Quand une société imparfaite se personnifie en un seul homme, la présence de cet homme, partout où la cause qu'il représente est menacée, devient la première condition d'existence de la puissance dont la destinée est tout entière en lui. Lorsque la résistance arabe. engourdie partout, n'avait de corps et ne pouvait se réveiller que par Abd-el-Kader, ce chef habile ne manqua pas aux devoirs imposés dans les moments critiques aux fondateurs d'empires. Il accepta le rendez-vous que les Français lui donnaient à Tlemcen, et, arrivé le premier sur ce champ clos, il y attendit les chrétiens, résolu à leur disputer, sinon le sol, du moins la conquête des hommes, sachant que, pour un chef, il vaut souvent mieux être vaincu que ne pas avoir combattu. Le fils de Mahiddin avait puisé un nouveau prestige religieux dans sa retraite de Kashrou, saint pèlerinage, où, après sa défaite de l'Habra, il avait été s'enfermer et prier sur les tombeaux de ses pères. Il s'en servit avec sa constante habileté, et, lorsqu'il parut au milieu des populations toujours profondément remuées par la présence de cet homme extraordinaire, il se présenta à elles plus encore comme prêtre que comme prince. Usant de cet art merveilleux d'entraîner les masses, véritable cachet des grands hommes, il annonce qu'il ne vient à Tlemcen que pour accomplir le devoir d'arracher, même malgré eux, des mahométans au contact des chrétiens près de les souiller. Sa cause eût fait un pas immense le jour où les derniers musulmans auraient été séparés des Français, et où les Arabes, en choisissant entre la France et l'émir, auraient semblé devoir se prononcer entre le Christ et Mahomet. La politique et le fanatisme étaient d'accord pour lui révéler ce but comme celui de tous ses efforts ; il n'a jamais cessé de le poursuivre à travers toutes les vicissitudes de sa fortune si capricieuse. Une tâche aussi sainte lui assure le concours de la population arabe de Tlemcen. Les Maures de la ville, appuyés par cinq cents hommes d'infanterie régulière et quelques canonniers, resserrent le blocus étroit du Méchouar. Les couloughlis tentent en vain une sortie ; après un combat corps à corps, la victoire est décidée par la bravoure personnelle d'Abd-el-Kader, qui leur coupe soixante têtes, et les renferme dans leurs murs où ils sont bientôt réduits aux abois. Joignant la dérision à la cruauté, l'émir leur fait jeter avec des frondes les oreilles des braves qui viennent de succomber, et quelques morceaux de pain, en attendant, dit-il, la chair de porc que les chrétiens leur apportent. Son orgueil est satisfait d'avoir humilié ses plus mortels ennemis, en leur prouvant qu'ils ne peuvent plus vivre que par les chrétiens. Un instant même, son khalifa le flatte de l'espoir de ne laisser aux Français que les cadavres des couloughlis. Ben-Nouna, homme de couleur, soldat obscur, porté au rang qu'il occupe par l'ardeur des passions qu'il tient de son père le nègre et de sa mère la juive, parvient à déterrer des canons enfouis par les Espagnols, et il les met en batterie devant la faible muraille contre laquelle, depuis six ans, ses efforts viennent échouer. Mais, avant que les boulets aient produit leur effet, le maréchal était déjà en marche, et Abd-el-Kader évacuait la ville avec toute la population, qu'il emmenait dans les montagnes. La nouvelle de la position critique de Mustapha-ben-Ismaïl avait accéléré le départ du maréchal Clauzel. Dès le 8 janvier, sans même attendre que les pluies eussent cessé, la colonne expéditionnaire était partie d'Oran. Elle était forte de sept mille cinq cents hommes formant neuf bataillons, six escadrons, quatre compagnies du génie, et servant huit obusiers de montagne, quatre pièces de campagne et une batterie de fusées à la congrève[1]. L'expérience de l'expédition de Mascara avait fait renoncer le maréchal, au moins pendant l'hiver, au poétique emploi du messager du désert. N'employant plus les chameaux aux transports de l'armée, il s'était trouvé réduit à la très-prosaïque ressource des caissons à quatre roues, et, comme ce sont les sapeurs encore plus que les chevaux qui font avancer les voitures en Afrique, il avait accru les moyens du génie pour faire cheminer rapidement le convoi ; car il ne pouvait emporter de vivres que pour huit jours, et il comptait sur ce qu'il trouverait à Tlemcen pour nourrir l'armée au delà. Les moyens de poursuivre l'ennemi avaient été accrus. Le régiment de chasseurs à cheval mettait en campagne sept cents cavaliers d'élite, et l'on devait espérer de meilleurs services des auxiliaires indigènes, depuis que l'aga El-Mezari en avait reçu le commandement en remplacement de l'incapable Ibrahim. Ce chef entreprenant portait à l'émir une haine d'autant plus vive qu'il l'avait plus longtemps aimé. C'était une garantie de ses efforts pour montrer à son ancien maître tout ce qu'il avait perdu en lui, et pour trouver l'occasion de lui faire encore plus de mal qu'il ne lui avait rendu de services. Mais cette colonne n'était pas assez considérable pour que l'opération exécutée par elle eût un succès complet, décisif et durable. Elle était trop faible pour occuper Tlemcen, ainsi que le maréchal l'avait conçu, d'une manière large et permanente, en y laissant un corps assez nombreux pour se suffire à lui-même, et pour s'attacher comme un ver rongeur au cœur de la puissance d'Abd-el-Kader. Cette condition nécessaire pour que Tlemcen devint un centre d'opposition contre l'émir, centre autour duquel se grouperaient, en y trouvant protection, les tribus indécises, ne pouvait être