La campagne de 1837 commençait sous de tristes auspices. En face d'ennemis grandis et fortifiés, disposant de ressources toujours croissantes, l'armée d'Afrique, appauvrie, se tenait sur la défensive. Tout s'écroulait à la fois, comme ces édifices longtemps abandonnés, qu'une vive secousse fait tomber. Hommes, chevaux, transports et matériel, tout, excepté le moral, était usé, non-seulement par suite d'efforts fréquents et prolongés, mais aussi par l'application du système d'accorder moins que le nécessaire, système qui est une des faiblesses de la France, et peut un jour devenir un de ses dangers. Et le véritable remède ne pouvait encore être appliqué ; car la pensée des Chambres se trahissait par un vote de réduction d'effectif, au moment où chacun savait que cette réduction était empiétement impossible. Mais tout ce qui était compatible avec les dispositions du pays fut fait par le Gouvernement. L'effectif, qui était de trente et un mille cent quinze hommes et de quatre mille cent cinquante-cinq chevaux, fut élevé jusqu'à quarante-trois mille cent vingt hommes et six mille trois cent soixante-six chevaux, par l'envoi en Afrique : 1° des 1er et 48e régiments de ligne ; 2° du 3e bataillon d'infanterie légère d'Afrique, qui, lors de la diminution de l'armée, avait été dirigé sur la Corse ; 3° d'une nouvelle légion étrangère, dont les rangs avaient recueilli les débris de cette brave et malheureuse légion algérienne qui périssait en Espagne, ensevelie dans sa gloire ; 4e du bataillon de tirailleurs créé à Pau des volontaires de toutes armes qui s'étaient présentés pour servir la cause constitutionnelle au delà des Pyrénées, et auxquels on accorda ensuite, comme pis-aller, en Afrique, ce champ de bataille que la politique leur refusait en Espagne. La cavalerie reçut des remontes à Tunis. Le bey, secrètement jaloux des nouveaux princes qui grandissaient trop vite auprès de lui, et obligé de ménager la France, dont il avait besoin, consentit à laisser exporter cinq cents chevaux. Six cents mulets furent achetés en Poitou et en Languedoc, car l'Algérie ne fournissait plus rien à l'armée, si ce n'est des ennemis chaque jour plus nombreux ; non-seulement la guerre n'y nourrissait plus la guerre, mais les Français ne pouvaient plus ni acheter un cheval, ni faire une paire de souliers, dans un pays où les chevaux pullulent et où les cuirs sont en abondance. Achmed et Abd-el-Kader avaient défendu sous peine de mort tout commerce avec les chrétiens, et ils étaient obéis. Aussi, même avec ces renforts, qui ne faisaient guère que remplacer les pertes, on n'était pas en état de mener de front le difficile siège de Constantine et la chasse bien plus difficile encore de l'insaisissable émir. Pour avoir la supériorité sur l'un des deux ennemis contre lesquels l'armée d'Afrique se débattait, comme étouffée par l'étreinte d'un serpent qui l'enlaçait de toutes parts, il fallait choisir entre eux. Le premier à frapper, sinon à cause de son importance politique, du moins par point d'honneur, c'était Achmed, bey de Constantine : et les conseils du point d'honneur ne sont-ils pas toujours la meilleure des politiques ? Mais, pour être fort contre Constantine, il était nécessaire d'être tranquille à Alger et à Oran. On ne pouvait l'être qu'autant qu'on serait débarrassé d'Abd-el-Kader, soit en le détruisant par la guerre, soit en le désarmant par la paix. La tâche de faire au prince des croyants une guerre à outrance, ou de conclure la paix avec lui, fut confiée au lieutenant général Bugeaud, replacé à la tête de la division d'Oran pour remplir cette mission épisodique en dehors de la marche générale des affaires d'Afrique. Sa vigueur et ses talents militaires étaient un gage assuré du succès, s'il y avait à combattre : son patriotisme éprouvé garantissait qu'il saurait faire la paix en sacrifiant l'intérêt de sa gloire personnelle, s'il croyait que la guerre ne pût abattre l'émir assez promptement pour faire servir contre Constantine les troupes de la division d'Oran. Aussitôt la campagne contre l'émir terminée, ou par un coup de massue ou par une trêve, le lieutenant général de Damrémont, investi du gouvernement général de l'Algérie et du commandement en chef de l'armée, devait réunir toutes les troupes devenues disponibles, pour obtenir, de gré ou de force, la soumission d'Achmed-Bey. Tel fut le plan de campagne pour 1837. Il avait l'inconvénient d'ajourner l'expédition de Constantine jusqu'après la saison des chaleurs, sans profiter du printemps, seule époque favorable pour cette grande entreprise ; mais le Gouvernement avait dû, avant tout, régler ses projets d'après les moyens dont il pouvait disposer et d'après les exigences diverses et souvent contradictoires dont il avait à tenir compte. Les généraux chargés de la conduite des opérations débarquèrent en Afrique dans les mois de mars et d'avril. Le général de Damrémont avait quitté l'Algérie, en 1830, comme maréchal de camp ; il y reparaissait comme général en chef, et entrait dans la carrière des honneurs, qui devait être si courte pour lui, non sans doute avec l'éclat d'une de ces grandes renommées qui ne sont pas toujours l'apanage exclusif du plus digne, mais précédé par l'honorable réputation d'être l'homme du devoir : ce fut la récompense modeste de sa vie, jusqu'au jour où une place dans l'histoire devint le prix de sa mort glorieuse. Des généraux, choisis parmi les plus capables de l'armée française, accompagnèrent