Droits politiques : de monnayage, de guerre ; franchises
et privilèges. — Le droit de justice. — Droits utiles : de censives, de
champarts, de voirie. — Autres redevances féodales, directes et indirectes. —
Les corvées. — Droits honorifiques. — Prétentions injustes et abus de
pouvoir. Le comte de Montlosier s'écrie dans un accès de mauvaise humeur : La noblesse avait dans ses terres des hommes qui étaient sous son gouvernement, on les lui enlève ; elle avait le droit de guerre, on le lui ôte ; elle avait le droit d'impôt, on l'abolit ; elle avait le droit de battre monnaie, on s'en empare ; elle avait le droit d'être jugée par ses pairs, on l'envoie à des commissions de roturiers ; enfin, après lui avoir fait subir toutes les injustices, toutes les spoliations, on imagine, pour couronner toutes ces manœuvres, de la présenter elle-même comme coupable de tyrannie et de spoliation. Peut-être y a-t-il un peu de vrai dans cette boutade, mais le vieux parlementaire oublie qu'en politique un droit n'est légitime que lorsqu'il est utile, non seulement à ceux qui paraissent en profiter exclusivement, mais encore à la masse des citoyens. Tout droit qui n'a plus de raison d'être devient par ce seul fait dangereux, butant pour ceux qui l'exercent que pour ceux qui le subissent ; il est logiquement destiné à disparaître, et le plus souvent il disparaît. Si l'on réussissait à le maintenir, ce serait un grand malheur. Il n'est pas rare de voir les castes tomber par les mêmes moyens qui ont servi à les élever. Les droits de l'aristocratie, justifiés au moyen âge, avaient depuis longtemps cessé de l'être. Aussi les avait-elle perdus tour à tour. En 1343, le roi Jean s'attribuait le droit exclusif de battre monnaie, pour en user arbitrairement à son profit, quand vingt ans auparavant les rois marchandaient et achetaient le droit des monnaies, des seigneurs qui voulaient les leur vendre. Après avoir reconnu en 1315 que les nobles étaient libres d'user des armes quand il leur plaisait, comme par le passé ; qu'ils pouvaient guerroyer et contre-gagner ; la royauté, en se réservant, un siècle après, sous Charles VII, le droit de lever et d'entretenir une armée, frappa au cœur l'autorité du possesseur de fief. Celui-ci ne se résigna que lentement à obéir. Restait aux nobles leur droit de justice. Au moyen âge, les seigneurs, sauf quelques appels, jugeaient souverainement sur leurs terres. Quand les villes eurent été affranchies, on y mit des baillis qui, en étendant indéfiniment les cas royaux, s'emparèrent peu à peu de toute la juridiction. A la fin du XIVe siècle, on accordait aux juges du roi par prévention, et comme cas royaux, les causes des veuves, des pupilles et des étrangers, toutes les matières de dot, de douaire ou de testament. On ajouta ensuite toutes les causes où étaient rappelés des actes passés sous le sceau royal. On ne s'en tint pas là ; au moyen des lettres de debitis, on ôta aux juges seigneuriaux la connaissance des exécutions, saisies et décrets ; au moyen des lettres de conforte-main, on leur ôta la connaissance des matières féodales. Au moyen des lettres de complainte, on leur ôta les matières d'atermoiement. A la fin, les juges royaux dispensèrent les parties de faire venir de telles lettres de Paris, ils les délivrèrent à leurs greffes. Il ne manquait plus que de décliner tout à fait les justices seigneuriales. C'est ce qu'on fit. Il s'établit que le roi étant dans l'État le seul juge, on pouvait s'adresser directement aux juges royaux. On alla jusqu'à dire, à la lin de l'ancien régime, que les officiers des justices seigneuriales ne tenaient point la puissance publique du seigneur, qui n'avait d'autre droit que de les nommer, mais bien du juge supérieur, qui, en les recevant, leur communiquait l'autorité qu'il tenait lui-même du prince. Il ne faut pas s'étonner si, dans des conditions aussi humbles, la cour d'un seigneur ne présentait plus sous Louis XIII que le spectacle