La réduction de l'effectif qui frappait d'inaction toute l'armée d'Afrique ne pouvait soustraire la division d'Oran à l'obligation d'entrer promptement en campagne : il fallait, à tout prix, soutenir la garnison française de Méchouar, et ouvrir entre Tlemcen et la mer une ligne de communications régulières. Celte ligne devait être d'autant plus courte, que l'effectif de la division, affaiblie encore par le départ du 11e de ligne, diminuait journellement : aussi le maréchal Clauzel avait-il repris le projet de relier Tlemcen à Rachgoun, et il avait ordonné au général d'Arlanges, commandant à Oran, d'établir, à l'embouchure de la Tafna, un poste retranché qui lui servit ensuite de point de départ pour les ravitaillements de Tlemcen, où un convoi devait être prochainement conduit. Il n'avait que trois mille cinq cents hommes à mettre en campagne[1]. Quoique avec des forces égales le maréchal Clauzel eût échoué dans la même entreprise, cependant, le général d'Arlanges, homme de cœur et d'esprit, se mit immédiatement à l'œuvre, sans hésiter ni réclamer, comptant sur sa calme et tenace fermeté et sur la bonté de ses troupes. Le matériel de l'établissement projeté fut embarqué, et, le 7 avril, la division d'Oran se mit en marche vers le sud, en passant à l'est du lac Salé. Une si faible colonne aurait dû marcher promptement ; cependant, le général s'arrêta, le 9, sur l'Oued-Heïmer, et fit travailler, pendant les journées des 9, 10 et 11, à une route dans le mont Tessaïla. Cette route, qui ne put être terminée parce qu'elle ne menait nulle part, n'avait d'autre avantage que d'ébranler les croyances superstitieuses des Arabes sur cette montagne. Mais un travail inachevé et sans but était un mauvais emploi de l'énergie des troupes et un fâcheux spectacle pour les indigènes, déjà trop habitués à notre inconséquence. Le 12, on se remit en marche au nord -ouest vers la Tafna, et, le 14, le bivouac fut établi sur l'Oued-Ghazer, où quelques coureurs annoncèrent le voisinage de l'ennemi, qui ne s'était pas encore montré. L'émir, depuis l'expédition de Tlemcen, s'était établi à Nédroma, au centre du pays des Kabyles. Ces hommes vraiment patriotes, en acceptant Abd-el-Kader comme général, lorsque le maréchal Clauzel menaça leur territoire, n'avaient cru se donner qu'un défenseur de leur indépendance ; ils s'étaient donné un maître. Ce n'était pas l'émir qui était l'instrument de leur délivrance, c'étaient eux qui, saisis par sa main de fer, étaient devenus les instruments de tous ses desseins ; et ces fiers républicains allaient, de leurs bras et au prix de leur sang, lui rendre cet empire de l'Afrique que les Arabes n'avaient pu lui conserver. Lorsque les Français s'approchèrent de ces montagnes, jusqu'alors impénétrables aux conquérants de l'Afrique, l'émir vint avec six à sept mille hommes, dont cinq mille fantassins, se placer entre les routes de Tlemcen et de la Tafna, sur la gauche de la colonne. C'était le 15 avril au matin. La division d'Oran gravissait une montagne élevée et aride, appelée Dar-el-Atchoun, qui fermait perpendiculairement l'entrée d'un défilé long, tortueux, étroit et très-accidenté. Il était dangereux de „s'y engager sans avoir vaincu ces Kabyles, dont le rassemblement menaçant avait l'air de compter le nombre des chrétiens qui allaient se jeter dans la souricière laissée ouverte devant eux. Mustapha-ben-Ismail donna au général d'Arlanges le conseil de livrer combat, mais son avis ne prévalut pas. Il n'écouta alors que son instinct de la guerre, de préférence à une discipline qui manquait à ses yeux de la sanction nécessaire, celle de la supériorité de la raison ou de la force brutale, et il attaqua avec ses cavaliers l'avant-garde d'Abd-el-Kader. En comptant qu'il serait soutenu, il reconnaissait la loyauté du général d'Arlanges, auquel