PREMIÈRE PARTIE. — VIE DE DANTONSi Danton était l’homme que les ennemis de la Révolution nous ont représenté, c’est-à-dire ignorant, débauché, vénal, sanguinaire, quelques services qu’il eût pu, malgré ses crimes et ses vices, rendre au pays, sa vie ne mériterait pas d’être placée sous les yeux de nos jeunes lecteurs dans cette galerie des grands Français. Mais une étude impartiale nous fait voir, au contraire, que, parmi les héros de la Révolution française, nul ne fut plus moral, plus instruit, plus humain, plus pur d’argent, plus pur de haine. A un génie oratoire plus original et plus français que celui de Robespierre et de Vergniaud, Danton joignit le génie créateur, qui manquait à ses deux illustres rivaux : il fonda, organisa, autant qu’il fut en lui, la France nouvelle, d’abord en surexcitant le patriotisme contre l’étranger, puis en prêchant, à l’intérieur» l’union de tous les patriotes sans distinction de partis, et en préparant, par sa sagesse, par son bon sens pratique, une République bien ordonnée dont sa mort retarda l’avènement de plus de trois quarts de siècle. Enfin, non moins irréprochable dans sa vie privée que dans sa vie publique, cet homme d’Etat fut, à tous égards, comme on va le voir, un véritable homme de bien. I. — ENFANCE ET ÉDUCATION DE DANTON. Georges-Jacques Danton naquit en 1759 à Arcis-sur-Aube, petite ville dont les habitants étaient alors renommés en Champagne par leur activité, leur sagesse et leur esprit d’indépendance : ils s’accommodaient mal de l’ancien régime et, tout en obéissant aux lois, résistaient fièrement au despotisme de leurs seigneurs. La famille de Danton ne manquait ni d’aisance ni d’instruction. Son père était procureur au bailliage d’Arcis. Il n’eut pas la joie d’être témoin de la gloire de son fils : il mourut en 1762, et Danton fut élevé par son grand-père, entrepreneur des ponts et chaussées de la province de Champagne, et surtout par sa mère, femme distinguée et bonne, qui chercha à discipliner son caractère assez vif sans énerver sa volonté et qui se fit obéir avec amour du moins docile de ses quatre enfants. Toute sa vie, l’homme d’Etat adora sa mère comme il adorait la France : les grands patriotes de la Convention étaient tous de bons fils. Sa première enfance fut, pour ainsi dire, confiée à la nature, selon le goût du temps et l’usage du pays. Nourri par une vache, il prit ses premiers ébats au milieu des animaux, dans les champs. C’est ainsi qu’un double accident le défigura pour la vie : un taureau lui enleva, d’un coup de corne, la lèvre supérieure. Il s’exposa de nouveau, avec insouciance : un second coup de corne lui écrasa le nez. Plus tard, la petite vérole le marqua profondément. De là vint sa laideur si visible, mais que faisaient oublier des yeux pleins de feu, un grand air d’intelligence et de bonté. Les exercices physiques tinrent une grande place dans son éducation, pour laquelle sa mère s’inspirait sans doute des plus sages préceptes de Jean-Jacques Rousseau. Ainsi il était passionné pour l’escrime, la paume et surtout pour la natation. Dans les premières années de son séjour à Paris, il étonnait ses camarades par son adresse à traverser les courants les plus difficiles de la Seine, et il sauva plus d’un imprudent nageur. De l’endroit même où ils prenaient leurs ébats, dit un contemporain, on voyait les tours de la Bastille, et plus d’une fois les baigneurs ont entendu Danton, dressant sa tête comme un triton, jeter une menace du côté de la prison d’Etat, et s’écrier de sa voix vibrante : Ce château-fort suspendu sur notre tête m’offusque et me gêne. Quand le verrons-nous abattre ? Pour moi, ce jour-là, j’y donnerais un fier coup de pioche ! L’éducation intellectuelle de Danton ne fut pas moins soignée que son éducation physique : c’est ainsi que se développèrent en lui, par l’équilibre de toutes ses facultés, une bonne humeur, une gaieté cordiale qui ne l’abandonnèrent jamais aux heures les plus critiques. Mais son instruction n’alla pas sans encombre. Sa personnalité franche et forte se prêta mal à la discipline hypocrite et brutale qui était alors de mise dans les écoles. On le confia d’abord à une institutrice qui voulut lui apprendre l’alphabet à coup de verges : Danton aima mieux aller barboter dans l’Aube. A huit ans, il passa dans une classe de grammaire latine, mais n’y put perdre ses habitudes d’école buissonnière. Ses parents le mirent alors au petit séminaire de Troyes, quoiqu’ils ne le destinassent point à l’état ecclésiastique : il s’y fit aimer de ses camarades et détester de ses maîtres, à cause de l’indépendance de son caractère. On le surnommait l’anti-supérieur, le républicain. Aux vacances, il fit à sa mère l’aveu de ses répugnances pour cette éducation cléricale : Il y a là, disait- il, des habitudes qui ne me vont pas, et que je ne pourrai jamais comprendre. Madame Danton le mit alors dans une pension laïque de Troyes, dont les élèves suivaient les cours du collège de cette ville, tenu par des Oratoriens. Danton y finit ses classes, sans s’habituer à une discipline surannée. Un jour, en rhétorique, le régent donna l’ordre à un élève d’aller en sixième chercher la férule afin d’en être frappé. Tous ces jeunes gens de seize à dix- huit ans furent indignés. L’un deux raconta depuis que Danton fut le premier à faire entendre sa voix, déjà sonore, contre l’absurde exigence du maître : celui-ci dut y renoncer et, bientôt, quitter sa chaire. Cependant le jeune tribun travaillait : ses études, passables en troisième et en seconde, furent brillantes en rhétorique. Il lisait avec passion Tite-Live et les historiens romains. Il y puisait, comme tant d’autres alors, des instincts généreux et républicains. Son style était déjà original. Il s’exerçait — dit un de ses camarades, celui auquel nous empruntons tous ces détails — à chercher des mots énergiques, des tournures hardies, des expressions nouvelles. Quand il lisait ses discours français, le maître et les élèves ne pouvaient s’empêcher d’applaudir. En juin 1775, ses camarades et lui eurent à décrire, en
composition française, le sacre de Louis XVI, qui allait avoir lieu. Avant de
rédiger son devoir, Danton voulut voir la cérémonie même, afin d’en faire un
récit véridique. A ce souci littéraire se joignait je ne sais quelle
curiosité dédaigneuse : Je veux voir un roi,
disait le jeune Romain, je veux examiner comment on
fait un roi. Il alla donc à Reims, vit tout le détail du sacre, en
déplora le luxe si coûteux pour le peuple et entendit le successeur de Louis
XV prêter un serment suranné et mystique, où il était question des intérêts
de l’église catholique et non des droits de la nation. Le rhétoricien revint
à Troyes la tête pleine de sentiments nouveaux, et l’esprit déjà tourné vers
la politique. II. — DANTON AVANT 1789. Sorti du collège, Danton donna à sa mère une preuve de sa tendresse pour elle. Madame veuve Danton, qui, nous l’avons vu, était demeurée seule avec une nombreuse famille, se remaria, probablement après la mort de M. Camut, son père, avec un négociant nommé M. Recordin, dont la bonté est restée proverbiale dans le pays. Les affaires de M. Recordin se trouvèrent embarrassées : loin d’exiger ses comptes de tutelle, Danton mit à la disposition de son beau-père tout ce qui lui revenait de son père, et tout ce qui devait lui revenir de ses tantes. Un de ses oncles, curé de Barberey, près de Troyes, voulut alors le faire entrer dans les ordres, et voyait déjà, dans le brillant rhétoricien, son propre successeur. Mais Danton n’avait pas la vocation ecclésiastique. Il alla faire son droit à Paris, tout en remplissant les fonctions de clerc chez un procureur, se fit recevoir avocat à Reims, revint à Paris et y débuta comme défenseur d’un berger contre le seigneur de son village (1785). Il gagna sa cause, reçut les félicitations de ses plus illustres confrères, les Gerbier, les Debonnière, les Hardouin, mais ne s’enrichit pas avec ses plaidoiries. Car il recherchait, dit un de ses amis, la clientèle du pauvre autant que d’autres recherchaient la clientèle du riche. Il pensait qu’en thèse générale le pauvre est le plus souvent l’opprimé, qu’ainsi il a le droit de priorité à la défense. Danton se trouvait donc assez gêné : mais il ne voulait pas faire de dettes. Il était fort rangé, dit le même contemporain, toujours avec une petite réserve d’économie qui lui permettait de rendre des services sans en demander lui-même. » Il vivait sobrement : ses plaisirs consistaient dans la lecture et, de temps à autre, dans le spectacle d’une tragédie classique au Théâtre-Français. En 1787, il acheta une charge d’avocat aux conseils du roi et épousa une jeune fille d’une honnête bourgeoisie, non sans beauté ni sans fortune. Ce fut un ménage heureux, et, tant qu’elle vécut, madame Danton exerça sur son mari la plus sage influence ; elle ne lui donna pas seulement cette paix domestique où il venait se reposer de la bataille révolutionnaire : elle l’encouragea aussi, elle l’affermit dans ses opinions et dans sa conduite politique, en partageant son ardeur généreuse et sa noble modération. Les deux années qui suivirent le mariage de Danton furent les plus calmes et les plus prospères de sa vie. Sa charge lui rapportait environ vingt-cinq mille francs par an, somme qui aujourd’hui en vaudrait au moins le double. Ce n’est donc pas la pauvreté qui précipita Danton dans la politique, comme l’a voulu la calomnie : il n’eut à écouter, pour entrer dans la Révolution, que la voix de sa raison et le cri de son cœur. III. — CARACTÈRE DE DANTON. Avant d’esquisser la tragique et glorieuse carrière de Danton, il faut dire un mot de son caractère, de ses goûts, de son éducation oratoire et politique avant 1789. C’était une nature énergique, violente même, dont l’exubérance fougueuse étonnait au premier abord. Mais cette fougue se connaissait, se modérait, se raisonnait au besoin, et, en somme, se tournait toujours au bien. Depuis longtemps Danton avait su se discipliner et devenir maître de ses passions. Sa mère, puis sa femme, l’y avaient aidé, sans doute ; mais c’est surtout sa propre volonté, éclairée et fortifiée par les exemples des grands Romains, par les leçons de la philosophie, qui avait opéré cette réforme merveilleuse. A voir cette figure ravagée, à entendre cette parole parfois brusque, cette gaieté souvent gauloise, des observateurs superficiels ou prévenus s’imaginaient un fanfaron grossier, libertin, crapuleux. Rien de plus faux que ces suppositions : cet homme de famille et de foyer vécut avec pureté et modestie, sans autre amour que celui de sa femme, sans autres plaisirs que ceux qu’il partageait avec les siens. Ajoutons que, bon camarade au collège, il resta tel toute sa vie avec ses amis. Il avait le culte de l’amitié et le don, si précieux, de la cordialité : sa joie était de réunir à sa table ses condisciples, ses compagnons de lutte. Son grand cœur s’ouvrait à des sentiments plus larges encore : il aimait ses concitoyens, la vue du peuple le réjouissait. Durant les courts séjours qu’il fit à Arcis, dans sa maison natale qui donnait sur la place principale, il se plaisait à dîner fenêtres ouvertes, à la vue de tous, non