remplie, malgré toute l'habileté du maréchal, avec aussi peu de monde. Au lieu de tirer des renforts d'Alger, il avait fallu y renvoyer des troupes ; et, au moment de l'expédition, le 2e léger avait été expédié à Alger. pour y remplacer les régiments dont le départ inopportun allait aggraver les embarras du présent et les sacrifices de l'avenir. L'armée parcourt en cinq jours et demi, sans avoir brûlé une amorce, la route directe d'Oran à Tlemcen. Cette route, qui présente les traces d'une ancienne voie romaine, coupe perpendiculairement les nombreuses rivières et les montagnes qui descendent de l'Atlas vers la mer. Les rivières, qui n'étaient pas encore trop grossies par les pluies, furent passées à gué, et les montagnes, dont la forme est généralement arrondie, ne présentèrent qu'un défilé et un petit nombre de passages difficiles, dont les travaux du génie diminuèrent les obstacles pour l'avenir. Le 13 janvier, la colonne débouchait sur le vaste plateau de Tlemcen, qui occupe le centre d'un immense amphithéâtre de montagnes s'élevant majestueusement en gradins gigantesques. Des sources limpides, véritables mines d'or sous un climat brûlant, s'échappent avec profusion des cimes neigeuses de l'Atlas, dont elles relient les divers étages par de gracieuses et fraîches cascades ; et, après avoir arrosé des forêts suspendues, comme les jardins de Babylone, au-dessus des divers' ressauts de la montagne, ces eaux de cristal viennent se perdre dans la plaine sous les voûtes d'une riche végétation tropicale. Tous les climats, toutes les productions des divers pays se trouvent réunis dans cette magnifique oasis, remplie de beaux villages et garantie du vent desséchant du désert. Ce lieu, déjà si riche des dons de la nature et encore enrichi par la main de l'homme, réaliserait les descriptions des Mille et une Nuits, si les ruines qui encombrent le sol ne rappelaient que c'est en Europe maintenant que le vieil Orient, dépouillé de sol : prestige, doit venir admirer des merveilles rivales de celles dont il ne conserve plus même le souvenir. Ici, l'ouvrage de Dieu subsiste seul dans sa beauté primitive, l'œuvre des hommes disparaît. Trois villes mortes, :nais dont le squelette est encore debout, Mansoura, Tlemcen et 3Iéchouar, forment la réunion des capitales déchues que l'on confond sous le nom de Tlemcen. Leurs monuments, qui portent l'empreinte de tous les siècles et la trace de tous les règnes, attestent les longues luttes que toutes les races, toutes les religions, tour à tour triomphantes et vaincues, ont soutenues pour la possession de ces lieux vraiment privilégiés. Mais toutes ces races ont disparu, laissant leurs ossements mêlés dans d'innombrables cimetières. La dernière étincelle de vie vient de s'éteindre dans ce cadavre depuis longtemps paralysé : les Arabes ont fui cette ville si féconde pour eux en grands souvenirs. Les derniers enfants des Turcs, restés seuls dans cette vaste nécropole, accourent au-devant des Français, qui s'approchent à leur tour pour posséder cette esclave, un jour si belle, qui a déjà échappé à tant de maîtres ! Les couloughlis accueillent, avec une joie et des illusions bien promptement détruites, les libérateurs qui mettent fin à un nouveau siège de Troie, auquel il ne manqua peut-être qu'un Homère. Pendant six longues années, cette brave garnison avait combattu tous les jours. Séparée, ignorée du reste du monde, sans espérance de secours, sans retraite ni capitulation possibles, destinée à s'éteindre au milieu des Arabes qui l'usaient sans la vaincre, elle a résisté à l'ennemi, au découragement, aux privations : elle a même résisté à l'aveugle complicité de la France avec Abd-el-Kader, n'ayant que quatre cents fusils pour huit cents hommes ; c'était au milieu des rangs ennemis qu'elle cherchait les armes qui lui manquaient, dans des luttes individuelles dont le singulier caractère rappelait les combats antiques. Le commandant de cette vaillante milice, vieillard de soixante et quinze ans, à l'œil de feu, à la' barbe blanche, jeune au combat, vieux au conseil, toujours et partout chef digne et imposant, Mustapha-ben-Ismail remet aux Français les murailles de cette place qu'il avait gardée pour nous, sans nous, et malgré nous. Fier du petit nombre de ses guerriers, montrant les brèches du Méchouar avec l'orgueil qu'un vieux soldat apporte à faire voir ses blessures, il s'adresse au maréchal Clauzel dans un langage noble et simple comme sa vie. Ces jours-ci, lui dit-il, j'ai perdu soixante de mes plus braves enfants ; mais, en te voyant, j'oublie mes malheurs passés, je me confie à ta réputation. Nous nous remettons à toi, moi, les miens et tout ce que nous avons ; tu seras content de nous. Mustapha a tenu fidèlement parole ; mais, aujourd'hui, en montrant les cicatrices des nouvelles blessures qu'il a reçues dans nos rangs, ce vieillard vénérable ne peut-il pas demander à la France ce qu'elle a fait du dépôt qu'il lui avait remis ? Les murs déserts de Tlemcen n'avaient qu'une valeur militaire ; il fallait, pour que cette position acquit une importance politique, repeupler la ville et enlever à l'émir la population musulmane, qu'il avait pu arracher, mais non éloigner de ces lieux où elle était habituée à vivre et à mourir. Cette mission fut confiée au général Perregaux[2], qui partit, le 15 janvier, avec une colonne composée d'une avant-garde d'auxiliaires indigènes commandée par Mustapha-ben-Ismail, de l'infanterie de la première brigade, de deux obusiers de montagne et d'un tube de fusées. L'émir, pour compenser la faiblesse