La conquête de l'Algérie forme un épisode intéressant de notre longue histoire militaire. Elle ne peut se comparer aux grands drames guerriers de la République et du premier Empire, aux luttes dont la Crimée et la Lombardie ont, de nos jours, été le théâtre ; mais elle a exercé une influence importante sur le caractère de notre armée, et elle est restée, dans ses traditions, comme un glorieux souvenir. L'armée d'Afrique a acquis, dans cette guerre si nouvelle, une précieuse expérience ; elle a surtout donné l'exemple de toutes les vertus militaires, et mérité par là de prendre place à côté de ces armées dévouées, modestes et intègres, qui ont honoré la France aux époques vraiment héroïques de son histoire. Cette conquête, et les vingt années de guerre durant lesquelles elle s'est accomplie en un temps de paix générale pour l'Europe, ont été le lien entre deux générations militaires. La plupart de nos premiers généraux d'Afrique s'étaient formés à l'école de l'Empire, depuis les maréchaux Clauzel et Valée, qui avaient exercé de grands commandements dans la guerre d'Espagne, jusqu'au général de Damrémont et au maréchal Bugeaud, qui étaient colonels à la fin de nos grandes guerres. Autour de ces chefs, on vit s'élever une jeune et nombreuse famille d'officiers, pleins d'ardeur et de courage, liés entre eux par un égal dévouement à. la France, et qui devaient lui donner des généraux éprouvés, des administrateurs capables et plus d'un grand citoyen. Quoiqu'elle ait été cruellement décimée par les balles ennemies, par la maladie, par l'âge, et dispersée par nos troubles politiques, c'est encore à cette même famille qu'appartiennent tous ceux qui depuis lors ont conduit nos soldats sur des champs de bataille plus vastes ou plus éloignés. Chacun dans cette famille était bientôt apprécié par ses camarades à sa juste valeur. Le mérite, qui trouvait en Algérie l'occasion de se révéler promptement, était toujours remarqué, et les services les plus modestes étaient récompensés avec impartialité. L'opinion publique, en effet, qui s'intéressait vivement à l'armée d'Afrique, exerçait sur elle et sur ses chefs une puissante et salutaire influence. Elle l'encourageait et la contrôlait à la fois. L'histoire politique et stratégique de la conquête de l'Algérie n'a pas, jusqu'ici, été faite : l'époque dont cette conquête est l'œuvre attend encore le jugement impartial de la postérité. Mais il y a pour l'armée, comme pour la France, un véritable intérêt à fixer les traditions de cette guerre si originale, si féconde en utiles enseignements et en exemples héroïques, à recueillir, pour conserver ce que nous appellerions volontiers la légende algérienne, les souvenirs de quelques-uns de ceux qui y ont pris une part importante. Parmi les noms des chefs qui ont raconté ce qu'ils ont vu et laissé des témoignages écrits de leur sympathie et de leur admiration pour leurs compagnons d'armes, se place le nom du duc d'Orléans. La sollicitude dévouée pour l'armée française qui l'a constamment animé, qui a inspiré tous les actes de sa vie militaire, se retrouve dans tout ce qu'il a écrit. On pourra en juger par le morceau historique que nous donnons ici. L'Armée d'Afrique, tel est le titre d'un ouvrage dans lequel il se proposait de raconter à la France les travaux et les combats de cette armée, dans les rangs de laquelle il avait eu l'honneur de servir. A cet ouvrage il consacra les loisirs d'une existence prématurément brisée..... Il ne put l'achever ; mais il laissa parmi ses papiers ce fragment, auquel il ne manquait que la dernière révision de l'auteur, et dont la publication est, aux yeux de ses fils, un hommage rendu à la mémoire de leur père et l'acquittement d'un legs fait par lui à cette armée dans laquelle son ardent patriotisme voyait une parfaite image de la nation française. Il avait eu de bonne heure l'occasion de vivre au milieu de nos soldats, de connaître leurs qualités, d'apprécier leurs vertus à l'heure du danger et de la souffrance. Dès 1831, il avait accompagné le drapeau tricolore, lorsque cet emblème de notre Révolution, récemment relevé, passa la frontière belge pour soutenir un grand intérêt national. L'année suivante, il commençait l'investissement de la citadelle d'Anvers avec une brigade dans laquelle servait son frère le duc de Nemours. Il y reçut le baptême du feu, comme premier général de tranchée, et, de ce jour, il se considéra comme ayant acquis le droit de cité dans l'armée française. Il ne tarda pas à aller combattre dans ses rangs pour la défense de notre nouvelle colonie algérienne, dont l'existence même était alors menacée par Abd-el-Kader, et il faisait. en 1835, auprès du maréchal Clauzel, la campagne de Mascara. Dans cette brillante expédition, à l'école d'un chef illustre, il étudiait avec ardeur la manière