Janvier l’an 532 de Jésus-ChristVert ou bleu ? Cette question aussitôt menace, arrête quiconque, soit barbare, soit provincial, franchit l’enceinte ou débarque dans l’un des ports de Constantinople. Ce voyageur vient d’Italie, de Rome où Théodoric usurpe non sans gloire l’héritage des Césars ; de Rome où le pape, non sans de cruelles vicissitudes, maintient péniblement l’unité d’une orthodoxie vacillante. Va-t-on demander à ce voyageur, instruit des derniers événements, ce qu’il advient des Goths et si quelques décisions nouvelles frappent de nouvelles hérésies ? — Non vraiment. Vert ou bleu ? c’est là ce qu’il importe de connaître. Ce marchand arrive d’Illyrie. A-t-il entendu parler des barbares toujours acharnés à rompre la barrière fléchissante, les frontières ébréchées où s’enferme l’empire ? L’empereur Justinien est originaire de l’Illyrie. Avant de se faire appeler Justinien, on ne le connaissait dans son village de Taurésium que sous le nom d’Uprauda ; son père s’appelait Istok, sa mère Bigléniza, noms sauvages et qui accusent la plus basse origine. Justinien cependant fait, dit-on, élever là-bas une ville qu’il veut fastueuse et splendide, car elle portera son nom impérial, le seul dont l’histoire se souviendra. Ce marchand nous pourrait dire ce qu’il faut en croire. Peut-être a-t-il vu le vieux Justin, l’oncle de Justinien, pousser la charrue, car ce n’était en sa jeunesse qu’un pauvre paysan ; peut-être a-t-il vu le petit Justinien, ignorant de sa future destinée, le bâton à la main, faire l’apprentissage du gouvernement et de sa toute-puissance sur l’échine de ses chèvres et de ses moutons. Quelques philosophes, s’il en est encore, le sénateur Procope, seraient curieux de recueillir les anecdotes et de remonter jusqu’à la mare fangeuse où prend sa source ce fleuve de gloires, de grandeurs qui traverse et submerge le monde romain. Mais qu’importe à cette tourbe humaine qui s’épand et fermente aux rues de Constantinople ? Vert ou bleu ? C’est la seule question qui mérite une réponse. Ce soldat, ce vétéran, le visage balafré de larges
cicatrices, le teint hâlé et brûlé du soleil, a traversé les lointains
déserts de Les cochers du cirque n’ont plus que deux livrées, la livrée verte, la livrée bleue. Autrefois on comptait quatre livrées répondant à quatre factions rivales. Il y avait les cochers rouges, blancs, verts et bleus. Les deux premiers ont abdiqué devant les deux autres. Les blancs ont absorbé les rouges. Il y a bien longtemps de cela, à peine si quelques vieux scribes de bibliothèque en ont gardé le souvenir, Athènes avait ses partisans de la démocratie et les fidèles de l’aristocratie ; Borne avait ses plébéiens et ses patriciens ; elle eut plus tard les césariens et les pompéiens. Constantinople, héritière d’Athènes et de Rome, a ses cochers verts et ses cochers bleus. Comment douter qu’elle maintienne dans le monde la tradition de ses illustres ancêtres ? Justinien connaît trop bien son peuple et son temps pour ne pas prendre position et parti. Il est bleu de cœur et d’âme. On sait qu’il se pique de théologie ; et la faconde fleurie dont le moine Théophile, son précepteur, lui a transmis le secret, plus d’une fois a fermé la bouche des prélats, des évêques, des patriarches complaisamment émerveillés et confondus. L’empereur Justin ne savait ni lire, ni écrire ; son neveu est un lettré, de plus un jurisconsulte savant. Son questeur Tribonien rédige des lois que l’empereur se fait une gloire de promulguer. Mais que servirait à l’empereur tant de mérites et de vertus s’il n’était lui aussi un habitué du cirque, un