des moyens de défense qu'il est parvenu à grand'peine à réunir, compte sur les rochers inaccessibles au milieu desquels il a planté son camp. Mais les Français vont le chercher dans ce nid d'aigle. Les couloughlis, heureux de respirer l'air libre après un si long emprisonnement, gravissent résolument des sentiers impraticables, et les cavaliers douairs et smélas, véritables hommes de cheval, qu'aucun obstacle n'arrête, débouchent en même temps sur l'emplacement du camp ennemi. Le camp était levé ; mais les troupes de l'émir, parmi lesquelles se trouvaient une partie de ses réguliers, couvraient la retraite et avaient pris position à l'extrémité du plateau. Aussitôt El-Mezari enlève la charge à la tête des indigènes. Ils enfoncent tout ce qui est devant eux. Le prince des croyants, exaspéré d'être vaincu par des musulmans au service des chrétiens, essaye de rallier ses soldats qui fuient à cette attaque impétueuse. En vain il leur crie : Lâches, voyez donc qui vous avez devant vous ! Tout est tué autour de lui ; son drapeau est enlevé à ses côtés par le brave cavalier sméla Ben-Kadour, et lui-même, entraîné par le torrent des fuyards, est bien près de payer de sa vie son infructueuse ténacité. Au milieu de la mêlée, il a été reconnu, et il est poursuivi à travers la déroute par Richepanse et quelques cavaliers qu'enflamme la perspective de débarrasser la France d'un rival souvent heureux et presque toujours digne d'elle. Le commandant Youssouf[3] surtout le serre de très-près ; ce brave officier qui, par un acte d'heureuse témérité, avait rejoint l'armée à son retour de Mascara, continue pendant plusieurs lieues la chasse qu'il donne à l'émir. En ce moment, le destin de l'Afrique dépendit de la vitesse de deux chevaux ; la lutte entre les deux peuples fut un instant réduite aux proportions d'une course. Si l'émir eût été pris, l'empire de l'Afrique nous appartenait ; mais il échappa encore cette fois. Tous ses bagages avaient été enlevés ; son infanterie avait laissé sur le carreau soixante et dix cadavres sans têtes, et le reste de ses troupes s'était dispersé dans toutes les directions. A la nuit, entièrement seul, sans tente, sans nourriture, sans feu, il coucha à côté du cheval auquel il devait la vie. Il remercia Dieu de l'avertissement qu'il venait de lui donner de ne plus compromettre, avec sa personne, la fortune de son peuple, et il se chargea bientôt de prouver aux Français que, par cela même que tout finissait avec lui, rien n'était terminé tant qu'il était encore libre et debout. Après la déroute de l'émir, la poursuite des habitants de Tlemcen ne fut plus qu'une battue, mais une battue pénible, qui éprouva la constance des troupes, obligées de grimper jour et nuit de rocher en rocher pour atteindre ces malheureux, qu'on joignit là seulement où la terre leur manqua, sur le sommet des pics neigeux de l'Atlas. Cernés par les brigades Perregaux et d'Arlanges, trois mille musulmans, dont douze cents bien armés, se rendirent au général Perregaux ; il leur prouva, en les protégeant contre la vengeance de leurs coreligionnaires, qu'ils n'avaient point compté à tort sur sa générosité. L'hiver sévit après la rentrée des troupes à Tlemcen, niais l'abondance régnait dans la ville. De nombreux troupeaux avaient été ramenés par le général Perregaux, des moulins avaient été établis, et les ressources de ce riche pays assuraient les subsistances de l'armée. Pendant ce séjour, qui malheureusement ne fut point employé d'une manière utile pour la position morale et la considération de l'autorité française. on travailla activement à remettre en état le Méchouar, seule partie de la ville demeurée assez entière pour que le maréchal songeât à la faire occuper par les Français. La conservation de ce poste impliquait la nécessité de fréquentes communications avec la base d'opérations, c'est-à-dire avec la mer. La pensée du maréchal se porta vers les moyens de les simplifier. Sa longue expérience de la guerre d'Espagne lui avait appris ce qu'étaient ces ravitaillements qui offrent tant de chances à l'ennemi, et combien la difficulté de soutenir un poste s'accroît avec la distance à parcourir. La mer n'était qu'à quatorze lieues de Tlemcen ; pourquoi aller la chercher à Oran, à trente-cinq lieues, par ces longues marches qui, bien plus que les combats, finissent, dans les pays sauvages, par user et faire fondre les armées ? Les cours d'eau qui, de Tlemcen, descendent jusqu'à l'île de Rachgoun, après s'être jetés dans la Tafna, principale rivière de cet étroit bassin, indiquaient la véritable route à suivre. Les deux extrémités de cette ligne, Rachgoun et Tlemcen, étaient déjà occupées ; il ne s'agissait plus que de les relier, mais les moyens manquaient pour entreprendre, par les deux bouts, une opération qui, ainsi conduite, eût réussi. Le maréchal dut se borner à envoyer l'ordre, à Oran, de diriger des bâtiments portant des blockhaus vers Rachgoun pour y créer un établissement, tandis que lui-même s'y rendait de Tlemcen. Un de ces ordres, envoyé en plusieurs doubles par des nègres qui ne voyageaient que de nuit et rampant de buisson en buisson, fut-il intercepté ? ou bien faut-il faire honneur à l'émir de la découverte des projets de son adversaire ? Toujours est-il que, lorsque le maréchal Clausel arriva au confluent de Pisser et de la Tafna, l'ennemi occupait déjà les hauteurs escarpées qui couvrent tout le pays depuis ce confluent jusqu'à la mer. Peut-être aussi le but des Français avait-il été révélé par le mouvement du colonel de Gouy[4]. Cet officier supérieur, avec