN DE MAISON.

Personnel : organisation intérieure, officiers et serviteurs. Pages ; hommes de lettres domestiques. Trains d'apparat, plusieurs maisons montées à la fois. — Hospitalité et clientèle. — Besoin de paraitre. — Équipages : carrosses, leur nouveauté, leur luxe. — Train de voyage. — Chevaux, leur nombre. — Chaises à porteurs. — Table : collation bourgeoise ; repas de gentilshommes. — Leur profusion ; qualité des mets. — Vaisselle d'argent, étiquette et service à table. — Habitations : les nouveaux hôtels de Paris. — Luxe des appartements. — Mobilier, tentures, objets d'art.

 

A la noblesse riche, les convenances sociales et la vie mondaine imposent des charges écrasantes. Pour un homme d'un rang un peu élevé, certain superflu est plus indispensable que le nécessaire. Le luxe, apporté d'Italie et d'Espagne au siècle précédent, n'est pas encore répandu dans la masse de la nation, mais il est poussé à son comble par la haute classe. Luxe grandiose plus que confortable : les fils des rudes guerriers, ligueurs ou huguenots, qui vivent à cette époque de transition, préfèrent le déploiement extérieur au raffinement intime. Économe et calculateur, le gentilhomme conserve encore, sans compromettre ses finances, un train fort propre et en bon état ; mais s'il est magnifique et libéral selon le goût du temps, s'il veut avoir des tableaux, des bijoux, des chevaux, des chiens, des oiseaux, des mignonnes, jouer, faire grande chère, et être superbement meublé, il est vite réduit aux expédients et à la détresse.

Le train de vie habituel est déjà fort lourd. Chaque hôtel est organisé comme une petite cour. La maison d'un grand seigneur est une vaste administration. Depuis l'intendant qui plane sur le tout, jusqu'aux derniers des laquais, chaque branche du service comprend une série de domestiques qui, sous les ordres des chefs d'emploi, le maitre d'hôtel, l'argentier, le premier aumônier, le premier secrétaire, le premier écuyer, le premier valet de chambre, cuisinier, sommelier, cocher et muletier, — ont pour mission de veiller aux besoins moraux et matériels du maître. L'intendant faisait la recette générale des revenus, et gardait à titre de gages jusqu'à 5 pour 100 des sommes qu'il encaissait, sans compter ce qu'il s'attribuait indûment. Les autres officiers, dont les appointements étaient assez faibles, se payaient en nature. Mon sommelier, disait le grand prieur de la Porte, dit que le vin lui appartient dès qu'il est à la barre (au milieu du tonneau), et n'a point d'autre raison à alléguer, sinon qu'on en use ainsi chez M. le cardinal ; le piqueur prétend que le lard est à lui dès qu'il en a levé deux tranches ; le cuisinier n'est pas plus homme de bien qu'eux, ni l'écuyer, ni les cochers ; sans parler du maître d'hôtel qui est le voleur-major ; mais ce qui me chicane le plus, c'est que mes valets de chambre me disent : Monsieur, vous portez trop longtemps cet habit, il nous appartient. Le général des galères Pont-Courlay, dont le revenu est de 60.000 livres, fait en deux ans 400.000 livres de dettes, en négligeant de régler sa maison, et en entretenant une multiplicité de valets et de personnes inutiles. Il n'avait pas moins de cinq gentilshommes, six secrétaires et six valets de chambre. Réduit à ce qu'on jugeait le strict nécessaire, il lui restait encore un train de quarante-quatre personnes, dont seize au service de sa femme.

Les laquais, placés au dernier rang dans la hiérarchie domestique, personnalités sans conséquence, dont le maître ignorait souvent les noms, formaient dans la maison d'un seigneur une troupe imposante, — vingt-cinq ou trente à l'ordinaire — l'effectif d'une compagnie de gens de pied. Trois d'entre eux se tenaient toujours debout derrière les carrosses. La nuit, on se faisait porter le flambeau dans les rues par un laquais, — le moindre gentilhomme en usait ainsi. — On allait à l'église suivi d'un page, qui portait un carreau de velours, et d'une escouade de laquais ; en promenade, une dame avait des laquais qui portaient le carreau, le parasol, l'écharpe, la coiffe, le mouchoir...

Les princes les ducs, et beaucoup de gens de qualité, avaient, outre leur maison civile, une maison militaire, gardes, estafiers, qui les accompagnaient à pied et à cheval ; gentilshommes qui leur faisaient escorte. Quelques-uns entretenaient des domestiques d'un genre spécial. Le prince de Joinville avait trois trompettes à son service, Richelieu, un joueur de viole attitré : le fameux Maugars. Aux demoiselles de grande maison il faut, à l'imitation des filles de France, un équipage particulier. Mlle de Rohan possède un écuyer. Dans les collèges, le jeune gentilhomme a son gouverneur, son précepteur et ses laquais. Les premiers dans la maison d'un grand ont, aux frais du maître, un train personnel.

M. le Prince tenait des équipages complets en plusieurs maisons ; c'était un luxe délicat et assez répandu. Bassompierre, emprisonné depuis cinq ans à la Bastille, gardait encore tout son train à Paris, et meublait richement une maison qu'il bâtissait à Chaillot. La duchesse d'Angoulême garda pendant vingt-huit ans sa maison toute montée à Tours, bien qu'elle eût fait un nouveau train à Paris où elle habitait.

Un seigneur un peu qualifié avait aussi des pages en assez grand nombre, auxquels il faisait apprendre tous les exercices, et qui pour la plupart étaient de race noble. Richelieu n'admettait à remplir dans sa maison ces fonctions honorifiques que des fils de comtes ou de marquis. Le jeune homme nourri page dans une maison illustre, — selon le sens latin du mot, — en portait la livrée. La livrée n'avait encore rien de bas, c'était un honneur de la revêtir ; on l'endossait, comme au moyen âge on arborait les couleurs de son chef. Avec le temps, les simples gentilshommes, n'ayant plus ni soldats ni pages, ne firent plus porter leurs couleurs que par des laquais, et leur livrée devint servile ; tandis que la livrée du Roi, appelée plus tard l'uniforme, demeurait seule glorieuse et recherchée. Les pages ne rendaient qu'un service de parade, précédant le seigneur en diverses circonstances, et portant en cérémonie la queue de Madame ; mais nul dans un certain rang ne pouvait se dispenser d'en avoir.

On était également tenu par la mode d'avoir sur l'état de sa maison un homme de lettres en vogue, gentilhomme di belle littere, usage italien adopté en France. Les gens d'esprit à vos gages composaient des vers pour vous, vous entretenaient d'un million de choses, et vous disaient quel jugement il fallait faire des ouvrages du moment. Le duc de Longueville donnait à Chapelain une pension de 2.000 livres ; Mairet, un des médiocres poètes du temps, recevait 1 500 livres par an du duc de Montmorency. Corneille avait une chambre à l'hôtel de Guise ; le marquis d'Uxelles payait à Gombauld un laquais et un cheval, afin de se faire faire par lui ses lettres d'amour, dans les desseins de mariage ou de galanterie qu'il pouvait avoir. Les emplois domestiques de secrétaire, de maître d'hôtel, d'écuyer, étaient parfois donnés à des littérateurs pour les faire vivre. La marquise de Sablé avait La Mesnardière à titre d'homme de lettres, autant qu'à titre de médecin ; la princesse de Conti avait à ses gages Porchères l'Augier, l'auteur du Camp de la place Royale. On le chargeait de faire les ballets ; il s'intitulait intendant des plaisirs nocturnes. Montereul, de l'Académie, était au prince de Conti, neveu de la précédente. M. d'Epernon avait à lui Balzac ; le cardinal de La Valette, son fils, pensionnait Mondory, le célèbre acteur. Beaucoup d'écrivains avaient leur couvert mis chaque jour à quelque table aristocratique. Furetière nous montre un poète léguant à sa mort son grand agenda, ou Almanach de dîners, dans lequel sont contenus les noms et demeures de toutes ses connaissances, avec les observations qu'il a faites pour découvrir le faible des grands seigneurs, les flatter et gagner leurs bonnes grâces, ensemble celles de leurs suisses et officiers de cuisine.... Il était distribué par jour : le lundi chez tel intendant, le mardi chez tel prélat, le mercredi chez tel président..... Cette hospitalité ne suppose pas nécessairement le besoin chez celui qui en profite, — Voiture, qui avait 18.000 livres de rente, dînait tous les jours à l'hôtel de Rambouillet ; elle marque surtout, chez celui qui l'exerce, le goût, si développé alors, d'une clientèle que par tous les moyens on cherche à accroître et à maintenir.