bleu résolu, zélé et convaincu ? Les verts sont jaloux et le dépit, la rage les dévore. Les voilà jetés dans l’opposition. On dit que la divine Augusta, l’impératrice Théodora, la bien-aimée, la confidente de l’autocrator, favorise discrètement les verts. Elle est aussi un peu hérétique, assure-t-on, et les monophysites se vantent d’une secrète sympathie. Le couple impérial ne jouerait-il pas un double jeu, l’empereur affirmant son orthodoxie, sa foi dans la suprématie du pontife romain et dans l’excellence des cochers bleus, deus choses d’une égale importance, l’impératrice flattant tout bas les hétérodoxes et laissant tomber sur les verts, avec la clémence de quelques sourires, l’espérance de jours meilleurs ? Ce serait de la stratégie et d’une adroite politique. Quoi qu’il en soit, Justinien est bleu ; les bleus se chargent bruyamment et brutalement de l’apprendre à tous, surtout de l’apprendre à leurs rivaux, les verts détestés et maudits. Les bleus sont maîtres de Constantinople, on pourrait dire de l’empire. Ils ont le verbe haut, et, jaloux de se donner un air martial et terrible qui puisse en imposer, ils parodient le costume et le harnachement des barbares les plus grossiers. Un Romain de Constantinople, sans cette mascarade, ne serait d’apparence ni bien martiale ni bien terrible. On se laisse croître les moustaches, qui descendent fauves et rudes jusque sur la poitrine ; les cheveux deviennent des crinières. Les plus zélés se drapent au long manteau fait de peaux de rats, cher à la lignée du féroce Attila. Ils en viendront peut-être à se taillader le visage, à se trancher le nez pour compléter cette glorieuse ressemblance et se proclamer bleu à la face du monde. Les bleus sont assurés de trouver, auprès du trône impérial, bonnes grâces, faveurs, complaisances, que rien ne peut lasser. Ce sont des enfants terribles, mais si aimés que Justinien ne saurait les châtier, tout au plus consentirait-il à des réprimandes attendries. Le courroux d’un père sous-entend le pardon et l’oubli. Aussi les bleus ne vont jamais par la ville que munis de quelque poignard. Le jour l’arme reste dissimulée aux plis des vêtements, mais dès que s’épand la nuit propice, cette dernière condescendance à la majesté des lois devient inutile, la main librement brandit le poignard ou le glaive. Quelques-uns se vantent de trier d’un seul coup et sans que la victime ait la peine de jeter un cri ; c’est un talent qui fait bien des envieux. On assassine, on vole, on pille tout à son aise, sous la seule condition d’appartenir à la faction impériale des bleus. Et l’on dit quelquefois, propos d’esprit chagrin, qu’il n’y a plus de liberté dans l’empire ! Bien au contraire, on ne saurait imaginer un état de plus complète liberté. Il ne s’agit que de se mettre du côté des plus forts ! Quelques magistrats ont voulu sévir et revendiquer la protection des faibles et des persécutés. C’était une grave imprudence, presque un crime de lèse-majesté. L’empereur graciait toujours, et même, impatienté, il finit par envoyer au fond de provinces lointaines, jusqu’à Jérusalem, quelques-uns de ces justiciers attardés et moroses. Mais comment mie l’action hostile aux bleus peut-elle subsister encore et même garder quelque crédit et quelque puissance ? Cela se conçoit cependant. Il faut bien qu’il reste des gens à proscrire pour occuper les proscripteurs. Qui voudrait se faire voleur s’il n’était des gens que l’on puisse voler ? Le chasseur habile et prévoyant n’a garde d’anéantir le gibier. Il en est ménagé et songe aux plaisirs du lendemain. Les jeux promettent d’être