peu imposant de trois ou quatre paysans, ridiculement affublés, pour juger un différend, des ornements de la magistrature. Il arriva quelquefois que les gentilshommes, au lieu d'être dépossédés complètement, furent amenés à partager leurs droits avec le roi, à tenir une seigneurie en parage (ou pariage). Ceux qui firent à cet égard des transactions écrites eurent chance de se maintenir assez longtemps. Ainsi la justice à Cahors était encore rendue, en 1641, au nom du roi et de l'évêque-comte de Cahors. Les actes étaient scellés d'un sceau commun. Mais le plus grand nombre des fiefs perdit de bonne heure toute prérogative judiciaire. Il ne faut pas parler de la moyenne ni de la basse justice ; — le bas justicier connaissait des causes qui n'excédaient pas 4 livres 15 sols, et ne pouvait condamner à une amende de plus de 7 sols 6 deniers ; — mais les hauts justiciers eux-mêmes avait fini par n'avoir qu'une juridiction dérisoire. Leur nombre diminuait chaque jour, car, disait-on, le roi qui a sa couronne pour titre est seigneur justicier et féodal partout où nul autre n'a titre particulier. Encore les gentilshommes devaient-ils payer, pour conserver les quelques droits dont on les laissait jouir : ils étaient en possession de faire sceller de leur sceau les contrats passés chez les notaires, les exploits des huissiers dans leur fief. Sous Louis XIII, ceux qui voulurent exercer ce droit de scel durent verser aux coffres du roi 40 livres par chaque vingt feux qu'ils avaient dans leur ressort. L'aristocratie dépouillée de droits politiques avait pour se dédommager des droits utiles et des droits honorifiques. Elle n'avait plus de quoi commander, mais elle avait encore de quoi vivre et de quoi briller. Les droits utiles étaient de deux sortes : en argent, comme le cens ; en nature, comme le champart ou la corvée. Ils étaient directs et indirects : sur la transmission des biens, ou sur la vente des marchandises (marchés, péages, etc.). On trouve la description par le menu de tout ce qui composait un fief dans les aveux et dénombrements que le vassal devait fournir à son suzerain, après avoir été reçu en foi et en hommage. Le cens était la rente perpétuelle et invariable que le fonds servant devait au fonds dominant. Avec la diminution constante du pouvoir de l'argent et de la valeur des monnaies depuis le moyen âge, ce revenu pouvait être considéré comme dérisoire au XVIIe siècle[1]. Les roturiers devaient en outre le champart ou agrier, prélèvement qui variait du dixième au trentième du produit de la terre. Dans les pays de droit écrit, il se levait sur l'ensemble des récoltes, sauf bois, prés et pâturages. Dans les pays coutumiers, il ne se levait que sur les grains. Aux champarts pouvaient être assimilés d'autres charges foncières : droits sur les blés vendus au marché de la seigneurie, droits de pacage sur les terres des tenanciers, ou dans les places communes ; droits sur la récolte ou la vente des vins. Outre ces contributions sur l'agriculture et le commerce rural, le suzerain percevait indistinctement, des nobles et des paysans, un ensemble de droit sur les ventes et les successions équivalent aux droits d'enregistrement et de mutation actuels. Tels étaient les lods et ventes, quints et requints, dus à la mort d'un donataire ou d'un ascendant ; droits de gants, dû par l'emphytéote à l'occasion du décès du seigneur ou du tenancier. Ces droits différaient essentiellement d'une province à l'autre, et il serait fastidieux d'en faire un exposé approfondi. Pris dans leur ensemble, à part quelques bizarreries locales, ils représentent à peu près notre système d'impôts sur les personnes et sur les choses. Établis à une époque où il n'y avait pas de contributions générales, ces perceptions locales n'étaient pas plus lourdes pour le cultivateur que les charges actuelles, puisqu'elles comprenaient le fermage et l'impôt. Le seigneur, de son côté, payait à la société l'impôt du sang, dont