Ce qu'ils sont ; à quoi sert la noblesse à cette époque.
— Ses occupations, ses emplois. — La profession des armes, presque générale,
mais cependant facultative. — Instruction, éducation, et carrière d'un
gentilhomme. — Les volontaires dans les armées ; avantages et inconvénients.
— Le ban et arrière-ban ; ses résultats insignifiants ou désastreux. — Les
ordres de chevalerie ; ils ne remplacent pas la chevalerie disparue. Si les droits de la noblesse sont restreints, ses devoirs le sont bien davantage à l'époque de l'entrée de Richelieu au ministère. A examiner les diverses carrières publiques, on ne voit les gentilshommes en embrasser qu'une seule : l'armée encore leur présence y est-elle facultative, puisqu'on ne peut considérer comme un devoir légal l'obligation morale, l'usage invétéré de porter les armes. Les nobles servaient à l'armée en grande majorité, mais non pas sans exception, tandis que tous sans exception étaient exempts de la taille. Et s'ils étaient dispensés de la taille, ce n'était pas parce qu'ils servaient mais parce qu'ils étaient nobles. Le privilège n'était pas la récompense du service rendu, mais le droit de la naissance. Ainsi, le droit et le devoir n'étaient plus, comme aux temps féodaux, la conséquence l'un de l'autre. Les fonctions civiles des finances ou de l'instruction publique étaient dédaignées par l'aristocratie à Régal du commerce ou de l'industrie. Il eût paru aussi étrange de voir un personnage d'un certain rang trésorier de France, contrôleur des finances, ou recteur d'Université, que de le voir marchand de drap ou fabricant de faïence. La diplomatie ne paraissait pas convenir davantage à ses aptitudes et à ses goûts. Un homme de qualité était envoyé comme ambassadeur extraordinaire en de grandes occasions, et pour peu de temps, jamais comme ambassadeur ordinaire ou comme résident. Un général, au cours d'une campagne, négociait passagèrement avec l'ennemi, mais dans la carrière diplomatique, sous Louis XIII, il n'y a pas de grands seigneurs. Ceux qui traitent journellement nos affaires extérieures sont des anoblis de la veille, ou des gens d'assez modeste extraction : Servien, Miré, Blainville, Liberet, Saint-Etienne, Charnacé ou d'Avaux ne se recommandaient que par leur mérite. Les mieux placés ou les plus habiles s'étayaient d'un grade militaire ou d'une charge de cour qui les grandissait dans l'opinion. Leurs subordonnés étaient des individus de basse condition, scribes vulgaires, peu au-dessus des clercs d'un notaire ou d'un greffier. Le plus pauvre cadet de maison ancienne, qui ne dédaignait pas d'entrer comme page chez un seigneur, ou comme simple soldat dans un régiment, eût cru s'avilir en acceptant le poste de secrétaire d'un ambassadeur. Restaient la justice et le clergé. On sait qu'à part les vocations décidées des âmes d'élite, l'abbaye ou l'évêché étaient la ressource des derniers-nés, qui n'auraient pu sans elle faire bonne figure dans le monde, et que d'ailleurs on ne désirait pas voir faire souche. Bien que le clergé fût le premier ordre de l'État, il y avait entre la cuirasse et la soutane la même distance qu'entre l'aîné et ses frères. Le plus curieux, avec de pareilles idées, n'est pas de rencontrer quelques indignes parmi les hauts dignitaires ecclésiastiques, mais plutôt de constater que le grand nombre se pliât à la discipline religieuse. L'ordre judiciaire demeurait l'apanage de quelques dynasties puissantes qui s'y cantonnaient, ou le marchepied de beaucoup de parvenus, qui s'en servaient pour s'élever plus ou moins haut au-dessus de la roture. Depuis que les charges de judicature se vendaient, la noblesse de race préférait acheter un régiment qu'une présidence. Son tempérament l'y