magnifiques. Une administration ingénieusement, savamment machinée, régente et pressure l’empire. Il n’est pas de coffre si bien clos, de cachette mystérieuse, de comptoir de pauvre marchand, de cabane croulante, de cellier presque vide, de meule, de gerbe à demi stérile où le vampire ne glisse ses doigts crochus. Le fisc impérial aurait mis un impôt sur le tonneau de Diogène ; il ferait suer de l’or aux guenilles d’un mendiant. Mais du moins l’empereur, s’il sait compter quand il reçoit, ne sait plus compter quand il dépense. Il prend à ses sujets leur pain ; il prendrait, s’il le pouvait revendre, le lait des nourrissons ; mais il rend l’inutile et le superflu à ceux qui n’ont plus te nécessaire ; il les affame et les grise, il les tue et les amuse, n’est-ce pas admirable ? et cette administration impériale qui aspire et dévore ce qui reste encore dans l’empire de sang et de vie, n’est-elle pas justement dite la divine hiérarchie ? L’empereur Justin régnait encore que Justinien, élevé aux honneurs du consulat, donnait à cette occasion des jeux que la reconnaissance populaire- n’a pas encore oubliés. Vingt lions, trente panthères furent jetés dans l’arène et complaisamment s’entr’égorgèrent pour le plaisir de l’homme, le seul être, au dire des théologiens, que Dieu ait fait à son image. Il en coûta à Justinien deux cent quatre-vingt-huit mille pièces d’or. Néron n’aurait pas fait mieux. Nous avons parlé de consulat. Il est donc toujours des
consuls ? Sans doute, et Constantinople qui a voulu étendre son enceinte sur
sept collines, comme sa grande rivale et, devancière, Constantinople
résidence des empereurs, Constantinople qui enferme quatorze quartiers,
quatre cents rues, plusieurs voies triomphales aussi fastueuses sinon aussi
illustres que la voie Sacrée, cinquante portiques, huit thermes publics, cent
cinquante bains réservés aux particuliers, vingt palais, quatre mille cinq
cents maisons de quelque importance, huit aqueducs, plusieurs amphithéâtres et
des bibliothèques où s’entassent cent vingt mille manuscrits, Constantinople
a voulu se donner le luxe non seulement d’un empereur, mais d’un sénat et des
consuls. Constantinople n’est-elle pas une Rome nouvelle ? Ces consuls,
quelle est leur mission, quelles sont leurs prérogatives ? Il serait malaisé
de le dire ; eux-mêmes ne le savent guère. Et les sénateurs, lorsqu’ils s’assemblent
par hasard auprès de l’Augustéon, dans le palais qu’ils appellent la curie,
que viennent-ils faire ? sur quelle question ces têtes vides auront-elles l’audace
de délibérer ? Ces pères conscrits ne pourraient se regarder sans rire, si le
maître toujours aux écoutes, toujours en éveil, n’imposait à ses
marionnettes, à ses comparses, une solennelle gravité. Mensonge, parodie
pitoyable, vaine apparence, mascarade mais d’un carnaval sans gaieté, voilà
ce qu’il est cet empire byzantin ! Voilà ce qu’elle est cette cité de
Constantinople qui le domine et le résume si bien ! Certes le site qu’elle a
choisi est sans rival dans le monde. Si jamais l’homme éblouit ses yeux aux
surprises, aux splendeurs de terres inconnues, ce nid merveilleux qui finit
l’Europe et commence l’Asie, restera la plus sublime vision que l’on puisse
évoquer sous le soleil. Le Bosphore d’azur vaut bien le Tibre de fange. Mais,
dans les œuvres humaines, rien ne se fait de vraiment beau et grand sans la
complicité du temps. Constantinople à été une capitale improvisée, agrandie
prodigieusement, sinon fondée, par décret impérial. Sur un ordre parti de la
chancellerie de l’empereur Constantin, on a bâti, bâti encore, bâti toujours.