Notre société démocratique a perdu la notion de ces rapports de dépendance honorable : entre patron et client dans l'ancienne Rome, entre suzerain et vassal au moyen âge, entre seigneur et domestique au XVIIe siècle. Ces amis inférieurs, qui ne sont pas des pique-assiettes, mais qui acceptent sans humilité ce qu'un autre se fait gloire de donner, n'ont pas d'analogues aujourd'hui. Le soin extrême de l'égalité, qui rend blessante toute idée de protection, rehausse la dignité individuelle, mais relâche le lien social. Ce terme : être à quelqu'un, qui révolterait nos contemporains, paraissait tout naturel sous Louis XIII. Celui qui était à un grand seigneur avait place à sa table, et se servait de ses carrosses ; s'il ne logeait pas à son hôtel, il y envoyait chaque soir quérir sa chandelle, se faisait soigner gratis par son chirurgien, et en recevait mille petits offices. Les familiers du comte de Soissons, du duc de Nemours, prenaient sans cérémonie un des carrosses des hôtels de Soissons ou de Nemours. Dans chaque demeure seigneuriale, plusieurs voitures, ne faisaient d'autre service que celui des domestiques. La cuisine d'un personnage servait à nourrir non seulement ses gens, mais encore leurs familles et quelquefois leurs amis, qui tous vivaient à ses frais, dans son hôtel, et agissaient comme chez eux. Ceux à qui des dettes ou des actions peu régulières faisaient redouter la prison trouvaient asile et protection dans les communs de ces vastes maisons, hôtelleries sympathiques et gratuites.

Le maréchal de Vitry défendait aux gens de la ville voisine de son château de loger personne, parce qu'il voulait recevoir chez lui tous ceux qui le venaient visiter ; par un esprit bien différent de celui de beaucoup de seigneurs d'aujourd'hui (ceci était écrit sous Louis XIV), qui ont fait venir la mode d'envoyer à l'hôtellerie les équipages de leurs amis. On y mettait de l'amour-propre. L'ambassadeur de France revenant d'Angleterre avec 400 personnes, tient à défrayer tous ceux qui passent la mer avec lui. Il dépense ainsi 14.000 écus à Douvres en quatorze jours, en attendant un vent favorable. Le faste prenait parfois en ce genre la forme d'une libéralité brutale qui choque nos susceptibilités modernes, mais qui semblait alors digne d'admiration. Souscarrière servit ainsi 2.000 louis d'or dans un plat au roi d'Angleterre, en un repas qu'il fit chez lui à Paris. Le duc de Lerme, traitant Monsieur en Flandre, faisait apporter à la fin des repas deux sacs de 1.000 pistoles, au bout de la table, pour ceux qui voulaient jouer...

Certaines coutumes prescrivaient à tous gens n'ayant pas de bien suffisant ; ou n'étant pas d'un état capable pour s'entretenir, de se donner aussitôt au service des honnêtes gens ; mais le service des honnêtes gens n'avait rien de vil. Le chef s'intéressait à ses domestiques, leur honneur était lié au sien, il en était en quelque sorte responsable. Ceux-ci, de leur côté, prenaient à cœur la dignité de sa maison. Les luttes de préséance entre carrosses, si fréquentes dans les rues de Paris, se terminaient souvent par des batailles, où les laquais mettaient volontiers l'épée à main. M. de Tilladet fut tué ainsi par les gens du duc d'Epernon. Les valets se piquaient de galanterie pour le compte de leur patron. Un laquais de Bassompierre, voyant une darne traverser la cour du Louvre, sans que personne lui portât la robe, alla la prendre en disant : Encore ne sera-t-il pas dit qu'un laquais de M. le maréchal de Bassompierre laisse une dame comme cela !

Les trains onéreux que le grand seigneur entretenait à l'ordinaire, dans son château et à Paris, n'étaient rien auprès de l'apparat presque royal qu'il lui fallait déployer, quand une circonstance particulière de sa vie, ou une fonction considérable, le mettait en évidence. Ce n'est plus une dizaine de gentilshommes qui le suivaient alors à la promenade, ni une garde de quelques soldats qui fait le service de son hôtel, mais des centaines d'officiers, et des bataillons de serviteurs qui constituent son escorte. Le duc de Créqui, ambassadeur de France à Rome, avait, à lui appartenant, six suisses, des trompettes, une garde de carabins, un nain, seize pages, vingt-quatre mulets ayant chacun leur muletier... sans compter sa maison véritable. Il prenait habituellement ses repas sous un dais, avec trente gentilshommes, outre les survenants. Aux obsèques du maréchal de Saint-Géran, paraissaient soixante sergents de ses terres, ayant devant et derrière l'écusson de ses armes ; conduits par son prévôt... que suivaient à cheval deux cents officiers de ses mêmes fiefs, vêtus de deuil, suivis d'autant de pauvres, parés de même ; chacun une torche en main. Quatre cents prêtres marchaient ensuite, etc. Ce goût de la représentation était partagé par les étrangers. L'ambassadeur d'Angleterre à Paris se montre avec toute sa suite dans un somptueux équipage, qui lui coûte plus de 1.000 livres sterling. Le duc d'Ossuna vient trouver l'envoyé français porté en chaise, couvert de pierreries, plus de vingt carrosses le suivant, remplis de seigneurs espagnols ses parents et ses amis, et entouré de cinquante capitaines tenientes ou alferes reformados. En Pologne, écrit notre ministre d'Avaux, qui n'a que vingt-cinq chevaux est mal en ordre ; les Polonais sont dans un luxe et une pompe incroyables. Beaucoup de seigneurs sont suivis de cinq cents et six cents valets.

Le besoin de paraître possédait ceux même qui n'en avaient pas les moyens. Richelieu, pauvre évêque de Luçon, ayant à peine de quoi vivre, prend un gentilhomme pour maître d'hôtel. Cela fait bien, dit-il, il dirige la maison, et reçoit la compagnie. Deux malheureux hobereaux, qui vivent à l'auberge, acceptent d'un commun accord de passer tour à tour chacun pour le gentilhomme de l'autre. Miossens, tout misérable qu'il était dans sa jeunesse, s'offrit un suisse en disant : Cela a bon air ; quoiqu'il ne garde rien, il semble qu'il garde quelque chose, on le croira. Segrais raconte que Chambonnières, voulant faire le grand seigneur, avait un carrosse traîné par deux méchants chevaux avec un page en effigie, rempli de foin, attaché par derrière.

Le luxe des équipages correspondait en effet à celui des gens. Il n'y avait point eu de carrosses à Paris avant la fin de la Ligue. Les princes et Henri IV lui-même, dans les années qui suivirent son arrivée au trône, allaient à cheval par la ville, et si le temps semblait tourné à la pluie, mettaient en croupe un gros manteau. Le comte de Guron, les marquis de Cœuvres et de Rambouillet se dispensèrent les premiers de cette règle, mais ils ne se servaient guère de carrosses que la nuit ; encore se cachaient-ils et fuyaient la rencontre du roi, sachant que cela lui était désagréable. Les personnages plus modestes se contentaient de chausser, pour se sauver des boues, des galoches aussi justes que possible, avec lesquelles ils cheminaient péniblement dans les rues étroites et malpropres de la capitale. L'usage des carrosses s'établit rapidement sous Louis XIII ; voitures monumentales où huit personnes s'entassaient, mais bien grossières encore, avec des mantelets de cuir, en guise de glaces, et des stores d'étoffe que l'on bouclait pour se garantir du froid. L'élégance y trouve cependant un aliment nouveau. J'ai acheté un carrosse de velours cramoisi en broderie, fort beau, écrit le maréchal de La Force à sa femme. Des housses à passements d'or, des armes en grand nombre avec des livrées éclatantes, relevaient ces véhicules primitifs. Une déclaration royale tenta vainement de mettre des bornes à ces dépenses. On eut des carrosses et des litières brodés d'or, d'argent et de soie, chamarrés de passements de Milan, veloutés et satinés ; le bois en était doré ; les bottes, mantelets, custodes et gouttières, étaient doublés de soie. M. de Chevreuse faisait faire quinze de ces voitures à la fois, pour voir celle qui serait la plus douce.