la cavalerie et le génie, avait précédé de deux jours le maréchal, qui comptait sur l'impossibilité où serait Abd-el-Kader de ressusciter son armée détruite. Aussi était-ce avec d'autres éléments que l'émir venait s'opposer aux Français. Toujours supérieur à sa fortune, sachant également profiter des leçons du malheur et des chances de la prospérité, il employait tout ce qui lui restait de troupes régulières à contenir les tribus qu'il ne pouvait plus soulever, et il avait cherché et trouvé dans le Maroc les soldats que l'Algérie, lasse et abattue, ne lui fournissait plus. La voix des marabouts est la seule autorité reconnue par le peuple marocain, au milieu de l'anarchie qui dévore cet empire et rend purement nominale l'autorité de l'empereur, surtout dans les parties éloignées de la capitale. Marabout lui-même, Abd-el-Kader était certain de l'appui de tous les fanatiques, dont ce pays a toujours été le berceau et l'asile. Toutes les mosquées du Maroc retentissent de prédications contre les chrétiens qui sont déjà à Tlemcen, et exaltent les vertus et les talents de El-M.4 Abd-el-Kader, le nouveau prophète, le serviteur des serviteurs de Dieu, le champion infatigable de l'Islam. Des volontaires à pied et à cheval partent de toute la contrée voisine de la province d'Oran. et vont se ranger sous les drapeaux de l'émir, qui pouvait, lui aussi, se dire : Rome n'est plus dans Rome, elle est toute où je suis. Aux pèlerins armés du Maroc se joignent les Kabyles habitant la chaîne de montagnes qui séparent le plateau de Tlemcen de la mer. Les fières tribus d'Ouel-Hassa qui n'avaient point voulu subir le joug d'Abd-el-Kader pour seconder son ambition, en allant loin de leurs sauvages demeures attaquer les Français, l'acceptent pour général, lorsqu'elles vont défendre un sol que cette race indomptée ne laisse jamais fouler sans résistance. Déjà cinq ou six mille combattants s'étaient réunis, lorsque le maréchal Clauzel campa, le 25 janvier, dans la presqu'île, formée par la jonction des deux rivières. Il s'y établit de manière à laisser l'ennemi incertain de la rive par laquelle il se porterait vers la mer. La prudence lui était nécessaire ; l'aspect des montagnes faisait présager de grandes difficultés de terrain. La colonne traînait à sa suite tous les bagages de l'armée et quelques malades que le maréchal se proposait de déposer à Rachgoun ; elle n'était forte que de quatre mille hommes, avec deux pièces de campagne et quatre de montagne[5]. Abd-el-Kader ne sut pas se résigner à être fort sur une seule rive ; il voulut les garder toutes deux. Les hauteurs très-roides de gauche furent occupées par les Kabyles et quelques Marocains, sous les ordres de Bou-Hamédi, chef d'Ouel-Hassa, dur comme tous les Kabyles, intelligent comme un Arabe, hardi comme un Turc, ambitieux comme un Européen. Abd-el-Kader s'établit en personne sur la rive droite avec les Marocains, qui couvrirent un contrefort situé entre deux petites plaines et descendant jusqu'à l'Isser, au point où le passage du convoi semblait devoir s'effectuer. Le maréchal ne lui fit pas si beau jeu. Il laisse le convoi parqué entre les deux rives, sous la garde du 11e de ligne et de cinquante chasseurs, afin de pouvoir manœuvrer librement. Puis, profitant de la faute qu'il a provoquée, et sans s'occuper du corps ennemi posté sur la rive gauche, il fait passer ses troupes sur la rive droite de l'Isser, par des rampes que le génie a pratiquées pendant la nuit. Un bataillon demeure à la garde de ce passage, et le reste des troupes commence un mouvement général de conversion à gauche, pour débusquer les Marocains des hauteurs et les rejeter dans la plaine, où la cavalerie les recevra. Le général d'Arlanges, avec les indigènes et le bataillon d'Afrique, entame l'affaire par la droite. Un bataillon du 66e, avec le génie, combat au centre et se relie avec la cavalerie et l'artillerie de campagne, qui tiennent la gauche. C'est aux auxiliaires qu'est confiée la première attaque. Mustapha-ben-Ismaïl se montre à la fois général et soldat. Il comprend avec intelligence et exécute avec bravoure la pensée du maréchal. Au lieu d'engager un combat mou et disséminé, il crève par un choc impétueux et en masse le centre de l'ennemi. El-Mezari, avec la cavalerie des Douairs et des Smélas, et Youssouf, à la tête de l'infanterie indigène, dépassent la ligne qu'ils ont enfoncée, puis rabattent brusquement à gauche, tandis que le bataillon d'Afrique contient et éloigne sur la droite l'aile gauche d'Abd-el-Kader, séparée du centre par le hardi mouvement de Mustapha. Les couloughlis, accessibles à ce point d'honneur dont la race turque subit, comme la race française, la noble influence, ne se vengent des torts qu'ils peuvent déjà reprocher à l'ingratitude de la France qu'en justifiant ce mot de leur vénérable chef : Vous serez contents de nous. Sous les yeux des troupes françaises, ils emportent vaillamment toutes les positions et poussent l'ennemi dans la plaine ; malheureusement, les cavaliers douairs, quelquefois difficiles à lancer, mais encore plus difficiles à arrêter, s'emportent trop à la poursuite de leurs adversaires, qui les enveloppent et les ramènent sur la ligne française. C'était le moment prévu et attendu par le maréchal. Le colonel de Gouy se jette avec son régiment, soutenu par un bataillon du 66e, au pas de course, sur la masse qui s'avance. Les Marocains, chargés à fond, sont refoulés en désordre jusque sur les bords escarpés de la Tafna, qu'ils s'efforcent de franchir. La plupart ne peuvent choisir qu'entre le