A peine terminés, les monuments se lézardaient et menaçaient ruine ; on
recommençait fiévreusement, furieusement. C’était moins une construction de
ville qu’un déménagement hâtif. On aurait dit que l’empire des Césars, se
sentant insolvable et tout prés de la banqueroute, fuyait ses créanciers et
qu’il cherchait là-bas, aux rivages du Bosphore, un refuge contre les
barbares acharnés à lui demander des comptes. Les affaires des Césars sont
bien embrouillées : la liquidation de l’empire du monde est déjà commencée. Énée,
fuyant Ilion incendiée, emportait avec lui ses pénates ; les Césars eux
aussi ont emporté tout ce qui se pouvait emporter sans trop de peine. Il a
fallu des flottes entières à l’encombrement de leurs bagages. Rome elle-même
a été mise à contribution ; Rome avait pillé : on la vole, car le pillard,
diminué et déchu, n’est plus qu’un misérable voleur. Mais c’est Mais si l’architecture survit ou plutôt revit, car elle subit une transformation profonde, c’en est fait de la statuaire. Le christianisme oriental la redoute et lui interdit, l’accès de ses sanctuaires. On élève encore quelques statues. Au sommet, d’une colonne de porphyre qui se dresse entre la basilique de Sainte-Sophie et le palais impérial, sur le forum Augustéon, Justinien a fait hisser sa statue équestre. Elle remplace une statue de Théodose en bronze doré que Justinien a fait jeter bas. Quelques statues d’empereurs, quelques statues de cochers ou de mimes fameux, c’est tout ce que les sculpteurs de Constantinople ont pu faire. On cite et l’on montre à l’hippodrome une statue de la danseuse Helladia qui mimait les rôles d’homme avec un talent suprême et excellait dans le personnage d’Hector ; mais ces statues parodient, calomnient honteusement la nature humaine ; elles trahissent trop bien la décadence d’un art perdu et la nuit d’une barbarie grandissante. Le palais impérial avoisine Sainte-Sophie ; il n’en est séparé que par le forum Augustéon, vaste esplanade carrée bordée de portiques à colonnes où le milliaire marque le point de départ de toutes les voies qui sillonnent l’empire. Mais l’hippodrome est plus près encore ; c’est une dépendance du palais, à moins que le palais ne soit une dépendance de l’hippodrome. Le palais, ou pour mieux dire la réunion des palais impériaux, couvre un espace énorme ; et pour faire le tour des murailles crénelées et flanquées de tours qui les enferment, il faut près d’une heure. C’est une forteresse, un camp aussi bien qu’une résidence souveraine. La mer la termine et la borde, lui prêtant tout à la fois les magnificences radieuses d’un horizon immense, le sourire de ses flots d’azur et la protection d’un fossé que rien ne saurait combler ; la mer, en effet, refuge suprême, laisse au maître qui tremble derrière les murailles de marbre et d’or, la facilité et l’espérance d’une fuite soudaine. Le maître qui n’est jamais le maître du lendemain ni de l’heure prochaine, a réuni autour de lui, à portée de sa main, tout ce qu’exigent sa puissance, sa gloire, ses caprices, sa sécurité vastes jardins, portiques, mystérieuses retraites où l’enchevêtrement des corridors et des escaliers déroute la poursuite, chapelles privées, oratoires où sont enfermées et gardées les plus précieuses reliques jusqu’aux sandales de Jésus, jusqu’à la baguette dont Moïse a frappé le rocher, salles d’audience, salle de réception où la majesté impériale daigne tolérer la présence des humbles mortels et la souillure de leurs regards, casernes, écuries, arsenal, enfin un petit port, le Boucoléon, où des embarcations, rapides comme les mouettes, attendent, toujours prêtes à recevoir la fortune fugitive d’un César découronné. Les appartements impériaux qui sont attenants à l’hippodrome, sont dits le palais du Cathisma. C’est là que se trouve l’empereur. L’heure est venue de partir et de se montrer à la foule qui déjà envahit les quarante gradins de marbre où s’encadre l’hippodrome. Le préposé appelle les valets, qui aussitôt apportent une chlamyde bleue et respectueusement, sans un mot, retenant leur souffle, ils