les serfs étaient affranchis. De plus, le paysan acquittait presque tous ces droits en nature ; ce qui en rendait le poids plus léger. Mais quand le gentilhomme devint franchement inutile à ceux qui l'environnaient, les droits féodaux perdirent leur caractère équitable. En même temps les impôts royaux augmentèrent, dans une proportion d'autant plus écrasante pour le peuple, que les nobles étaient exempts du plus dur : la taille. Cependant, et ceci prouve que les droits seigneuriaux n'étaient pas si pénibles qu'on pourrait le croire, les plaintes ne s'élevèrent ni contre le cens, ni contre le champart, mais seulement contre la taille royale. Elles ne s'élevèrent même pas contre d'autres droits que les modernes ont qualifié d'odieux et d'extraordinaires : les corvées ou banalités. Nous avons lu les cahiers des états, un assez grand nombre d'opuscules, de brochures et de placards, demandant des réformes ou exprimant des doléances ; un nombre plus grand encore d'arrêts du conseil ou des cours souveraines ; nous n'avons trouvé nulle part la trace de réclamations qui n'auraient pas manqué de se produire si les droits dont il s'agit avaient été aussi odieux qu'on le pense. Le prix des corvées dues en 1620 par les pucelles et veuves d'une grande seigneurie s'élève au total à 15 sous. Les corvées féodales étaient, comme les prestations actuelles, rachetables en argent. Elles étaient même, à quelques égards, plus douces que ces dernières, puisque dans certaines contrées le seigneur devait nourrir les corvéables ainsi que leurs bêtes. Partout il leur devait la nourriture s'ils étaient dans l'indigence, et n'avaient pour vivre d'autre ressource que leur travail. De plus, les corvées réelles dues par les possesseurs de fonds, ne se multipliaient pas selon le nombre des enfants. Par contre, les gentilshommes et les ecclésiastiques possédant des terres de cette nature étaient soumis à ce genre de corvées, dont le maximum était annuellement de douze jours. Le seigneur avait aussi droit de voirie. Les chemins, rues et places publiques faisaient partie de son domaine ; il avait le droit d'y planter des arbres et de revendiquer les arbres qui s'y trouvaient, mais il avait aussi la charge d'entretenir les routes. Quand le roi se fut peu à peu emparé du droit de voirie, les corvées seigneuriales ne furent plus justifiées. Partout les droits féodaux allèrent sans cesse en diminuant depuis l'abolition du servage jusqu'au jour de la Révolution. Chaque fois que surgit une contestation entre le seigneur et ses feudataires, une transaction intervient d'où les avantages réservés au seigneur sortent modérés, affaiblis. Miette à miette, sa dépossession se consomme, irrévocable ; attaqué tantôt sur un point, tantôt sur l'autre, l'héritier du banneret perd tout ce que gagnent les héritiers du serf. Si, toutefois, le féodalisme privé, dont la propriété demeura imprégnée, quoique à faible dose, longtemps après la destruction du féodalisme politique, tend à disparaître dans les temps modernes, on doit faire exception pour un seul droit qui, au contraire, était de date récente : le privilège de la chasse. Bien qu'il ait été présenté souvent comme un vestige du moyen âge, ce monopole ne remonte pas au delà du XVe siècle. Auparavant la chasse est libre pour tout le monde, ou plutôt, dans certains domaines, elle était obligatoire pour le seigneur. Le maréchal de telle abbaye est tenu de chasser pendant un mois, lorsque les tenanciers le demandent. Dans les pays pauvres, à population rare, les bêtes féroces ou simplement sauvages, causeraient les plus fâcheux dégâts si l'on ne luttait énergiquement contre elles. La chasse n'y est pas un plaisir mais un devoir. Pour encourager le seigneur à remplir en conscience cette mission de lieutenant de louveterie ou de garde champêtre, les laboureurs proposent de lui donner quelques gratifications : une gerbe de blé ou d'avoine par tête d'habitant, s'il chasse pendant un