par ostentation, mais par bonhomie et fraternité. Loin de haïr ses ennemis, il ne pouvait pas leur garder rancune : il avait toujours la main tendue vers ceux qui l’insultaient le plus grièvement, vers les Girondins comme vers les Robespierristes. Il ne voyait que la patrie, l’humanité. Les autres le comprenaient mal : ils cherchaient à expliquer par de bas calculs ce patriotique oubli des injures. La vérité n’éclata que plus tard. Quelqu’un disait un jour à Royer-Collard, qui avait connu Danton, mais qui n’aimait pas sa politique : Il paraît que Danton avait un beau caractère. — Dites magnanime, monsieur ! s’écria le froid doctrinaire avec une sorte d’enthousiasme. On a dit que Danton avait trafiqué de sa conscience et s’était vendu à la cour. Il faut réfuter cette accusation qui, si elle était vraie, déshonorerait le plus grand homme d’État de la Révolution. Où prit-il, dit-on, les 80.000 fr. avec lesquels il paya sa charge d’avocat aux conseils ? Voici où il les prit. Grâce à une action hypothécaire de 90.000 livres que ses tantes lui donnèrent sur leurs biens, il put emprunter loyalement à diverses personnes, notamment à son futur beau-père. Mais, le jour de son mariage, il toucha en espèces la moitié de la dot de sa femme, soit 20.000 francs ; il avait 15.000 francs en argent, provenant d’un reliquat de patrimoine, et 12.000 francs en terres ; enfin, il fut remboursé d’une créance de 12.000 francs qu’il avait achetée avec sa charge ; total : 59.000 francs ; Il lui restait à trouver 21.000 francs pour se libérer complètement. Or, il paya son office en plusieurs fois et son dernier payement n’eut lieu que longtemps après son entrée en fonctions, le 3 décembre 1789. Put-il économiser cette somme en deux ans et demi sur le revenu annuel de sa charge que tout le monde évalue à 25.000 francs environ ? En d’autres termes, sur soixante-deux ou soixante-trois mille francs qu’il gagna dans ces trente mois, put-il, avec ses goûts simples, économiser 21.000 francs ? Poser la question, n’est-ce pas la résoudre ? Ceux qui veulent à tout prix que Danton soit un malhonnête homme affirment qu’en 1791, lors de la suppression de ces offices d’avocats aux conseils, il fut remboursé deux fois : une première fois par la nation, légalement ; une seconde fois par le roi, secrètement. Certes,, le roi aurait bien mal placé son argent : car Danton ne cessa d’agir en franc révolutionnaire. Mais on objecte qu’à l’infamie de ce marché scandaleux, Danton put ajouter celle de manquer de parole à son corrupteur. Et sur quoi l’accuse-t-on de cette double perfidie ? Sur ce qu’il acheta quelques biens nationaux. Mais quand il fut remboursé de l’argent que lui avait coûté sa charge, il n’avait pas de dettes et il avait même pu faire des économies sur les 50.000 francs qu’il gagna pendant les deux dernières années qu’il fut avocat aux conseils. Voilà donc les dépenses de Danton expliquées, contrôlées. Ces choses ont été dites déjà. Mais la passion politique ne veut rien entendre : il est nécessaire à de certaines gens que l’homme d’Etat de la Révolution soit un gredin, un vendu. Il y a aussi une légende sur l’ignorance de Danton. A entendre les ennemis de la Révolution, le célèbre orateur n’était qu’une sorte de paysan mal dégrossi, sans culture, sans lettres. Vous avez vu qu’il fit, au contraire, de bonnes études et qu’il brilla en rhétorique. Mais ce savoir de collège ne lui suffit pas. En faisant son droit, il étendit ses connaissances générales. Il apprit l’anglais et le sut assez pour converser familièrement dans cette langue. Il apprit l’italien et lut Dante. On a le catalogue de sa bibliothèque : le choix de ses livres dénote la culture la plus variée. Il était passionné pour la lecture ; il possédait tous les philosophes du XVIIIe siècle et il y avait en lui quelque chose de l’âme de Diderot. Par dessus tout, il aimait Corneille, et il se rencontre, en effet, je ne sais quoi de cornélien dans son éloquence et dans sa vie. Ses études classiques lui étaient encore assez présentes en 1787, pour qu’il put se tirer avec honneur d’une épreuve aussi difficile qu’imprévue. Les avocats aux conseils, ses collègues, en l’installant, lui demandèrent malicieusement d’improviser séance tenante un discours en langue latine sur la situation morale et politique du pays dans ses rapports avec la justice. Danton n’hésita pas : il prononça une harangue toute cicéronienne où il épouvanta les plus âgés de ses auditeurs par la condamnation du despotisme et l’annonce d’une révolution prochaine. Son savoir égalait son patriotisme. Mais ce savoir, si solide et si varié, ne fit pas de Danton un pédant et cette connaissance du passé ne détourna jamais ses yeux du présent et de l’avenir. S’il avait fait de bonnes études latines, il préférait les penseurs modernes aux écrivains antiques, et il lisait plus volontiers les Anglais, les Italiens et les Français que les Grecs et les Latins. Ses rivaux en éloquence abusaient des citations classiques et des allusions mythologiques. Chez Danton, l’homme de goût était d’accord avec le politique pour bannir ces oripeaux de collège : sa langue est française et moderne. D’autres ne vivaient par la pensée qu’à Rome, à Sparte : la République de Danton n’est pas une résurrection du passé, une exhumation érudite ; née du présent, elle y vit, les yeux tournés vers l’avenir. Mais nous ferons mieux comprendre la politique de Danton en racontant sa carrière révolutionnaire. IV. — DANTON AVANT LE 10 AOÛT 1792. La carrière de Danton avant le 10 août 1792 peut se raconter brièvement, car il n’entra en scène et ne fut au premier rang qu’assez tard. Pendant les deux premières années de la Révolution, il se borne à une propagande restreinte au quartier du Théâtre-Français (aujourd’hui Odéon) où il habite. Mais il prend de l’influence au club des Cordeliers, composé de patriotes ardents et audacieux. Président de son district, il se signale par des arrêtés vigoureux et propres à inspirer confiance au peuple. Le 31 janvier 1791, il devient, par l’élection, un des administrateurs du département de Paris, et il commence à jouer un rôle important, à parler dans ce club des Jacobins où se trouvait comme Je foyer de la Révolution. La France faisait alors l’essai de la monarchie constitutionnelle : pour éviter un changement trop brusque, on tâchait de concilier la Révolution avec la Royauté. Louis XVI jura d’être fidèle aux institutions nouvelles : on crut à son serment, on l’acclama, on l’aima. Mais l’amour delà nation ne lui suffisait pas : il regrettait secrètement son ancien despotisme ; sa femme surtout, Autrichienne de naissance et élevée dans le mépris du peuple, le poussait à trahir sa parole. Dans la nuit du 20 au 21 juin 1791, ce monarque, faible et sournois, s’enfuit sous un déguisement dans la direction de la frontière de l’Est. Il voulait rejoindre les troupes, en partie étrangères, que commandait Rouillé, et, avec ces baïonnettes, faire rentrer la France sous le joug. En partant, il laissait une proclamation où il se démasquait. Vous savez comment on l’arrêta à Varennes, pour le ramener de force à Paris ; mais on le laissa sur le trône, on lui demanda de nouveaux serments et on fit semblant d’y croire. Quelle politique insensée ! Danton fut un des Français qui comprirent dès lors que le fugitif de Varennes ne pouvait plus être le roi de la Révolution. Aux Jacobins, il demanda l’interdiction de Louis XVI, aimant mieux, disait-il, le supposer imbécile que criminel. Un conseil élu aurait administré la France. C’était la République. L’idée de Danton n’eut alors aucun succès ; on ne croyait pas encore pouvoir vivre sans roi. Mais chaque jour les fautes et les mensonges de Louis XVI montrèrent l’incompatibilité de la France nouvelle avec une royauté qui se prétendait divine. Le nombre des républicains s’accrut. Le 17 juillet, malgré Robespierre, un grand nombre de Parisiens allèrent signer une pétition anti-royaliste sur l’autel de la Patrie, au Champ-de-Mars. Les partisans de la cour répondirent à coups de fusil et firent un massacre horrible de cette foule inoffensive où se trouvaient beaucoup de femmes et d’enfants. Quant à Danton, décrété de prise de corps, il dut s’enfuir
à Arcis et s’y cacher. Il ne reparut à Paris que deux mois plus tard, quand
l’opinion fut devenue plus forte que la cour. En novembre 1791, les électeurs
parisiens le nommèrent substitut du procureur de la Commune, et, dans son
discours d’installation, il se posa en défenseur de la constitution contre le
roi qui la trahissait : J’ai consacré,
disait-il, ma vie tout entière à ce peuple qu’on
n’attaquera plus, qu’on ne trahira plus impunément, et qui purgera bientôt la
terre de tous les tyrans, s’ils ne renoncent pas à la ligue qu’ils ont formée
contre lui. Je périrai, s’il le faut pour défendre sa cause. Au commencement de l’année 1792, une grave question divisa l’opinion : la France devait-elle déclarer la guerre à la coalition monarchique qui se formait contre elle ? Les Girondins tenaient pour l’offensive ; ils voulaient ainsi déconcerter l’ennemi et répandre dans toute l’Europe les principes de 89, afin de nous gagner les cœurs des peuples. Robespierre, esprit étroit et timoré, combattait avec acharnement, aux Jacobins, les partisans de la guerre, sous prétexte qu’il n’était pas prudent de laisser au roi la direction de cette guerre. Danton, fort sensément, ne s’opposait pas absolument à ce qu’on déclarât la guerre, mais il voulait qu’on ne la déclarât qu’après avoir mis le roi dans l’impossibilité de trahir. Il ne perdait pas de vue son but suprême, lg destruction de la royauté ; mais il ne devait l’atteindre qu’au 10 août. Alors seulement la majorité des patriotes fut convaincue de la nécessité de renverser violemment un roi qui trahissait la Révolution et la France par ses intelligences avec l’ennemi. Oui, du cabinet de Louis XVI partaient des avis qui mettaient l’Allemand dans la confidence de nos plans de défense nationale ! Le roi de France fournissait lui-même à l’étranger les moyens de vaincre l’armée de la France ! Le peuple devina ces intrigues, se porta aux Tuileries, et, au prix de son sang, en délogea la royauté. Danton avait été un des principaux organisateurs de cette insurrection célèbre : aussi fit-il partie, comme ministre de la justice, du Conseil exécutif provisoire auquel l’Assemblée confia le gouvernement. Il en fut même le membre le plus actif, le plus populaire. A ce titre, il eut à fonder la République et à défendre la France contre l’invasion. Ici commence la période la plus glorieuse de sa vie politique. V. — DANTON ORGANISATEUR DE LA RÉPUBLIQUE. En fait, Danton fut le chef du gouvernement français depuis le io août 1792, jour de la chute de la royauté, jusqu’à la fin de septembre de la même année, époque où il remit sa démission à la Convention nationale. De quels périls le vaillant patriote n’eut-il pas à sauver la France, également menacée par l’invasion et par l’anarchie ! Le 13 août, c’est Lafayette, qui, oubliant son passé glorieux, adresse à son armée un ordre du jour factieux ; puis, décrété, il émigre. Le 24, c’est la Vendée royaliste et catholique qui se lève contre la