On en possédait toujours un nombre respectable, toutes attelées de six chevaux. La reine Marie, quittant Paris en 1617, en emmenait près de vingt pour elle et pour sa suite. Le roi en envoie trente recevoir à Bourg-la-Reine l'ambassadeur d'Angleterre ; les particuliers, toutes proportions gardées, ne restaient pas beaucoup en arrière. Ils-voyageaient communément avec trois ou quatre carrosses, suivis de dix à douze chevaux de selle, de leur chariot, de leur fourgon, de leurs mulets. Dans ces conditions, la litière historique do Richelieu, portée par vingt-quatre hommes qui se relayaient, ne parait nullement invraisemblable. Le duc de Bellegarde, venant de Bourgogne à Paris, marchait à quarante chevaux de poste. Quelque soin que nos compatriotes missent à rechercher leurs commodités en voyage, ce train était peu de chose auprès du faste de ce gouverneur de Milan qui envoyait de deux milles en deux milles, des charrettes, pour porter de l'eau et arroser les chemins par où il passerait, de peur de la poussière.

A côté des chevaux de service pour la selle et l'attelage, figurent les coursiers de Naples, les chevaux à courbettes, acquis à prix d'or, le cavallo di respetto qu'on tenait à l'écurie, pour s'en servir en une nécessité. Les harnais étaient à l'avenant ; Fontenay-Mareuil parle d'un cheval de 1.006 écus, dont la housse de broderie d'or, traînant jusqu'à terre, avait pareille valeur.

A la ville, on usait de litières, de chaises à porteurs, ces retranchements merveilleux contre les insultes de la boue et du mauvais temps, selon le langage des précieuses. Elles étaient d'invention nouvelle, ainsi que ces vinaigrettes, petites chaises à roues qu'un homme suffisait à faire mouvoir. Bien qu'il y eût des chaises et des carrosses publics numérotés, le prix exigé pour leur location les rendait inaccessibles à la bourgeoisie moyenne, qui se contentait, dans ses déplacements, du bidet ordinaire équipé sans étriers, avec les bornes de pierre pour montoir. Le luxe des moyens de transport, prodigieusement accru en trente ans, demeurait donc tout aristocratique.

Il en était de même des splendeurs de la table. Pendant que le commun du peuple ne connaissait rien de mieux, pour faire carrousse, que la collation avec une tourte, un poupelin, et une tasse de confitures faites à la maison, ou le pique-nique des dimanches et jours de fête, tandis que-la greffière cachait la clef de l'armoire au pain, et que le barbier-étuviste faisait un salmigondis sur les cendres, auprès du feu, l'ordinaire d'un grand seigneur était de trois broches chargées de viandes, plusieurs pots de viandes bouillies, un four garni de pâtisserie, et une table à dresser couverte de toutes sortes de volailles, avec de nombreux plats de gâteaux, sans compter une quinzaine de pièces montées de friandises. Dans les festins organisés, les plats atteignaient la centaine, et la dépense excédait souvent 10.000 francs de notre monnaie. Tous les plats se relevaient huit fois dans les banquets offerts en 1616 à M. le Prince. M. de Beaufort, dit Mlle de Montpensier, nous donna à Chenonceau un souper de huit services, de douze bassins chacun. Chaque service paraissait, renfermé en une grande manne couverte, où un homme aurait pu demeurer étendu tout de son long ; tous étaient réglés avec science — il existait des tactiques de plats — et l'on consultait journellement le Cuisinier français, ouvrage dû à la plume de l'écuyer de cuisine du marquis d'Uxelles. Les coteaux étaient le sobriquet de ceux qui se piquaient de raffiner en bonne chère ; l'abbé de Bernay, conseiller au Parlement, présidait lui-même à ses fourneaux avec un tablier de satin ; Bullion avait pour le vin des raffinements tout extraordinaires, les gens d'affaires se tuaient à lui en chercher. Bien que les goûts aient beaucoup changé depuis Louis XIII, que divers aliments, par exemple le thé et le chocolat, considérés alors comme des drogues, aient été adoptés ensuite par l'usage, tandis que les friponneries, le cotignac d'Orléans, la nonpareille, les talemouses et autres délices de l'époque, aient semblé plus tard un assez mince régal, les gourmets de ce temps ne le cédaient en rien à ceux du nôtre. Les veaux de lait nourris en Normandie, avec dix-huit œufs par jour, devaient constituer un mets assez coûteux ; et l'on voit un conseiller au grand Conseil dépenser 100)0 écus en chapons de Bruges, d'après les comptes de son rôtisseur. On tenait encore plus d'ailleurs à la quantité qu'à la délicatesse. Les seigneurs estimaient peu les viandes apprêtées plus pour la parade que pour manger. On servait ordinairement à la reine Anne, pour son, premier déjeuner, un bouillon, des côtelettes, des saucisses et du pain bouilli ; elle mangeait de tout et n'en dînait pas moins.

La haute société dînait entre midi et une heure, elle soupait entre huit et neuf ; ces deux repas étaient fort abondants, si abondants qu'une ordonnance essayait de les réduire, en défendant d'avoir plus de trois services (on n'en avait pas moins de cinq), un rang de plats par service, et six pièces au plat, ce qui revenait à autoriser en totalité dix-huit plats par repas, chiffre fort raisonnable aujourd'hui. Entre le dîner et le souper avaient lieu ces collations, dont les contemporains parlent sans cesse, qui jouaient un si grand rôle dans les rapports mondains, prétexte à galanterie, à divertissement ou à magnificence. On faisait apporter les citrons doux et les confitures dans une quinzaine de bassins de vermeil. Tous les gens de quelque importance se servaient journellement de vaisselle d'argent. Il n'y a aujourd'hui si petit de nos sujets, dit un Édit royal, qui ne fasse parade de richesse, par la montre des pièces d'orfèvrerie de poids excessif jusqu'aux plus vils ustensiles de sa maison.... Richelieu nous apprend que sa vaisselle plate valait plus de 1.100.000 livres. Le duc de Savoie donnait à sa belle-fille, Madame Royale, une collation où toute l'argenterie était en forme de guitare, parce qu'elle jouait de cet instrument. Les politesses de ce genre remplaçaient, mais plus chèrement, les galanteries à la vieille mode — ces pâtés où étaient enfermés des oiseaux et des lapins vivants, portant au col des rubans aux couleurs de la dame du festin. On avait un art tout particulier de plier le linge de table, de le déguiser en toutes sortes de fruits ou d'animaux. La nappe mignonnement damassée, avec force bouillons parmi plusieurs petits plis, ressemblait parfois à une rivière ondoyante qu'un petit vent faisait doucement soulever.

A côté de ces élégances toutes récentes et un peu enfantines, l'homme du moyen âge se retrouvait, à la façon de boire les santés debout ou à genoux, mais toujours le chapeau bas et l'épée nue à la main ; souvent au bruit des timbales et des trompettes qui sonnaient toutes ensemble dans la salle, et auxquelles d'autres trompettes répondaient du dehors. Il se retrouvait encore dans ce mélange de raffinement et de rusticité, par lequel des gens qui se lavaient soigneusement avant et après les repas, qui frottaient leur cuiller avec cérémonie plutôt que de toucher les premiers au potage, ne faisaient pas difficulté de se curer les dents à table avec leur couteau, ainsi que le chancelier Séguier en usait chez le cardinal.

A ces tables immenses, que la pompe du seigneur voulait nombreuses et remplies, on se plaçait comme au temps jadis, en enfilade, le plus considérable tenant le haut bout, n'ayant personne à sa droite, le second en dignité assis à sa gauche, et ainsi des autres jusqu'au bas bout. L'amphitryon y prenait place plus ou moins haut, selon son rang ; mais s'il était prince ou de grande qualité, il avait un dais au-dessus de sa tête, son cadenas devant lui, et derrière sa chaise son maître d'hôtel, qui le servait l'épée au côté, et le manteau sur les épaules.