il croyait de son devoir de rendre service malgré lui. Cette attaque impétueuse surprend la tête de colonne de l'émir ; mais le reste tient ferme, et l'infanterie ennemie, se portant rapidement sur les lianes, entoure la poignée de Douairs. Les chasseurs, envoyés au grand trot pour retirer Mustapha, se trouvent eux-mêmes compromis par le mouvement des fantassins, et réclament un secours qu'ils ne suffisent plus à donner. Un bataillon du 17e léger et deux pièces de canon sont détachés pour les appuyer ; mais Mustapha ne veut profiter de ce renfort que pour rendre plus inévitable le combat auquel le général d'Arlanges s'obstine à vouloir se soustraire ; il reprend la charge avec ses cavaliers, qui sont ramenés en déroute. A travers la cavalerie qui les talonne et leur coupe des têtes, débouche l'infanterie kabyle, qui aborde le faible bataillon du 17e. Le général d'Arlanges, contraint d'accepter le combat, qu'il aurait dû engager, qu'il n'a pas su empêcher, et qu'il ne peut plus rendre décisif, place au haut de la montagne les bagages, le bataillon du 66e et le génie, et redescend avec ses quatre autres petits bataillons. Deux pièces de campagne, placées habilement par le colonel Combes, écrasent de leurs coups certains les Kabyles, qui se sont entassés dans tin profond ravin pour tourner la droite du 47e ; mais cette affreuse boucherie n'arrête point leur tête de colonne, toujours foudroyée, toujours renouvelée. Elle arrive jusque près des pièces, et sur toute la ligne les Kabyles chargent intrépidement les tirailleurs. Il faut renverser à la baïonnette ceux que le canon a épargnés, et nos soldats, heureux de cette lutte corps à corps, plus au gré de leur courage, tuent à l'arme blanche ces braves qu'on hésitait presque à mitrailler. Animés par les plus nobles passions de l'homme, la foi et la haine de l'étranger, les Kabyles se dévouent pour emporter les martyrs du canon des chrétiens, et n'abandonnent aucun trophée aux Français, dont les baïonnettes n'ont conquis que le champ de bataille. Le sanglant combat de Dar-el-Atchoun, heureux sans être décisif, commandait une nouvelle et plus complète victoire ; car il était certain que la redoutable bravoure de tels ennemis ne demeurerait pas inactive avec Abd-el-Kader pour chef. Et ce n'était pas tout d'aller à la Tafna ; en Afrique, le plus difficile est de revenir. Il fallait ensuite ravitailler Tlemcen ; trois mille hommes ne pouvaient suffire à cette tâche qu'autant qu'ils no seraient point sérieusement combattus. Deux hommes seulement comprirent cette situation, Abd-el-Kader et Mustapha-ben-Ismail. Abd-el-Kader a tâté le nouvel adversaire avec lequel il vient de croiser le fer ; il se garde bien, cette fois, de se placer entre les Français et la vallée de la Tafna, car il sait qu'il a les moyens de les empêcher d'en sortir. Il cherche même à, endormir sa victime, en faisant parvenir au général d'Arlanges quelques paroles de paix, écrites avec la même plume qui appelle les croyants à la guerre sainte, Le vieux Mustapha n'est pas dupe de cette tactique : le génie inculte et le sauvage bon sens de ce véritable homme de guerre ont deviné l'issue d'une situation dont le calme apparent aggrave encore le péril. Il supplie son général de ne point pénétrer dans les montagnes, sans avoir encore une fois mesuré ses forces avec celles de l'ennemi. Il lui garantit que, s'il reste sur le champ de bataille, les fougueux Kabyles viendront bientôt lui disputer jusqu'au terrain que recouvrent les semelles de ses bottes. Si tu parviens à dompter ici l'ennemi, lui dit-il, alors seulement tu seras libre de tes mouvements. Si tu ne peux le détruire ici, estime-toi heureux de ne pas l'avoir rencontré dans ces défilés qui se refermeront sur toi. Et enfin, pour dernier argument, ultima ratio, Mustapha se couche, comme