France aux cris de Vive le roi ! Mort aux Parisiens ! Le même jour, les Autrichiens, grâce à une trahison royaliste, entrent dans un des boulevards de la France, la place de Longwy. La trahison est partout. Le parti royaliste, dispersé au io août, mais non détruit, menace les patriotes des vengeances des alliés et destine tous les Jacobins à la potence. Le 2 septembre, le roi de Prusse prend Verdun : quelques jours de marche le séparent à peine de Paris. A l’intérieur, c’est l’antagonisme effrayant de deux pouvoirs, la Commune insurrectionnelle, qui a fait la révolution du 10 août, et l’Assemblée qui l’a subie. Le Conseil exécutif, tiraillé entre ces deux influences, menace de se diviser. Que fait Danton ? Il risque sa tête pour empêcher une rupture complète entre la Commune et l’Assemblée, rupture qui eût perdu la France. Dès le 11, après avoir prêté serment comme ministre, il donne satisfaction à la Commune en glorifiant la victoire des patriotes, et en même temps il rassure l’Assemblée en déclarant que les vengeances populaires doivent cesser. Il tremblait que le peuple de Paris ne souillât sa victoire par des représailles sanglantes et, comme il n’y avait plus de tribunaux, ne se fît justice lui-même. Aussi contribua-t-il à la création et à l’organisation du tribunal criminel du 17 août 1792, destiné à juger les conspirateurs royalistes. Mais, hélas ! il était trop tard : cette institution ne rendit pas le calme aux cœurs inquiets et l’aveugle colère des Parisiens salit un instant la Révolution par les massacres des 3, 4 et 5 septembre. Que se passa-t-il donc alors qui pût être imputable à Danton ? Le 2 septembre, sous le coup de nouvelles terribles, la Commune ordonne la formation d’une armée parisienne de 60.000 hommes. Ces volontaires, farouches et héroïques, n’entendent parler, au moment de marcher à l’ennemi, que de conspirations royalistes, que de pièges secrets, que de trames ourdies contre la Révolution. Laisserons-nous derrière nous, se demandent-ils, nos plus mortels ennemis prêts à égorger nos femmes et nos enfants ? Cependant le tocsin sonne sans relâche : les cœurs se troublent, les têtes s’égarent. Danton voit le danger et s’écrie que ce tocsin n’est point un signal d’alarme : C’est, dit-il, la charge sur les ennemis de la patrie. Pour les vaincre, il vous faut de l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace et la France est sauvée ! Il voulait tourner contre les Prussiens ces épées déjà tirées. Il était trop tard : une bande de fanatiques exerçait déjà une justice plus que sommaire sur les royalistes enfermés dans les prisons. Les esprits étaient si désorientés qu’on laissa faire et qu’on ne comprit qu’ensuite la honte de cette vengeance, que les Girondins excusèrent d’abord, justifièrent presque. Les collègues de Danton voulaient fuir, se retirer dans le midi : Danton contint sa douleur, resta ferme à son poste, et y retint le faible Roland. Fallait-il, à cause de ces faits, si déplorables qu’ils fussent, renoncer à la Révolution et, pour ainsi dire, à la France ? Plus tard, les Girondins, pour perdre Danton, lui attribuèrent la responsabilité de massacres, que, seul, il avait prévus et tenté de prévenir. Il dédaigna ces calomnies ; il ne songea qu’à la France ; il tendit la main à ces dénonciateurs passionnés, il leur offrit de s’unir à lui pour servir la patrie. Ils repoussèrent ces avances loyales, quoiqu’ils aimassent, eux aussi, la Révolution ; mais ils écoutaient trop les rancunes de Mme Roland, dont l’âme, pourtant haute et républicaine, ne savait pas oublier les injures. C’est donc avec des mains pures du sang de septembre, que Danton travailla à l’œuvre de la défense nationale. Il apparaît comme l’organisateur de ce grand mouvement patriotique qui souleva la France, en septembre 92, contre l’invasion. Oui, c’est la parole de Danton qui souffla au cœur des volontaires l’ardeur de vaincre ou de mourir, et son âme passa dans les éloquentes proclamations de la Commune de Paris. Dans ce mois si triste et si glorieux, il est la personnification de la patrie en danger. Et ce rôle d’orateur ne lui suffit pas : il est l’homme d’État de la Révolution. Il empêche les partis d’en venir aux mains. A force de prêcher la concorde, il retarde l’éclosion des luttes fratricides.il donne aux Français l’illusion sainte de croire un instant que tous leurs cœurs battent à l’unisson : de cet accord sublime est sortie, quoi qu’en ait dit le pédantisme, la victoire de Valmy, qui changea la fortune et sauva la Révolution. Le 20 septembre, la Convention se réunit. Danton en fait partie. Il lui faut se démettre de ses fonctions de ministre delà justice, qui étaient incompatibles avec celles de représentant du peuple. En le faisant, il expose son programme politique, qui est déjà celui d’un homme d’ordre, d’un homme de gouvernement. Il faut, dit-il, que l’agitation populaire se calme, maintenant que la royauté n’est plus ; il faut que le règne de la justice commence ; il faut que toutes les propriétés territoriales, individuelles et industrielles soient éternellement maintenues. Déjà il présente la République comme le gouvernement le plus propre à concilier l’ordre avec le progrès, les intérêts matériels avec les aspirations désintéressées. Le 22 septembre, ce cri sort de son cœur : Surtout, épargnez le sang des Français ! Le 25, les
Girondins, aveuglés par leurs préventions, lui reprochent d’aspirer à la
dictature. Il répond avec énergie et franchise. Il désavoue hautement Marat,
ce malade, ce déclamateur, et se défend d’être exclusivement député de Paris
: Aucun de nous, dit-il, n’appartient à tel ou tel département : il appartient à la
France entière. Et il en vient ainsi à son thème favori : il faut
rester unis, supprimer ces rivalités entre Paris et la province, entre la
droite et la gauche de l’Assemblée : Ce ne sera pas
sans frémir, s’écrie-t-il, que les
Autrichiens apprendront cette sainte harmonie : alors, je vous le jure, nos
ennemis seront morts ! Là dessus la Convention, enthousiasmée, décrète à l’unanimité que la République française est une et indivisible. Ce décret accroît la confiance et double l’élan de la nation. La Savoie et Nice sont tombées en notre pouvoir. Lille résiste héroïquement aux bombes autrichiennes. Enfin, le 30 septembre, le général Custine s’empare de Spire. Le cœur de Danton tressaille de joie : déjà il voudrait qu’on déclarât que la patrie n’est plus en danger, tant il a confiance dans la fortune de la France, tant il lui tarde d’organiser un gouvernement régulier. Ces préoccupations vraiment conservatrices percent encore plus nettement dans un autre discours où il disait : Attachons-nous à ce principe que les lois, quelles qu’elles soient, devront être exécutées par provision, comme lois absolues, sous peine d’une anarchie perpétuelle et de la dissolution de la République. Le 30 novembre, la Convention envoya Danton en Belgique, en qualité de commissaire, avec ses collègues Camus, Delacroix et Gossuin. Dumouriez, au lieu de tourner les victoires de la République au profit des patriotes belges, semblait favoriser de préférence les financiers, les aristocrates. Danton eut à déjouer les intrigues de ce faux républicain et à rassurer ces démocrates, alors nos amis, nos frères. Il revint à Paris à temps pour prendre part au jugement de Louis XVI. Il vota la mort, sans sursis. Il pensa, avec la majorité de la Convention, que celui dont les avis secrets avaient guidé l’étranger en France méritait la peine capitale. Etait-il juste de mettre à mort un ennemi politique, même traître ? On ne se posait pas alors cette question que la Révolution de 1848 devait résoudre heureusement en renversant l’échafaud politique. En 93, une nation luttait pour sa vie ; son chef la trahissait, elle se crut en droit de le tuer. Gardons nos larmes pour les héroïques volontaires qui périrent à Valmy et à Jemmapes ! Ainsi, c’est d’une conscience calme que Danton se remit à sa tâche patriotique, à la défense nationale. Il voulait la réunion de la Belgique à la France, réunion demandée par les patriotes belges. Ainsi, disait-il, nous aurons des hommes, des armes de plus. Et il repartit pour la Belgique, le 31 janvier, afin de préparer cette annexion en favorisant le peuple contre les nobles et les prêtres. A son retour, le 8 mars 1793, il reçut un coup terrible : Mme Danton était morte peu de jours après lui avoir donné un fils. L’admirable femme savait combien la vie de famille était nécessaire à son mari et, à ses derniers instants, elle avait exprimé le désir qu’il se remariât, lui désignant elle-même une jeune fille aimable et pauvre, qu’il épousa bientôt. Hélas ! en ces temps terribles les semaines étaient des années ! La seconde Mme Danton, dévote à l’excès, ne comprenait pas, comme la première, la beauté de la Révolution. La réaction se trouva ainsi installée au foyer de Danton : mais s’il livra son cœur, il ne laissa pas entamer sa raison et il se raidit plus que jamais pour la lutte. Cependant les victoires mêmes de Dumouriez l’avaient affaibli, compromis, en l’entraînant du côté de la Hollande. L’ennemi envahissait la Belgique et coupait la retraite à l’armée française, battue à Neerwinden (18 mars). La situation redevenait sombre, presque désespérée. Mais voici que Danton inspire à la Convention, à la Commune de Paris une énergie sublime, une activité dévorante. Il veut que des Conventionnels aillent en personne aux armées. Qu’ils partent ce soir, cette nuit même ; qu’ils disent à la classe opulente : Il faut que l’aristocratie de l’Europe, succombant sous nos efforts, paye notre dette, ou que vous la payiez. Le peuple n’a que du sang, il le prodigue. Allons, misérables, prodiguez vos richesses. Voyez, citoyens, les belles destinées qui vous attendent. Quoi, vous avez une nation entière pour levier, la raison pour point d’appui, et vous n’avez pas encore bouleversé le monde ! Et il s’indigne qu’en présence de l’ennemi il y ait encore des partis. Vous qui me fatiguez de vos contestations particulières, au lieu de vous occuper du salut de la République, je vous répudie tous comme traîtres à la patrie ! A ceux qui lui reprochaient stupidement les journées de septembre, il répondait : Eh ! que m’importe ma réputation