le nouveau général en chef. Le général de Négrier[1], si apprécié pour ses brillantes qualités, eut le commandement d'une brigade et d'une partie des avant-postes de la division d'Alger. Le général Perregaux fut nommé chef d'état-major général. Avant tout autre, il semblait créé pour ces fonctions, auxquelles ses vertus austères, l'étendue de son esprit et son aptitude guerrière l'appelaient plus encore que l'amitié du chef dont il partagea la fortune et le tombeau. Le général de Damrémont, inaccessible à l'envie, n'aggrava point les frottements nuisibles au bien du service qu'amena la position peu définie du général Bugeaud, et, chacun de leur côté, les deux généraux s'occupèrent activement de compléter leurs préparatifs. Mais la nécessité de tout faire venir d'au delà des mers ne permit pas que, même à Oran, où devaient commencer les opérations, on fût prêt avant le mois de mai. Abd-el-Kader le sait : il est informé exactement de tout ; il connaît l'intérieur du camp des Français et jusqu'à la pensée de- nos généraux, qui ignorent ce qui se 'passe chez les Arabes. Il a déjà tiré parti de cet immense avantage sur l'armée française, réduite souvent à lutter comme un aveugle contre un homme clairvoyant ; il en profite encore cette fois pour empêcher qu'on ne l'attaque simultanément par Alger et par Oran. Il emploie toutes les ressources de la politique, car il est plus homme d'État que guerrier ; et c'est encore là une de ses supériorités sur des adversaires qui détruisent par leurs fautes politiques l'effet de leurs victoires militaires. L'émir, certain d'avoir encore un mois de répit, quitte les environs d'Oran ; il surprend par sa brusque apparition la province de Tittery, émerveillée de le voir reparaître puissant après tant de revers, et il enflamme ces populations lasses d'elles-mêmes et tourmentées du besoin de se dévouer : noble sentiment qui réhabilite à leurs propres yeux les peuples déchus comme les individus avilis. Il semble que, chaque fois qu'Abd-el-Kader secoue son burnous, il sorte de ses plis des armées pour la guerre sainte : comme tous les hommes du destin, il trouve sur ses pas, et presque sans les chercher, les conditions inespérées de son succès. La ligue des tribus des Isser, qu'il soulève contre la France, lui fournit la diversion dont il a besoin pour occuper loin d'Oran les troupes de la division d'Alger. Le pays des Isser, qui borde la plaine de la Métidja à l'est d'Alger, depuis la mer jusque vers le lit de l'Oued-Kaddara, était le seul peint par lequel les établissements français, enveloppés partout ailleurs par l'empire d'Abd-el-Kader, eussent conservé des relations paisibles avec les indigènes. C'est un faisceau de montagnes abruptes et boisées, dont les chaînes presque parallèles aboutissent à un piton principal, sorte de nœud se rattachant au mont Djurdjura ; les plaines, étroites et saccadées, ne sont guère que le lit des torrents, et le limon entraîné par les pluies les rend souvent impraticables. Les habitations, véritables forteresses, entourées de cactus et de murs en pierre. sont groupées au haut des rochers les plus inaccessibles, comme dans tous les pays où le pouvoir n'est que l'abus de la force, où la loi ne protège pas, et où la violence règne seule. Cette contrée sauvage, dont la ville de Dellys est la capitale et le seul port. ne s'ouvre vers la plaine de la Métidja que par deux passages, le col difficile de Beni-Aïcha, et un défilé voisin de la mer, bordé de fourrés impénétrables, appelé Cherob-on-Heurob. C'est une Suisse pour la nature du terrain, et aussi pour la fort& démocratique du gouvernement, morcelé entre une foule de municipalités rivales et tracassières : tant il est vrai que c'est dans la configuration du sol qu'il faut chercher l'origine première des mœurs et des institutions des peuples. Les tribus kabyles des Isser, qui forment une ligne à part de la grande Kabylie de Bougie, dont ils sont limitrophes, peuvent mobiliser six mille hommes de pied. Les Arabes Amraoua, qui habitent les contreforts les plus rapprochés de la Métidja, peuvent mettre huit cents cavaliers en campagne. L'émir ne cherche point à soumettre à son joug ces peuplades indépendantes par leur sol, leurs habitudes et leur caractère ; il suffit a ses desseins de les compromettre contre les chrétiens. Il dédaigne les dehors de l'autorité pourvu que sa volonté se fasse ; il sait d'ailleurs qu'une fois lancées dans l'hostilité contre les Français, ces tribus finiront par lui appartenir, parce qu'il est la négation des chrétiens, contre lesquels elles ne pourront lutter seules. Il n'approche même point de l'Isser, pour ne pas effrayer la jalouse susceptibilité des tribus. dont il sait user pour mieux confisquer à son profit cette indépendance, tout en feignant de la ménager. Il conseille en bon voisin et remue par ses intrigues cette démocratie, inévitablement soumise, comme tous les gouvernements de la multitude, à la loi des plus violents. Il parle religion à des hommes pour qui la religion est à la fois la patrie et le devoir : le besoin de brûler de la poudre, qui agite périodiquement cette race belliqueuse, et la persuasion où ils sont de l'affaiblissement des Français, font le reste. Une prise d'armes contre les chrétiens est décidée ; le parti du mouvement, mené par un certain Sidi-Soudi, prédicateur et orateur populaire, va chercher Ben-Zamoun dans la retraite où il espérait être oublié, et lui impose malgré lui