sabre des chasseurs et les précipices auxquels ils sont acculés. L'escadron turc du 2e de chasseurs, commandé par le lieutenant Mesmer[6], se trouvant le plus rapproché de la rivière, fait surtout un grand carnage des Marocains, qui se défendent avec désespoir ; ils parviennent même à sauver leur drapeau, grâce au dévouement héroïque du cavalier chargé de le porter : préférant la mort à la perte de son étendard que lui dispute le sous-lieutenant Savaresse[7], ce brave soldat s'élance vers le précipice, où son cheval et lui périssent en tombant. Pendant cette brillante action, Bou-Hamédi, pour dégager l'émir, avait passé la Tafna au-dessus de son confluent, et était venu attaquer le convoi, ce constant objet d'attraction pour des hommes qui mettent la plus petite proie au-dessus de la plus grande gloire. Le parc, un moment menacé par la vigoureuse attaque des Kabyles, fut dégagé par une charge à la baïonnette des grenadiers du 11e, commandée par le capitaine Ripert[8] ; et le brave Bernard trouva encore, pour se signaler avec son détachement de chasseurs, l'occasion qu'il savait toujours faire naître. Il était temps pour Bou-Hamédi de repasser promptement la rivière, sous peine d'être coupé. Le maréchal, dans l'ardeur d'une poursuite heureuse, faisait remonter à ses troupes les deux rives (le la Tafna. Il poussa ainsi pendant quelque temps l'ennemi qui ne tenait plus, et, lorsqu'il n'y eut plus personne devant lui, il revint camper sur le point où il avait laissé ses bagages. Dans cette journée, c'étaient encore les habiles manœuvres d'un général vraiment tacticien qui avaient donné la victoire aux Français ; mais Abd-el-Kader n'avait pas dit son dernier mot. Le lendemain 27, le maréchal, avant de s'engager dans les montagnes, voulut s'assurer des forces de l'ennemi, et attendre la brigade Perregaux restée à Tlemcen, et à laquelle il venait d'envoyer l'ordre de le rejoindre. La méfiance après le succès est une des qualités précieuses à la guerre : le maréchal s'applaudit bientôt de ne pas l'avoir oublié. La reconnaissance envoyée par lui revint en toute hâte lui annoncer que les Français vont recevoir l'attaque qu'ils se préparaient à donner. Pendant la nuit, de nombreux renforts sont arrivés du Maroc. Ces guerriers amateurs qui, sans faire courir aucun risque à leur pays ni à leurs familles, viennent se donner la joie de la chasse aux chrétiens, ont salué avec transport le chef de la guerre sainte, le pieux Abd-el-Kader, dont l'ambition satisfait leur passion, sans rien demander à leur bourse. L'ennemi a déjà quitté la montagne et vient se placer entre Tlemcen et le camp des chrétiens. La situation des trois mille cinq cents Français, séparés de leurs deux bases d'opération, Tlemcen et la mer, acculés aux montagnes, et pressés par dix mille fanatiques, eût été critique avec tout autre que le maréchal Clauzel, dont la tranquille sérénité se communique dans tous les rangs. Il attend de pied ferme l'attaque de cette masse. dont le premier choc peut être terrible, mais qui est incapable d'un second effort. Le convoi, avec un bataillon, est massé sur un étroit plateau ; les quatre autres bataillons prennent position sur une petite crête, perpendiculaire à la route de Tlemcen ; la cavalerie se place au pied de cette colline, les auxiliaires à la gauche de l'infanterie française. Les troupes étaient à peine formées, que l'ennemi, s'avançant en bon ordre, avec une avant-garde et une réserve, sa cavalerie à gauche, son infanterie sur la droite, dans un terrain inégal, commença son attaque avec cette audace aveugle que l'ignorance du danger donne à des soldats enthousiastes qui n'ont jamais vu le feu. Les chasseurs combattent avec leur vaillance habituelle ; ils entrent dans le flot des Marocains, leur enlèvent des armes et des chevaux, mais ils cèdent au nombre et se replient avec calme. Rien n'est plus difficile devant les Arabes qu'une retraite lente après une attaque impétueuse, et le mouvement des chasseurs dut être aidé par le feu à mitraille des deux pièces de campagne hardiment conduites par le lieutenant Princeteau[9], et soutenues par des compagnies du 11e. A la gauche, les auxiliaires sont enfoncés ; les Marocains à pied abordent les couloughlis et les poussent jusque sur le bataillon d'Afrique, contre lequel leur fougue vient s'amortir. Ils s'arrêtent d'abord un instant et engagent une fusillade très-vive ; puis, devenant plus nombreux, ils essayent de déborder la gauche de l'infanterie française, contre laquelle Abd-el-Kader va se ruer avec toutes ses forces. Alors, par un de ces coups de théâtre si communs dans cette guerre, où tout est soudain et éphémère, le feu cesse sur toute la ligne ; les bandes africaines, déjà massées pour l'attaque, se retirent à la hâte, en refusant surtout leur aile droite, qui était le plus engagée. La précipitation de ce mouvement paraît inexplicable au maréchal, et lui fait craindre un piège ; et, jusqu'à ce qu'il ait le secret de cette énigme, il fait suivre avec précaution l'ennemi par la cavalerie et les auxiliaires. C'était le général Perregaux venant de Tlemcen avec mille hommes, qui, au bruit de la mousqueterie, s'était jeté à gauche de la route, sur les derrières d'un ennemi toujours vaincu quand il se croit tourné, et avait déterminé une retraite que les Français durent s'estimer heureux d'avoir si facilement obtenue. Mais les deux combats de l'Isser ne leur livraient point le chemin de Rachgoun ; l'émir, campé dans les montagnes d'Ouel-Hassa, occupait, avec dix mille hommes, une masse isolée de contreforts disposés