poussait, et aussi son intérêt ; il y avait moins à débourser et plus à espérer. L'éducation qu'elle recevait la préparait mieux d'ailleurs à la vie du camp qu'à celle du cabinet ou du prétoire. On cherchait moins à instruire l'enfant qu'à l'aguerrir ; il importait peu qu'il fût savant, pourvu qu'il fût adroit et qu'il fût brave. Les mémoires nous fournissent quelques exemples de l'instruction que l'on donnait à un jeune seigneur. Bassompierre, élevé en Allemagne, ce pays des fortes études, reçoit à neuf ans deux gentilshommes, l'un pour apprendre à bien écrire, l'autre pour apprendre à jouer du luth et à danser. A douze ans, il entre dans la troisième classe, à Fribourg en Brisgau, où son maître lie danse est tué par son précepteur ; il y reste cinq mois et passe à un collège de Pont-à-Mousson, où il reste six semaines ; de là monte à la deuxième, y demeure un an, puis à la première... A quinze ans il fait son stage de chanoine à Ingolstadt, continue la rhétorique, va à la logique, qu'il fait compendieuse (il y reste trois mois), et passe de là à la physique. Il étudie ensuite aux Instituts du droit pendant une heure de classe ; une autre heure aux Cas de conscience, une heure aux Aphorismes d'Hippocrate, et une heure aux Éthiques et Politiques d'Aristote. A dix-sept ans, ses études sont terminées ; il est aussitôt présenté à la cour de France, et voyage à travers l'Europe. Il semblerait qu'il y eût ainsi cinq ans consacrés aux lettres et aux sciences ; mais durant ces cinq années, combien d'heures ont été réellement employées à l'ornement de l'esprit, et combien au développement du corps ? C'est ce que nous pouvons deviner en voyant l'importance primordiale que l'on accordait alors à ce que nous nommons aujourd'hui les arts d'agrément. La danse, l'escrime, l'équitation étaient les sciences vraiment utiles, vraiment pratiques ; aussi faut-il voir la réputation des premiers maîtres de ce temps, de ceux qui les enseignaient avec le plus d'autorité. L'ambassadeur d'Angleterre parle avec enthousiasme des grands maîtres d'équitation Labroue et Pluvinel. Bassompierre apprend à monter à cheval sous Pignatelli et sous son creat (son second) ; et l'on sent, au ton qu'il emploie, l'admiration qu'il éprouve pour cet écuyer distingué. Benjamin, le directeur de l'académie célèbre, où la jeune génération passa presque tout entière sous Louis XIII, était une sorte de personnage, ami particulier du rigide Arnaud d'Andilly. La Sorbonne ou le Collège de France pour la haute société, c'est vraiment l'académie de Benjamin. Tel gentilhomme besogneux qui se contentera de quelque pauvre prêtre du voisinage, pour apprendre à son fils les rudiments, et un peu de latin, se gênera pour lui faire suivre les leçons d'armes ou de cheval d'un professeur illustre. Dire de quelqu'un qu'il était bien institué, c'était dire qu'il possédait ces sciences ; et si les contemporains vantent MM. de Guise d'être fort adroits aux exercices, c'est un des plus grands éloges qu'ils en puissent faire. La période de cinq années d'études est du reste un maximum rarement atteint par les jeunes gens ; elle varie entre trois et quatre ans en général, parce que les difficultés qu'il faut surmonter, et le long temps qui s'emploie pour apprendre les langues mortes, font que d'abord les jeunes gentilshommes se rebutent, et se hâtent de passer à l'exercice des armes, sans avoir été suffisamment instruits aux bonnes lettres... A quatorze ou quinze ans, la plupart quittaient les bancs du collège pour la livrée de page ou l'académie. Quelquefois même, ainsi que nous l'apprend Coligny, ils n'attendaient pas cet âge. Ce dernier raconte ainsi son éducation : A dix ans, je fus mis au collège des Jésuites à Moulins