! Que la France soit libre et que mon nom soit flétri ! On paraît craindre, ajoute-t-il, que le départ des commissaires affaiblisse l’un ou l’autre parti de la Convention. Vaines terreurs ! Portez votre énergie partout. Le plus Beau ministère est d’annoncer au peuple que la dette terrible qui pèse sur lui sera desséchée aux dépens de ses ennemis, ou que le riche la payera avant peu. La situation nationale est cruelle ; le signe représentatif n’est plus en équilibre dans la circulation ; la journée de l’ouvrier est au-dessous du nécessaire ; il faut un grand moyen correctif. Conquérons la Hollande ; ranimons en Angleterre le parti républicain ; faisons marcher la France et nous irons glorieux à la postérité. Remplissez ces grandes destinées ; point de débats ; point de querelles, et la patrie est sauvée. Mais avant de lancer tout le peuple aux frontières, Danton craint de voir se renouveler les inquiétudes qui ont rendu possibles les massacres, et, dans une profonde pensée politique, il fait décréter (10 mars 1793) la création d’un tribunal révolutionnaire pour le jugement de tous les traîtres, conspirateurs et contre-révolutionnaires, institution utile dans sa première forme, mais dont l’esprit de parti, en la dénaturant, devait faire un instrument de vengeance et d’iniquité. A la fin de mars, Dumouriez opère sa défection et, le 4 avril, il passe à l’ennemi. Depuis longtemps, Danton se méfiait de ce général, mais il connaissait ses talents, son activité. Il croyait utile de prendre au mot ses déclarations républicaines et de l’attacher ainsi, malgré lui, à la Révolution. Ce fut une cruelle désillusion, quand l’horrible nouvelle de cette trahison éclata dans Paris, avant même qu’elle fût entièrement consommée. Les Girondins, dans leur douleur, furent assez injustes pour accuser Danton de complicité. Attaqué dans son honneur, Danton dut rompre avec la Gironde et rendre coups pour coups dans son discours du I er avril 1793. Lasource, un modéré fanatique, avait traîné le grand patriote dans la boue, affirmant qu’il connaissait, favorisait les projets infâmes de Dumouriez : A-t-on pu croire un instant, répondit Danton, a-t-on eu la stupidité de croire que moi je me sois coalisé avec Dumouriez ? Contre qui Dumouriez s’élève-t-il ? Contre le tribunal révolutionnaire : c’est moi qui ai provoqué l’établissement de ce tribunal. Dumouriez veut dissoudre la Convention. Quand on a proposé, dans le même objet, la convocation des assemblées primaires, ne m’y suis-je pas opposé ? Si j’avais été d’accord avec Dumouriez, aurais-je combattu ses projets de finances sur la Belgique ? Aurais-je déjoué son projet de rétablissement des trois États ? Les citoyens de Mons, de Liège, de Bruxelles diront si je n’ai pas été redoutable aux aristocrates, autant exécré par eux qu’ils méritent de l’être... A qui Dumouriez a-t-il déclaré la
guerre ? Aux sociétés populaires. Qui de nous a dit que sans les sociétés
populaires, sans le peuple en masse, nous ne pourrions nous sauver ? De telles mesures
coïncident-elles avec celles de Dumouriez ou la complicité ne serait-elle pas
plutôt de la part de ceux qui ont calomnié à l’avance les commissaires pour
faire manquer leur mission ? (Applaudissements). Qui a pressé l’envoi des commissaires ? Qui a accéléré
le recrutement, le complètement des armées ? C’est moi ; moi, je le déclare à
toute la France, qui ai le plus puissamment agi sur ce complètement. Ai-je,
moi, comme Dumouriez, calomnié les soldats de la liberté qui courent en foule
pour recueillir les débris de nos armées ? N’ai-je pas dit que j’avais vu ces
hommes intrépides porter aux armées le civisme qu’ils avaient puisé dans
l’intérieur ? N’ai-je pas dit que cette portion de l’armée, qui, depuis
qu’elle habitait sur une terre étrangère, ne montrait plus la même vigueur,
reprendrait, comme le géant de la fable, en posant le pied sur la terre de la
liberté, toute l’énergie républicaine ? Est-ce là le langage de celui qui
aurait voulu tout désorganiser ? N’ai-je pas montré la conduite d’un citoyen
qui voulait vous tenir en mesure contre toute l’Europe ? Son crime, c’est d’aimer Paris, ce Paris dont quelques Girondins
rêvent la destruction. Eh bien ! dit-il, quand Paris périra, il n’y aura plus de République. Paris
est le centre constitué et naturel de la France libre. C’est le centre des
lumières. Les Girondins ne voulaient pas comprendre que, dans cette lutte héroïque de la France contre son passé monarchique et contre l’Europe coalisée, la dictature provisoire de Paris était indispensable à un pays divisé, la veille encore, en provinces dont quelques-unes, comme la Bretagne, la Provence, formaient des nations dans la nation. C’est pour créer la patrie une que la Constituante avait supprimé les provinces ; c’est pour conserver cette unité, c’est pour donner à ce grand corps nouvellement formé une cohésion qui défiât les efforts des fédéralistes et des royalistes, et une force de résistance contre les assauts furieux de l’étranger, que les Jacobins de Paris couvrirent toute la France de leurs mille succursales, imposèrent partout le mot d’ordre aux patriotes, et, en soufflant jusqu’aux extrémités du territoire leur foi et leur énergie, inspirèrent à toute la nation une même âme et sauvèrent ainsi la Révolution. Certes, en temps de paix, aujourd’hui, cette dictature parisienne serait déplorable, funeste, et il la faudrait combattre : elle fut le salut dans cette crise effroyable où la France nouvelle naquit douloureusement de la France ancienne Les Girondins, honnêtes et myopes, ne voyaient ni si loin ni si haut. Paris, disaient-ils, n’est qu’un département comme les autres : il faut le réduire à son quatre-vingt-sixième d’influence. Sans aller jusqu’à la naïve adoration du bon Anacharsis Cloots qui regardait Paris comme la Mecque du genre humain, Danton répondait sagement à ceux qui voulaient annihiler la capitale : Le peuple de Paris, peuple instruit, peuple qui juge bien ceux qui le servent, peuple qui se compose de citoyens pris dans tous les départements... sera toujours la terreur des ennemis de la liberté... Paris est le centre où tout vient aboutir ; Paris sera le foyer qui recevra tous les rayons du patriotisme français et en brûlera tous les ennemis... On n’entendra plus de calomnies contre une ville qui a créé la liberté, qui ne périra pas avec elle, mais qui triomphera avec la liberté et passera avec elle à l’immortalité. C’est en vain que Danton avait essayé de faire comprendre aux Girondins la nécessité politique de cette dictature provisoire de Paris. Surtout, il les avait adjurés de dépouiller leur défiance pou la démocratie, de moins écouter leurs instincts trop délicats, d’être enfin peuple : Je dois vous dire la vérité, s’était-il écrié le 27 mars 1793, je vous la dirai sans mélange ; que m’importent toutes les chimères que l’on peut répandre contre moi, pourvu que je puisse servir la patrie ! Oui, citoyens, vous ne faites pas votre devoir. Vous dites que le peuple est égaré ; mais pourquoi vous éloignez-vous de ce peuple ? Rapprochez-vous de lui, il entendra la raison. La révolution ne peut marcher, ne peut être consolidée qu’avec le peuple. Le peuple en est l’instrument, c’est à vous de vous en servir. En vain dites-vous que les sociétés populaires fourmillent de dénonciateurs absurdes, de dénonciateurs atroces. Eh bien ! que n’y allez-vous ? Une nation en révolution est comme l’airain qui bout et se régénère dans le creuset. La statue de la liberté n’est pas fondue. Ce métal bouillonne, si vous n’en surveillez le fourneau, vous serez tous brûlés. Et il terminait par- ces admirables exhortations : J’insiste sur ce qui est plus qu’une loi, sur ce que la nécessité vous commande : Soyez peuple. Que tout homme qui porte encore dans son cœur une étincelle de liberté, ne s’éloigne pas du peuple. Nous ne sommes pas ses pères, nous sommes ses enfants. Exposons-lui nos besoins et ses ressources, disons-lui qu’il sera inviolable, s’il veut être uni. Qu’on se rappelle l’époque mémorable et terrible du mois d’août. Toutes les passions se croisaient. Paris ne voulait pas sortir de ses murs. J’ai, moi, car il faut bien quelquefois se citer, j’ai amené le conseil exécutif à se réunir à la mairie avec tous les magistrats du peuple. Le peuple vit notre réunion, il la seconda, et l’ennemi a été vaincu. Si l’on se réunit, si l’on aime les sociétés populaires, si l’on y assiste, malgré ce qu’il peut y avoir en elles de défectueux, car il n’y a rien de parfait sur la terre, la France reprendra sa force, redeviendra victorieuse, et bientôt les despotes se repentiront de ces triomphes éphémères qui n’auront été que plus funestes pour eux. A ces avances fraternelles, les Girondins répondirent, nous l’avons vu, par l’accusation calomnieuse de Lasource. Dès lors Danton abandonna ces obstinés aux colères de la Montagne, et la lutte fratricide s’engagea sans pitié entre la droite et la gauche de la Convention. Le 9 avril, une section de Paris vint solliciter à la barre la mise en accusation des Girondins. Ceux-ci ripostèrent en demandant que le président et les secrétaires de la section coupable fussent traduits au tribunal révolutionnaire. Danton s’y opposa en termes éloquents. C’est une vérité incontestable, dit-il, que vous n’avez pas le droit d’exiger du peuple ou d’une portion du peuple plus de sagesse que vous n’en avez vous-mêmes. Le peuple n’a-t-il pas le droit de sentir des bouillonnements qui le conduisent à un délire patriotique, lorsque cette tribune semble continuellement être une arène de gladiateurs ? N’ai-je pas été moi-même, tout à l’heure, assiégé à cette tribune ? Ne m’a-t-on pas dit que je voulais être dictateur ? Et il rappelle que des administrateurs du Finistère ont demandé sa tête. Est-ce la peine de sévir contre ces fous ? Qu’on fasse abstraction des choses exagérées, insensées qui se trouvent dans les pétitions populaires, pour regarder au fond. On trouvera, dans ce langage naïf et sauvage, des vérités sévères — et depuis quand vous doit-on des éloges ? — mais utiles. Il faut en profiter pour faire son devoir, achever l’œuvre révolutionnaire, et répondre aux pétitions en sauvant la patrie : Oui, je le déclare, dit-il, vous seriez indignes de votre mission, si vous n’aviez pas constamment devant les yeux ces grands objets : vaincre les ennemis, rétablir l’ordre dans l’intérieur, et faire une bonne constitution. Nous la voulons tous, la France la veut ; elle sera d’autant plus belle qu’elle sera née au milieu des orages de la liberté. Ainsi un peuple de l’antiquité construisait ses murs, en tenant d’une main la truelle, et de l’autre l’épée pour repousser les ennemis. Le 2 juin, le peuple de Paris vint arracher à la Convention un décret qui mettait les principaux Girondins en arrestation chez eux. Les uns s'échappèrent et allèrent en province fomenter la guerre civile. Les autres restèrent à Paris et, jugés enfin par un tribunal devenu inique, ils expièrent les fautes de leurs amis et montèrent sur l’échafaud. Robespierre ne fut pas étranger à cette condamnation odieuse et impolitique. Mais Danton n’y fut pour rien : il sentit quelle perte faisait la République, et il versa des larmes sincères sur Vergniaud, sur Brissot, et sur tous ces bons patriotes, dont la seule faute était de n’avoir pas compris la nécessité de l’union en face de l’étranger. Danton continua son œuvre sans ambition personnelle. Membre du Comité de salut public d’avril à juillet 1793, il renonça ensuite à cet honneur si recherché : Je ne veux, disait-il, être membre d’aucun comité, mais je serai l’éperon de tous. En effet, il portait son activité sur les objets les plus divers, finances, armée, diplomatie, instruction publique. Il attachait la plus haute importance à la question de l’éducation nationale, et ses discours à ce sujet ne sont pas les moins beaux de son œuvre oratoire. Le 13 août 1793, il démontra la nécessité d’instruire le peuple : Après la paix, dit-il, l’éducation est le premier besoin du peuple. Le 12 décembre suivant, il pose en ces termes le principe de l’instruction obligatoire : Il est temps de rétablir ce grand principe qu’on semble méconnaître : que les enfants appartiennent à la République avant d’appartenir à leurs parents. Personne plus que moi ne respecte la nature. Mais l’intérêt social exige que là seulement doivent se réunir les affections. Qui me répondra que les enfants, travaillés par l’égoïsme des pères, ne deviennent dangereux pour la République ? Nous avons assez fait pour les affections, nous devons dire aux parents : nous ne vous arrachons pas vos enfants ; mais vous ne pourrez les soustraire à l’influence nationale. Et que doit nous importer la raison d’un individu devant la raison nationale ? Qui de nous ignore les dangers que peut produire cet isolement perpétuel ? C’est dans les écoles nationales que l’enfant doit sucer le lait républicain. La République est une et indivisible. L’instruction publique doit aussi se rapporter à ce centre d’unité. Le gouvernement qu’il rêvait aurait aussi encouragé les arts : Nous n’avons point fondé, disait-il, une république de Visigoths ; après l’avoir solidement instruite, il faudra bien s’occuper de la décorer. Mais, si convaincu qu’il fût du droit de l’État de forcer