le périlleux honneur de commander les contingents des tribus. Les Amraoua montent à cheval ; les plus ardents fondent sur les fermes des Européens, qu'ils pillent d'abord pour faire du butin, et puis aussi pour compromettre tout à fait les timides. C'est dans les premiers jours de mai que ces avant-coureurs de la guerre annoncent le danger au général en chef, occupé alors à observer les mouvements de l'émir, et lui apprennent que, si la personne d'Abd-el-Kader paraît oisive, son esprit pénètre partout pour y souffler la discorde. Le général de Damrémont craint que ce ne soit une fausse attaque : il n'ose d'abord dégarnir le pied de l'Atlas des troupes que la présence de l'émir à Médéah retient concentrées auprès de Blidah. Il sent néanmoins la nécessité de comprimer promptement cette révolte, dont le développement eût complété le blocus d'Alger, y eût créé la famine, et eût paralysé pour toute la campagne un grand nombre de troupes. Une expédition fut préparée par terre et par mer. Le colonel de Schauenburg[2], du 1er régiment de chasseurs d'Afrique, qui occupait depuis les premières hostilités les fermes pillées de la Réghaïa, dut surprendre par une marche de nuit le col de Beni-Aïcha, pénétrer dans la vallée de l'Oued-el-Merdja, où fermentait l'insurrection, puis tourner à gauche, et rejeter les Arabes sur le général Perregaux, qui devait débarquer avec mille hommes d'infanterie et du canon pour recevoir sur le bord de la mer la battue faite par le colonel de Schauenburg. Le mauvais temps qui survint brusquement fit échouer ce plan bien combiné. Le général Perregaux, retenu par la tempête, ne put sortir de la rade d'Alger, et le colonel de Schauenburg, parti la nuit du ruisseau de Boudouaou, sur lequel il avait rassemblé une colonne de deux-mille hommes[3], arrive à huit heures du matin seulement, le 18 mai, devant le col, où un parti de Kabyles accourait déjà. Du plus loin qu'on les aperçut, un bataillon tout entier du 2e léger fut lancé sur eux pour s'emparer promptement de cette position importante qui„ plus tard, eût coûté cher. A mesure qu'on les refoulait dans le long défilé descendant à la plaine des Isser, les tribus voisines entraient en ligne ; mais le 2e léger, auquel ce combat fit éprouver quelques pertes, les poussa de plus en plus vite pour s'emparer de la sortie de la gorge avent le gros de l'ennemi, auquel ce terrain eût été si avantageux. A l'entrée de la plaine, la colonne allongée se reforma. Ben-Zamoun s'approchait avec les contingents déjà rassemblés, environ deux mille hommes. Le 2e léger prévint leur attaque en les culbutant vigoureusement ; puis la colonne conversa à gauche, déploya au loin des tirailleurs- sur ses flancs, et chassa rapidement les populations surprises et de nombreux troupeaux vers la plage de l'Oued-el-Merdja, où aucun débarquement n'avait eu lieu, et où hommes et bestiaux s'enfuirent. L'opération étant ainsi manquée, un plus long séjour dans le pays insurgé eût attiré, sans bon résultat possible, des forces supérieures sur la colonne du colonel de Schauenburg. Cet officier ramena, le lendemain 19, et par une très-forte marche, son corps à Boudouaou. Il y trouva un convoi d'approvisionnements, dont il était près de manquer ; car il avait compté sur ceux que le général Perregaux devait lui apporter par mer, et les troupes, qu'aucun bagage ne suivait, avaient pris seulement pour trois jours de vivres dans le sac. Il évita de passer le col de Beni-Aïcha, et revint par Cherob-ou-Heurob et par le bord de la mer, qui couvrait ainsi un des flancs de la colonne. Au moment où la colonne arrivait à la fontaine de Cherob, Ben-Zamoun, qui, depuis le matin, harcelait l'arrière-garde, essaya une double attaque latérale, sur la plage de la mer, par la cavalerie des Amraoua, et, sur les hauteurs, par l'infanterie kabyle ; mais le colonel de Schauenburg avait deviné ce mouvement, qui semblait annoncé par l'aspect du terrain, coupé de profonds ravins descendant à un entonnoir presque impénétrable. Le feu de deux pièces de montagne et de l'infanterie, embusquée derrière les premiers mamelons et tirant d'écharpe, arrêta les cavaliers arabes, tandis que, sur la droite, un retour offensif, exécuté en débordant les Kabyles, donna le temps de franchir le défilé. L'ennemi ne continua pas sa poursuite au delà ; le général de Damrémont espéra que le soulèvement allait avorter, et crut pouvoir disposer des troupes pour favoriser, par un mouvement vers l'Ouest, les opérations du général Bugeaud. Il voulut cependant menacer d'une manière permanente le pays des Isser, par l'établissement d'un camp retranché à Boudouaou, dans une position stratégique, à égale distance de diverses vallées et de la plaine de la Métidja. C'était déjà un succès pour Abd-el-Kader que d'avoir obligé les Français à la construction d'un poste de plus, avec tous les embarras et tous les dangers qu'entraîne chaque nouvel établissement sédentaire. Mais ce n'était qu'une victoire latente et indirecte pour l'ennemi : il espéra un triomphe plus éclatant et plus immédiat, lorsqu'il apprit qu'on n'avait guère laissé plus d'un bataillon pour élever la redoute. Les meneurs de la coalition ne manquèrent pas une si belle occasion d'attaquer avec des forces supérieures ce faible détachement, avant que son travail l'eût mis à couvert. L'épaulement n'avait encore que très-peu de relief, lorsque, le 25 mai, au lever du soleil, cinq mille cinq cents Kabyles à pied et cinq cents