Souvorov, en travers du chemin, sous les pieds du cheval du général d'Arlanges. Mais le général, justement irrité de sa récente désobéissance, n'écoute ni ses instances prophétiques, ni cette expressive protestation ; il engage à midi sa colonne dans le défilé. Abd-el-Kader, comme pour escorter une proie qu'il croit lui appartenir, fait harceler par ses cavaliers l'arrière-garde commandée par le colonel Combes, qui bientôt les dégoûte de cette poursuite. La colonne, aux prises avec les seules difficultés d'un terrain à travers lequel on se dirigeait avec peine, atteignit, le lendemain 16, la plage sablonneuse de l'embouchure de la Tafna, en face de l'île de Rachgoun. Le camp fut établi sur la rive droite, avec une, avancée sur la rive gauche de la rivière, dont la largeur est de trente à quarante mètres. Le débarquement des deux blockhaus qui, dans la pensée du maréchal, devaient suffire au poste de la Tafna, s'opéra le 17 ; mais, au lieu d'un simple pied-à-terre tel que le maréchal l'avait conçu, le colonel du génie Lemercier, qui dirigeait les travaux, se mit à tracer une place en règle, et une place bloquée avant même d'être construite. Les événements donnaient déjà raison à Mustapha. La porte de terre s'était refermée sur le général d'Arlanges. De nombreux renforts, signe certain que, dans l'opinion des peuples, le jugement des armes n'avait pas été contraire à l'émir, avaient porté son armée à près de douze mille hommes. Si la jalousie qu'inspirait à l'empereur Muleï-Abd-er-Rahman un voisin plus puissant que lui, même dans son empire, avait entravé cette fois le départ des volontaires marocains, néanmoins Abd-el-Kader, fort de cette influence qui, dans les moments de crise, échappe au pouvoir régulier et devient le partage presque exclusif des opinions violentes, avait levé dans le Maroc une bande de ces fanatiques, convaincus de bonne foi de l'impuissance des boulets français devant leurs talismans. Mais le fond de son armée se composait de sept à huit mille hommes d'infanterie kabyle, sous les ordres de Bou-Hamédi, dont il se servait comme de son bras droit ; car il n'y avait qu'un Kabyle qui pût conduire ses immaniables compatriotes. A la tête de si nombreuses et si redoutables troupes, l'émir se Sentait fort, mais il se faisait petit ; il montrait seulement des grand'gardes qui inquiétaient les avant-postes et attaquaient les fourrages. Néanmoins, on devinait l'ennemi sans le voir, on se sentait bloqué sans le savoir. Le général d'Arlanges voulut chercher où était la garde de cette épée dont il rencontrait la pointe partout, et, avant de tenter le ravitaillement de Tlemcen, il se détermina à reconnaître cet ennemi dont l'habileté allait faire sortir les Français de leur camp, sans leur avoir donné le sentiment complet de leur position. En Afrique, les reconnaissances doivent être faites ou avec très-peu de monde, ou avec le plus grand nombre possible. Il faut être ou très-leste ou très-fort. Lorsque, après avoir vu, on n'est ni assez peu nombreux pour s'esquiver, ni assez fort pour combattre, qu'on est assez lourd pour être atteint, si l'ennemi le veut, et pas assez léger pour l'atteindre, s'il ne le veut pas, on se trouve dans les conditions les plus défavorables pour faire une reconnaissance. La division tout entière du général d'Arlanges n'avait que trois mille hommes ; c'est le chiffre constant de toutes les colonnes qui ont éprouvé des échecs en Algérie. Il n'emmena que quatorze cents hommes d'infanterie, du 17e léger, du 47e de ligne, du 66e de ligne, du premier bataillon d'Afrique, deux cent cinquante chevaux et huit pièces de campagne ou de montagne, en tout dix-huit cents hommes, qui passèrent sur la rive gauche de la Tafna dans la nuit du 24 au 25 avril. Le gué, mauvais comme tous les gués situés sur les barres que la mer forme