le peuple à s’instruire, il n’en était pas moins partisan de la liberté de
conscience. En pleine lutte, alors que le clergé se révoltait ouvertement
contre la République, il s’opposa à toute tentative contre le libre exercice
de la religion catholique. Si la superstition,
dit-il le 19 avril 1793, semble encore avoir quelque
part aux mouvements qui agitent la République, c’est que la politique de nos
ennemis l’a toujours employée ; mais regardez que partout le peuple., dégagé
des impulsions de la malveillance, reconnaît que quiconque veut s’interposer
entre lui et la Divinité est un imposteur. Partout on a demandé la
déportation des prêtres fanatiques et rebelles. Gardez- vous de mal présumer
de la raison nationale ; gardez-vous d’insérer un article qui contiendrait
cette présomption injuste ; en passant à l’ordre du jour, adoptez une espèce
de question préalable sur les prêtres, qui vous honore aux yeux de vos
concitoyens et de la postérité. Si Danton songe à l’avenir, il n’oublie jamais les nécessités présentes et surtout la lutte défensive de la France contre l’Europe. Sans cesse il s’efforce de tourner les yeux des hébertistes, des robespierristes, des modérés, vers la frontière où se joue la destinée de la nation. Il n’est pas un discours de lui qui soit d’un homme de parti, d’un ambitieux, d’un sectaire : il voudrait envoyer à l’armée, devant l’ennemi, tous ces rivaux qui luttent d’influence au club, à la Commune, dans les comités. Il croit que ces partis irréconciliables peuvent du moins s’unir contre l’Allemand et ajourner leur querelle après la victoire. Mais il n’aime pas la guerre pour la guerre, et, le 15 juin 1793, il pose ce principe que le peuple français ne peut jamais faire cle guerre offensive. Sans doute la France a pris l’initiative de la guerre contre l’Europe, mais c’est pour prévenir des préparatifs dirigés contre elle : Quand je vois un ennemi qui me couche en joue, je tire sur lui le premier, si je peux, et je ne fais en cela que me défendre. Mais l’espace nous manque pour présenter un tableau complet de la politique dantonienne. Rappelons seulement que la France doit à Danton les rudiments d’organisation, qui, en 92 et 93, assurèrent son salut. C’est Danton qui fit voter la levée en masse, la grande réquisition ; c’est lui qui établit et consolida l’armée sans- culotte qui fit la campagne de l’an II. Le 1er août 1793, il voulut faire ériger le Comité de salut public en gouvernement, tout en refusant d’en faire partie. La Convention ne l’écouta pas d’abord : mais son idée triompha bientôt, grâce au décret du 10 octobre suivant, qui établit la dictature du Comité jusqu’à la paix. Sans ces mesures, la France, livrée à l’anarchie, n’aurait pu résister à l’Europe et la Révolution aurait été étouffée dans le sang. VI. — CHUTE ET MORT DE DANTON. Enfin la France est victorieuse ; la Révolution semble fondée ; à coup sûr cet échafaud qu’un sang royaliste, parfois républicain, toujours français, arrose sans cesse sur la place de la Révolution, cet échafaud que le peuple, devenu roi, a élevé pour tuer ses ennemis comme les rois tuaient les leurs, cet échafaud ne répond plus aux sentiments de la nation. Une pitié envahit les cœurs ; mais la peur contient le cri de clémence prêt à s’échapper. Camille Desmoulins, dans son journal le Vieux Cordelier, a le courage de pousser ce cri qui a honoré sa vie. Danton est son ami, son conseiller. Déjà la confiance publique se tourne avec joie vers les Dantonistes. Robespierre voit le mouvement ; son orgueil s’en inquiète, sa jalousie pour Danton devient de la haine. Les patriotes veulent prévenir ce duel à mort qui va perdre la République. Line entrevue est ménagée aux deux rivaux, à la table d’un ami commun. Ils s’expliquent, et Danton, dont un des convives nous a conservé les paroles, reproche à Robespierre, avec une cordiale franchise, de s’isoler au sein d’une coterie dont il partage les aveugles rancunes : — Oui, dit-il à
Robespierre, puisque les circonstances me mettent à
même de te dire ce que je pense en présence de patriotes qui, comme nous,
sont des vétérans de la Révolution, je crois que voilà les causes de ta
conduite envers moi. Je ne me suis jamais plaint de tous les absurdes propos
qu’on a débités sur mon compte, tant relativement aux missions dont j’ai été
chargé dans la Belgique qu’à la fortune qu’on prétend que j’ai acquise, parce
que je ne me suis jamais occupé de ce qui m’était personnel, et que tout le
monde sait que, non seulement je n’ai point augmenté ma fortune, qui est très
médiocre, mais que j’ai sacrifié une partie de celle que j’avais avant la
Révolution. Cependant, comme je ne doute pas que tu n’aimes et ne serves ton
pays de bonne foi, je dois te le dire, j’ai souvent gémi de ton extrême
crédulité et de la facilité avec laquelle, d’après les bavardages de quelques
imbéciles, ou les insinuations perfides de quelques intrigants, tu parais
croire au crime, en te voyant presque continuellement fatiguer et troubler la
Convention par le récit de prétendues conspirations, qui ne sont que le fruit
de ton imagination trop facile à alarmer ou le résultat des combinaisons les
plus atroces. Je ne te parle pas sans raison ; je sais quels sont les projets
des deux charlatans dont je t’ai parlé ; mais je connais aussi leur lâcheté,
et ils n’ont point assez de courage pour m’attaquer : ils ne l’oseraient !
— Crois-moi, Robespierre, secoue l’intrigue,
réunis-toi avec les patriotes, marchons tous de bonne foi, sur la même ligne
; oublions nos ressentiments, pour ne voir que la patrie, ses besoins et ses
dangers ; imitons nos frères d’armes qui combattent aux frontières :
serrons-nous, et nos ennemis du dehors seront bientôt vaincus et soumis ; à
l’égard de ceux du dedans, ils ne sont pas assez nombreux, quoi qu’on en
dise, pour être aussi dangereux que de certaines personnes voudraient nous le
faire croire ; ayons sans cesse les yeux ouverts sur eux, punissons les
coupables, les chefs ; mais pardonnons à l’erreur, et tu verras que la République,
triomphante et respectée au dehors, sera bientôt aimée au dedans par ceux-là
même qui, jusqu’ici, s’en sont montrés les ennemis. » — Mais avec tes principes et ta morale, lui observa Robespierre qui jusqu’alors avait gardé le silence le plus froid, on ne trouverait donc jamais de coupables à punir ? — En serais-tu fâché, Robespierre, lui répond Danton, avec cet accent de l’âme et du cœur qu’on lui connaissait, qu’il n’y ait point de coupables à punir ?... La réconciliation, ajoute
le témoin oculaire auquel nous devons ce récit, parut
néanmoins être complète. On s’embrassa. Danton y mit de l’effusion ; il était
attendri ; nous étions tous émus : eh ! pouvions-nous ne pas l’être ? Nous ne
pensions qu’à la patrie, nous ne voyions que la liberté, la République :
Robespierre seul resta froid comme le marbre. Robespierre sortit de cette entrevue plus haineux qu’auparavant, plus disposé que jamais à faire aux dantonistes un grief capital de leur généreux appel à la clémence. Certes, il est pour la clémence, lui aussi ; mais il veut l’inaugurer lui-même, et, afin de la confisquer à son profit, il envoie à l’échafaud Danton et ses amis. Comment lui fut-il possible d’accomplir cet acte de tyrannie ? Grâce au Comité de salut public, dont on a vu que Danton s’était abstenu de faire partie ; grâce au Tribunal révolutionnaire, qu’il avait peu à peu composé de ses créatures ; grâce à la peur publique qu’il exploita savamment. Lui aussi, cependant, ce fanatique, ce mélancolique, il avait rendu des services à la Révolution : c’est son orgueil de sectaire qui le jeta dans ce crime d’assassiner Danton ! Cependant des amis eurent le temps d’informer le grand patriote de ce qui se tramait : Fuyez, lui disaient-ils. — Eh quoi ! répondit-il, emporte-t-on sa patrie sous la semelle de ses souliers ? Arrêté et traduit au Tribunal révolutionnaire avec Camille Desmoulins, Fabre d’Eglantine, Hérault-Séchelles et d’autres patriotes, auxquels on avait perfidement mêlé un ou deux coquins, Danton se défendit avec puissance. On l’accusait de royalisme, de vénalité : Moi vendu ! s’écria-t-il. Un homme de ma trempe est impayable ! La preuve ?... On se garda bien de la lui donner. Entre autres griefs absurdes, on lui reprochait, à lui l’auteur du 10 Août, d’avoir fui à Arcis, avant le io août, par peur. Et, en effet, prévoyant qu’il allait risquer sa vie, il s’était rendu alors dans sa ville natale et y avait pris des dispositions pour que sa mère fût, quoi qu’il arrivât, à l’abri du besoin. Cette défense émouvait le public, et la voix de Danton retentissait jusque sur le quai de la Seine, où la foule se pressait. Alors on lui ferma la bouche, on lui refusa des témoins, on extorqua à la Convention, sur un rapport mensonger, un décret qui mettait les accusés hors des débats. Condamnés, ils furent conduits presque aussitôt à l’échafaud (5 avril 1794). Danton eut un instant d’émotion, au souvenir de sa femme et de ses enfants. Mais on l’entendit murmurer : Allons, Danton, pas de faiblesse ! Et il releva fièrement la tête. Comme il voulait embrasser un de ses compagnons avant de mourir et que le bourreau s’y opposait : Empêcheras-tu, dit-il, nos deux têtes de se toucher tout à l’heure dans le même panier ? Tel fut Danton, grand patriote et grand politique. Hélas ! il emporta dans sa tombe l’esprit de sagesse et l’esprit de concorde, qui auraient pu nous préserver de Bonaparte et du retour des Bourbons. Mais il laisse aux hommes d’aujourd’hui des exemples précieux. Sa vie enseigne à se dévouer pour la France sans ambition personnelle, à conserver la gaieté dans l’héroïsme, le bon sens dans l’enthousiasme patriotique, la tolérance et la bonté jusque dans l’ardeur des luttes politiques. Sa foi, assez vive pour soulever un peuple, ne ressembla jamais au fanatisme sec, intolérant, stérile de Robespierre. Il avait cette idée haute et sage, que dans tous les partis il y a des Français qui aiment la France et que le but suprême de la politique, surtout dans un