temps plus long qu'il n'est féodalement tenu de le faire. Dans les provinces au contraire où la poursuite du gibier était un plaisir, voire un profit, plutôt qu'une nécessité agricole, certains engins commencent à être prohibés de vieille date. Mais on ne s'était pas avisé, dans la législation cynégétique, de distinguer le noble du roturier, ou du moins la distinction ne tire pas à conséquence : une ordonnance défendait, au XIVe siècle, d'entrer dans les bois royaux de Perpignan, muni d'arbalète ou d'une arme quelconque, sous peine, pour tout noble, de perdre la tête et, pour tout autre, d'être pendu. Le juge de Taulignan (Drôme) déclarait (1397) que suivant l'ancienne coutume, chacun pourra en tout temps chasser aux lièvres et aux perdrix, et que la chasse des lapins sera ouverte de trois en trois ans, depuis le 29 septembre jusqu'au commencement du carême. Les habitants de Versigny, en Champagne, ont droit absolu de chasse dans les bois qui les environnent ; des lettres de Charles VI ordonnaient au bailli de Vermandois d'informer contre un gentilhomme qui prétendait les troubler dans leur jouissance. Les gens de Thiviers, en Périgord, sont maintenus, à la même époque, dans le droit de chasser tous les animaux sauvages, en payant au vicomte de Limoges le tribut accoutumé. Soit que la liberté de la chasse ait été considérée longtemps comme un droit naturel, soit qu'il faille y voir, principalement au midi de la France, un reste du droit romain, soit enfin — et ceci paraît le plus probable — que personne ne se fut avisé d'y apporter des restrictions au temps où les bois couvraient un territoire immense, où le gibier, exagérément prolifique, était plutôt un fléau, où la population était peu dense et les armes à feu non encore inventées, le fait est que la chasse demeura libre au moyen âge. La dépossession du paysan est contemporaine des progrès de l'agriculture ; plus l'état matériel du pays fut avancé, plus l'aristocratie revendiqua comme un monopole l'exercice d'un sport qui lui avait été jadis imposé comme une corvée. Parmi les solitudes de la Marche et du Limousin, Jacques Bonhomme parvient longtemps à se défendre : jusqu'à la Révolution les habitants d'Aubusson conservèrent le droit de chasser dans la forêt de ce nom à cor et à cris, et avec armes à feu ; ceux d'Eymet continueront, dit une charte du XVIe siècle, à pouvoir chasser sans contradiction du seigneur ni d'aucun autre. En revanche, dans telle commune de Provence où la chasse était entièrement libre en 1450, elle ne l'est plus en 1550 qu'à l'arbalète et les perdrix sont formellement exceptées de l'autorisation. Les paysans alsaciens, dans leur révolte de 1525, réclamaient la liberté de la chasse comme un héritage paternel dont ils avaient été injustement dépouillés. Là aussi la chasse venait de devenir une prérogative seigneuriale : le landgrave d'Alsace, les comtes de Hanau et des Deux-Ponts déclaraient (1501) que, pour mettre un terme aux abus du commun peuple qui se livre de toutes manières à la chasse, ils ont décrété que, désormais, tout bourgeois ou paysan doit renoncer à ce passe-temps. Naturellement une pareille prétention ne s'établit pas sans lutte : une ordonnance de Charles Quint enlevait aux Brabançons, en violation du pacte provincial, le droit de poursuivre toutes espèces de bêtes dans l'étendue de ce duché. Des lettres patentes de 1611 confirment encore aux bourgeois de Langres la permission de chasser aux environs de cette ville ; mais cette licence, toute naturelle deux cents ans plus tût, fait alors l'effet d'un anachronisme. La poursuite du gibier sera désormais exclusivement réservée aux gentilshommes, soit qu'ils s'y livrent eux-mêmes, soit qu'ils afferment leur droit à un do leurs pareils, à prix débattu. Enfin un édit forestier de Louis XIV défendit taux paysans et roturiers de chasser, même sur leur propre bien. En revanche le seigneur put chasser partout, sauf depuis le 1er mai jusqu'à la