Jusqu'à Louis XIII, la vie du grand seigneur, à plus forte raison celle du gentilhomme, est toute locale ; il ne sort de sa province qu'accidentellement ; son foyer ; son home est à son château. C'est là que résident en son absence sa femme et ses enfants ; tous ses intérêts y sont concentrés. Ce château — maison forte — est l'œuvre de ses pères, bâtie pour des siècles, sans confort possible, mais sans réparations nécessaires. Ses affaires l'appelant parfois au chef-lieu de la province, il y avait un pied-à-terre, et s'il était riche, un hôtel, mais il n'avait pas d'hôtel à Paris. A quoi bon, puisque le Roi lui-même au XVIe siècle y habitait si peu, toujours nomade, d'une résidence à l'autre, et plutôt attaché aux bords de la Loire ? Les seuls hôtels que l'on vît dans la capitale avaient été construits sous les Capétiens directs ou les premiers Valois, par les grands vassaux de ce temps : tels l'hôtel d'Orléans au faubourg Saint-Victor, l'hôtel de Nesles, les hôtels des Ursins, de Bourgogne, d'Artois et de Flandres. Véritables forteresses avec trois étages de caves et des murs de six pieds d'épaisseur, entourées d'un parc, elles empruntaient leur style à l'hôtel Saint-Paul et au palais des Tournelles, ces demeures souveraines dont les jardins couvraient un quartier du Paris actuel. François Ier trouva qu'elles déformaient la ville par leur antique structure, et les abattit pour faire passer des rues sur leur emplacement.

Le mouvement qui entraînait la haute noblesse vers la capitale ne se dessina que dans le commencement du XVIIe siècle ; Richelieu, qui avait le goût de la truelle, qui alignait à lui seul une ville toute neuve alentour du château qui porte son nom, tout en construisant à Paris le Palais-Cardinal, et d'autres palais ailleurs, contribua pour sa part à développer ce goût chez ses contemporains. Tout le monde ne pouvait pas le satisfaire au même degré, mais tout le monde voulut avoir son hôtel dans la première ville du royaume. Cet hôtel fit partie de la grande existence, il en devint le cadre obligé. Suivant cette tendance, des quartiers nouveaux s'élevèrent et se peuplèrent d'hôtes seigneuriaux. La reine Marguerite se logea au coin de la rue de Seine, et ses jardins allaient jusqu'à la rue des Saints-Pères. Le duc de Nevers bâtissait sur l'emplacement de la Monnaie actuelle un hôtel que le Roi trouvait un peu trop magnifique pour être à l'opposite du Louvre. Dans la rue de Seine s'installait M. de Liancourt ; de chaque côté de la rue des Grands-Augustins étaient les hôtels de Nemours et de Thémines, dont les jardins s'étendaient jusqu'à l'enclos du couvent ; dans la même rue, l'hôtel de Brissac. Le duc d'Épernon habitait rue Vieille-du-Temple, le duc d'Angoulême rue Pavée. Quelques-uns avaient déjà dans les banlieues élégantes, telles que Charonne ou Chaillot, ce qu'on appela plus tard de petites maisons, que l'on nommait alors des maisons de bouteille. Marie de Médicis demandant à Bassompierre à quoi pouvait servir une acquisition qu'il venait de faire dans les parages de l'avenue du Trocadéro actuelle, ajoutait avec la liberté de langage du temps : Cela n'est bon qu'à y mener des garces. — A quoi le galant maréchal répliquait : J'y en mènerai, Madame.

En même temps le luxe gagnait l'intérieur, la distribution des appartements devenait plus étudiée ; plusieurs, sans être de grande qualité, commençaient déjà à mettre une salle et une antichambre devant leur chambre. Sous Henri IV, on ne savait que faire une salle à un côté, une chambre à l'autre, et un escalier au milieu. Ces escaliers étaient bâtis en pierre de taille et en spirale, avec une corde fixée au mur ; fort rarement ils étaient à jour comme les escaliers modernes. On apprit de Mme de Rambouillet à mettre les escaliers à côté, pour avoir une grande suite de chambres, à exhausser les planchers, et à faire des portes et des fenêtres hautes et larges, et vis-à-vis les unes des autres ; la Reine Mère, quand elle fit bâtir le Luxembourg, ordonna aux architectes d'aller voir l'hôtel de Rambouillet, et ce soin ne leur fut pas inutile. La chambre de la marquise de Rambouillet était de velours bleu rehaussé d'or et d'argent, elle était peinte en bleu ; la première elle s'avisa de faire peindre une chambre d'autre couleur que de rouge ou de tanné.

La salle, la chambre, l'antichambre et les cabinets, c'est-à-dire les petites salles, composaient seuls les appartements de l'époque. Par le mot salon, on n'entendait pas comme aujourd'hui un local spécial, destiné à la réception, mais la réunion elle-même des visiteurs, qui se tenait indifféremment dans n'importe quelle pièce de l'hôtel, selon l'heure, la saison ou le hasard. Ce que nous nommons salle à manger n'existait pas davantage ; on ne trouverait pas dans tout le château de Versailles une seule pièce exclusivement affectée aux repas. On dînait dans sa salle, dans son antichambre ou dans sa chambre. Chaque jour on dressait la table, ou bien on l'apportait toute servie, dans une pièce choisie sans règle fixe, selon le nombre des convives. La chambre à coucher elle-même n'était pas installée à demeure. Son mobilier n'avait rien de stable. On tendait et l'on détendait un lit et une tapisserie dans les habitations particulières, comme dans les palais royaux, en raison des nécessités du moment. La chambre du roi, son lit et le reste voyageaient avec lui, et c'est parce que Louis XIII surpris à Paris, au cours d'un déplacement de Saint-Germain à Vincennes par un orage épouvantable, n'avait pas de chambre tendue au Louvre, qu'il alla coucher chez la reine, au Val-de-Grâce en 1637. La France doit à ce cas fortuit la naissance de Louis XIV.

Ce qu'on soignait surtout, c'étaient les peintures murales faites d'un beau dessin et fort richement, par plusieurs artistes dont les uns étaient chargés de la grisaille et les autres des ornements. Tantôt on couvrait les murs de moquette du haut en bas, tantôt on les ornait de tentures en cuir dosé, sur lesquelles étaient représentées en relief diverses sortes de grotesques, relevées d'or, d'argent ou de vermillon. Le roi possédait grand nombre de tapisseries, qui, mal conservées, pourrissaient dans les galetas du Louvre. Ces tapisseries étaient cependant fort chères, et il n'était pas rare d'en trouver qui dépassaient 10.000 livres.

Près de la cheminée, des râteliers chargés d'armes de prix ; aux poutres du plafond des cages pleines d'oiseaux ; les raretés — bibelots d'aujourd'hui — se plaçaient sur un relais ménagé dans le lambris. Peu de sièges cependant ; on ne connaissait guère que les anciennes chaires des aïeux, les tabourets, et les carreaux de broderies importés d'Espagne. Les chaises perspective, inquietude, à tournerie, les sofas à la capucine, ne furent inventés que plus tard. En revanche, des meubles d'un prix exorbitant, destinés à prouver la richesse ou le goût des propriétaires : la duchesse de La Roche-Guyon en fit faire un de 10.000 écus, qui ne servit qu'un jour. La duchesse de Chevreuse envoya à la reine un cabinet d'argent, estimé 12.000 écus, dont les lieues (tiroirs) étaient garnies de vases d'or remplis de parfums, et d'eaux de senteur. Les appartements étaient éclairés avec des bougies de cire. — Brûler de l'huile eût passé pour économie sordide de la part d'un grand seigneur. — La cire étant d'un prix élevé, sa lumière fort coûteuse n'était pas un mince chapitre dans le budget. La bourgeoisie n'aspirait pas plus haut que la chandelle des six, ou même des douze — de douze à la livre ; les pauvres se contentaient de ces appareils à l'huile dont le système rudimentaire n'avait pas été perfectionné depuis les Romains.