à l'embouchure de ces rivières sauvages et sans cesse battues par le vent du nord, fut défoncé par la cavalerie avant le passage de l'artillerie, dont les munitions furent ainsi mouillées et avariées. Ce fut la première de ces fautes de détail qu'on pourrait appeler petites, si l'expérience de cette guerre difficile ne prouvait qu'il n'y a pas de petites fautes eu Afrique. Leur accumulation dans cette journée devait bientôt accroître le vice primitif de la situation. A cinq heures du matin, le fruit d'une nuit passée par l'infanterie en silence et sans feu se trouva perdu par la maladresse des sentinelles qui tirèrent sur une de ces patrouilles volantes fréquemment employées par les Arabes dans leur excellent système d'avant-postes. A sept heures, la colonne, se dirigeant à l'ouest, arrive sur une grand'garde qui se replie assez vite et contré laquelle on tire le canon hors de portée. C'est le rappel de l'armée de l'émir que l'on bat ; c'est le tocsin des Kabyles que l'on sonne dans ces silencieuses montagnes, où le canon retentit à des distances immenses. Ils y répondent tous, mais ne se montrent pas encore ; ainsi le veut Abd-el-Kader ; plus les Français seront loin de leur camp, plus il aura beau jeu. Au bout de deux heures et demie de marche, le général, inquiet du vide qui se fait devant lui, s'arrête auprès du village de Sidi-Yacoub, sur une agglomération de contreforts qui domine toute la contrée, et envoie de là ses cavaliers indigènes à la découverte. Leur imprévoyance rend sa prudence inutile. Ils courent sur la droite, où ils avaient aperçu des troupeaux, fouillent les cabanes et s'éparpillent à perte de vue. Dès qu'ils sont hors de la portée de leurs officiers, des groupes de Kabyles, drapeau en tête, le fusil sur l'épaule, s'approchent rapidement et en silence jusqu'à petite portée de l'infanterie restée en position. Dès ce moment, la reconnaissance était faite : l'audacieuse confiance de ses allures a révélé l'ardeur et le nombre de l'ennemi ; mais l'on n'a reconnu la nécessité de se retirer que lorsqu'il n'en est déjà plus temps. La fusillade était très-animée autour de l'infanterie, lorsque les spahis, qu'il avait fallu attendre cinq quarts d'heure, reviennent en désordre. Abd-el-Kader parait alors avec toutes ses forces, prompt à saisir l'occasion qu'il avait patiemment attendue, et qui se présentait si belle. Les troupes réunies sous sa main, et six fois plus nombreuses, n'avaient devant elles, d'un côté, que dix-huit cents hommes, sans moyens de transport pour les blessés, obligés de rentrer dans leur camp, dont ils étaient séparés par deux lieues d'un terrain où leur artillerie, mal approvisionnée, ne pouvait ni voir, ni marcher, ni se mettre en batterie. Au camp, il restait à peine six cents travailleurs ou éclopés pour garder tout le matériel sur une plage unie, sans défilement possible, et dans des lignes dont le tracé, à peine ébauché, n'était pas encore défensif et présentait de nombreuses lacunes. Pas un Français n'eût échappé, si l'émir avait concentré tous ses moyens d'action sur une seule des deux proies entre lesquelles il ne sut pas choisir. Ébloui par l'espérance de pouvoir à la fois enlever le camp et écraser le général d'Arlanges, diminua, en divisant ses forces, son principal avantage, le nombre et l'unité compacte. Deux mille de ses moins bons soldats, envoyés sans chefs vigoureux pour emporter la plage, car on ne pouvait pas dire encore le camp de la Tafna, s'arrêtèrent devant la ferme attitude du colonel Lemercier, qui mit en bataille derrière son artillerie la petite garnison, que la moindre hésitation, impossible à cacher, eût vouée à une mort certaine. Le coup est manqué, et une molle et lointaine tiraillerie qui s'engage sur ce point ne fait même plus diversion à l'action principale qui, à Sidi-Yacoub, allait