de faire la guerre à un ennemi dont l'activité et la vigilance ne laissèrent jamais une imprudence ou une fausse manœuvre impunies. Dans ces engagements, où l'intelligence individuelle jouait un si grand rôle, il oubliait le danger pour suivre officiers et soldats d'un œil observateur, et, dans le journal qu'il écrivait fidèlement le soir pour sa famille, à côté de la description pittoresque des cavaliers arabes ou de la nature méridionale, si frappante pour les nouveaux venus, on rencontre, presque à chaque ligne, les noms d'officiers, inconnus alors, chez lesquels il avait deviné les qualités qui les firent depuis arriver aux premiers rangs de l'armée. En 1839, il commandait une division et fit, sous les ordres du maréchal Valée, le voyage de découverte qu'on appela l'expédition des Portes-de-Fer. En souvenir de cette campagne, il écrivit lui-même la monographie des cinq régiments qui avaient formé sa division[1]. Dans ces récits rapides, dont le style vif et simple devait plaire au soldat, il lui racontait les combats et les actions d'éclat qui honoraient le numéro inscrit sur son schako. Il aurait voulu que ce travail fût fait pour toute l'armée, que chaque régiment possédât un abrégé de son histoire, qui devint comme la généalogie glorieuse de tous ceux qui marchaient dans ses rangs. En resserrant ainsi la longue chaine des faits de guerre qui, à travers tant de vicissitudes, font remonter 4 deux ou trois siècles l'origine de quelques-uns de nos régiments. il voulait fortifier cet esprit de corps qui double la valeur du soldat et inspire aux plus humbles une généreuse ambition. En 1840, la division d'Orléans ouvrait la route de Médéah et enlevait le col de Mouzala : elle se composait de soldats déjà aguerris par de rudes campagnes et d'officiers dont la réputation était bien supérieure à leur grade. Le général Duvivier y commandait une brigade ; le colonel Changarnier entrait, à la tête du 2e léger, dans les retranchements ennemis ; le colonel de Lamoricière commandait les zouaves, qui l'avaient suivi dans tant de combats. Le bataillon de tirailleurs, récemment formé par les soins du duc d'Orléans, déployait déjà sous ses yeux toutes les qualités qui ont fait depuis la juste et grande réputation des chasseurs à pied, dont ce bataillon fut le noyau. Auprès de lui, son jeune frère, le duc d'Aumale, débutait dans la carrière qu'il a parcourue avec tant d'éclat, et qu'il devait, lui aussi, voir prématurément interrompue par cette autre mort qu'on appelle l'exil. Dans le travail que nous publions, le duc d'Orléans a raconté les deux premières campagnes auxquelles il a pris part en Algérie. Sa modestie, qui, sans affecter d'ailleurs un prétentieux silence, l'empêche de se faire valoir, ne lui a pas permis de dire tout ce qu'il fit pour ses compagnons d'armes, et les exemples qu'il donna au milieu d'eux. Il n'a songé qu'à rendre hommage aux qualités si diverses que la guerre d'Afrique développait chez nos soldats. Cet hommage est celui de l'officier plein d'ardeur pour son métier et de dévouement pour les troupes qu'il a l'honneur de commander ; c'est celui du citoyen qui sentait bien quel service l'armée rendait à la France en prouvant ce dont elle eût été capable partout où l'honneur national l'aurait appelée. Il croyait, en effet, qu'elle était pour nous une garantie de paix, de liberté et d'indépendance, d'autant plus efficace qu'elle inspirait plus de respect à tous les adversaires des grands principes de notre Révolution. Si jamais, comme en 1791, ils étaient tentés de s'attaquer à la France comme au champion de la cause libérale devant l'Europe, il voulait que notre armée pût être, contre leur agression, un rempart inébranlable. Hâtons-nous de dire cependant qu'à ses yeux nos possessions algériennes étaient tout autre chose encore qu'une école militaire. Il suffira de lire ce qu'il a écrit pour comprendre l'importance qu'il attachait au solide établissement de cette belle colonie. Et, à ce propos, il importe que le lecteur n'oublie pas que près de trente ans se sont écoulés depuis cette époque, trente ans durant lesquels toutes les questions relatives à l'Algérie ont complètement changé de face. Les problèmes compliqués de son gouvernement n'avaient pas été posés, ou n'apparaissaient encore qu'à l'horizon lointain d'une pacification générale de la contrée. Mais, en revanche, la question de l'occupation restreinte du littoral, ou même de l'évacuation absolue, était ardemment controversée. La sécurité de la Méditerranée et l'honneur national ayant obligé la France à planter son drapeau sur le sol algérien, le duc d'Orléans n'admettait pas qu'il dût repasser la mer, et il croyait que la politique, d'accord en cela avec la véritable économie, exigeait que notre domination y fût établie complètement et d'une manière