 

III. — VÊTEMENTS ET BIJOUX.

Costumes des gentilshommes ; leur prix élevé ; leur nombre. — L'élégance et la mode. — Le linge et les dentelles. — Les gants et les rubans. — Tenue des gens de robe. — Toilette des femmes. — Cosmétiques et parfums. — Bijoux, armures et leur valeur. — Habillements populaires.

 

Louis XIII n'aimait les somptuosités ni en habits, ni en linge ; il refusait souvent de porter ce que Cinq-Mars commandait pour lui ; son grand maître de la garde-robe était trop magnifique, il lui en faisait souvent réprimande. La reine, de son côté, n'était nullement passionnée pour la toilette ; beaucoup de dames dans Paris faisaient plus de dépense qu'elle. Le luxe de l'époque ne peut donc être imputé au souverain : il augmenta pourtant sous son règne. Les lois somptuaires de cette période — les dernières, croyons-nous, qui aient été promulguées en France — servent à initier la postérité à des prodigalités que, bien entendu, elles n'ont pas réussi à réprimer jadis. Le luxe des habits, disent-elles, est monté jusques à un tel excès, que même les riches en ressentent de l'incommodité, et les autres sont quelquefois contraints de recourir à de mauvais moyens, pour soutenir de si grands frais ; l'imitation étant un mal si contagieux que la coutume autorise en peu de temps les superfluités, que chacun blâme à leur naissance. On défendait de porter des baudriers, ceintures, aiguillettes, jarretières, écharpes et rubans de drap ou toile d'or et d'argent, porfileuses, broderies de perles ou pierreries, boutons d'orfèvrerie. On interdit aux maîtres d'habiller de livrées de soie leurs cochers, leurs laquais et leurs pages ; tolérant seulement deux galons sur les coutures et extrémités de leurs habits. On proscrivait absolument les passements de Milan, les piqueures, houpes, tortils, canetilles, chainettes, et autres ornements dont les habillements sont couverts. Cinq ans plus tard, dans un acte officiel, le roi parlait de la passion effrénée de ses sujets à consommer leurs biens au luxe, et constatait que les diverses déclarations sur les étoffes et façons des habits n'avaient eu jusque-là aucun effet.

Un manteau était souvent orné de trois ou quatre livres de passements d'or, dont la valeur n'était guère au-dessous de 150 écus. Les habillements de cérémonie les plus élégants coûtaient aisément dans les trois et quatre mille livres, sans compter les dentelles, le chapeau, l'épée et les divers accessoires. Tel costume était ainsi un vrai capital, si l'on songe que les 3000 livres de ce temps font 15.000 francs du nôtre. Aussi donnait-on et recevait-on comme cadeau un habit complet ; c'était une générosité qui n'avait rien de bas en elle-même, rien de blessant pour celui qui en était l'objet. Tout seigneur à la mode n'avait pas de vêtement qui coûtât moins de 1.500 francs de notre monnaie. Archambaut, le tailleur en vogue, n'eût rien pu lui fournir à un prix inférieur. Un costume du roi figure en 1625 dans les comptes de sa maison pour 3 585 livres ; il consiste, d'après la facture, en un habillement de satin cramoisi d'or et d'argent, le manteau plein de broderies fort relevées, le tout rempli de paillettes ; le pourpoint brodé aussi de fleurs comme la doublure du manteau, les chausses de même, le tout très riche et relevé de l'ordre du Saint-Esprit, les coutures en broderies d'or et d'argent. Le déploiement du luxe en semblable matière atteint parfois des chiffres aujourd'hui fabuleux. Bassompierre se fait faire pour le baptême du duc d'Orléans un vêtement de toile d'or violette, et de palmes entrelacées. Il le couvre de cinquante livres de perles à l'once, qu'un marchand d'Anvers venait d'apporter à Paris ; cet habit revint à 14.000 écus, plus une épée de diamants achetée 6.000 écus, soit en totalité 57.000 livres ou près de 300.000 francs de notre monnaie.

A tous ces costumes, se joignaient les accessoires indispensables, gants, chapeau, bas de soie, chemisettes, collets de dentelle. Au temps de la Fronde, les hommes prenaient le noir vers trente ou trente-cinq ans ; il n'y avait donc que les jeunes gens à s'habiller de couleur. Mais sous Louis XIII, cette mode n'avait pas encore pris naissance. Jeunes et vieux avaient des vêtements d'or et d'argent, de satin, de taffetas, velours, damas de toutes nuances. Quelques-uns faisaient venir d'Italie le tabis, cylindré et ondulé, aux couleurs changeantes. Changer tous les jours d'habit et de plumes, c'est la marque la plus ordinaire à quoi on connaît dans Paris les gens de qualité. La mode et le goût variaient sans cesse ; il faut que le bourgeois ait des avis et des espions à la cour, qui l'avertissent à tout moment des changements qui s'y font ; autrement il est en danger de passer pour provincial. Je n'ai que deux habits à porter, écrivait à sa mère le jeune Turenne, mon noir et le mien rouge en broderie que je porte fort, et qui passe. Mais bien peu sont aussi économes que le futur maréchal. Tout le monde, dit-il, jusqu'au moindre, dépense prodigieusement : ils s'imaginent que cela est honteux de porter deux buis, dans les grandes assemblées, des habits qui leur coûtent 2 ou 3.000 francs. Le roi, malgré ses goûts simples, n'échappe pas à cette règle. Le 14 mai, jour anniversaire de la mort de son père, il s'habille de couleur feuille morte, et l'on met chaque année sur l'état de sa dépense un vêtement de cette couleur, qu'il ne portera que quelques heures. Il arriva plus d'une fois à l'ambassadeur de Portugal de fermer les rideaux de son carrosse au Cours-la-Reine, et de changer d'habit durant cette petite éclipse, pour paraitre après comme un soleil, au sortir d'un nuage.

C'étaient là leurs costumes d'apparat pour le bal et la promenade ; il en fallait d'autres pour toutes les circonstances de la vie : jupes de chasse, petites et. grandes, en satin ou en drap de seau — un drap qui coûtait vingt livres l'aune, — manteaux de toutes couleurs pour Paris et pour la campagne, robes pour faire toilette, collets de peau de buffle doublés de satin, que l'on portait sous la cuirasse ; costumes de guerre, armes de tout genre, bottes de toutes formes — Cinq-Mars en avait trois cents paires —. La garde-robe d'un seigneur représentait ainsi mie somme imposante. Un homme propre, dit le maitre des requêtes Tallemant, ne peut se passer à moins de six robes de chambre, une d'hiver et une d'été, autant à la campagne, une noire pour recevoir les parties, et une belle pour les jours qu'on se trouve mal.

Les garnitures de rubans à l'habit, au chapeau, à l'épée — la petite oie — complétaient l'habillement ; à la fin du règne, elles augmentent tellement qu'il semble, dit Furetière, qu'elles sont montées en graine, et viennent jusqu'aux pochettes. Il en était de même des dentelles, mode récente, pour laquelle la haute société se passionnait. Non seulement les collets et manchettes en étaient ornés, mais même les draps de lit et les serviettes. Grâce à elles, les austères fraises du règne précèdent s'élargissaient en retombant sur les épaules, pour devenir ces cols merveilleux que l'on vendait jusqu'à 2.000 livres, et dont les élégants changeaient trois ou quatre fois par jour. Nos sujets sont fondus de luxe, dit le roi, et le prix des dentelles va croissant, bien que nous ayons assez témoigné qu'elle était notre volonté, et que par notre exemple nous ayons fait voir que nous tenions à faire observer nos ordonnances à cet égard. Il y a des gens, dit le lieutenant civil, venus à tel débordement que, s'irritant contre leur bourse, ils appliquent les dentelles à leurs chemises et bas à bottes avec un tel excès, que leurs dépenses surpassent de beaucoup leur revenu. Le point coupé, qui d'après les édits ne devait pas valoir plus de 9 livres l'aune — soit en monnaie actuelle 75 francs le mètre — se vendait dix fois ce prix. Il est ici question du pontignac, dentelle ordinaire, la moins chère de toutes ; le point de Sedan, d'Aurillac, de Raguse, et surtout le point de Gênes, allaient jusqu'à 2500 francs d'aujourd'hui. Un habit avait facilement pour 800 livres de garnitures, et l'on voit un conseiller au grand conseil payer les siennes sept fois autant.