décider du sort de la journée. Le combat y devenait acharné. Deux faibles colonnes d'infanterie, commandées par les colonels Combes du 47e et Corbin[2] du 17e léger, exécutent péniblement un mouvement parallèle de retraite sur les crêtes, déjà occupées d'avance par l'ennemi. De Sidi-Yacoub jusqu'à la mer, les collines uniformes sont couvertes d'épais maquis, sans chemin ni sentier, et souvent l'on n'y découvre l'ennemi que lorsqu'on le touche. A l'arrière-garde et sur les flancs, une ligne serrée de tirailleurs combat 'pêle-mêle avec les Kabyles : à chaque ravin, à chaque mamelon, il faut s'arrêter et faire un retour offensif. On gagne du terrain, mais on perd du temps, et ici le temps est plus précieux que l'espace ; car il ne suffit pas de tenir ferme, mais il faut durer. Chaque arme fait des prodiges de valeur : dans un terrain où l'on ne peut charger qu'isolément, plusieurs fois les chasseurs à cheval plongent dans la masse conduite par l'émir en personne, et donnent ainsi au général le temps de renforcer le réseau de tirailleurs rapidement éclairci, et dont les mailles, s'élargissant de plus en plus, vont bientôt donner passage à l'ennemi, qui s'est déjà emparé des morts et même de quelques blessés. L'artillerie, qui ménage ses munitions, et dont les coups sont comptés, comble de cadavres les intervalles ouverts dans nos lignes. Elle sème la mort, mais non l'épouvante ; elle n'arrête que ceux qu'elle tue, elle n'agit que sur ceux qu'elle atteint ; les autres viennent chercher de plus près encore une mort qu'ils semblent envier. On voit ainsi combien l'effet matériel des moyens de destruction à la guerre est limité contre des troupes dont le Moral reste inébranlable. Les Kabyles comprennent que, dans cette lutte à courage égal, mais où la mitraille compense le nombre, l'artillerie seule les empêche d'abattre assez de Français pour que la colonne ne puisse plus marcher et meure tout entière. El-Yali, l'homme au burnous vert, le grand saint en vogue au Maroc, le fabricant inimitable d'amulettes enchantées, le prophète qui avait prédit l'innocuité des boulets français, met le premier la main sur un canon ; le coup qui le tue à bout portant n'ébranle point la foi robuste des fanatiques, décidés à le suivre jusqu'au paradis, où il vient de les précéder. Ils saisissent par les roues les pièces que les canonniers tiennent par l'affût ; on se hache mutuellement les mains sans se faire lâcher prise. De même que les vieillards, au déclin de leur vie, sont parfois ranimés par des retours de jeunesse, de même les peuples déchus et abaissés retrouvent aussi quelquefois tout l'éclat de leurs primitives vertus. Ce jour-là, Malek-Afuki, Yousef, Mouça, tous ces héros du Moghrab, eussent reconnu leurs soldats, les conquérants de l'Europe méridionale, dans ces musulmans se ruant, mal armés, sur les baïonnettes françaises, et tenant encore convulsivement, après leur mort, les chrétiens qu'ils avaient saisis par leurs buffleteries. Abd-el-Kader enflamme leur enthousiasme ; il leur montré la mer sans vaisseaux, et leur demande d'y rejeter les mécréants qu'elle a vomis sur la terre d'Afrique. Un effort général est tenté au moment où les tirailleurs évacuent une crête ; les braves Kabyles coulent, comme un liquide qu'on verse, sur le flanc de la montagne ; ifs passent à la course à travers les tirailleurs, qu'ils entraînent avec eux jusque contre les deux petites colonnes d'infanterie, dernière ressource des Français. Dans cet instant terrible, une pluie de balles frappe ceux que la crosse ou le yatagan ne renversent pas. Le lieutenant-colonel de Maussion, chef d'état-major, les aides de camp du général d'Arlanges sont blessés : le général lui-même est atteint au col, et les soldats, tout entiers à cette lutte héroïque, n'apprennent qu'ils ont été un moment