avec G. de Coligny, mon frère aîné. Nous avions un gouverneur fort honnête homme, un page, un laquais et une servante ; nous y demeurâmes un an et demi. Puis mon frère fut mis page de la chambre du roi Louis XIII, et je fus placé à un méchant petit collège de Paray-le-Monial, où je demeurai huit mois ; ensuite de quoi on me mit au collège de Beauvais, où je demeurai deux ans. Il en sort pour entrer à treize ans, comme page, chez le cardinal de Richelieu, où, dit-il, j'appris bien mes exercices, excepté que je n'ai jamais été bon homme de cheval, quoique j'y fusse fort ferme... Il faut mettre grande différence, écrit Pontis, entre un enfant que l'on destine à la robe, et celui que l'on veut élever dans la profession des armes... il suffit que le dernier étudie jusqu'à quinze ou seize ans, afin d'apprendre la philosophie, l'histoire ancienne et moderne et les principales maximes de la politique, pour régler sa conduite dans le grand monde. Lord Herbert Cherbury faisait les mêmes observations en Angleterre. Il trouvait que l'instruction n'était pas assez pratique : Je n'approuve pas, disait-il, pour les fils aînés, la série d'études en usage à l'Université, qui pendant un séjour de quatre ou cinq ans les fait travailler comme s'ils devaient arriver à devenir maîtres ès arts ou docteurs ès sciences. Ces professeurs leur font également consumer un temps infini à l'étude des subtilités de la logique. Au contraire, il conseille d'apprendre la danse, parce qu'elle donne une souplesse utile, et l'escrime, mais pas avant onze ou douze ans, afin d'avoir, selon le dicton français, bon pied bon œil. Il regarde ces deux sciences comme mieux enseignées en France que partout ailleurs. La vie militaire commençait pour le noble à quinze ou seize ans, au sortir de page. Il ne débutait pas, comme on s'est plu à le répéter, par le grade de colonel. On a beaucoup parlé des régiments commandés par des chefs de quatorze ans ; Saint-Simon fait honneur à Louis XIV de l'obligation dans laquelle on était à la fin du XVIIIe siècle, de servir quelque temps dans les mousquetaires royaux, avant à obtenir l'agrément du prince pour l'achat d'une charge d'épée. Sous le règne de Louis XIII, où l'armée était loin pourtant d'avoir la régularité qu'elle reçut plus tard de Louvois, nous n'avons pas rencontré d'exemple d'un seigneur qui ait commandé, même une compagnie, avant d'avoir porté les armes et de s'être initié au métier par un stage actif. Et il faut le dire à la louange du corps, ce n'était pas une hiérarchie invariable, ni une ordonnance souveraine, qui faisait respecter cet usage, mais le bon sens même des gentilshommes, et l'estime que chacun d'eux faisait de sa profession. Nous voyons Bassompierre, âgé de vingt-quatre ans, après avoir servi trois ans comme volontaire en France sous Henri IV, refuser le grade de colonel d'un régiment de trois mille hommes de pied, qu'on lui offrait en Hongrie, n'étant pas à propos que, sans avoir aucune connaissance du pays, il y allât de plein saut commander trois mille hommes ! Il se contente d'y aller comme volontaire, avec le meilleur équipage qu'il peut. En 1613, il devient colonel général des Suisses, à trente-quatre ans, après dix-sept ans de services en divers pays ; en 1619, maréchal de camp, et en 1622 maréchal de France. Voilà l'exemple d'une carrière rapide, mais remplie. Elle donne idée de toutes les autres. Saint-Géran sert à dix-neuf ans, devient cornette des chevau-légers à vingt-quatre, lève à vingt-huit un régiment d'infanterie, est promu à vingt-neuf ans maréchal de camp, et à cinquante maréchal de France. Schomberg part comme volontaire à vingt-deux ans, passe à trente-cinq ans meure de camp du régiment de Piémont, et à