Les gants n'étaient pas moins luxueux ; certaines dames ne les gardaient jamais plus de trois heures ; les hommes portaient des gants de senteur d'Espagne, des gants en broderie d'or et d'argent pour les fêtes, des gants de cuir ouvrés, garnis de soie, pour les exercices ; on en faisait venir de Rome pour l'élégance, d'Angleterre pour la solidité.

La tenue de deuil, longues robes à queues traînantes, bonnets carrés, avec chaperons pendants sur l'épaule, que les hommes d'épée portaient encore aux cérémonies funèbres, formait un étrange contraste avec les costumes ordinaires. C'était un souvenir des vêtements du moyen âge, abandonnés par les gentilshommes, que seuls les gens de justice et de finance — gens de robe — avaient conservés.

Les magistrats de robe courte portaient la tocque ; les magistrats de robe longue, le bonnet quarré ; quelques-uns avaient le jupon, petit justaucorps à longues basques ; presque tous, la simarre, sorte d'étroite soutane qui ne les quittait pas. A tous il était interdit de porter les habits courts ; on voyait le garde des sceaux Châteauneuf caracoler en simarre de soie violette à la portière du carrosse de Mme de Chevreuse. Autant l'homme d'épée était magnifique, autant l'homme de robe était simple : il y a entre eux deux un abîme. Face à face dans le même tableau, ils ne paraissent pas appartenir à la même époque, ni au même pays. Ces hommes de loi qui portent le linge uni et la moire-lice, dont l'élégance consiste dans la forme d'un rabat, dans la pose d'une barrette, et dont l'extérieur paraît être de trois siècles en retard sur celui de leurs concitoyens, légueront néanmoins aux temps modernes la robe qu'ils ont reçue des anciens ; elle sera encore en usage quand les pourpoints à crevés seront entrés depuis longtemps dans le domaine de l'histoire.

Les femmes de la cour — on le devine — ne restaient pas en arrière sur le chapitre de la toilette. Les trois robes qu'elles portaient l'une sur l'autre : la modeste, la friponne, la secrète, offraient un vaste champ à l'activité de leurs tailleurs. Devants de couleurs, robes de satin en broderie, par-dessus des jupes de tabis passementées d'or et d'argent ; jupes de toile d'or avec grandes dentelles ; manches pendantes et renouées sur les bras avec des pierres précieuses : tout ce qu'une imagination naturellement capricieuse et désœuvrée peut inventer pour se distraire, est le passe-temps des dames qui se piquent de braverie. Au bal, décolletées en carré ou en pointe sur le devant de la poitrine, la gorge fort ouverte, selon l'expression du temps : dans la rue, le visage couvert d'un masque — signe distinctif de noblesse : — montées sur des patins si elles marchent : le chapeau garni de plumes pour se garantir du soleil, si elles sont à cheval, ou tenant à la main, en carrosse, un de ces parasols aux couleurs éclatantes, ornés de dentelles d'or sur les coutures, que l'on faisait venir à grands frais d'Italie : telles nous apparaissent les femmes de la cour entre 1620 et 1643. Leurs chapeaux. selon le flux et le reflux de la mode, devenaient hauts comme des pots à beurre, ou plats comme des calles : mais c'était à la coiffure, cette o livre compliquée où La Prime excellait, que l'on pouvait connaitre une femme de qualité.

Les moustaches, boucles pendantes le long des joues, jusque sur le sein, étaient réservées aux demoiselles : les bourgeoises n'eussent osé en porter. Quelques femmes préféraient les cheveux à serpenteaux, qui descendaient jusqu'à la ceinture ; d'autres affectionnaient les cavaliers, frisés sur les tempes. Les combinaisons nouvelles remplaçaient les coiffures rondes, frisées et poudrées que l'on portait au commencement du règne, et qu'Anne d'Autriche n'abandonna que fort tard. Au sommet de la tête était le galant, une touffe de soie rose ; chaine de diamants ou de perles, était entrelacé dans les cheveux. Partout des nœuds et des rubans emblématiques : sur le cœur, le mignon ; à la pointe du corset, le favori ; au bas de l'éventail, le badin.

La société de ce temps n'ignorait ni ne dédaignait l'art, presque aussi ancien que le monde, d'embellir la nature ; le rouge, le noir et le blanc jouaient dans la toilette un rôle de premier ordre. On se plâtrait avec un pinceau le visage, la gorge et les bras. La duchesse de Montbazon se fardait ouvertement, Mme de Rambouillet se mettait du rouge aux lèvres ; d'autres en mettaient aux joues, si abondamment que ce rouge appliqué mangeait le rouge naturel ; tandis que quelques-unes, pour paraître plus blanches, se tenaient au lit avec des draps écrus, ou mangeaient des citrons pour se rendre pâles. On se faisait les sourcils, non seulement avec des crayons, mais au moyen de véritables teintures ; la teinture d'ailleurs était déjà employée pour la barbe et pour les cheveux. M. de La Rochefoucauld, M. d'Aumont s'en servaient ; M. d'Humières y eut recours pour son fils, dont il fit teindre en noir les cheveux roux. Les fausses dents, les boules de cire pour enfler les joues, aidaient à réparer les outrages des ans. Jeunes et vieilles, les dames n'auraient pu se passer de quelques mouches ; être fort mouchée était du meilleur ton.

Le plus parfait ajustement

Sans elles n'aurait point de grâce.

Les jeunes gens, de leur côté, se couvraient la tête d'une poudre qui inondait leurs collets. L'huile de jasmin, la pommade de Mme des Essarts, adoucissaient leur peau ; les sachets de violette et de roses musquées parfumaient leur linge et leurs habits, tandis que l'eau d'Ange à l'iris de Florence, le genièvre brûlé et le vinaigre impérial embaumaient les appartements.

La mode des bijoux n'était pas moins générale que le goût des cosmétiques et des parfums ; elle était d'autant plus dispendieuse que les diamants et les perles, comparativement aux autres marchandises, avaient un prix plus élevé au XVIIe siècle que de nos jours. On portait des pierreries non seulement au cou, aux doigts, aux oreilles, mais sur tout le vêtement. La reine Marie, au baptême du Dauphin, avait une robe étoffée de trente-deux mille perles et de trois mille diamants. Or le diamant d'Alençon et les pierreries du Temple — ces bijoux faux de l'époque — n'étaient pas en état, par leur fabrication grossière, de procurer beaucoup d'illusion. On ne pouvait guère avoir recours à eux. Richelieu donne à la princesse d'Orange, de la part du roi, des pendants d'oreilles en diamants de 50.000 écus — 750.000 francs actuels —. Alma de Guise donne à sa fille son grand diamant estimé 210.000 livres. L'orfèvre de la couronne reçoit 30.000 livres pour une bague, et 134.000pour fourniture de diamants et monture d'une chaîne. Les perles atteignaient des chiffres analogues. La maréchale d'Ancre avait un tour de col de quarante perles à 2.000 livres la pièce et une chaîne de cinq tours, d'une valeur de 280.00 livres — 1.500.000 francs en monnaie de nos jours — ; le président Le Jay donna à la femme d'un maître des requêtes un collier dont chaque perle coûtait 1.000 livres ; la reine de Danemark avait pour bague une perle creusée et percée en forme d'anneau. Nous ne parlons pas des pierres de couleur, tables de bracelets, médailles d'agate antiques, opales extraordinaires, grandes comme des assiettes, d'une valeur de 40.000 livres, ni de ces menus bijoux, joncs d'émail, petits chapelets, montres de Blois émaillées, petits cadeaux sans conséquence qui servaient à acquitter une discrétion.

Les hommes aussi affectionnaient les bijoux de prix, chaînes de diamants, épées dont la garde valait 90.000 livres comme celle du duc d'Épernon — on en vendait couramment de 12.000 livres relève-moustaches en diamants, comme celui que Cinq-Mars sur l'échafaud donnait à son bourreau...