en amphithéâtre, et dont les abords étaient inaccessibles. Cette position, qu'il était presque impossible d'emporter de front, ne pouvait être tournée que par un mouvement très-large, et fait dans un pays inconnu : le maréchal avait trop peu de monde pour le tenter ; il était, en outre, gêné par un convoi de voitures, et c'était une nécessité pour lui de ne pas user vite des troupes dont on se montrait si avare à son égard. Cependant, après avoir bivaqué sur le champ de bataille, il hésita s'il ne marcherait pas en avant à tout risque. Renoncer volontairement à son entreprise était déjà fâcheux, mais y être contraint plus tard était encore plus grave. Aussi eut-il la fermeté d'esprit de ne point se laisser aller à cette confiance en soi qu'un bon général, avec de bonnes troupes, écoute souvent plus que les conseils de la raison ; et il rentra le 28 janvier à Tlemcen. L'émir l'y fit suivre par un parti de cavalerie, afin de bien constater la retraite des Français aux yeux des Marocains, auxquels il devait sa nouvelle grandeur. L'apparition de ces derniers avait réveillé le fanatisme musulman ; leur soumission avait relevé l'émir dans l'esprit des peuples, souvent disposés 'à n'estimer leurs chefs qu'à la valeur que les autres leur accordent. Les Arabes, dans leur logique simple et dégagée de toute convention, ne voient que la conclusion finale. Ici, les résultats partiels étaient deux combats honorables pour les armes françaises ; mais le résultat d'ensemble était l'abandon d'une entreprise malheureusement assez indiquée pour que les Arabes vissent, dans cet abandon, un succès qui ranima leurs espérances abattues. Divers symptômes avertirent bientôt le général français du nouveau crédit que son mouvement infructueux avait rendu à l'émir. Les avant-postes commencèrent à être harcelés jour et nuit : les habitants de Tlemcen désertèrent ensuite en grand nombre, indiquant ainsi que notre protection ne faisait plus assez contre-poids à leurs tendances naturelles ; et Abd-el-Kader avait déjà reconquis les contingents d'un assez grand nombre de tribus de l'Ouest, lorsque le corps expéditionnaire, dont le départ avait été retardé par la neige, se remit en route pour Oran. En partant, le maréchal laissa dans Méchouar, avec les couloughlis, une garnison française, mais une garnison trop faible pour pouvoir rayonner en dehors des murs de la place. Tlemcen, occupé d'une manière insuffisante par suite de la réduction de l'effectif de l'armée, au lieu d'être une base facultative d'opérations utiles et efficaces, devint un but forcé d'expéditions stériles et par conséquent dangereuses. On ne put y laisser que cinq cents hommes : c'étaient cinq cents prisonniers condamnés à ne pas sortir de leurs murailles, et condamnant eux-mêmes la garnison d'Oran à venir périodiquement leur apporter à manger dans la cage où ils étaient renfermés vivants. Mais cette troupe, destinée à une épreuve bien cruelle pour le caractère français, celle de tout souffrir passivement, était composée de ces hommes énergiques et d'un moral inébranlable comme il s'en fait tant en Afrique. C'étaient tous des volontaires, auxquels l'attrait d'un avenir effrayant avait fait briguer un poste où il n'y avait de certain que le danger. L'expérience des guerres subséquentes, qui a consacré tous les principes posés en Afrique par le maréchal Clauzel, a prouvé aussi, par l'exemple des autres garnisons laissées plus tard dans l'intérieur du pays, combien ici encore le grand général avait bien jugé quelle était la nature d'hommes que réclamait une si périlleuse situation. Il avait donné pour chef au bataillon de Tlemcen le capitaine Cavaignac, de l'arme du génie, l'un de ces officiers rares dont la supériorité, généralement acceptée, s'était révélée même avant les épreuves. Le maréchal assura Pour plus d'un an l'approvisionnement de la place, et, n'emportant des rations que pour huit jours, il quitta Tlemcen le 7 février. Afin d'éviter l'apparence d'une retraite, qui équivaut souvent pour les Arabes à la réalité d'un succès, il se dirigea vers Mascara, en se rapprochant du sommet des montagnes et en passant près de la source des rivières qu'il avait traversées plus bas, en venant d'Oran. Le 9, au delà du haut Isser, l'avant-garde d'Abd-el-Kader vint engager mollement avec la brigade Perregaux un combat promptement terminé par un retour offensif du 17e léger et du 2e chasseurs. Le soir, l'armée coucha au delà des sources du Rio-Salado, après avoir dépassé l'arête des montagnes qui séparent le bassin de Tlemcen de celui d'Oran. Le génie avait eu constamment à travailler ; les sapeurs, qui marchaient à l'extrême avant-garde, rencontraient à chaque pas des ravins et des côtes perpendiculaires à la direction que suivait l'armée ; ils ouvraient rapidement le passage, puis reprenaient leurs sacs, et regagnaient, en forçant de marche, la tête de la colonne, où c'était à recommencer de nouveau. Occupés jour et nuit, leur zèle n'avait pas même été diminué par l'ingrate pensée que les travaux péniblement exécutés sur cette route excentrique demeureraient stériles pour l'avenir. Le 10, Abd-el-Kader, pressé de compromettre contre les chrétiens les hommes qui venaient de se donner de nouveau à lui, se montra avec quatre mille cavaliers. La colonne française s'engageait dans un long défilé, où il fallait faire la route pour le convoi. Le général Perregaux prit position à l'arrière-garde ; le convoi se massa au pied de la montagne ; le général d'Arlanges couronna les hauteurs des deux côtés, et l'ennemi fut repoussé au loin