cinquante ans maréchal de France. Encore sont-ce là des carrières particulièrement heureuses ; la plupart, quel que soit l'éclat de leur nom, n'obtiennent que dans leur vieillesse la suprême dignité militaire. Souvré, Roquelaure, Lesdiguières, ne sont promus au maréchalat qu'après quarante-deux, quarante-cinq ou quarante-six ans de services. Le gentilhomme faisait son noviciat guerrier de deux manières : s'il était pauvre, comme simple soldat ; s'il était riche, comme volontaire. Colligny porte le mousquet dans les gardes du cardinal, fait sentinelle et couche sur la paillasse, le tout pendant près de deux ans, avant d'avoir une compagnie de dragons. Tréville, gentilhomme basque qu'un roman fameux a rendu populaire, entré en 1617 comme simple soldat aux gardes, n'avait pas encore eu d'avancement au bout de quatre ans, quand on lui offrit une enseigne au régiment de Navarre. Pontis, soldat au régiment de Bonne à quatorze ans, et cadet aux, gardes à seize, devient onze ans plus tard enseigne dans un vieux corps, et seulement vingt-trois ans après lieutenant aux gardes. Puységur, après avoir été page de M. de Guise, s'engage en 1617 dans les gardes, et met quatorze ans à devenir capitaine, ce qui ne l'empêcha pas de mourir lieutenant général après avoir servi près d'un demi-siècle. Les débuts étaient moins pénibles pour les fils de maisons opulentes, mais ils n'étaient pas moins périlleux. Ceux-là se joignaient à l'armée en qualité de volontaires, sans solde, s'entretenant à leurs frais ; peu respectueux, il est vrai, de la discipline, mais ne demandant qu'une chose : la première place au jour du danger. Tel partait de sa province sur un genet d'Espagne ou sur un bidet d'allures pour s'en venir chercher fortune à Paris. Là il attendait les occasions de satisfaire son inclination pour la guerre. A l'armée, l'important, le difficile était de parvenir par quelque circonstance heureuse à être connu du roi. Être connu du roi, c'était l'ambition de tout cadet, une espérance ouverte, un commencement de fortune. Ensuite on s'efforçait d'obtenir quelque pension, non pas tant pour le bénéfice que pour être couché sur l'état ayant pension du roi. Cela fait, on était de la cour. Ces pensions ne s'élevaient guère beaucoup au-dessus de 100 ou 200 livres, mais c'était une position prise. Les jeunes seigneurs de grande qualité n'avaient pas besoin de déployer autant d'industrie, ils étaient tout naturellement présentés au prince en sortant de l'académie. Ils commençaient aussi par combattre dans les armées sans grade, sans situation régulière. Mon oncle, dit Louis XIII au duc de Savoie en 1628, voyez-vous ce soldat qui est en sentinelle ? Il se nomme Bréauté. Il est riche de plus de 30.000 livres de rente. Il n'est pas d'affaire où les récits du temps ne nous apprennent qu'il y avait cinquante, cent, voire cinq cents gentilshommes choisis, qui se battaient sans ambition, pour l'unique plaisir de se battre. Pendant toute la durée du siège d'Oléron il y eut toujours trois cents gentilshommes, dont le train faisait pour le moins neuf cents chevaux et autant de valets. Cette partie de la nation qui sert toujours avec le capital de son bien, qui va à la guerre pour que personne n'ose dire qu'elle n'y a pas été ; qui, quand elle ne peut espérer les richesses, espère les honneurs, et lorsqu'elle ne les obtient pas, se console parce qu'elle a acquis de l'honneur ; toutes ces choses ont notablement contribué à la grandeur du royaume. Aucune loi ne s'opposait d'ailleurs à ce qu'un personnage fût nommé d'emblée maréchal de camp ou maréchal de France, sans avoir aucun titre militaire. Il s'ensuit à plus forte raison qu'un capitaine, un mestre de camp, un enseigne peuvent obtenir