la jettent et la drapent sur le sagion brodé d’or que déjà portait l’empereur. Les grands Césars allaient tête nue ; ce n’était qu’aux jours de triomphe ou de fête solennelle qu’ils ceignaient une simple couronne de laurier. Justinien porte un lourd diadème surmonté d’une croix ; c’est tout un monument. Des chaînettes d’or, constellées de perles et de pierres précieuses, s’en détachent et descendent jusque sur les épaules. L’or et les pierreries scintillent même au tissu des vêtements. L’empereur est une idole éblouissante, un joyau vivant. Vivant, disons-nous ; il ne le semble guère. Est-ce l’embarras de cet attirail pesant et magnifique ; est-ce leçon bien apprise, obéissance aux lois d’un formalisme religieux ? L’empereur est impassible, presque immobile ; il avance, il ne marche pas, il voit sans regarder, il ordonne sans parler, il vit sans respirer. Il est lui-même son croyant et son prêtre, il est un dogme, il est une foi, il est l’image vivante de Dieu sur la terre, n’est-ce pas dire qu’il est presque un dieu ? Les Césars de Rome étaient des soldats, des magistrats, des citoyens, quelquefois des bourreaux, toujours des hommes ; on attendait du moins leur mort pour les élever au suprême honneur de l’apothéose. L’empereur de Constantinople est chrétien cependant et l’on connaît son zèle contre les derniers païens hellénisants ; mais l’abaissement des esprits et des âmes commande l’idolâtrie. On court risque de la vie à sacrifier encore au marbre des autels renversés de Zeus ou d’Aphrodite ; mais les évêques, les patriarches font cortège à l’autocrator, ils quémandent les faveurs de la divine Augusta, cette femme qui n’aurait lieu, de par les lois et la coutume, devenir l’épouse légitime d’un citoyen tant ses mœurs l’avaient décriée, et qui s’est fait sacrer dans Sainte-Sophie ; acclamer dans l’hippodrome, cette femme qui, maintenant associée à l’empire, s’égale au divin Justinien. Le ciel même n’aurait-il plus de pudeur ni de honte ? Justinien parait, et l’on se prosterne la face contre terre ; les dignitaires, les plus haut placés en la hiérarchie, rivalisent de platitude et de servilité. Ils ont leurs prérogatives particulières, leur rôle spécial en cette comédie, ou pour mieux dire, en cette pantomime impériale, car les génuflexions et les révérences, l’unanime et plus ou moins sincère stupéfaction des visages interdits sont les premiers devoirs de quiconque approche du maître. Rien ne flatte mieux le soleil que l’éblouissement du monde. Ces honneurs, ces prérogatives qui graduent la bassesse et la servitude, on les envie, on les brigue, on languit de les obtenir, on meurt de les perdre, on se les dispute comme des chiens hargneux et faméliques se disputent les os jetés aux tas d’ordures. Les mains se tendent à toutes ces entraves, les fronts se courbent sous cette puérile majesté ; quelle gloire de se draper dans- cette pourpre qui tombe en guenille ! Ces dignitaires ont des noms pompeux, des épithètes sonnantes : le maître de la milice, les deux préfets du prétoire, le grand chambellan, le maître des offices, le questeur rédacteur des lois, le stratélate chef militaire, le comte du domaine, le comte des largesses sacrées, sont dits illustres, clarissimes, perfectissimes ; tous les superlatifs s’épuisent à les désigner. Il ne faudrait pas qu’un solliciteur ignorant fit quelque confusion et gratifiât du titre de clarissime un dignitaire en droit d’être appelé perfectissime, sa requête serait mal venue et l’outrage même inconscient pourrait encourir un châtiment exemplaire. C’est cependant toute une science de se reconnaître et se conduire en ce labyrinthe de privilèges et de vanités jalouses ; ceux-là seuls qui vivent dans le palais impérial possèdent le fil d’Ariane et savent cheminer, sans trop de dommage, de vestibules en vestibules, de dignitaires en dignitaires, d’esclaves en esclaves, jusqu’aux pieds de l’empereur. Justinien a cinquante ans. Son visage glabre, épais, arrondi rappelle assez fidèlement la lourde face de Domitien, ainsi du moins le disent tout bas les téméraires