Arabes à cheval parurent sur la rive droite du Boudouaou, en face du bivouac des Français. Ceux-ci, commandés par le chef de bataillon de la Torre[4], du 2e léger, n'étaient que neuf cents hommes d'infanterie, des 2e léger et 48e de ligne, et quarante-cinq chasseurs à cheval, du 1er régiment, avec deux obusiers de montagne, approvisionnés à quatre coups. La position obligeait, pour ne pas y être dominé, à un grand développement, tout à l'avantage d'un ennemi nombreux. Le terrain, favorable aux tirailleurs kabyles, ne se prêtait point à l'action, ordinairement si efficace contre les masses arabes, des armes de la cavalerie et de l'artillerie, dont cette poignée de braves était d'ailleurs à peine pourvue. L'ouvrage ébauché avait été tracé sur un petit plateau au sommet d'une colline qui va s'abaissant par une pente assez longue, surtout vers la gauche, jusqu'au ruisseau coulant au fond de la vallée. A mi-côte était situé le village abandonné de Boudouaou, amas de cabanes environnées de plusieurs enclos d'épines sèches et de figuiers de Barbarie. Plus bas encore, quelques petits murs eu pierres superposées s'étendaient jusqu'à des ruines romaines et sarrasines semées au milieu de buissons de lentisques. A droite de la redoute se prolongeait un chapelet de mamelons arrondis et séparés par de larges fissures. En arrière, le sol, quoique profondément sillonné, allait en se nivelant de plus en plus. La situation des Français était critique ; ils n'avaient pas de secours à espérer contre une attaque qui devait réussir dès le premier assaut, et pouvait aussi triompher par un blocus prolongé : mais l'idée de la retraite ne se présenta à aucun de ces hommes dont la sagace intelligence avait aperçu le péril dans toute son étendue, et ce fut avec la résolution de tenir jusqu'à toute extrémité quand même, que le commandant de la Torre prit rapidement ses dispositions pour un combat défensif de pied ferme. La nécessité de ménager le sang et les munitions de ses soldats, pour une lutte qui pouvait être longue, l'obligeait impérieusement à adopter ce mode de défense si défavorable à des troupes supérieures par la tactique à un ennemi qui excellait, au contraire, dans le combat dispersé. La redoute en construction servit de réduit : deux compagnies y furent placées, avec l'ambulance et les deux pièces de montagne ; quatorze prolonges de l'administration furent, avec deux autres compagnies, parquées en carré en arrière de l'ouvrage, qui était encore ouvert de ce côté ; le village arabe fut occupé par deux compagnies ; le reste de l'infanterie garda le mamelon de droite ; les quarante-cinq chevaux se tinrent entre le parc et la droite de la position, où les troupes disséminées pouvaient avoir besoin de soutien. Le poste avancé des ruines ne fut défendu que par une chaîne de tirailleurs embusqués ; car on devait s'attendre à être tourné, le terrain par derrière étant le plus désavantageux à la défense, toujours affaiblie d'ailleurs par la crainte qu'inspire l'occupation de la ligne de retraite. Mais, soit que Ben-Zamoun redoutait, en se plaçant sur la route d'Alger, d'être pris entre deux feux, soit qu'il voulût laisser le chemin libre aux Français, pour les engager à commencer une retraite qui leur eût été fatale, il aborda de front la position. Contre la sage habitude des Kabyles, il démasqua sur-le-champ tout son monde, espérant tout enlever du premier effort, et voulant aussi frapper le moral de ses adversaires par l'étalage de sa supériorité numérique. Une nappe de neige sembla couvrir les collines, lorsque six mille burnous blancs s'ébranlèrent à la fois. De fortes lignes de tirailleurs s'approchent des mamelons de la droite, profitant des ravins qui en descendent, et qui sont autant de boyaux de tranchée dans lesquels les assaillants cheminent à couvert. La masse principale marche contre les ruines, 'qu'elle emporte après un combat très-vif. La cavalerie arabe, qui se tenait sur les flancs, saisit le moment, avec cette intelligence individuelle qui lui rend la discipline toujours impossible et souvent inutile, et, par un mouvement large, elle se dirige au galop sur les derrières des Français et menace le parc des voitures. Aucun renfort ne peut y être envoyé, car le village et la droite sont pressés par l'infanterie kabyle. Les quarante-cinq chasseurs à cheval, voyant l'imminence du danger, ne comptent pas des ennemis sont depuis longtemps habitués à vaincre : ils se déploient sur un rang, et chargent en flanc les cavaliers arabes ; ceux-ci tournent bride et attendent l'effet de l'attaque de leur infanterie. Son feu convergent et très-nourri déloge du village de Boudouaou les deux faibles compagnies isolées et déjà, débordées des deux côtés. Les Kabyles, maîtres de ce point, qui est le nœud du combat, s'élancent avec ardeur sur la redoute, dernier et impuissant obstacle auquel les Français vont être acculés, car la gauche de l'ennemi a aussi gagné rapidement du terrain ; mais la nécessité de vaincre ou de mourir, qui se présente si souvent dans cette guerre, cette alternative qui enfante la panique dans les mauvaises armées et l'héroïsme parmi les bons soldats. inspire ici un effort impétueux. Des troupes ébranlées ne peuvent plus s'arrêter devant un ennemi enthousiaste, elles né peuvent se sauver que par l'offensive ; il est plus difficile de les reformer que de les porter en avant. Le capitaine Chaspoul[5], du 2e léger, à découvert sous le feu le plus rapproché, court