ce qu'on appelle aujourd'hui de l'avancement, en sautant d'un bond toute la hiérarchie. Étudiant la vie de ceux qui ont occupé les plus hautes charges de l'armée, nous voyons les uns gravir lentement chacun des échelons jusqu'au sommet, les autres l'atteindre du premier coup, sans toutefois y parvenir plus jeunes. Guébriant, qui fut maréchal de France à quarante ans, avait servi comme soldat en Hollande et à Venise, était capitaine à vingt-huit ans au régiment de Piémont, à vingt-neuf ans au régiment des gardes, à trente-cinq ans maréchal de camp. La Motte-Houdancourt, cornette des chevau-légers à dix-sept ans, capitaine d'infanterie à dix-neuf ans, mestre de camp à vingt-huit, sergent de bataille à trente et un ans, devenait à trente-deux ans maréchal de camp et à trente-huit maréchal de France. Turenne lui-même, qui, après dix-huit ans de service, obtint le bâton de maréchal, avait débuté comme simple soldat et avait successivement occupé tous les emplois. Au contraire, les maréchaux de Boisdauphin, de Thémines, de Gramont, n'avaient fait aucun grade ; les maréchaux de La Force, de Saint-Géran, de Lavardin, n'en avaient fait qu'un ou deux, mais cela ne veut lias dire qu'ils eussent peu servi. Quand le roi envoie à un gentilhomme un brevet de maréchal de camp, ce n'est pas pour se faire connaître en cette qualité à l'armée, comme le ministre l'écrivait à M. de Charnacé, un diplomate dont il fit par occasion un guerrier, c'est plutôt parce que depuis l'âge le plus tendre il a passé d'une bataille à un siège et d'un siège à l'autre, faisant à l'État un cadeau perpétuel de sa vie. Dans la plupart des académies dont, les directeurs étaient nommés et subventionnés par le Roi, la noblesse apprenait l'équitation, l'escrime de l'épée et de la pique, la bague, la voltige et les mathématiques. A l'heure où l'adolescent du XIXe siècle prépare son baccalauréat, celui du XVIIe siècle portait déjà le mousquet depuis plusieurs années, et avait fait campagne. Feuquières et Cinq-Mars servaient à treize ans. Turenne à quatorze, La Rochefoucauld à seize, Thémines à dix-sept ; un gentilhomme de dix-sept à dix-huit ans, qui est l'âge militaire, dit Savary, est réputé majeur pour le fait de la guerre, et peut engager ses immeubles pour l'achat de ses armes et de ses chevaux. Au-dessus de vingt ans, on était bien vieux pour commencer la carrière. Sous Louis XIV, on voyait à l'armée neuf frères d'Imécourt, dont cinq étaient capitaines sous les ordres de leur père. En deux générations, dix membres de cette famille périrent sur le champ de bataille. Le régiment des gardes, depuis son institution jusqu'à l'année 1637, avait eu à sa tête dix mestres de camp, dont sept avaient été tués à l'ennemi. Pendant la même période, sur sept mestres de camp du régiment de Navarre, il en mourut cinq dans les combats, trois sur six du régiment de Champagne et trois sur cinq du régiment de Picardie. Ces chiffres, vraiment extraordinaires, n'étonnent pas, quand on voit dans le récit des affaires d'alors la bravoure que les chefs y déployaient. Ces seigneurs qui ne savent que devenir lorsqu'il leur
faut demeurer enfermés au logis, qui
confessent, comme Brezé, que la tête leur tourne de
lire, se sentent à leur aise au milieu de la mousqueterie. Interrogé,
au procès de Montmorency, s'il avait reconnu le duc dans la mêlée de
Castelnaudary, M. de Guitaux répond, avec une éloquence inconsciente, que le voyant tout couvert de sang, de feu et de fumée, il
eut de la peine à le connaître, mais qu'enfin lui ayant vu rompre six de leurs
rangs, et tuer des soldats dans le septième, il jugea bien que ce ne pouvait
être autre que lui... A Lutzen, Piccolomini, général autrichien, avait