pays menacé par un ennemi puissant, c’est de réaliser l’union de tous les bons patriotes. A la fin de sa vie, quand déjà ses ennemis le harcelaient, il ne s’en efforçait pas moins, aux Jacobins, à la Convention, de prêcher la fraternité, avec un zèle, une abnégation admirables. C’est alors qu’il prononça ce mot toujours vrai, toujours opportun, et que nos jeunes lecteurs ne devront jamais oublier : L’ennemi est à nos portes, ei nous nous déchirons les uns les autres ! Toutes nos altercations tuent-elles un Prussien ? DEUXIÈME PARTIE. — MOTS ET DISCOURS DE DANTONI Danton n’écrivait guère. Il ne prenait aucun soin de sa gloire. Il n’a laissé ni livres, ni mémoires, ni recueil de ses discours. Il faut demander aux souvenirs de ses amis ce qu’était sa conversation et aux journaux du temps, si imparfaits, ce qu’était son éloquence. Une partie de son âme se démêle néanmoins dans les trop rares témoignages qui nous restent et dont nous voudrions mettre les plus saillants sous les yeux de nos jeunes lecteurs, à titre de leçon civique. Voici d’abord, d’après les notes intimes du conventionnel Courtois (de l’Aube), quelques échos des causeries fortes et animées par lesquelles il ravissait ses amis[1]. Il faut, disait-il, qu’un vrai patriote, en révolution, fasse le bien et l’oublie à peu près comme l’autruche qui dépose ses œufs dans le sable sans s’inquiéter de leur sort. Il n’ambitionna jamais, dit Courtois, de passer pour le principal moteur d’aucune affaire d’éclat. Satisfait d’avoir donné à ses collègues, en mille occasions, des moyens de salut public dont ils pouvaient faire usage sans le nommer, il en cédait volontiers l’honneur au premier qui voulait s’en emparer. Il disait, au sujet des exécutions capitales, que, quand on allait en riant au supplice, il était temps de briser la faux de la Mort. Heureux l’homme, disait-il encore, dont la conscience, en mourant, n’a jamais calomnié la vie ! Il disait que les révolutions sont clés navigations pénibles, de long cours, pendant lesquelles il faut s’attendre avoir souffler lèvent de toutes les parties de l’horizon à la fois, et que la pleine mer était souvent moins dangereuse que le port vers lequel on voguait à pleines voiles sans s’occuper du léger écueil contre lequel le vaisseau vient quelquefois se briser. Je lui ai entendu dire, écrit Courtois, que Robespierre pourrait bien conduire sa pièce jusqu’au quatrième acte ; mais qu’infailliblement, comme ambitieux, il manquerait au cinquième son dénouement. Il disait, en parlant de la République : Il faut que l’amour de la République soit tellement enraciné chez les Français, que le guerrier, en montant à l’assaut, ne dise pas comme autrefois : Ah ! si ma dame me voyait ! qu’il dise, au contraire : Ah ! si ma patrie tout entière me voyait ! Donnons maintenant quelques extraits des principaux discours de Danton, en suivant l’ordre chronologique. II ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE. — Séance du 2 septembre 1792.On l'accusait, avons-nous dit, de complicité avec les massacreurs de Septembre. Au contraire, le discours suivant montre qu’il s’efforça de tourner contre l’ennemi du dehors l’activité inquiète des Parisiens. Il est bien satisfaisant, messieurs, pour les ministres du peuple libre, d’avoir à lui annoncer que la patrie va être sauvée. Tout s’émeut, tout s’ébranle, tout brûle de combattre. Vous savez que Verdun n’est point encore au pouvoir de nos ennemis. Vous savez que la garnison a juré d’immoler le premier qui proposerait de se rendre. Une partie du peuple va se porter aux frontières, une autre va creuser des retranchements, et la troisième, avec des piques, défendra l’intérieur de nos villes. Paris va seconder ces grands efforts. Les commissaires de la Commune vont proclamer, d’une manière solennelle, l’invitation aux citoyens de s’armer et de marcher pour la défense de la patrie. C’est eh ce moment, messieurs, que vous pouvez déclarer que la capitale a bien mérité de la France entière. C’est en ce moment que l’Assemblée nationale va devenir un véritable comité de guerre. Nous demandons que vous concouriez avec nous à diriger le mouvement sublime du peuple, en nommant des commissaires qui nous seconderont dans ces grandes mesures. Nous demandons que quiconque refusera de servir de sa personne, ou de remettre ses armes, sera puni de mort. Nous demandons qu’il soit fait une instruction aux citoyens pour diriger leurs mouvements. Nous demandons qu’il soit envoyé des courriers dans tous les départements pour avertir des décrets que vous aurez rendus. — Le tocsin qu’on va sonner n’est point un signal d’alarme, c’est la charge sur les ennemis de la patrie. (On applaudit.) Pour les vaincre, messieurs, il nous faut de l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace, et la France est sauvée. (Les applaudissements recommencent.) III CONVENTION. — Séance du 21 septembre 1792.En se démettant de ses fonctions de ministre de la justice, incompatibles avec son mandat de conventionnel, Danton expose ainsi ses principes : Avant d’exprimer mon opinion sur le premier acte que doit faire l’Assemblée nationale, qu’il me soit permis de résigner dans son sein les fonctions qui m’avaient été déléguées par l’Assemblée législative. Je les ai reçues au bruit du canon, dont les citoyens de la capitale foudroyèrent le despotisme. Maintenant que la jonction des armées est faite, que la jonction des représentants du peuple est opérée, je ne dois plus reconnaître mes fonctions premières ; je ne suis plus qu’un mandataire du peuple, et c’est en cette qualité que je vais parler. On vous a proposé des serments ; il faut, en effet, qu’en entrant dans la vaste carrière que vous avez à parcourir, vous appreniez au peuple, par une déclaration solennelle, quels sont les sentiments et les principes qui présideront à vos travaux. Il ne peut exister de Constitution que celle qui sera textuellement, nominativement acceptée par la majorité des assemblées primaires. Voilà ce que vous devez déclarer au peuple. Les vains fantômes de dictature, les idées extravagantes du triumvirat, toutes ces absurdités inventées pour effrayer le peuple disparaissent alors, puisque rien ne sera constitutionnel que ce qui aura été accepté par le peuple. Après cette déclaration vous en devez faire une autre qui n’est pas moins importante pour la liberté et pour la tranquillité publique. Jusqu’ici on a agité le peuple parce qu’il fallait lui donner l’éveil contre les tyrans. Maintenant il faut que les lois soient aussi terribles contre ceux qui y porteraient atteinte, que le peuple l’a été en foudroyant la tyrannie ; il faut qu’elles punissent tous les coupables pour que le peuple n’ait plus rien à désirer. (On applaudit.) On a paru croire, d’excellents citoyens ont pu présumer que des amis ardents de la liberté pouvaient nuire à l’ordre social en exagérant leurs principes ; eh bien, abjurons ici toute exagération ; déclarons que toutes les propriétés territoriales, individuelles et industrielles seront éternellement maintenues. (Il s’élève des applaudissements unanimes.) Souvenons-nous ensuite que nous avons tout à revoir, tout à recréer, que la Déclaration des droits elle-même n’est pas sans tache, et qu’elle doit passer à la révision d’un peuple vraiment libre. IV CONVENTION. — Séance du 27 septembre 1792.Les Girondins avaient violemment dénoncé Robespierre et Danton comme aspirant à la dictature. Voici la réponse de Danton : C’est un beau jour pour la nation, c’est un beau jour pour la République française que celui qui amène entre nous une explication fraternelle. S’il y a des coupables, s’il existe un homme pervers qui veuille dominer despotiquement les représentants du peuple, sa tête tombera aussitôt qu’il sera démasqué. On parle de dictature, de triumvirat. Cette imputation ne doit pas être une imputation vague et indéterminée ; celui qui l’a faite doit la signer ; je le ferais, moi, cette imputation dut-elle faire tomber la tête de mon meilleur ami. Ce n’est pas la députation de Paris, prise collectivement, qu’il faut inculper ; je ne chercherai pas non plus à justifier chacun de ses membres, je ne suis responsable pour personne ; je ne vous parlerai donc que de moi. Je suis prêt à vous retracer le tableau de ma vie publique. Depuis trois ans j’ai fait tout ce que j’ai cru devoir faire pour la liberté. Pendant la durée de mon ministère, j’ai employé toute la vigueur de mon caractère, et j’ai apporté dans le conseil tout le zèle et toute l’activité du citoyen embrasé de l’amour de son pays. S’il y a quelqu’un qui puisse m’accuser à cet égard, qu’il se lève et qu’il parle. Il existe, il est vrai, dans la députation de Paris, un homme dont les opinions sont pour le parti républicain ce qu’étaient celles de Royou[2] pour le parti aristocratique : c’est Marat. Assez et trop longtemps l’on m’a accusé d’être l’auteur des écrits de cet homme. J’invoque le témoignage du citoyen qui vous préside[3]. Il lut, votre président, la lettre menaçante qui m’a été adressée par ce citoyen ; il a été témoin d’une altercation qui a eu lieu entre lui et moi à la mairie. Mais j’attribue ces exagérations aux vexations que ce citoyen a éprouvées. Je crois que les souterrains dans lesquels il a été enfermé ont ulcéré son âme... Il est très vrai que d’excellents citoyens ont pu être républicains par excès, il faut en convenir ; mais n’accusons pas, pour quelques individus exagérés, une députation tout entière. Quant à moi, je n’appartiens pas à Paris ; je suis né dans un département vers lequel je tourne toujours mes regards avec un sentiment de plaisir ; mais aucun de nous n’appartient à tel ou tel département, il appartient à la France entière. Faisons donc tourner cette discussion au profit de l’intérêt public. Il est incontestable qu’il faut une loi vigoureuse contre ceux qui voudraient détruire la liberté publique. Eh bien ! portons-la, cette loi ; portons une loi qui prononce la peine de mort contre quiconque se déclarerait en faveur de la dictature ou du triumvirat ; mais après avoir posé ces bases qui garantissent le règne de l’égalité, anéantissons cet esprit de parti qui nous perdrait. On prétend qu’il est parmi nous des hommes qui ont l’opinion de vouloir morceler la France ; faisons disparaître ces idées absurdes, en prononçant la peine de mort contre leurs auteurs. La France doit être un tout indivisible ; elle doit avoir unité de représentation. Les citoyens de Marseille veulent donner la main aux citoyens de Dunkerque. Je demande donc la peine de mort contre quiconque voudrait détruire l’unité en France, et je propose de décréter que la Convention nationale pose pour base du gouvernement qu’elle va établir l’unité de représentation et d’exécution[4]. Ce ne sera pas sans frémir que les Autrichiens apprendront cette sainte harmonie ; alors, je vous jure, nos ennemis sont morts. (On applaudit.) V CONVENTION. — Séance du 27 octobre 1792.Le ministre Roland avait déposé un rapport sur l'état de Paris où, devant la France et l'Europe, il récriminait contre les Montagnards et ne montrait que les côtés fâcheux de la Révolution, faisant de Marat un chef de parti. ...Je déclare à la Convention et à la nation