sans chef qu'en voyant le colonel Combes, auquel le commandement est échu, prendre ses dispositions pour sauver la division d'un anéantissement imminent. Appelé à user, dans cet instant solennel, d'un ascendant dont il n'avait pas toujours fait un irréprochable emploi, et à remplacer un général qui avait à se plaindre de lui, le colonel Combes se montra supérieur à une tâche aussi difficile. Sa sombre énergie se communique et inspire une confiance sans bornes aux troupes, fermes comme un roc. Les deux colonnes des 17e et 47e, réduites chacune à quatre compagnies (tout le reste est hors de combat ou mêlé aux Kabyles), exécutent avec un élan chevaleresque une charge à la baïonnette. Les pièces sont sauvées, et le capitaine de Martimprey[3] a retrouvé un chemin pour les remettre en batterie sur une hauteur. Les tirailleurs, dégagés, se reforment ; mais leur ligne, qui, à chaque nouveau danger, s'est successivement étendue aux dépens des colonnes de réserve, est paralysée comme par l'étreinte d'un serpent dont les anneaux flexibles la pressent également partout. Le premier soin du colonel Combes est de rendre l'air et le mouvement à ces troupes qui se débattent sur place, étouffées par le poids de l'ennemi. C'est encore avec ses deux petites colonnes, auxquelles il fait faire la navette en avant et latéralement, qu'il va habilement rechercher les compagnies déployées, je dirai presque délayées en tirailleurs. A chaque retour offensif, ces boules de neige se grossissent des détachements qu'elles ramènent à la réserve. Le front, promptement resserré, présente moins de développement au feu de l'ennemi, auquel une partie de, ses forces devient dès lors inutile. Le corps expéditionnaire, plus compacte et plus maniable, opère plus vite et plus régulièrement sa retraite, et il arrive par une demi-conversion en arrière à gauche, et en pivotant sur les deux colonnes de réserve, sur la dernière crête que borde la Tafna. Le général d'Arlanges, qui, malgré la douleur de sa blessure, avait repris le commandement, s'arrête dans cette position, où des bastions naturels et un petit plateau découvert rendent à l'artillerie et à la cavalerie la possibilité d'agir. Il fait une dernière fois face à l'ennemi ; mais l'impuissance lasse même le fanatisme, et le combat cesse à midi. Les têtes des chrétiens échappent à l'émir vainqueur, mais il a reconquis l'empire de l'Afrique. Militairement, sa victoire n'était pas complète, puisque l'imparfaite organisation de la multitude qu'il commandait l'avait arrêté au moment où des Européens eussent redoublé d'efforts ; mais les conséquences politiques en furent immenses. Cette journée fut un trait de lumière qui révéla aux Arabes la faiblesse des Français, d'autant plus frappante qu'elle était volontaire. Tandis que les chrétiens rembarquaient leur général en chef, retiraient leur troupes, parlaient et écrivaient contre l'Algérie, à la tribune et dans les journaux, Abd-el-Kader reparaissait, plus radieux-après une éclipse, et grandi par le malheur. Les populations, rendues à leurs instincts naturels, se donnèrent de nouveau à lui. Son pouvoir, jusqu'alors mesuré à ses succès, ne connut plus de bornes, et, désormais, la fidélité des Arabes lui assurera les, moyens de survivre à la défaite. A l'avenir ce ne sera plus à la victoire, ce sera à la persévérance qu'appartiendra le triomphe. Poser ainsi la question, n'était-ce pas déjà presque avoir vaincu les Français ? L'effet électrique du combat de Sidi-Yacoub détruisit en un jour l'œuvre pénible de toute une campagne heureuse, et rendit d'un seul coup à Abd-el-Kader bien plus qu'il n'avait perdu en détail. Le bruit du revers des Français bloqués à la Tafna vaut des armées à l'émir. La nouvelle, sur son chemin, prend des villes et conquiert des provinces. La garnison d'Oran apprend cet