droit, avec sa compagnie, sur les Kabyles qui ont dépassé le village. Cette première impulsion est transmise sur toute la ligne par un de ces mouvements électriques si fréquents dans les troupes françaises, lorsqu'on traduit en action le sentiment qui les anime. Les officiers, les premiers en avant, chargent l'ennemi à l'arme blanche ; le cri A la baïonnette ! s'élève dans tous les rangs. Quoique dépourvus de cette arme nationale des Français, les musulmans défendent le village avec un opiniâtre acharnement, et ne cèdent qu'en laissant plus de cent cadavres des leurs entassés dans ce labyrinthe de masures s'écroulant sous le choc d'une lutte corps à corps. C'est encore le courage qui les perd ; car, à la guerre, les plus nobles qualités, laissées sans direction, deviennent des défauts et la source de bien des revers. De toutes parts les Kabyles accourent, niais trop tard, au secours des défenseurs du village ; leur absence dégarnit la gauche de leur ligne, où les Français reprennent, et pour ne plus le céder, le terrain perdu. Le trop est aussi nuisible que le trop peu, et l'empressement déréglé des Arabes à se porter sur Boudouaou n'aboutit qu'à donner prise à la mitraille des deux pièces de montagne que les lieutenants Letellier-Valazé[6] et Bosquet[7] ont fait avancer. La foule, inutilement amassée près du village, est écrasée de projectiles et rejetée jusqu'aux ruines. La journée est aux Français ; les Arabes ne tiennent plus que pour gagner le temps d'emporter leurs morts et leurs blessés. Une compagnie du 48e, accourue sans ordre de la Réghaïa, au bruit du canon, se dirige d'elle-même sur la ligne de retraite de l'ennemi ; cette démonstration, plus efficace que prudente, suffit pour accélérer encore le départ des Kabyles effrayés, comme les barbares le sont toujours de ce qu'ils ne comprennent point, par une manœuvre dont la témérité leur fait craindre un piège. De la continuité de la poursuite dépend son succès final. En guerre comme en dynamique, il faut un bien moindre effort pour entretenir une impulsion donnée, que pour déterminer de nouveau un mouvement interrompu. Le glorieux combat de Boudouaou, qui avait coûté aux vainqueurs soixante et dix tués ou blessés, fût demeuré stérile si le général en chef n'avait rapidement profité de ce brillant succès. Mais ses espions lui avaient appris, dès le 24, l'agression de Ben-Zamoun ; et, immédiatement après le combat du 25, un corps commandé par le général Perregaux, et composé du 2e léger, du 1er de chasseurs à cheval, de détachements du 48e et du 63e, et des spahis réguliers, avec cinq jours de vivres et quatre pièces de montagne, pénétrait dans le pays des Isser, sur deux colonnes, par les défilés de Beni-Aïcha et de Cherob-ou-Heurob. Ces passages difficiles ne furent pas défendus : les tribus, démoralisées par la brusque transition des plus brillantes illusions à un sanglant échec, étaient occupées à pleurer et à enterrer leurs morts. dont le grand nombre se trahissait par la multitude des fosses fraîchement creusées. Trois mille hommes seulement étaient encore réunis dans une très-forte position, sur une montagne appelée Droueu, au delà de la vallée de l'Isser, plutôt pour obtenir des conditions que pour prolonger une lutte désespérée. Le général Perregaux, qui avait rassemblé, le 27 au matin, son corps sur les bords de la rivière, marcha aussitôt contre ce dernier réduit de l'insurrection aux abois. L'infanterie, employée avec vigueur et discernement, tourna et culbuta en même temps de front les fantassins kabyles ; la cavalerie, qui, dans les montagnes, sert de réserve, chargea à bride abattue l'ennemi en déroute, dans un terrain où d'autres cavaliers que les chasseurs du 1er régiment n'eussent osé passer au pas, et acheva l'affaire en faisant un grand carnage. La coalition des Isser, dissoute par ce coup de vigueur, tombait aussi à, Dellys : cette ville se rendait sans résistance aux bateaux à vapeur qui étaient venus la sommer. Ben-Zamoun, abandonné par ceux dont il avait été l'esclave plutôt que le général, s'éloigna pour toujours de la scène politique, s'effaçant, lui aussi, devant le génie dominateur et persévérant de l'émir, qui savait faire disparaître successivement tous ceux qui s'étaient élevés au-dessus de la foule et auraient pu partager avec lui la faveur et le gouvernement des peuples. Les grands et les marabouts de tout le pays des Isser vinrent s'incliner devant le général Perregaux. Que la main fermée qui tient le glaive s'ouvre pour laisser tomber la grâce, dirent-ils à celui dont l'épée les avait rudement châtiés, et dont le cœur était toujours enclin à pardonner. Mais le général ne se contenta point de soumissions éphémères et d'un hommage sans garantie : il exigea et obtint des otages, des indemnités pour les fermes pillées ; il imposa aux Isser des chefs et un tribut, et ne rentra à Alger qu'après avoir reconstitué le pays avec cette prévoyance de l'avenir qui marquait toutes ses entreprises. En quelques jours, des mesures énergiques et promptes avaient comprimé la diversion fomentée par Abd-el-Kader et sauvé les établissements français d'un blocus qui eût été funeste. Le succès couronnait les premières opérations de la campagne, et le général de Damrémont se hâta de marcher vers l'Ouest, pour donner la main à la division d'Oran. Avant de s'éloigner de la plaine de la Métidja, il voulut néanmoins faire sur une grande échelle une battue complète du pays des