incontestée. Cette opinion trouvait en ce temps-là beaucoup de sincères contradicteurs : aussi ne doit-on pas s'étonner de la lui voir soutenir avec cette ardeur que de vives et quotidiennes discussions inspirent à un esprit profondément convaincu. Il faut aussi se souvenir que les grandes affaires de la France étaient alors soumises à l'analyse sévère des assemblées délibérantes, dont le contrôle salutaire n'empêcha jamais l'accomplissement d'une œuvre patriotique, mais qui, pour en discuter l'exécution, devaient tenir compte de bien des intérêts divers. Dans l'appréciation des dépenses nécessaires à l'établissement de notre pouvoir en Algérie, les Chambres se placèrent parfois à. un autre point de vue que ceux qui, comme le duc d'Orléans, voyaient de près les difficultés d'une pareille tâche ; et c'est même en partie pour éclairer l'opinion publique sur toutes ces difficultés qu'il avait entrepris l'histoire de l'armée d'Afrique. Il était préoccupé sans cesse de l'avenir de l'Algérie. Au milieu de ses campagnes, il étudiait toutes les ressources du sol fertile que la France venait de conquérir et songeait aux moyens de le féconder. Il admirait avec quelle infatigable énergie nos soldats, sans même attendre que le pays fût entièrement pacifié, le sillonnaient de routes et y marquaient leur passage par de magnifiques travaux d'art. Il lui tardait de voir paraître derrière eux une autre armée, celle des colons, faisant la conquête définitive d'une contrée qui était jadis le grenier du monde, et fondant, sous ce beau climat, une France nouvelle que la mère patrie pourrait montrer avec un légitime orgueil. Ces colons étaient encore trop peu nombreux pour jouer un rôle important et efficace ; mais plus leurs efforts étaient restreints et leur tâche difficile, plus il sentait la nécessité de les encourager et de leur ouvrir la voie. Enfin il aimait dans l'Algérie française une œuvre qui devait honorer à jamais le règne de son père et survivre aux révolutions, comme y a survécu cette statue qui fut élevée au duc d'Orléans par l'armée, sur la place d'Alger, et que tous les gouvernements ont respectée depuis vingt-cinq ans ; une œuvre glorieuse à laquelle lui-même et ses frères devaient attacher plus particulièrement leur nom. Il savait bien en effet qu'avec lui, ou sans lui et à son défaut, ceux-ci avanceraient bravement dans la route où il les avait précédés. Il n'eut pas la joie d'assister à leurs succès ni à ceux de tous les compagnons d'armes qu'il avait quittés en 1840, plein d'espoir alors dans un avenir qui semblait si brillant ; mais il laissa après lui, avec le souvenir des services rendus à l'armée d'Afrique, celui d'une vie consacrée au devoir, d'une vie que peut résumer tout entière cette pensée exprimée plusieurs fois dans sa correspondance, et religieusement recueillie par nous comme un legs fait à toute sa famille : Toutes places, écrivait-il à son père, où l'on peut servir la France sont bonnes, et celle où l'on fait le plus de sacrifices pour le pays est véritablement la première. —————————— Les pages que nous publions ne comprennent qu'une partie de l'histoire des campagnes d'Afrique antérieures à la mort du duc d'Orléans. Il n'a pas eu le temps d'écrire le reste ; il a seulement laissé un plan d'ensemble de l'ouvrage qu'il avait conçu. Notre dessein ne pouvait être de combler cette lacune et de bâtir tout l'édifice sur une esquisse de l'architecte. Toutefois, ce serait aller contre les intentions de l'auteur que de jeter le lecteur, brusquement et sans préparation dans un récit où il est constamment fait allusion à des événements que les chapitres précédents devaient lui avoir expliqués. On ne peut parler de ces laborieuses campagnes qui ont fondé notre domination en Afrique au milieu de tant de difficultés, sans avoir au moins donné, en quelques pages, une idée de ce que furent les débuts de notre armée en Algérie, sans avoir dit un mot, d'abord du grand et beau succès par lequel nos soldats, serviteurs zélés de la France sous tous ses gouvernements, honorèrent les derniers jours de la Restauration, et ensuite des premières luttes, souvent si ingrates, dans lesquelles, à force de courage et de patience, ils conservèrent à leur pays sa nouvelle conquête. Mais, pour faire cette esquisse, je cède la place à mon frère, qui, comme moi animé des sentiments de la piété filiale, comme moi plein des souvenirs du dévouement de notre père à l'armée française, a eu de plus que moi la satisfaction de combattre une fois à côté d'elle. LOUIS-PHILIPPE D'ORLÉANS. |
[1] C'étaient les 2e et 17e légers, le 23e de ligne et les 1er et 3e chasseurs d'Afrique, ces derniers représentés par quelques escadrons. Deux de ces monographies, celles du 2e léger et du 23e de ligne, furent depuis développées et publiées par ses soins.