événement par l'apparition de nombreux cavaliers qui assiègent ses blockhaus et lui enlèvent ses troupeaux. Ibrahim et El-Mezari sont chassés des remparts de Mazagran par les tribus du Chélif, heureuses que l'émir daigne à ce prix leur pardonner d'avoir compté sur la persévérance des -Français. Les Arabes de Tittery, ivres de joie, livrent à Abd-el-Kader la ville de Médéah, le vieux bey des Français, et tous les Turcs et couloughlis, dont l'émir se débarrasse par de sanglantes exécutions, ordonnées à froid et de loin, comme une garantie contre le retour des défections qui l'ont mis si près de sa ruine. Du fond du désert, des tribus dont l'émir ignorait même le nom lui envoyèrent leur soumission volontaire, et implorèrent l'honneur d'avoir pour sultan celui qui venait de prouver que, si le jour appartenait quelquefois aux chrétiens, le lendemain était toujours aux musulmans. Mais son ambition grandissait encore plus vite que sa fortune. Déjà il croyait tenir Tlemcen, et avoir condamné à mort, en les séparant à jamais de la France, les cinq cents Français qui y étaient renfermés, manquant de vivres, d'habits et d'argent. En effet, avec plus de trois cents hommes mis hors de combat, dont un grand nombre de blessés, et en outre la nécessité de construire, puis de garder le camp de la Tafna, le général d'Arlanges était plus que jamais hors d'état de porter secours au capitaine Cavaignac. Mais il se cramponna sur la plage de Rachgoun, résolu à y accomplir du moins la première partie de sa mission, et il demanda, pour sauver ensuite la garnison du Méchouar, des renforts que l'humanité seule eût accordés, quand même la politique ne les eût pas impérieusement réclamés. Aussi l'armée, réduite à vingt et un mille hommes avant cet échec, fut-elle renforcée par un contingent dont le maintien eût prévenu un mal que son retour ne pouvait plus réparer. Le gouvernement du roi, qui avait toujours et malgré tout poursuivi la conquête et la conservation de l'Afrique, ordonna le départ immédiat de trois régiments d'infanterie, sous les ordres du général Bugeaud[4]. Ils furent embarqués sur une escadre qui se rendit ensuite sur la côte de Tanger, pour appuyer les réclamations du colonel de la Rue contre les hostilités des Marocains. Cette mission, bien conduite, réussit de point en point, et, depuis lors, la coopération des Marocains. moins apparente, ne motiva plus les mêmes plaintes. Mais, quelque rapidité que l'on mit à l'envoi de ces renforts, six semaines s'écoulèrent entre le combat de Sidi-Yacoub et le débarquement de la brigade Bugeaud. Ce temps fut bien long, si on le mesure aux privations et aux souffrances des troupes du général d'Arlanges. Abd-el- Kader, avant de renvoyer dans leurs montagnes ses fidèles Kabyles, ces Vendéens de l'Afrique. voulut les repaître d'un succès qui leur avait d'ailleurs coûté bien cher, car deux mille des leurs avaient péri dans cette journée, plus glorieuse encore pour les vaincus que pour les vainqueurs. Il provoqua par des décharges de mousqueterie, et par la fantasia exécutée devant son armée en bataille, les Français, pour lesquels l'impuissance de répondre à ses fanfaronnades accroissait encore l'amertume d'une situation cruelle. Puis, se retirant avec sa réserve dans une position d'où il surveille également les routes d'Oran et de Tlemcen, l'émir laisse le commandement du blocus à Bou-Hamédi, qui s'efforce de réduire par la lassitude les ennemis qu'il n'avait pu enlever de vive force. L'eau saumâtre de la Tafna. chaque pelletée de terre remuée, chaque fagot pour le bivouac, chaque botte d'herbe pour les animaux, l'air lui-même, si précieux aux chevaux et aux hommes entassés sans abri sur cette plage désolée pendant quarante-deux jours, tout devient pour les Français le prix d'un combat toujours renouvelé, toujours