récolte, et nul ne put enclore, fût-ce quelques arpents de pré ou de vigne, sans lui en donner les clefs. Le monopole finit par pousser de telles racines que les gentilshommes les plus philanthropes le regardaient, au XVIIIe siècle, comme ayant toujours existé. Les vassaux, eux, ne s'étaient pas habitués à ce privilège et l'on sait de quelles âpres réclamations il fut l'objet dans les cahiers de 1789. Les cultivateurs déplorent l'abondance des lapins qui, ici, mangent le tiers de la récolte, qui, ailleurs, ruinent tout le canton. Les protestations analogues qui s'étaient fait entendre contre des droits terriens, bien autrement profitables aux seigneurs, avaient toutes reçu satisfaction. Il est singulier que, sur ce chapitre, la noblesse se soit montrée intraitable, plus soucieuse de ce seul plaisir que de ses plus gros intérêts. Les droits honorifiques se réduisaient à peu de chose. Le port d'armes, le privilège d'orner leur 'chapeau d'un plumet blanc, et le toit de leur demeure d'une girouette ; celui d'être encensé ainsi que leurs femmes à la messe paroissiale, et d'y recevoir l'eau bénite avant tous autres, soit par aspersion, soit par présentation du goupillon ; tels étaient les principaux avantages qu'un gentilhomme tirait de sa qualité. Il y était fortement attaché si l'on en juge par les nombreux procès dont ils furent cause. Après tout, madame, disait à la marquise de Rambouillet son intendant, où est-ce que l'on tiendra son rang, si on ne le tient dans l'église ? Aux droits honorifiques se rattachaient une catégorie de redevances étranges, d'une utilité douteuse. C'est ainsi que les ancêtres de Bassompierre jouissaient du cens d'une cuiller du grain vendu à Épinal ; que dans la châtellenie de Mareuil, en Berry, chaque marié devait au seigneur un estœuf (balle pour jouer à la paume), et chaque veuf remarié un billard de deux pieds et demi, compris la masse et deux billes neuves ; que par la coutume d'Avensac, ceux qu'on surprenait en adultère étaient obligés de payer cinquante sols au suzerain, ou de courir tout nuds par la ville. Ces singularités ne manquaient pas, bien que chaque siècle en emportât quelques-unes. Si diminuée qu'elle fût, l'aristocratie, à la mort de Henri IV, était encore quelque chose. Malheureusement moins ambitieuse de droits politiques que de vanités et de jouissances. Les nobles, étant les premiers de l'État, ne cherchèrent pas à prendre part à la confection des lois, mais simplement à se mettre au-dessus de la loi. Le mépris de la légalité est le principal caractère de la haute noblesse. Le duc d'Epernon, dont la société passait avec raison pour un peu épineuse, se comporta plusieurs fois si violemment envers la justice à Metz, que le président fut contraint de s'en absenter. Un arrêt du Conseil d'État de 1629 nous apprend que les sergents n'osaient faire des exploits contre les gentilshommes, qu'ils n'osaient saisir leurs biens en cas de dettes, et que d'ailleurs les saisis de cette qualité ne pouvaient être dépossédés. On était obligé de rendre à ces officiers ministériels, pour qu'ils pussent exercer efficacement leurs fonctions, le droit de porter des arquebuses et pistolets, que Henri IV leur avait enlevé. Ces grands seigneurs refusaient chaque jour de payer en plein Paris, sur le Pont au Double, le minime impôt de deux deniers qui en indemnisait le possesseur. Le fermier dut abandonner ce droit, parce qu'il était chaque jour troublé, battu, excédé, lui et ses commis, et contraint d'avoir plusieurs procès criminels à ce sujet. Quand le duc de Chevreuse, dit Tallemant, fit son parc de Dampierre, il le fit à la manière du bonhomme d'Angoulême ; il enferma les terres du tiers et du quart... et pour apaiser les propriétaires, il leur promit qu'il leur en donnerait à chacun une clef, qu'il est encore à leur donner. Pas un édit n'est promulgué qui ne contienne la défense de lever des troupes sans le consentement exprès du roi, ou qui ne parle