Hadjoutes ; car ces hardis partisans faisaient plus de mal aux Français que tout le reste des forces ennemies, de même que les Cosaques, dans les guerres de l'Empire, contribuèrent, plus que toutes les troupes régulières, à détruire l'armée française. La surveillance continuelle, rendue nécessaire par leurs courses de plus en plus audacieuses, usait les troupes bien plus qu'un effort violent une fois fait. Toute nature se dompte, toute force s'épuise par la privation du sommeil. Les Hadjoutes empêchaient l'armée de dormir en la tenant sur un qui-vive perpétuel. lamais la guerre de partisans ne fut mieux faite que par cette horde de fanatiques et de pillards en quelque sorte introuvables, vivant toujours à cheval, rôdant jour et nuit autour des Français sur une étendue de près de vingt lieues. Leur coup avait-il réussi, ils allaient à Blidah dépenser leur butin dans les plaisirs de ce lieu enchanteur, sorte d'auberge toujours ouverte au vainqueur, et où, tour à tour, spahis et Hadjoutes venaient célébrer leur victoire par des fêtes. Avaient-ils échoué, des bois et des marais impraticables, qui semblaient se refermer sur eux comme la caverne magique des Quarante Voleurs, leur offrait un refuge assuré pour attendre une meilleure occasion, que leur procuraient bientôt leurs ruses, leurs déguisements, et l'emploi simultané des tours d'adresse du voleur et des stratagèmes des officiers d'avant-garde. Tout aventurier ayant un bon cheval et un fusil allait dans cette confrérie de mécontents, sans cesse recrutée par la politique, la religion, la misère, la cupidité, et même par l'amour, pour y prendre sa part de cette guerre qui, de tout temps, a eu bien du charme pour les hommes, la guerre du sauvage oisif et nomade contre le civilisateur laborieux et sédentaire. C'étaient tous les jours de nouvelles expéditions, et, par suite, de nouvelles rencontres avec les troupes légères françaises. En général, l'avantage de la maraude demeurait aux Arabes, l'avantage du combat aux Français ; si les uns tuaient plus de monde, les autres ébranlaient cette sécurité sans laquelle une colonie ne peut s'établir, et cette confiance de la supériorité sous toutes les formes, si nécessaire aux conquérants. Cependant, la mort d'un simple cavalier hadjoute, de Bouteldja le poète, tué dans un de ces engagements qui restent sans nom parce qu'ils sont sans résultat, fut une perte sensible pour la cause arabe. Au milieu du mouvement de résurrection de ce peuple, qui renaissait du sang de ses plus braves enfants, Bouteldja fut le plus inspiré, parce qu'il était le plus convaincu de tous les poètes prêchant journellement aux mahométans attiédis la haine du chrétien. Ses chants lyriques, empreints d'une douleur touchante et d'un farouche patriotisme, étaient devenus populaires parmi la jeunesse arabe, dont ce Tyrtée inculte avait développé et ennobli les sentiments. Plus d'une fois, Bouteldja, que sa valeur eût suffi pour faire remarquer, refusa les honneurs offerts par Abd-el-Kader, qui connaissait la puissance de la poésie sur un peuple qui ne lit ni n'écrit. Le poète préféra rester en volontaire, au premier rang des Hadjoutes, dans la guerre sainte, qui ne cessa jamais pour lui ; et, simple soldat, comme Kœrner, il mourut, comme lui, de la main d'un Français, en combattant pour une patrie que tous deux avaient rêvée grande, et qu'ils ne connurent que malheureuse. Mais les poésies de Bouteldja lui ont survécu et se conserveront parmi ces populations où les traditions sont si vivaces. Son chant de guerre conduira longtemps encore au combat les champions de l'islam, et entretiendra la fanatique ardeur d'un peuple resté fidèle à la mémoire du seul homme qui ait pensé et parlé pour lui. Et nous, amants enthousiastes de la patrie. nous, pour qui la défense de la nationalité et du sol est le premier devoir, la première passion, la plus grande vertu, nous donnerons un regret au vaillant soldat, au poêle fervent, mort les armes à la main dans cette guerre qui, selon sa belle expression, est une meule impitoyable qui tourne pour les deux partis, écrasant sans cesse des victimes nouvelles, et qui ne saurait avoir de durée éternelle qu'aux enfers. Il était écrit que, cette fois encore, les Hadjoutes échapperaient miraculeusement à leur destruction. Trois colonnes convergentes les refoulent vers l'intérieur du bois des Karrezas : ils n'avaient plus de moyens de fuir ; toutes les issues de leur repaire étaient soigneusement gardées ; ils n'avaient plus de chances d'être secourus, car la cavalerie du bey de Miliana, deux fois battue par le général de Damrémont. s'était éloignée, traquée de tous côtés ; ils combattaient sans espoir, lorsque tout à coup, le 7 juin, deux officiers du bey arrêtent les tirailleurs en leur jetant ce mot : La paix ! la paix ! talisman qui frappe d'immobilité les deux partis, parmi lesquels cette nouvelle excite des sentiments bien divers. La paix était en effet conclue entre la France et l'émir El-Hadji-Abd-el-Kader, fils de Mahiddin. Dès son arrivée à Oran, le général Bugeaud avait reconnu qu'Abd-el-Kader était devenu trop fort pour être abattu d'un coup ; il avait vu que la division d'Oran n'avait ni les moyens ni le temps de l'amoindrir. La guerre, limitée dans sa durée, puisque les troupes devaient être enlevées pour l'expédition de Constantine, restreinte dans son action, puisqu'il était interdit de s'établir nulle part, la guerre, ainsi faite, n'eût été qu'une course