par la brigade Perregaux, qui opéra sa retraite par les deux ailes. Les Arabes s'étaient pourtant peu à peu rapprochés ; et quatre à cinq cents fantassins, soutenus par toute la cavalerie, tentèrent, sur les pelotons qui étaient restés les derniers en position, une attaque que le 17e léger et les zouaves du capitaine Cuny[10] leur firent payer cher ; aussi le défilé était-il déjà entièrement passé avant que l'émir cherchât à recommencer le combat. Le maréchal, qui ne voulait plus s'engager, se retira en échelons, tantôt par la droite, tantôt par la gauche, menaçant toujours une des ailes de l'ennemi. Par ces mouvements, si bien adaptés au terrain, le général français prouve au chef arabe qu'il sait aussi être insaisissable lorsqu'il le veut ; que ce privilège n'est pas seulement celui de l'indiscipline et de l'absence de tactique, et que l'initiative du combat appartient toujours au plus habile, quelles que soient la nature et la constitution des troupes sous ses ordres. L'émir, irrité de son impuissance comme d'une défaite, finit par renoncer à ces vailles tentatives contre un serpent qui lui échappe sans cesse. Il fait seulement inquiéter l'armée par des alertes de nuit. D'adroits voleurs, entièrement nus et couverts de feuilles de palmier nain, se coulent la nuit, en rampant, à travers les broussailles, jusqu'au milieu du camp, tuent et blessent quelques sentinelles, et enlèvent des armes jusque- devant la tente du maréchal, qui est elle-même percée par des balles. Ces agressions de détail furent aisément réprimées, et, le 12, après une marche forcée, le corps expéditionnaire rentrait à Oran. La campagne dans cette province n'était pas encore terminée ; pour atteindre le but, le plus difficile restait à faire. Le ministre de la guerre demandait au maréchal des résultats, et lui refusait le temps et les moyens ; mais les ressources de son esprit ne firent point défaut au général français. Ayant hâte de frapper encore un coup avec les régiments qui allaient s'embarquer, il retourne promptement à Alger, ramenant avec lui les zouaves, les compagnies d'élite, une partie du génie et de l'artillerie de la division d'Oran ; et c'est au général Perregaux qu'il laisse la mission de continuer les opérations, dont le but sera de réunir contre l'émir les tribus qui déjà n'étaient plus avec lui, et de créer ainsi une contre-coalition arabe. Cette tâche qu'il était presque impossible de remplir avec si peu de troupes et tant de mauvais précédents, le général Perregaux l'accomplit rapidement et brillamment ; il réussit, parce qu'il sut employer avec énergie et talent la justice et la persévérance. Ce sont des armes dont on a rarement fait usage en Afrique, parce qu'elles exigent. pour être maniées avec succès, d'autres et de plus rares qualités que le courage et l'ambition. Ce fut sur le Chélif que le général résolut d'opérer d'abord. Le plus pressé était d'isoler l'émir de la province d'Alger ; et, d'ailleurs, il était trop tard déjà pour lui disputer avec succès les populations voisines du Maroc. Une campagne politique ne pouvait s'entreprendre qu'avec des troupes bien portantes et bien disciplinées : il fallait diminuer les privations du soldat, qui manquait de viande dans Oran, où les coureurs d'Abd-el-Kader ne laissaient rien arriver. Le général Perregaux n'était pas homme à. faire venir des bœufs de France, quand l'ennemi en avait. Le 23 février, il sort avec quatre mille hommes, et, par une marche rapide de jour et de nuit, il surprend les troupeaux de la plaine du Sig. Au retour du général, l'émir lui fit l'honneur de venir en personne lui disputer son bétail, le premier des trophées chez des peuples pour qui la guerre est le vol. Il tenta une surprise de nuit, mais elle échoua contre la vigilance du 66e, qui déploya ce courage de deux heures du matin dont l'empereur Napoléon faisait si grand cas ; et la colonne rentra à Oran sans autre obstacle qu'un temps affreux. A la première éclaircie, tandis que le général d'Arlanges fait une diversion sur Bridia, le général Perregaux sort avec trois bataillons des 17e léger, 11e et 66e de ligne, trois escadrons et six pièces de campagne et de montagne, et les cavaliers de Mustapha-ben-Ismail ; et il rejoint, le 16 mars, dans la plaine de l'Habra, El-Mezari, Ibrahim et le colonel Combes avec le 47e, venant de Mostaganem. La colonne Perregaux était un modèle de bonne organisation : les transports étaient bien entendus, les marches bien réglées, et la nourriture du soldat avait été augmentée et adaptée au climat, par l'usage régulier du café, du sucre, et un emploi plus fréquent du riz. L'émir ne se montra point ; il envoya son aga Habi-Bouhassem avec un millier de chevaux, pour observer les Français et isoler les populations du camp chrétien. Le général Perregaux se débarrassa par un coup de vigueur de ce blocus incommode qui eût rendu son entreprise stérile, en lui interdisant les communications avec les Arabes. Il ordonne aux indigènes de charger à fond les cavaliers de l'aga et les fait soutenir par les chasseurs à cheval. Le vaillant Mustapha joint l'ennemi, le pousse à outrance, lui prend ses deux drapeaux, lui coupe quarante têtes, et ne cesse la poursuite que lorsque le dernier cavalier a disparu. Aussitôt les troupes françaises se répandent dans la plaine, dont les tribus se soumettent à un vainqueur ferme et équitable. Le général ne voit dans ce premier succès que l'obligation d'en remporter promptement de nouveaux. Il jette pendant la nuit les troupes dans l'Atlas, et assure à la fois, par un châtiment