sept chevaux tués sous lui, et recevait six blessures sans se résoudre à'
fuir ; Gustave-Adolphe y tomba percé d'une grêle de balles, il était déjà
frappé au bras et claie le dos, et se maintenait néanmoins à cheval. C'est là
ce que l'on appelait bien faire ; les riches et les élégants, comme
Bellegarde ou Miossens, qui prenaient en temps de paix tant de soin de leur
corps, ne montraient pas à la guerre moins de témérité que ces vieux braves,
qui n'avaient pour revenu que leurs épées, et auxquels un coup de fauconneau
avait déjà emporté la moitié du visage. Malheureusement ce déploiement de bravoure était plus brillant qu'utile. On est parfois fort empêché de la grande quantité de volontaires qui se trouvent à l'armée ; car autant ils pourraient être bons pour un jour de bataille, ils sont tout à fait incommodes dans les sièges, où un si grand nombre de gens qui voudraient toujours être les premiers partout, embarrassent la plupart du temps plus qu'ils ne servent, et se font tuer et tuer les autres mal à propos. Et cependant les volontaires étant toujours à la place d'honneur, on voit trois maréchaux de France et torts les maréchaux de camp se mettre ensemble à leur tête, contrairement au bon sens, qui voulait qu'ils fussent séparés en divers lieux. De plus, les volontaires ne contractant aucun engagement, ne dépendant que 'd'eux-mêmes, étaient libres de quitter l'armée quand bon leur semblait. Leur service était intermittent ; il formait parfois un appoint avantageux, mais ne constituait pas une ressource sur laquelle on pût compter. Légalement, les nobles n'étaient tenus à combattre qu'en cas d'appel du ban et de l'arrière-ban. On y eut recours deux fois sous Louis XIII, chaque fois sous une forme différente ; et chaque fois, cet appel donna des résultats tellement désastreux ou tellement insignifiants, qu'il démontra l'impossibilité de fonder sur lui la défense de l'État pour l'avenir. En effet, ce n'était pas précisément le noble qui devait le service de l'arrière-ban, c'était le fief. Du jour où le noble ne possédait plus le fief, il ne devait rien. Or ce jour était venu, par suite de l'aliénation d'une multitude de terres, que les anciennes familles avaient été obligées de vendre ou qui leur avaient été enlevées par des créanciers. Anciennement, quand on avait la guerre, on faisait venir tels les ans de ces arrière-bans, et c'était la principale cavalerie... on crut (en 1635, au fort de la guerre de Trente Ans) ne pouvoir envoyer à l'armée un plus grand secours que celui-là lequel, étant tout composé de noblesse, serait bien d'une autre considération que les nouvelles levées qu'on pourrait faire. On ne fut pas longtemps à s'apercevoir que-les nouveaux propriétaires, en acquérant les terres guerrières, n'avaient pas hérité pour cela l'esprit belliqueux des anciens, et que cette conscription gothique, allant chercher chez eux les gentilshommes qui n'avaient pas jugé à propos d'en sortir de leur plein gré, était désormais impraticable. Les lettres de l'arrière–ban étaient adressées aux baillis, qui les faisaient publier avec commandements aux nobles et autres tenant fiefs, de leur ressort, de se trouver au jour et au lieu qui leur serait ordonné, sous peine d'être privés à jamais de porter armes. Ceux qui n'étaient pas en état de faire le service en personne, devaient envoyer gens expérimentés et en l'équipage qu'eux-mêmes sont tenus de fournir. Ils étaient obligés de les soldoyer durant le service, l'aller et le retour. Les roturiers qui possédaient des rentes féodales devaient une subvention en argent du quart de leur revenu. On fournissait un cheval léger par fief de 900 ou 1.000 livres de revenu — environ 5.000 francs d'aujourd'hui — et proportionnellement