des plaintes reçues contre certains seigneurs qui travaillent leurs sujets du plat pays où ils font résidence, par exaction indue. Tout cela n'empêchait pas Lesdiguières d'établir dans son gouvernement de Dauphiné la douane de Valence, dont il percevait les revenus pour son compte, durant la minorité de Louis XIII ; Vendôme, de lever une armée en Bretagne malgré les efforts du Parlement ; Nevers, de se faire remettre de vive force le château de Mézières, tout en écrivant à la reine que ce qu'il en fait est pour le plus grand bien de son gouvernement. Cette indépendance, qui n'était que le droit de braver la loi, était le seul privilège que le patriciat français parût résolu à défendre. Dépecée par tant de mains, trouée de tant de brèches, incessamment agrandies, par où passaient et le citadin et le paysan, la carcasse de la féodalité n'en subsistait pas moins debout, capable d'être nuisible ou utile à ce peuple des campagnes qui vit à ses côtés. Les rapports varient singulièrement en temps de paix et en temps de guerre. La tranquillité règne-t-elle ? on ne cesse de se chamailler ; le hobereau, qui exprime la quintessence de son dû, cherche volontiers à ne pas payer sa part de contribution tout entière ; il est parfois autoritaire et violent. La communauté rurale, de son côté, le craint souvent plus qu'elle ne l'aime. On plaide facilement les uns contre les autres. Vienne la guerre civile ou étrangère ; vite on court au châtelain écuyer, homme d'épée. On le flatte, on le supplie. Qu'il décide, un lui obéira ; faut-il abattre ce pan de mur, reconstruire cette tour ? Tout ce qu'il dit est admirable. De l'argent, s'il en veut, qu'est-ce que cela ! auprès de la sécurité des meubles, du magot caché, de l'honneur des filles, de la vie qu'il va protéger ? Il rassure le conseil communal qui achète bien des piques, des demi-piques et des arquebuzes d'occasion, mais ne s'en sert jamais par goût. On le connaît le pillage, au moins par ouï-dire ; les voisins savent ce qu'il en est ! La mort n'est guère pire ! Le noble, lui, rassemble ses amis ; on se bat, cela le regarde, il ne permettrait pas à d'autres de s'en mêler. Il fait de l'héroïsme sans le savoir, avec l'inconscience d'un sabre qui sort du fourreau ; au besoin il s'endettera pour cela. Ses parents le suivent, ils tiennent campagne, en avant ! Les bandes ennemies reculent ou prennent un autre chemin, par des paroisses moins bien gardées. Heureuses, en ces temps-là celles qui ont un seigneur ? Et comme les services rapprochent les hommes, on fait des cadeaux à ce chef qu'on voulait ruiner la veille : M. de Lasserre, dont la commune avait précédemment investi le château pour l'obliger à payer 10.000 livres qu'il lui devait, reçoit plus tard un présent de ces mêmes paysans pour les avoir défendus pendant les désordres de la Fronde. Parmi les dépenses de Chamaret figure, en 1637, 50 livres au comte de Grignan, qui les a préservés de la couchée d'une compagnie de M. de Saint-André. Avec la paix cette fusion des protecteurs et des clients prenait fin : la veuve du sieur de Sahune écrit aux mandataires de la commune de ce nom qui lui font un procès (1611) : Vous avez oublié les biens, faveurs et supports que vous avez reçus de feu M. de Sahune, votre bon seigneur, et de moi. Car vous savez très bien que nous vous avons garantis des rançonnements, logements de gendarmerie, pillage et autres sortes de ruine, de quoi tous vos voisins étaient accablés. Je n'eusse jamais cru cela de vous autres.... Néanmoins cet état passager nous donne très bien la notion de ce que devaient être ces rapports très cordiaux au moyen âge, quand le danger était perpétuel. Quand l'ordre intérieur, au contraire, fut pour jamais affermi, ce qui devint le cas des cent cinquante dernières années de l'ancien régime, et le mérite en même temps que la raison d'être de la monarchie absolue, les relations entre suzerains et vassaux allèrent s'aigrissant de plus en plus. |