entière, dit Danton, que je n’aime point l’individu Marat ; je dis avec franchise que j’ai fait l’expérience de son tempérament : non seulement il est volcanique et acariâtre, mais insociable. Après un tel aveu, qu’il me soit permis de dire que moi aussi je suis sans parti et sans faction. Si quelqu’un peut prouver que je tiens à une faction, qu’il me confonde à l’instant... Si, au contraire, il est vrai que ma pensée soit à moi, que je sois fortement décidé à mourir plutôt que d’être cause d’un déchirement ou d’une tendance à un déchirement dans la République, je demande à énoncer ma pensée tout entière sur notre situation politique actuelle. Sans doute il est beau que la philanthropie, qu’un sentiment d’humanité fasse gémir le ministre de l’intérieur et tous les bons citoyens sur les malheurs inséparables d’une grande révolution, sans doute on a le droit de réclamer toute la rigueur de la justice nationale contre ceux qui auraient évidemment servi leurs passions particulières au lieu de servir la Révolution et la liberté. Mais comment se fait-il qu’un ministre, qui ne peut pas ignorer les circonstances qui ont amené les événements dont il vous a entretenus, oublie les principes et les vérités qu’un autre ministre (Garat) vous a développés sur ces mêmes événements ? Rappelez-vous ce que le ministre actuel de la justice vous a dit sur ces malheurs inséparables des révolutions. Je ne ferai point d’autre réponse au ministre de l’intérieur. Si chacun de nous, si tout républicain a le droit d’invoquer la justice contre ceux qui n’auraient excité des troubles révolutionnaires que pour assouvir des vengeances particulières, je dis qu’on ne peut pas se dissimuler non plus que jamais trône n’a été fracassé sans que ses éclats blessassent quelques bons citoyens ; que jamais révolution complète n’a été opérée sans que cette vaste démolition de l’ordre de choses existant n’ait été funeste à quelqu’un ; qu’il ne faut donc pas imputer, ni à la cité de Paris, ni à celles qui auraient pu présenter les mêmes désastres, ce qui est peut-être l’effet de quelques vengeances particulières dont je ne nie pas l’existence ; mais ce qui est bien plus probablement la suite de cette commotion générale, de cette fièvre nationale qui a produit les miracles dont s’étonnera la postérité. Je dis donc que le ministre a cédé à un sentiment que je respecte, mais- que son amour passionné pour l’ordre et les lois lui a fait voir sous la couleur de l’esprit de faction et de grands complots d’Etat ce qui n’est peut-être que la réunion de petites et misérables intrigues dans leur objet comme dans leurs moyens. Pénétrez-vous de cette vérité qu’il ne peut exister de faction dans une République ; il y a des passions qui se cachent, il y a des crimes particuliers, mais il n’y a pas de ces complots vastes et particuliers qui puissent porter atteinte à la liberté. Et où sont donc ces hommes qu’on accuse comme des conjurés, comme des prétendants à la dictature ou au triumvirat ? Qu’on les nomme ! Oui, nous devons réunir nos efforts pour faire cesser l’agitation de quelques ressentiments et de quelques prétentions personnelles, plutôt que de nous effrayer par de vains et chimériques complots dont on serait embarrassé d’avoir à prouver l’existence. Je provoque donc une explication franche sur les défiances qui nous divisent, je demande que la discussion sur le mémoire du ministre soit ajournée à jour fixe, parce que je désire que les faits soient approfondis, et que la Convention prenne des mesures contre ceux qui peuvent être coupables.... VI CONVENTION. — Séance du 21 janvier 1793.Le jour de l’exécution de Louis XVI, on apprit que le garde du corps Paris avait assassiné Michel Lepelletier, conventionnel, qui avait voté la mort du roi. Danton prononça à cette occasion un grand discours, où il tâchait de répondre à toutes les préoccupations du moment : Ce qui honore le plus les Français, c’est que dans des moments de vengeance, le peuple ait surtout respecté ses représentants. Que deviendrions-nous, si, au milieu des doutes que l’on jette sur une partie de cette Assemblée, l’homme qui a péri victime des assassins n’était pas un patriote ? Ô Lepelletier, ta mort servira la République ; je l’envie, ta mort. Vous demandez pour lui les honneurs du Panthéon ; mais il a déjà recueilli les palmes du martyre de la Liberté. Le moyen d’honorer sa mémoire, c’est de jurer que nous ne nous quitterons pas sans avoir donné une Constitution à la République. Qu’il me sera doux de vous prouver que je suis étranger à toutes les passions ! Je ne suis point l’accusateur de Pétion ; à mon sens, il eut des torts. Pétion peut avoir été faible ; mais, je l’avoue avec douleur, bientôt la France ne saura plus sur qui reposer sa confiance. Quant aux attentats dont nous avons tous gémi, l’on aurait dû vous dire clairement que nulle puissance ne pouvait les arrêter. Ils étaient la suite de cette rage révolutionnaire qui animait tous les esprits. Les hommes qui connaissent le mieux ces événements terribles furent convaincus que ces actes étaient la suite nécessaire de la fureur d’un peuple qui n’avait jamais obtenu justice. J’adjure tous ceux qui me connaissent de dire si je suis un buveur de sang, si je n’ai pas employé tous les moyens de conserver la paix dans le Conseil exécutif. Je prends à témoin Brissot lui-même. N’ai-je pas montré une extrême déférence pour un vieillard dont le caractère est opiniâtre, et qui aurait dû au contraire épuiser tous les moyens de douceur pour rétablir le calme ? Roland, dont je n’accuse pas les intentions, réputé scélérats tous ceux qui ne partagent pas ses opinions. Je demande, pour le bien de la République, qu’il ne soit plus ministre ; je désire le salut public ; vous ne pouvez suspecter mes intentions. Roland, ayant craint d’être frappé d’un mandat dans des temps trop fameux, voit partout des complots ; il s’imagine que Paris veut s’attribuer une espèce d’autorité sur les autres communes. C’est là sa grande erreur. Il a concouru à animer les départements contre Paris, qui est la ville de tous. On a demandé une force départementale pour environner la Convention. Eh bien, cette garde n’aura pas plutôt séjourné dans Paris, qu’elle y prendra l’esprit du peuple. En doutez-vous maintenant ? Je puis attester, sans acrimonie, que j’ai acquis la conviction que Roland a fait circuler des écrits qui disent que Paris veut dominer la République. Quant aux visites domiciliaires, je m’oppose à cette mesure dans son plein, dans un moment où la nation s’élève avec force contre le bill rendu contre les étrangers ; mais il vous faut un Comité de sûreté générale qui jouisse de la plénitude de votre confiance ; lorsque les deux tiers des membres de ce Comité tiendront les fils d’un complot, qu’ils puissent se faire ouvrir les maisons. Maintenant que le tyran n’est plus, tournons toute notre énergie, toutes nos agitations vers la guerre. Faisons la guerre à l’Europe. Il faut, pour épargner les sueurs et le sang de nos concitoyens, développer la prodigalité nationale. Vos armées ont fait des prodiges dans un moment déplorable : que ne feront-elles pas quand elles seront bien secondées ? Chacun de nos soldats croit qu’il vaut deux cents esclaves. Si on leur disait d’aller à Vienne, ils iraient à Vienne ou à la mort. Citoyens, prenez les rênes d’une grande nation, élevez-vous à sa hauteur, organisez le ministère, qu’il soit immédiatement nommé par le peuple. Un autre ministère est entre les mains d’un bon citoyen, mais il passe ses forces ; je ne demande pas qu’on le ravisse à ses fonctions, mais qu’elles soient partagées. Quant à moi, je ne suis pas fait pour venger des passions personnelles, je n’ai que celle de mourir pour mon pays ; je voudrais, au prix de mon sang, rendre à la patrie le défenseur qu’elle VII CONVENTION. — Séance du 8 mars 1793.SUR LA DÉFENSE DE LA BELGIQUE.Nous avons plusieurs fois fait l’expérience que tel est le caractère français, qu’il lui faut des dangers pour trouver toute son énergie. Eh bien, ce moment est arrivé. Oui, il faut dire à la France entière : Si vous ne volez pas au secours de vos frères de la Belgique, si Dumouriez est enveloppé en Hollande, si son armée était obligée de mettre bas les armes, qui peut calculer les malheurs incalculables d’un pareil événement ? La fortune publique anéantie, la mort de 600.000 Français pourraient en être les suites ! Citoyens, vous n’avez pas une minute à perdre ; je ne vous propose pas en ce moment des mesures générales pour les départements : votre Comité de défense vous fera demain son rapport. Mais nous ne devons pas attendre notre salut uniquement de la loi sur le recrutement ; son exécution sera nécessairement lente, et des résultats tardifs ne sont pas ceux qui conviennent à l’imminence du danger qui nous menace. Il faut que Paris, cette cité célèbre et tant calomniée, il faut que cette cité qu’on aurait voulu renverser pour servir nos ennemis qui redoutent son brûlant civisme, contribue par son exemple à sauver la patrie. Je dis que cette ville est encore appelée à donner à la France l’impulsion qui, l’année dernière, a enfanté nos triomphes. Comment se fait-il que vous n’ayez pas senti que, s’il est bon de faire les lois avec maturité, on ne fait bien la guerre qu’avec enthousiasme ? Toutes les mesures dilatoires, tout moyen tardif de recruter détruit cet enthousiasme, et reste souvent sans succès. Vous voyez déjà quels en sont les misérables effets. Tous les Français veulent être libres. Ils se sont constitués en gardes nationales. Aux termes de leurs serments, ils doivent tous marcher quand la patrie réclame leur secours. Je demande, par forme de mesure provisoire, que la Convention nomme des commissaires qui, ce soir, se rendront dans toutes les sections de Paris, convoqueront les citoyens, leur feront prendre les armes, et les engageront, au nom de la liberté et de leurs serments, à voter la défense de la Belgique. La France entière sentira le contre-coup de cette impulsion salutaire. Nos armées recevront de prompts renforts ; et, il faut le dire ici, les généraux ne sont pas aussi répréhensibles que quelques personnes ont paru le croire. Nous leur avions promis qu’au I er février l’armée de la Belgique recevrait un renfort de 30.000 hommes. Rien ne leur est arrivé. Il y a trois mois, qu’à notre premier voyage dans la Belgique, ils nous dirent que leur position militaire était détestable, et que, sans un renfort considérable, s’ils étaient attaqués au printemps, ils seraient peut-être forcés d’évacuer la Belgique entière. Hâtons-nous de réparer nos fautes. Que ce premier avantage de nos ennemis soit, comme celui de l’année dernière, le signal du réveil de la nation ! Qu’une armée, conservant l’Escaut, donne la main à Dumouriez, et les ennemis seront dispersés. Si nous avons perdu Aix-la-Chapelle, nous trouverons en Hollande des magasins immenses qui nous appartiennent. Dumouriez réunit au génie du général l’art d’échauffer et d’encourager le soldat. Nous avons entendu l’armée battue le demander à grands cris. L’histoire jugera ses talents, ses passions et ses vices ; mais ce qui est certain, c’est qu’il est intéressé à la splendeur