Les jouets eux-mêmes, récréation ordinaire des enfants princiers, atteignaient des chiffres qui semblent inouïs à notre époque, où pourtant les prodigues ne manquent pas : 2.000 écus (plus de 30.000 francs aujourd'hui) payés par le cardinal de La Valette, pour une poupée offerte à Mlle de Bourbon, — avec la chambre, le lit, tout le meuble, le déshabillé, la toilette et bien des habits à changer.

Pendant que la classe opulente s'épuise ainsi en dépenses multiples, le petit bourgeois, qui ne connaît ni roses au soulier, ni ruban au genou, porte ses cheveux rasés au-dessus de l'oreille, s'habille à la friperie, et sa femme entrevoit à peine dans ses rêves la robe de velours, tandis que la plus haute ambition de sa fille consiste en un collier d'ambre, des gants neufs et des souliers noircis.

 

IV. — LES DIVERTISSEMENTS ET LE JEU.

Le noble en temps de paix ; chasse et danse. — Vénerie et fauconnerie royale. — La paume et autres exercices. — Les jeux innocents. — Les carrousels. — Les bals ; on ne danse bien qu'en France. — Ballets, leur nombre et leur prix. — Musique et théâtre. — Le jeu : prime, dés, quinola, trictrac. — Grandes pertes ; maisons de jeu ou brelans.

 

Grand train, table abondante, vastes demeures, riches vêtements, tels sont les éléments d'une vie seigneuriale. Que peut être cette vie elle-même ? Que fait le propriétaire de tous ces biens ? Il s'occupe peu de ses affaires privées, encore moins des affaires publiques ; il n'est ni artiste, ni lettré ; l'agriculture ne l'intéresse pas, il la dédaigne ; le commerce est au-dessous de lui, il le méprise. En temps de guerre, il est merveilleux, rien ne le rebute ni ne le fatigue ; c'est son métier, et jamais homme n'a mieux que lui connu son métier. Il l'a étudié dans sa jeunesse, exercé dans son âge mûr ; dans sa vieillesse, il y prépare ses enfants. Il en a l'amour, et grâce à l'influence des milieux, de l'hérédité, il en possède la qualité maîtresse, la bravoure. Les institutions et les mœurs ont fait de lui un soldat, il l'est avec perfection, avec passion, mais il n'est que cela. Organisée pour la guerre, la noblesse en temps de paix est une épée au fourreau, soit un meuble inutile, une troupe en garnison, c'est-à-dire quelque chose qui a servi et qui servira, mais qui présentement ne sert pas.

N'ayant pas d'occupations, elle se crée des passe-temps qui répondent à son tempérament : habitué à un exercice continu, le noble, ne pouvant se battre, chasse et danse, double gymnastique du dehors et du dedans, qui lui permet de satisfaire, en plein air comme à huis clos, ses instincts de mouvement perpétuel. Existence plus brillante à la cour, plus rustique à la campagne, partout d'une singulière monotonie. A Paris, on danse, on se promène, on se visite davantage. Dans les châteaux, on s'applique exclusivement à la chasse, parce qu'on n'a guère d'autre ressource pour tuer le temps. Le hobereau, gentilhomme-fesse-lièvres, est chasseur de profession, de père en fils, et d'un bout à l'autre de l'année, comme ses paysans sont laboureurs ou pasteurs. Certains procédés de vénerie sont plus relevés que d'autres, certains gibiers sont plus distingués ; mais toute chasse est noble, et tout chasseur, par conséquent, doit appartenir à la classe aristocratique.

Chasses à courre, à tir, à la huée, ainsi que nos pères nommaient les battues, étaient savamment réglées, et avaient leurs amateurs. Charles IX, dans sa Chasse royale, ne s'occupe que du cerf, et délaisse complètement les oiseaux. Louis XIII, au contraire, les aimait de prédilection, ce qui ne l'empêcha pas de récompenser, par un brevet de duc, le savoir de Saint-Simon de bien porter en un cor sans baver dedans. Poil ou plume d'ailleurs, les animaux ne manquaient pas. On n'en était pas encore arrivé à protéger les bêtes comme si elles étaient des hommes, et à poursuivre les hommes comme s'ils étaient des bêtes. Les grands seigneurs étaient néanmoins très sévères sur le chapitre cynégétique. Brézé, gouverneur de l'Anjou, passait, en fait de chasse, pour le plus grand tyran du monde, jusque-là que les personnes de qualité n'osaient avoir un chien ni une arquebuse pour tirer seulement dans leur parc. Autour de Paris, les forêts royales de Monceaux, Compiègne, Versailles, Saint-Germain, Vincennes, Fontainebleau, Livry, Sénart, Longjumeau, Château-Thierry, pour ne parler que des plus importantes, étaient défendues avec un soin jaloux par les gardes, qui, ne recevant aucun gage, faute de fonds , n'avaient d'autre indemnité que leurs privilèges. Le roi encourage ses procureurs à veiller avec plus de soin et d'affection à la conservation de ses chasses et plaisirs, comme étant son plus agréable divertissement, dans le séjour qu'il fait et pourrait faire en sa bonne ville de Paris.

Parmi les grands offices de la couronne, il n'en est pas moins de trois exclusivement affectés à la chasse : le grand veneur, le grand fauconnier, le grand louvetier. La vénerie comprend trois cents et quelques chiens de meute, répartis entre le cerf, le chevreuil, le lièvre, et certaines espèces de lièvres ; plus des lévriers, des dogues, des levrettes et des épagneux. La fauconnerie était un ministère. Vol pour milan, vol pour corneille, pour héron, pour les champs et pour rivière, chacun avec un chef, et des gentilshommes servant au vol.

Louis XIII aimait à chasser avec des oiseaux de proie toute sorte de gibier, même la perdrix. Voler le perdreau, voler le merle, ou répéter le ballet, — il y avait toujours un ballet en répétition, — étaient les deux objets entre lesquels il partageait les longues journées qui ennuyaient tant ses favoris. La livrée que les chiens portaient au cou sous forme de collier, les faucons et leurs congénères la portaient à la patte sous la forme d'une vervelle, anneau de cuivre ou d'argent, aux armes du maitre. Le roi, qui chassait constamment, mais économiquement, ne dépensait pas ainsi de bien grosses sommes ; les seigneurs y mettaient souvent plus de magnificence ; la chasse n'était pas seulement pour eux un sport, c'était aussi une fête. M. de La Rochefoucauld donne-t-il une chasse aux dames, à tous les relais il y a collation et musique.

Faute de chasse, on court la bague, on tire le papegai ; on joue à la paume, à la longue paume, au volant ; on fait partie de tirer des hirondelles au Pré-aux-Clercs, ou d'aller jouer au Mail, au Palais-Royal, avec les dames. On se délassait de ces exercices par quelqu'un de ces jeux que les modernes ont baptisés d'innocents, et que les hommes de ce temps pratiquaient le plus sérieusement du monde. Le Gage touché, Votre place me plaît, faisaient les délices de plus d'un grand roi.

Les courses de chariots autour de deux pyramides, — souvenir des anciens Grecs, — qui faisaient fureur à Florence, pas plus que les courses de chevaux établies en Angleterre sous Jacques Pr, n'avaient pu réussir en France. Pourquoi un homme brave s'amuserait-il avec un animal dont le plus grand mérite serait de l'aider à fuir plus rapidement ? Les carrousels, où les plus qualifiés de la cour paradaient devant la foule du peuple, suivis de troupes allégoriques superbement équipées aux frais des tenants, répondaient mieux au goût de représentation, si vif dans la haute classe, mais coûtaient trop cher pour être répétés souvent.

Le divertissement le plus apprécié, le plus répandu, toujours renouvelé et toujours en honneur, c'était la danse. Sans la danse, un homme ne aurait rien faire, dit le maître à danser du Bourgeois gentilhomme, et il disait vrai ; il n'y a rien qui soit si nécessaire. Feux d'artifice, lanternes en papier colorié, lanternes magiques, festins publics, étaient les démonstrations d'allégresse accoutumées du populaire, le bal seul était l'accompagnement obligé d'une fête de bonne compagnie. On ne l'entendait bien qu'en France. En Italie, les femmes, séparées des hommes, étaient assises sur une estrade au bout de la salle ; en Espagne, on y gardait trop de roideur ; en Angleterre, on y mettait trop d'étiquette ; mais en France, tout le monde en rond, se tenant par la main, dansait les branles avec l'entrain d'une noce de village.