vagabonde, sans but et sans résultat ; elle eût usé la division d'Oran et fortifié l'antagonisme d'Abd-el-Kader, au moment où l'on éprouvait le besoin de le neutraliser. Le général Bugeaud, pour remplir ses instructions, n'avait donc plus qu'à conclure la paix avec l'émir, et il s'y employa avec la courageuse abnégation d'un bon citoyen et la naïve confiance d'un honnête homme. Mais ni les négociations, ni la paix elle-même, ne pouvaient ajourner la pressante nécessité du ravitaillement de Tlemcen : les deux mois de vivres à la durée desquels était mesurée l'existence de la garnison allaient être épuisés, et l'on n'avait pas les moyens d'y porter des approvisionnements, qu'on ne devait plus demander à l'émir, au moment où il fallait paraître fort afin de traiter plus avantageusement. L'urgence de cette situation qui se reproduisait si fréquemment, et la crainte qu'après avoir été si menaçante, elle ne devînt un jour fatale, firent résoudre l'évacuation de Tlemcen. L'occupation de cette place, conçue dans d'autres idées, était devenue un contre-sens dans la marche qu'on était obligé de suivre. Il n'en fallait pas moins y aller encore une fois ; et, grâce à l'infatigable activité du général Bugeaud, un corps de neuf cents hommes de toutes armes, avec quinze cents chevaux et douze obusiers de montagne, sous les ordres des généraux de Laidet[8] et Rulhières[9], arrivait le 20 mai à Tlemcen. Les transports étaient faits par cinq cent cinquante mulets, à peine débarqués, et par trois cents chameaux, auxquels il avait encore fallu recourir. Depuis six mois, six longs mois d'hiver, les Français de Tlemcen n'avaient rien reçu de France, pas même une de ces mauvaises nouvelles, pour lesquelles ordinairement toutes les barrières s'abaissent. Isolés du monde entier ; étrangers même aux phases de la guerre, dont leur sort dépendait ; guettés sans être combattus par les Arabes, qui leur faisaient la chasse et non la guerre, et qui venaient en pèlerinage du Maroc pour tirer un chrétien à l'affût ; condamnés à se méfier de tout, même de leur courage, journellement provoqués, ou par des fanfaronnades qui masquaient une embuscade, ou par le supplice de Tantale, lorsque les Arabes faisaient paître des troupeaux sous les yeux de soldats privés de viande ; ces hommes résignés avaient supporté, sans un murmure, toutes les épreuves de leur solitary confinement[10]. Privés des grades promis par le maréchal Clauzel, et qui leur furent donnés seulement au terme de leurs travaux, ils n'en continuèrent pas moins à faire crédit à la France : noble exemple, à une époque où tant de gens se font payer d'avance les services qu'ils ne rendent pas ! Ces véritables Robinsons Crusoës, vêtus des grossières étoffes que leur avait procurées l'ingénieuse sollicitude de leur chef, et réduits à la demi-ration, s'imposaient encore des privations pour soulager les malheureux couloughlis, car ils tenaient b. honneur d'être plus misérables que ceux qu'ils étaient chargés de protéger. Le capitaine Cavaignac, par la pratique de la bienfaisance et de toutes les vertus, plus encore que par les soins de son administration, avait préservé de la nostalgie et de l'indiscipline une garnison qui résista à toutes les causes de découragement, même au chagrin de n'être plus considérée que comme un embarras par ceux pour lesquels elle s'était dévouée. Les souffrances et les angoisses avaient été en raison inverse du grade ; car le capitaine Cavaignac seul avait su combien était rapproché le jour où, après avoir mangé le dernier sac de grain, il ne resterait plus à ces cinq cents braves qu'a mourir d'une mort ignorée et cruelle, après une agonie sans témoins et par conséquent sans gloire. Le général Bugeaud les fit remplacer dans le Méchouar par un bataillon du 47e, pour leur épargner le chagrin poignant de remettre à l'ennemi ces murailles qu'ils avaient relevées, défendues et illustrées. L'héritage de cette gloire, malheureusement stérile, fut recueilli par le corps en qui se personnifie l'armée d'Afrique, par le régiment des zouaves. Le bataillon du Méchouar fut incorporé à cette troupe, dans les rangs de laquelle les anciens de Tlemcen soutinrent toujours leur réputation, et il suivit le général Bugeaud à la Tafna, dont la destruction fut résolue, par les mêmes motifs qui déterminaient l'évacuation de Tlemcen. On se mit donc à défaire péniblement ce que, il y avait à peine un an, on avait élevé au prix de tant de sang et d'argent perdus ! En arrivant, le 23 mai, à la plage de Rachgoun, la division n'avait marché que six jours. Elle avait été bien conduite ; elle n'avait été ni retardée par l'ennemi, ni contrariée par la saison ; et cependant la campagne était déjà forcément terminée, car les moyens de transport, cet accessoire qui devient le principal en Afrique, étaient détruits ; les mulets, trop jeunes et mal choisis, étaient morts en grand nombre ; trois cents sur cinq cents avaient été blessés par la forme vicieuse des bats à arçon triangulaire, construits à la hale en France et expédiés en pacotille. Les transports sont à l'armée ce que la chaussure est. à l'individu. Cette impuissance trop réelle, quoique due en apparence à une cause secondaire, hâta le dénouement, et, le 30 mai 1837, une convention de paix reçut à la Tafna la signature du général français et le cachet du prince arabe. La France se réserva seulement, dans la province d'Oran, un certain rayon autour des villes d'Oran et de