nécessaire. Le dernier anneau qui les rattache à la patrie semble se rompre. Pendant onze jouis, une mer furieuse fait un gouffre inabordable de l'étroit chenal qui sépare le rocher de Rachgoun de la plage de la Tafna. La marine, cette pourvoyeuse de l'armée d'Afrique, la marine qui, pendant toute la campagne, avait fait vivre les troupes et rendu les opérations possibles, en transportant partout les hommes, le matériel et les munitions, et même en gardant les forts d'Oran, la marine manqua tout à coup, vaincue par la tempête. La famine vient alors s'ajouter aux autres privations : les troupes, réduites à une poignée de riz cuit dans une eau bourbeuse, conquise chaque jour les armes à la main, se nourrissent de la chair des chevaux tués à l'ennemi. Les soldats, rongés par la vermine, tour à tour trempés par des pluies torrentielles et brûlés par un soleil d'été, dépérissaient à vue d'œil sous leurs vêtements en lambeaux. Leur moral résiste à tout : ces hommes, auxquels il ne reste d'entier que le cœur, combattent et travaillent avec gaieté jour et nuit ; les malades n'entrent point dans cette cage construite des débris des caisses à biscuit, et qu'on décore du nom d'hôpital ; les officiers blessés restent avec eux dans les rangs de ces troupes qui manquent de tout, excepté du sentiment de leurs devoirs, et dont les épreuves semblent encore accroître le dévouement et l'obéissance. On en abusa salis que la discipline en souffrit ; les ouvrages du camp, depuis longtemps imprenables aux Arabes, furent développés outre mesure par le colonel Lemercier, sans qu'un murmure s'élevât pendant la pénible exécution de ces travaux, visiblement superflus pour le présent et dangereux pour l'avenir ; car c'était un point vulnérable ajouté à tant d'autres, et il résultait de son occupation une garnison de plus, et, par conséquent, une force mobile de moins. Une véritable place forte était déjà terminée, lorsque, le 5 juin, quatre vaisseaux mouillèrent à l'embouchure de la Tafna, et débarquèrent les 23e, 24e et 62e régiments de ligne. Le général d'Arlanges remit au général Bugeaud le commandement de la place construite sous ses ordres et des troupes, dont l'estime suivit dans sa retraite l'officier général distingué que sa chétive apparence avait souvent privé d'un ascendant nécessaire au commandement. Ils sont rares, dans les armées, les généraux qui ne cherchent jamais, en recevant un ordre, le moyen de s'y soustraire, et qui oublient jusqu'au soin de leur propre gloire, pour exécuter à tout prix la tâche qui leur est imposée ! |
[1] En voici le détail :
INFANTERIE.
1er bataillon d'Afrique |
500 |
hommes. |
17e léger |
1.000 |
|
47e de ligne |
800 |
|
66e de ligne |
300 |
|
2.600 |
CAVALERIE.
150 auxiliaires commandés par Mustapha-ben-Ismail.
200 chevaux du 2e chasseurs d'Afrique.
350
ARTILLERIE.
Quatre pièces de campagne,
Quatre obusiers de montagne,
Six voitures d'administration.
GÉNIE.
180 hommes.
[2] Colonel CORBIN. — Lieutenant-colonel en 1830. — Colonel en 1833. — Maréchal de camp en 1839. — Général de division en 1851. — Mort en 1859.
[3] Capitaine DE MARTIMPREY (Edmond-Charles). — État-major. — Lieutenant-colonel en 1848. — Colonel après les journées de juin. — Général de brigade en 1852. — Général de division en 1855. — Chef d'état-major général de l'armée en Crimée et en Italie. — Réserve. — Sénateur.
[4] Général BUGEAUD DE LA PICONNERIE (Thomas-Robert). — Vélite en 1804. — Caporal à Austerlitz. — Lieutenant à Auerstaedt. — Capitaine à Saragosse. — Chef de bataillon à l'armée d'Aragon. — Colonel commandant à l'hôpital sous Conflans, 28 juin 1815. — Rentré colonel en 1830. — Général de division en 1836, à la Sickack. — Gouverneur général de l'Algérie en 1840. — Maréchal de France en 1843, et duc d'Isly après la bataille d'Isly, en 1844. — Mort à Paris en 1849.