Les distances s'effaçaient, la morgue disparaissait. Les femmes engageaient les hommes en leur présentant des bouquets ; le roi même prenait part à l'assemblée comme un simple particulier ; la première venue le choisissait, pendant qu'un gentilhomme portait son hommage à une princesse. Chabot fit son chemin par la courante, qu'il dansait à ravir. Un pas bien exécuté valait à son auteur presque autant de réputation qu'une ville prise ; c'étaient des coups d'éclat de diverses sortes. Depuis la pavane déjà vieillie, jusqu'à la boccane d'invention récente, une multitude de pas, savamment étudiés, compliqués avec grâce, exigeaient une attention toujours en éveil, une tactique soutenue dans les jambes, les bras, la tête, tout le corps. La sarabande, la figurée, la panadelle, la bourrée, n'étaient pas des conceptions vulgaires ; un courtisan qui savait en faire ressortir l'artistique délicatesse était tout de suite un homme classé.

Mais c'est surtout dans les ballets que l'imagination se donne libre carrière. Il en est pour toutes les circonstances de la vie, pour toutes les époques de l'année. Ballets demi-deuil et de carême, ballets politiques avec allusions transparentes ou cachées ; ballets graves ou sérieux, historiques ou romanesques. En une seule année, on en dansa cinq nouveaux à la cour : celui des Turcs, des Amoureux, des Lavandières, des Nymphes, des Docteurs Gratiens. Mademoiselle va visiter un de ses domaines : l'intendant danse un ballet en son honneur le jour de son arrivée, et la princesse constate avec soin dans ses Mémoires que voilà un homme de bonne compagnie et qui sait vivre. La danse fait tout oublier : au plus fort de la guerre de Trente ans, lorsque les tailles, en maintes provinces, ne se recouvraient plus qu'au moyen d'archers et de garnisaires ; lorsque les sergents du roi enlevaient les meubles, puis les portes et le toit même de la maison et qu'une foule de contribuables, ruinés, vagabondaient par la campagne, on dansait à la cour, trois fois de suite, un ballet qui avait pour titre : La félicité dont jouit la France !

Les grands ballets de cour où figuraient près de cent cinquante personnes, et dont la dépense était supportée par le roi seul, revenaient quelquefois à 100.000 francs, Le monarque y paraissait sous les déguisements les plus variés ; dans la même soirée, il représente tour à tour un joueur de guitare et un simple soldat. Les colosses en baudruche, les types familiers de l'époque : Guillemine la Quinteuze, Jacqueline l'Entendue, Alizon la Hargneuze, les Bertrands, les Bilboquets, et divers grotesques plus ou moins plaisants, faisaient les frais ordinaires de ces exhibitions, où le bon sel paraît manquer totalement. On ne s'en lassait pas cependant. Deux baladins (maîtres de danse), Jacques Cordier, dit Boccan, chez le roi ; Antoine Ballon chez la reine, réglaient les pas, présidaient à la mise en scène ; et l'élite de la nation se consumait de travail pendant des semaines, sous la direction de ces artistes autorisés, afin de parvenir à exécuter dans les formes, et selon certain ordre, les jetés et les entrechats brodés sur un canevas qui aujourd'hui servirait à peine pour une charade d'après-dînée.

Cela semblait suffisant, l'imagination n'allait pas au delà Il est vrai que la musique et l'art dramatique n'existaient pas plus l'un que l'autre. Vingt-quatre violons suffisaient aux besoins mélodiques de la capitale, — on les nommait les vingt-quatre violons. — Ils servent indistinctement dans les besoins d'amour, de danse, de cérémonies multiples ; à la cour ainsi qu'à la ville, au bal, à la sérénade, à l'église, leur emploi est universel. Trois d'entre eux étaient ordinaires de la chambre du roi, mais les vingt et un autres y jouaient aussi sans avoir le titre. Onze hautbois, douze trompettes et quatre tambours complétaient l'orchestre royal, avec les enfants de la musique de la chambre. S'il était nécessaire de le renforcer en instruments, on n'avait d'autre ressource que de requérir les violons de la campagne, ou les fifres et tambours des Cent-Suisses et de l'écurie.

Le théâtre venait à peine de naître. La comédie de salon, représentée par des personnes particulières qui ne faisaient point profession de comédiens, était une exception ; plaisir peu répandu, et encore moins goûté. Un amateur comme le marquis de Sourdéac se donnait le luxe de dépenser 10.000 écus pour faire jouer dans son château la Toison d'Or de Corneille ; le fait demeurait isolé. L'art dramatique, considéré comme une récréation mondaine, avait peu de moyens de frapper les oreilles et de charmer l'esprit d'une société médiocrement cultivée. L'installation des salles de spectacle (Marais ou Hôtel de Bourgogne) n'était guère supérieure à celle d'un théâtre de foire ; les gens de qualité ne s'y aventuraient qu'en de rares occasions, sur invitation spéciale, et comme en une partie un peu risquée.

Tout autre était l'attrait du jeu, pour ces personnages sans cesse à court d'argent, et qui, à défaut du gain, retrouvaient autour d'une table de prime ou de trictrac, à une partie de dés ou de quinola, les émotions fortes de la bataille et les hasards agréables à leur humeur. Le duc d'Orléans jouait à prime quelque dix heures par jour ; Bassompierre y gagna 100.000 francs en 1606, et 500.000 livres en 1608. Et comme l'argent eût été trop long à compter, trop incommode à manier, on inventa des jetons de 50 à 500 pistoles chacun, de sorte qu'on pouvait tenir dans sa main plus de 50.000 pistoles (deux millions de francs en monnaie de nos jours) de ces marques-là. Si quelque gentilhomme manquait de fonds, il se trouvait toujours un financier français ou étranger, que ses écus avaient introduit dans la compagnie, pour faire bon tout ce que l'on jouait, fournissant des marques sous bonne caution, usurier discret et complaisant, gagnant à coup sûr, et remercié de chacun.

Au jeu, le maréchal de Créqui perd 200.000 écus ; le maréchal d'Estrées, 100.000 livres en un jour ; Chevry, 50.000 contre le duc de Guise. Le maréchal de Gramont s'y ruine, tandis qu'un simple élu de Chinon y gagne 1.200.000 livres et se bâtit sur ses bénéfices un hôtel rue Saint-Antoine.

Il est vrai que beaucoup, assimilant trop exactement le jeu à la guerre, se croient en droit de corriger la chance par d'ingénieuses tricheries, comme un bon général décide la victoire par un habile stratagème. Dés pipés, cartes biseautées, deviennent vulgaires à force d'être employés. La malice de ceux qui font profession de jouer cause des scandales publics, que les lois même se croient obligées de signaler, et atteint du premier coup la perfection du genre.

L'ordonnance de 1629 parle de l'effrénée passion du jeu, qui porte quelquefois à jouer les immeubles. Elle déclare nulles toutes dettes de jeu, et proscrit comme infâmes tous ceux qui auront été surpris trois fois aux brelans. Les maisons de jeux clandestines étaient nouvelles en France. La paix, dit le Mercure, a engendré les nouvelles académies publiques, où, à l'imitation des grands, chacun n'y parle que de jouer des pistoles qui ne s'y voient que par monceaux ;  des personnes y perdent tout leur vaillant... Je ne parle point des seigneurs qui s'y sont ruinés, mais des enfants d'avocats, des jeunes financiers auxquels, à les ouïr parler, mille pistoles est moins que n'était un sol du temps du roi François Ier. Le gouvernement se plaint du grand nombre d'académies ou brelans qui se font en plusieurs maisons des meilleures villes du royaume, où l'on joue à toutes sortes de jeux de hasard, et où se commettent ensuite infinies mauvaises actions... outre la ruine et désolation de beaucoup de familles.

Malgré la recherche prescrite aux commissaires, et l'amende de 10.000 livres imposée aux contrevenants, les établissements de ce genre ne firent que se multiplier jusqu'à la fin du règne.