suivant l'importance des terres. La durée maximum du service était de trois mois dans le royaume et de quarante jours hors d'iceluy. Chaque compagnie se composait de cent maîtres. Le bailli les commandait s'il était noble, sinon ils élisaient un capitaine. Ces gentilshommes ne recevaient pas de solde, mais avaient droit au lit et au couvert chez les habitants. L'effectif de cette levée n'était pas bien gros : Le roi, écrit un contemporain, fit la revue de la noblesse d'Anjou, le Maine, Cotentin, Auxerrois, Vexin, Montargis, Gien et Châteauneuf en Timerois, laquelle fait mille chevaux fort bons. Nous attendons demain celle de Touraine, Orléans, Chartres et bas Poitou, qui, toute ensemble, se monte à neuf cents chevaux. Celle de haut Poitou, Lyonnais, Forest et Beaujolais, d'Auvergne et Bourgogne, est de dix-huit cents chevaux. Le total s'élèverait ainsi à trois mille sept cents chevaux, selon le terme alors en usage, qui correspondrait à environ 8.000 hommes ; mais ces chiffres sont exagérés ; on n'en réunit pas plus de trois mille, tous bien armés, il est vrai ; détail d'autant plus considérable, que la cavalerie ordinaire n'avait point d'armes. L'espoir qu'on avait conçu, en les voyant traverser Paris pour aller assiéger l'armée de Galas, ne tarda pas à s'évanouir. Ils n'étaient pas depuis plus de trois jours sur le théâtre des opérations, que déjà il était impossible de les retenir. Ils déclaraient vouloir s'en retourner chez eux à la Saint-Martin, et demandaient qu'on les menât au combat ou qu'on les laissât aller. Ils croyaient que la querelle des rois se vidait comme les leurs ; qu'aussitôt qu'ils seraient arrivés on enverrait un cartel de défi à Galas, que le lendemain on donnerait bataille, et qu'ils se retireraient. Quand ils virent que toutes les vieilles troupes leur faisaient la huée et se moquaient d'eux, ils demandèrent leur congé, principalement les Normands, qui disaient qu'ils s'en retourneraient, si on ne leur faisait voir promptement leur partie adverse, jugeant de la guerre comme d'un procès au Parlement de Rouen. Avec cela, aucune discipline : Racan, qui commandait un escadron de gentilshommes, ne put jamais les obliger à faire garde ni autre chose semblable, jour ni nuit, et enfin il fallut demander un régiment d'infanterie pour les enfermer. Le cardinal de La Valette écrivait à Chavigny : La noblesse s'en va sans qu'il soit possible de la retenir. Son peu de cœur et d'affection est la plus infâme chose pour notre nation qui fût jamais. Chavigny, de son côté, mandait au premier ministre : Son Éminence aura peine à croire les laschetés de toute la noblesse qui est ici. Aussitôt qu'on leur a dit qu'il fallait aller à l'armée de MM. d'Angoulême et de La Force, tous les corps ont branlé pour s'en aller. Malgré les concessions qu'a faites le roy, il n'a pas laissé de s'en débander plus de cinq ou six cents, mais nous trouvons que nous en sommes quittes à bon marché. On essaya de tous les moyens pour tirer un parti quelconque
de cet arrière-ban, convoqué avec, tant d'éclat, par lequel l'aristocratie
territoriale payait sa dette à la patrie. On proposa de donner congé aux
gentilshommes, pourvu qu'ils choisissent sept ou
huit cents chevaux qui remplissent volontairement les compagnies de cavalerie
défectueuses, à condition qu'en recevant la paye du roi ils ne pourraient se
retirer de six mois. On songea à former dix ou douze compagnies de
gendarmes, sous le nom des principaux chefs de la
noblesse, Thianges, La Meilleraye, Valençay, Le Rivau, Parabère, Miossens, du
Bellay, Tallard, Saint-Géran, Lavardin et autres chefs de province. On
leur fait savoir que s'ils ne servaient leurs trois
mois, on saisirait leurs fiefs et on les mettrait à la taillé. Selon