Mostaganem, et, dans la province d'Alger, un territoire dont les limites, vaguement définies à l'est, devaient être, à l'ouest, la Chiffa, et, au sud, la crête de l'Atlas. Tout le reste du vaste pays compris entre la province de Constantine et le Maroc fut abandonné à Abd-el-Kader, auquel on cédait les places de la Tafna et de Tlemcen. Le traité lui donnait plus encore : il lui donnait du temps ; et la France apprit bientôt, à ses dépens, qu'avec du temps le génie du fils de Mahiddin savait tout créer et osait tout entreprendre. Les Arabes, las de la guerre dont ils avaient souffert, et épuisés surtout par les efforts que leur avait imposés l'enfantement de l'empire régulier d'Abd-el-Kader, acceptèrent avec bonheur une paix qui leur donnait le repos, en consacrant l'élévation du chef auquel ils devaient tout, jusqu'au sentiment d'eux-mêmes. L'armée française, justement confiante en elle-même, attendit avec son calme habituel le jour déjà prévu où elle retrouverait Abd-el-Kader, plus difficile à vaincre, et grandi par une trêve qui ne devait imposer aux soldats qu'un surcroît d'efforts avec une diminution de gloire. La paix fut proclamée par une entrevue solennelle des chefs chrétien et musulman près de la Tafna. Le caractère si tranché des races française et arabe était individualisé dans la personne des deux hommes qui venaient signer le traité, et devaient, plus tard, se heurter de nouveau dans une lutte rendue peut-être plus acharnée par ce souvenir. La forte organisation et l'énergie des bataillons français avaient pour symbole la charpente athlétique et les allures décidées du général Bugeaud. Le pâle et chétif Abd-el-Kader, dont l'œil de feu révélait des passions dévorantes, était, avec ses vêtements râpés et sa tenue austère jusqu'à l'affectation, l'emblème des Arabes pauvres et fanatiques. L'orgueilleuse astuce du prophète mahométan contrasta avec la familière franchise du soldat périgourdin, dans cette entrevue, où ils paraissaient se donner moins le baiser de la réconciliation que la poignée de main des gladiateurs avant un nouveau combat. Quelques jours après, la division était rentrée à Oran ; le camp, ou, pour mieux dire, la ville de la Tafna était détruite et évacuée ; et, le 12 juillet, le bataillon du 47e remettait aux troupes de l'émir cette place de Tlemcen, si longtemps convoitée, et que la guerre ne leur eût jamais donnée. Lorsque le sultan des Arabes, pour marquer que la paix était une victoire, se fit introniser triomphalement à Tlemcen, entouré de tous les chefs dont il avait fait la fortune et dont il recevait l'hommage, la plupart des couloughlis abandonnèrent ce théâtre de leur valeur et de leur misère, obéissant aussi au mouvement par lequel de nouvelles races se substituent partout à cette race turque, qui ne sait plus ni se mêler aux autres, ni se faire obéir, ni même se perpétuer. Ainsi disparut encore un des centres de résistance contre Abd-el-Kader. Succès et revers, guerre ou paix, tout aboutissait fatalement à ne laisser en face de l'armée française que l'émir seul à la tête de tout l'Islam. Achmed-Bey restait encore debout, et la convention de la Tafna allait débarrasser le fils de Mahiddin de ce dernier rival, en ouvrant aux Français le chemin de Constantine. Aussitôt la paix faite, amis et ennemis, tous eurent les yeux fixés sur Constantine ; et, le 23 juillet, le général en chef de Damrémont se rendit à Bône pour prendre la direction immédiate de cette grande entreprise. |
[1] Général DE NÉGRIER (Casimir). — Colonel le 22 août 1830. — Maréchal de camp le 22 novembre 1836. — Lieutenant-général le 18 décembre 1841. — Tué à Paris en juin 1848.
[2] Colonel DE SCHAUEMBOURG (M.-J.). — Maréchal de camp le 24 août 1838. — Mort le 17 septembre 1838.
[3] Composée de :
Deux bataillons du 2e léger ;
Un bataillon du 48e ;
Deux cents chasseurs à cheval du 1er régiment, et spahis réguliers ;
Cent spahis irréguliers ;
Deux pièces de montagne.
[4] Commandant DE LA TORRE (A.). — Colonel le 21 juin 1840. — Retraité le 27 mars 1845.
[5] Capitaine CHASPOUL. — Capitaine le 19 octobre 1832. — Mort le 31 décembre 1841.
[6] Lieutenant LETELLIER-VALAZÉ. — Aide de camp du général Changarnier en 1850. — Lieutenant-colonel d'état-major le 1er janvier 1854. — Général de brigade le 14 mai 1863. — Premier corps de l'armée d'Italie. — Chef d'état-major du corps expéditionnaire du Mexique.
[7] Lieutenant BOSQUET (Pierre-François-joseph). — Lieutenant en second le 1er janvier 1834. — Capitaine en 1839. — Chef de bataillon des tirailleurs d'Oran en 1842. — Lieutenant-colonel en 1845. — Colonel du 53e de ligne en 1847, puis du 46e. — Général de brigade le 17 août 1848. — Général de division en août 1853. — Nombreuses actions d'éclat en Afrique. — Commandant de la 2e division de l'armée d'Orient à l'Alma. — Corps d'observation, 1re et 2e division, à Inkermann, puis commandant du 2e corps d'armée. — Maréchal de France le 13 mars 1856. — Sénateur. — Mort à Pau le 3 février 1864.
[8] Général DE LAIDET. — Lieutenant-général le 16 novembre 1840. — Retraité en 1848. — Mort à Sisteron le 23 novembre 1854.
[9] Général RULHIÈRES. — Sous-lieutenant en 1809. — Chef de bataillon en 1813. — Colonel en 1826. — Maréchal de camp en 1832. — Pair de France. — Lieutenant général en 1845. — Ministre de la guerre en 1848. — Retraité en 1848. — Relevé en 1849 et retraité de nouveau en 1851. — Nombreuses campagnes et citations. — Mort le 24 août 1863.
[10] Emprisonnement solitaire.