inattendu, l'approvisionnement de sa colonne et la soumission des montagnards. Après avoir su vaincre, il sut attendre et persévérer ; il sentit qu'il fallait rester dans le pays, mais n'y pas rester inactif. En trois jours, trois bataillons construisirent un camp retranché pour mille hommes : c'était une prise de possession pour le présent et un ouvrage utile pour l'avenir. Le 24 mars, les Français pénètrent dans les populeuses et fertiles plaines du Chélif. Le fils de Sidi-el-Aribi, portant encore la marque des fers dont l'émir l'avait fait charger, vint se joindre à Mustapha-ben-Ismail. L'exemple de ce jeune homme, dernier rejeton d'une famille dont l'autorité était respectée depuis des siècles, entraîne la soumission des populations déjà ébranlées par les défections précédentes. La marche du général Perregaux devient une marche triomphale : escorté par plus de quatre mille cavaliers qui se succèdent autour de lui, il parcourt la vallée, recevant l'hommage des chevaux et les autres marques de vasselage qu'il a soin d'exiger des Arabes ; car il connaît l'empire des formes sur ces hommes dont la vie est tout extérieure. Partout l'ordre et l'abondance naissent sous ses pas : ce n'est qu'après avoir terminé la conquête pacifique d'une contrée où il régnait par sa modération, par la discipline de ses troupes et par son intelligence des besoins du peuple arabe, qu'il rentre à Mostaganem et à Oran. Pendant son retour, il voulut visiter un ancien établissement romain, nommé Sourkelmitou, situé près du Chélif, sur la montagne de Zarouel, dans une de ces positions remarquables que le grand peuple savait si bien choisir. C'était un nid de Kabyles, véritable guêpier dont personne ne s'.approchait impunément. Ils prennent les armes, blessent El-Mezari, et se font tuer à la baïonnette par les soldats du 47e, conduits par le colonel Combes. Cette peuplade de sauvages isolés semblait rappeler aux anciens et aux nouveaux conquérants du sol l'indépendance d'une race qui les a précédés et qui peut-être leur survivra. En peu de jours, et avec bien peu' de moyens, le général Perregaux avait créé les éléments d'une puissance rivale de celle de l'émir, et la rude campagne d'hiver de la division d'Oran aboutissait à une situation satisfaisante. Le résultat était presque complet ; mais le dernier fil qui rattachait Abd-el-Kader aux Arabes n'avait pas été coupé : on lui donna du temps, et l'émir, plus persévérant que la France, prouva bientôt aux tribus qui s'étaient fiées aux Français, qu'en Afrique le rôle de leur ennemi est souvent préférable à celui de leur allié. Tant que le général Perregaux avait été en situation de faire le bien, il avait oublié la fausse position où l'avait placé, vis-à-vis du général d'Arlanges, commandant la province, ce détestable système de double commandement, dont on devrait toujours se garder ; mais, lorsque la garnison de Mostaganem, réduite à quatre cents hommes par suite du manque de troupes, ne fut plus en état de protéger les populations du Chélif, le général Perregaux ne voulut pas assister au sacrifice de ceux : qu'il se trouvait ainsi avoir compromis, et il obtint de quitter sa brigade. Son nom lui a survécu dans la province d'Oran, comme en Égypte celui du sultan juste, de Desaix, mort, ainsi que Perregaux, sur un champ de bataille auprès de celui dont il était le conseil et l'ami. |
[1] Ces troupes, à l'exception de deux compagnies du génie et de six pièces gardées en réserve, étaient ainsi réparties en trois brigades :
PREMIÈRE BRIGADE, GÉNÉRAL PERREGAUX.
Quatre compagnies de zouaves ;
Bataillon d'élite (2e et 10e léger, 13e et 63e de ligne),
17e léger ;
Deux compagnies du génie ;
2e régiment de chasseurs à cheval d'Afrique ;
Cavaliers douairs et smélas ;
Deux obusiers de montagne.
DEUXIÈME BRIGADE, GÉNÉRAL D'ARLANGES.
1er bataillon d'Afrique ; 66e de ligne ;
Deux obusiers de montagne.
TROISIÈME BRIGADE, COLONEL DE VILMORIN, DU 11e DE LIGNE.
11e de ligne ;
Deux obusiers de montagne.
[2] PERREGAUX. — Colonel en 1820. — Maréchal de camp le 16 juin 1834. — Mort en 1837, des suites d'une blessure reçue à Constantine.
[3] Commandant YOUSSOUF. — Maréchal de camp en 1845. — Général de division en 1856. — Mort à Cannes en 1866.
[4] Colonel DE GOUY (LEFEBVRE). — 2e régiment de chasseurs d'Afrique. — Maréchal de camp en 1845. — Mort en 1847, à Nancy.
[5] Elle était ainsi composée :
AUXILIAIRES INDIGÈNES, L'AGA MUSTAPHA.
Couloughlis a pied, quatre cents hommes ;
Douairs et Smélas, six cents chevaux.
DEUXIÈME BRIGADE, GÉNÉRAL D'ARLANGES.
1er bataillon d'Afrique, 66e de ligne, quinze cents hommes ;
Une compagnie du génie.
TROISIÈME BRIGADE, COLONEL DE VILMORIN.
11e de ligne, neuf cents hommes.
CAVALERIE, COLONEL DE GOUY.
2e chasseurs d'Afrique, six cents chevaux.
[6] Lieutenant MESMER. — Lieutenant au 2e chasseurs. — Capitaine au 1er régiment de spahis. — Passé aux spahis du Sénégal. — Commande les bachi-bouzouks en 1854.
[7] Sous-lieutenant SAVARESSE. — Lieutenant au 2e chasseurs. — Capitaine le 5 juillet 1843, au même régiment. — Passe au 2e de carabiniers. — Général de brigade le 16 décembre 1865. — Commandant de la subdivision du Loiret.
[8] RIPERT (Honoré-Sarrazin). — Capitaine au 11e de ligne. —Général de division du 17 mars 1855. — A la réserve.
[9] Lieutenant PRINCETEAU. — Artillerie. — Officier d'ordonnance du roi Louis-Philippe. — Général de division en 1868. — Inspecteur général et membre du comité d'artillerie.
[10] Capitaine CUNY. — Porte-étendard des zouaves. — Colonel du 11e de ligne. — Général de brigade en 1848. — Mort à Cherbourg en 1861.