le conseil de Richelieu, on les caressa et menaça
tout ensemble, tout fut inutile. Quatre ans plus tard on convertit le
service de l'arrière-ban de cavalerie en infanterie, et, sous ce prétexte que
la noblesse recevrait un soulagement notable d'être
dispensée de se mettre en équipage d'armes et de chevaux, on n'exigea
plus le service personnel. Ainsi chaque seigneur, au lieu de servir lui-même
à cheval, se contenterait de fournir un remplaçant à pied ; il éluda encore
cette obligation. A bout de concessions, le gouvernement songea à mettre l'arrière-ban en parti, c'est-à-dire à le
transformer en impôt qu'un fermier adjudicataire eût recouvré à ses risques
et périls ; mais Richelieu recula, craignant de produire
encore un plus mauvais effet, et de révolter une partie de la noblesse. Le même mauvais vouloir se retrouvait d'ailleurs dans les pays voisins, quand les souverains avaient recours à cette levée chevaleresque, dernier vestige du moyen âge. En France, après quelques tentatives aussi infructueuses, on y renonça pour toujours vers le milieu du règne de Louis XIV. On remarque une transformation des mœurs, tout aussi saisissante, dans l'institution et le fonctionnement des ordres de chevalerie. Ici également des noms, des formules identiques servent à désigner des choses entièrement différentes. L'édifice subsiste, mais les habitants ont changé. Ce fut quand la chevalerie proprement dite, universelle, internationale, commença à décliner qu'on vit se former et fleurir les ordres de chevalerie, locaux et placés sous un patronage spécial. Sur les ruines de cette franc-maçonnerie des braves qui ne reconnaissait point de chef, les rois et les empereurs fondèrent des corporations plus restreintes clans le chiffre de leurs membres, ayant un caractère purement honorifique, et placées sous leur autorité immédiate, Le puissant ordre de Malte, où tout se passait à l'élection, et dont le grand-maître traitait d'égal à égal avec les souverains, alla dès lors en déclinant sans cesse, ne se soutenant plus que par ses richesses. En cessant peu à peu d'être actif et par conséquent glorieux, il demeura lucratif. On obtint des bailliages et des commanderies en France, comme une charge de cour ou un bénéfice ecclésiastique. Pour y acquérir des droits par l'ancienneté, on fit admettre dans l'ordre des enfants au berceau. Retz fut chevalier en naissant, Valençay le fut à huit ans ; affaire de protection et d'influentes. En France, Louis XI avait créé l'ordre de Saint-Michel, qui ne comptait au début que trente-six chevaliers, se recrutant eux-mêmes, et pourvoyant aux vacances dans des chapitres solennels où la voix du souverain n'était comptée que pour deux. Sous Henri II, les femmes rendirent cet ordre vénal, on en fit litière, et les seigneurs ne le demandaient plus que pour leurs valets. Henri III créa l'ordre du Saint-Esprit, dont les membres étaient limités à cent. Longtemps les monarques laissèrent au chapitre la liberté des nominations ; puis ils s'en rendirent seuls maîtres, et les distribuèrent comme une faveur royale, dans le genre de ces justaucorps à brevet dont Louis XIV gratifiait ses courtisans. Ainsi la chevalerie n'était plus ni une fonction, ni Même un grade, mais un simple ornement. En même temps, les salons avaient leurs ordres de chevalerie, ingénieux ou ridicules, dont les insignes étaient sérieusement portés par des officiers de l'armée et des parlements : ordres des Allumettes ou des Égyptiens, nœuds bleus, jaunes ou gris de lin. Tout cela était la parodie inconsciente d'une pièce que quatre ou cinq siècles auparavant on jouait au naturel. Les droits féodaux allaient disparaître, et les devoirs féodaux avaient déjà disparu. |