de la République. S’il est secondé, si une armée lui prête la main, il saura faire repentir nos ennemis de leurs premiers succès. Je demande que des commissaires soient nommés à l’instant. VIII CONVENTION. — Séance du 10 mars 1793.On venait d’apprendre les revers de l’armée française en Belgique, Danton s’efforce de relever les courages : Les considérations générales qui vous ont été présentées[5] sont vraies ; mais il s’agit moins en ce moment d’examiner les causes des événements désastreux qui peuvent nous frapper que d’y appliquer promptement le remède. Quand l’édifice est en feu, je ne m’attache pas aux fripons qui enlèvent les meubles, j’éteins l’incendie. Je dis que vous devez être convaincus plus que jamais, par la lecture des dépêches de Dumouriez, que vous n’avez pas un instant à perdre pour sauver la République. Dumouriez avait conçu un plan qui honore son génie. Je dois lui rendre même une justice bien plus éclatante que celle que je lui rendis dernièrement. Il y a trois mois qu’il a annoncé au pouvoir exécutif, à votre Comité de défense générale, que si nous n’avions pas assez d’audace pour envahir la Hollande au milieu de l’hiver, pour déclarer sur-le-champ la guerre à l’Angleterre, qui nous la faisait depuis longtemps, nous doublerions les difficultés de la campagne, en laissant aux forces ennemies le temps de se déployer. Puisque l’on a méconnu ce trait de génie, il faut réparer nos fautes. Dumouriez ne s’est pas découragé ; il est au milieu de la Hollande, il y trouvera des munitions ; pour renverser tous nos ennemis il ne lui faut que des Français ; et la France est remplie de citoyens. Voulons-nous être libres ? Si nous ne le voulons plus, périssons : car nous l’avons tous juré. Si nous le voulons, marchons tous pour défendre notre indépendance. Vos ennemis font leurs derniers efforts. Pitt sent bien qu’ayant tout à perdre, il ne doit rien épargner. Prenons la Hollande, et Carthage est détruite, et l’Angleterre ne peut plus vivre que pour la liberté... Que la Hollande soit conquise à la liberté, et l’aristocratie commerciale elle-même, qui domine en ce moment le peuple anglais, s’élèvera contre le gouvernement qui l’aura entraînée dans cette guerre du despotisme contre un peuple libre. Elle renversera ce ministère stupide qui a cru que les talents de l’ancien régime pouvaient étouffer le génie de la liberté qui plane sur la France. Ce ministère renversé par l’intérêt du commerce, le parti de la liberté se montrera, car il n’est pas mort ; et si vous saisissez vos devoirs, si vos commissaires partent à l’instant, si vous donnez la main à l’étranger qui soupire après la destruction de toute espèce de tyrannie, la France est sauvée et le monde est libre. Faites-donc partir vos commissaires ; soute- nez-les par votre énergie ; qu’ils partent ce soir, cette nuit même ; qu’ils disent à la classe opulente : Il faut que l’aristocratie de l’Europe, succombant sous nos efforts, paye notre dette, ou que vous la payiez ; le peuple n’a que du sang ; il le prodigue. Allons, misérables, prodiguez vos richesses. (De vifs applaudissements se font entendre.) Voyez, citoyens, les belles destinées qui vous attendent. Quoi ! vous avez une nation entière pour levier, la raison pour point d’appui, et vous n’avez pas encore bouleversé le monde ! (Les applaudissements redoublent.) Il faut pour cela du caractère, et la vérité est qu’on en a manqué. Je mets de côté toutes les passions, elles me sont toutes parfaitement étrangères, excepté celle du bien public. Dans des circonstances plus difficiles, quand l’ennemi était aux portes de Paris, j’ai dit à ceux qui gouvernaient alors : Vos discussions sont misérables, je ne connais que l’ennemi, battons l’ennemi. (Nouveaux applaudissements.) Vous qui me fatiguez de vos contestations particulières, au lieu de vous occuper du salut de la République, je vous répudie tous comme traîtres à la patrie. Je vous mets tous sur la même ligne. Je leur disais : Eh ! que m’importe ma réputation ! que la France soit libre et que mon nom soit flétri ! Que m’importe d’être appelé buveur de sang ! Eh bien, buvons le sang des ennemis de l’humanité, s’il le faut ; combattons, conquérons la liberté. On paraît craindre que le départ des commissaires affaiblisse l’une ou l’autre partie de la Convention. Vaines terreurs ! Portez votre énergie partout. Le plus beau ministère est d’annoncer au peuple que la dette terrible, qui pèse sur lui, sera desséchée aux dépens de ses ennemis, ou que le riche la paiera avant peu. La situation nationale est cruelle ; le signe représentatif n’est plus en équilibre dans la circulation ; la journée de l’ouvrier est au-dessous du nécessaire ; il faut un grand moyen correctif. Conquérons la Hollande, ranimons en Angleterre le parti républicain, faisons marcher la France, et nous irons glorieusement à la postérité. Remplissez ces grandes destinées ; point de débats, point de querelles, et la patrie est sauvée ! IX CONVENTION NATIONALE. — Séance du 27 mars 1793.... Il faut enfin que la Convention nationale soit un corps révolutionnaire ; il faut qu’elle soit peuple ; il est temps qu’elle déclare la guerre aux ennemis intérieurs. Quoi ! la guerre civile est allumée de toutes parts, et la Convention reste immobile ! Un tribunal révolutionnaire a été créé, qui devait punir tous les conspirateurs, et ce tribunal n’est pas encore en activité ! Que dira donc ce peuple ? car il est prêt à se lever en masse... (Des applaudissements prolongés se font entendre dans les tribunes et dans une partie de l’Assemblée. — Il s’élève quelques murmures. — Danton s’élance à la tribune). — Que dira donc ce peuple } car il est prêt à se lever en masse ; il le doit, il le sent. Il dira : Quoi donc ! des passions misérables agitent nos représentants, et cependant les contre-révolutionnaires tuent la liberté. Je dois enfin vous dire la vérité, je vous la dirai sans mélange ; que m’importent toutes les chimères qu’on peut répandre contre moi, pourvu que je puisse servir la patrie ! Oui, citoyens, vous ne faites pas votre devoir. Vous dites que le peuple est égaré, mais pourquoi vous éloignez-vous de ce peuple ! Rapprochez-vous de lui, il entendra la raison. La Révolution ne peut marcher, ne peut être consolidée qu’avec le peuple ; le peuple en est l’instrument, c’est à vous de vous en servir. En vain, dites-vous/que les sociétés populaires fourmillent de dénonciateurs absurdes, de dénonciateurs atroces. Eh bien ! que n’y allez-vous ? Une nation en révolution est comme l’airain qui fond et se régénère dans le creuset. La statue de la Liberté n’est pas fondue. Le métal bouillonne ; si vous n’en surveillez le fourneau, vous en serez tous brûlés. (On applaudit.) Comment se fait-il que vous ne sentiez pas que c’est aujourd’hui qu’il faut que la Convention décrète que tout homme du peuple aura une pique aux frais de la nation ? Les riches la paieront ; ils la paieront en vertu d’une loi ; les propriétés ne seront pas violées. Il faut décréter encore que dans les départements où la contre- révolution s’est manifestée, quiconque a l’audace d’appeler cette contre-révolution sera mis hors de la loi. A Rome, Valerius Publicola eut le courage de proposer une loi qui portait peine de mort contre quiconque appellerait la tyrannie. Eh bien ! moi, je déclare que, puisque, dans les rues, dans les places publiques, les patriotes sont insultés ; puisque dans les spectacles on applaudit avec fureur aux applications qui se rapportent aux malheurs de la patrie ; je déclare, dis-je, que quiconque oserait appeler la destruction de la liberté ne périra que de ma main, dussé-je après porter ma tête sur l’échafaud, heureux d’avoir donné un exemple de vertu à ma patrie ! (On applaudit.) Je demande qu’on passe à l’ordre du jour sur la motion qui m’a donné lieu de parler. Je demande que, dans toute la République, chaque citoyen ait une pique aux frais de la nation. Je demande que le tribunal extraordinaire soit mis en activité. Je demande que la Convention déclare au peuple français, à l’Europe, à l’univers, qu’elle est un corps révolutionnaire ; qu’elle est résolue de maintenir la liberté, d’étouffer les serpents qui déchirent le sein de la patrie. Montrez-vous révolutionnaires ; montrez-vous peuple, et alors la liberté n’est plus en péril. Les nations qui veulent être grandes doivent, comme les héros, être élevées à l’école du malheur. Sans doute nous avons eu des revers ; mais si au mois de septembre on vous eût dit : La tête du tyran tombera sous le glaive des lois, l’ennemi sera chassé du territoire de la République ; 100.000 hommes seront à Mayence ; nous aurons une armée à Tournai, vous eussiez vu la liberté triomphante. Eh bien, telle est encore notre position. Nous avons perdu un temps précieux. Il faut le réparer. On a cru que la révolution était faite. On a crié : Aux factieux ! Eh bien ! ce sont ces factieux qui tombent sous le poignard des assassins. Et toi, Lepelletier, quand tu périssais victime de ta haine pour les tyrans, on criait aussi que tu étais un factieux ! Il faut sortir de cette léthargie politique. Marseille sait déjà que Paris n’a jamais voulu opprimer la République, n’a jamais voulu que la liberté ; Marseille s’est déclarée la Montagne de la République. Elle se gonflera, cette Montagne ; elle roulera les rochers delà liberté, et les ennemis de la liberté seront écrasés. (On applaudit.) Je ne veux pas rappeler de fâcheux débats. Je ne veux pas faire l’historique des haines dirigées contre les patriotes. Je ne dirai qu’un mot. Je vous dirai que Roland écrivait à Dumouriez, — et c’est ce général qui nous a montré la lettre, à Delacroix et à moi — : Il faut vous liguer avec nous pour écraser ce parti de Paris, et surtout ce Danton. (On murmure.) Jugez si une imagination frappée au point de tracer de pareils tableaux a dû avoir une grande influence sur toute la République. Mais tirons le rideau sur le passé. Il faut nous réunir. C’est cette réunion qui devrait établir la liberté d’un pôle à l’autre, aux deux tropiques, et sur la ligne de la Convention. Je ne demande pas d’ambassades particulières. Quant à moi, je fais serment de mourir pour défendre mon plus cruel ennemi. Je demande que ce sentiment sacré enflamme toutes les âmes. Il faut tuer les ennemis intérieurs pour triompher des ennemis extérieurs. Vous deviendrez victimes de vos passions ou de votre ignorance, si vous ne sauvez la République. La République ! elle est immortelle ! L’ennemi pourrait bien faire encore quelque progrès, il pourrait prendre encore quelques-unes de nos places ; mais il s’y consumerait lui-même. Que nos échecs tournent à notre avantage ! que le Français, en touchant la terre de son pays, comme le géant de la fable, reprenne de nouvelles forces ! (On applaudit.) FIN DE L'OUVRAGE |
[1] Le texte intégral de ces notes a été publié par M. le Dr Robinet dans la Révolution française, revue historique, année 1887.
[2] Rédacteur d’un violent journal contre-révolutionnaire, l’Ami du Roy.
[3] Il s’agit de Pétion.
[4] C’est à la suite de ce discours que la Convention nationale déclara que la République française est une et indivisible.
[5] Robespierre venait de parler.