qui n’ont pas craint de le regarder au moins à la dérobée, car dévisager franchement l’empereur serait aine impertinence sacrilège qui pourrait coûter cher. Trois mille cinq cents hommes, casernés dans l’enceinte des palais impériaux, composent la garde particulière de l’empereur. Les protospathaires, vêtus d’une tunique blanche, armés d’une longue pique et d’un bouclier rouge à bordure d’or, ont le privilège envié d’escorter et de précéder l’empereur. Les cataphractaires, plus nombreux, portent une cotte de mailles qui les enveloppe tout entiers, dessine les membres, assez souple, assez légère pour ne pas gêner leur libre jeu. Les monstres marins ne sont pas mieux protégés de leurs écailles. Les scholaires de la garde portent la cuirasse d’or. Où sont-ils recrutés ces soldats, valets et bourreaux, condamnés à la seule protection du maître, tous ces hommes qui répondent de la vie d’un seul homme ? Bien loin de Constantinople, au delà des frontières. Ils n’ont rien de commun, ni la patrie, ni la foi religieuse, ni les mœurs, ni la langue, rien que la solde qu’ils partagent, rien que la servitude qui les rassemble et la discipline qui les écrase. Ce sont des Hérules, des Huns, des Goths, des Gépides ; et quelques-uns atteignent les plus hauts grades : Mundus, gouverneur d’Illyrie, est un petit-fils d’Attila. Les cubiculaires, les silentiaires ne sont pas des personnages moins considérables dans cette domesticité impériale. Les premiers n’ont d’autre mission que de veiller au bon ordre en tout lieu qui illumine la présence du maître ; les seconds, presque toujours muets, comme si leur langue était paralysée dans leur bouche, soulèvent les draperies sur le passade de l’empereur, d’un signe, d’un regard, commandent le silence, et cela seul leur permet de se croire illustres et grands entre les plus grands et les plus illustres. Leur protection est coûteuse et peut décider du commandement d’une armée, quelquefois même de l’orthodoxie d’un dogme contesté. Le cortège impérial, ce firmament descendu sur la terré, traverse le Chrysotriclinium. Les saints, les patriarches, les apôtres, immobilisés dans l’or des mosaïques partout scintillantes, semblent refléter l’empereur et sa cour. C’est une même famille de fantômes rigides, solennels, ennuyés, et qui ne conservent, presque plus rien d’humain. Cependant, sur un signal discrètement donné, le silence est rompu. Un orgue, ou, pour mieux dire, un hydrone, caché sous l’ombre d’un portique, exhale un murmure attendri et mystérieux. L’espace même a salué l’empereur Justinien. Néron raffolait de l’hydrone, il voulut en jouer en public, et l’on sait que Néron était, au moins pour un empereur, un excellent musicien. Puis les acclamations montent, cadencées, rythmées dans une savante progression. Si ce n’était, la platitude honteuse des pensées, cela ferait songer à la strophe, il l’antistrophe des chœurs antiques. Longs jours, autocrator !
Conduis ton peuple dans le Saint-Esprit ! En toi tout est divin ! Tu es un ange envoyé du ciel. L’ange exterminateur suivra tes légions. Auprès de tes victoires, celles de Thémistocle et de Cyrus ne sont que des jeux d’enfant. Les ordres sont des décrets divins, tes pieds sont des autels ! Comment douter de la sincérité de ces vœux et de ces louanges ? Voici le serment que tous prêtent à l’empereur : Je jure par le Dieu tout-puissant, son fils unique, Notre-Seigneur Jésus-Christ et le Saint-Esprit, par la glorieuse Marie toujours vierge, par les quatre Évangiles que je tiens en mes mains, et, par les saints archanges Michel et Gabriel, d’être fidèle à nos maîtres très sacrés, Justinien et sa femme Théodora. Mais où donc est-elle cette Théodora ainsi associée aux honneurs souverains, cette Égérie que le Numa Justinien se fait un droit de consulter sur toutes choses ? Comment ne la voyons-nous pas aux côtés de l’empereur ? Auguste peut-il être sans Augusta ? Les jeux du cirque ne sauraient déplaire à la fille d’un montreur d’ours savants. Théodora est née dans l’île de Chypre, l’île chère à la belle Aphrodite ; elle a longtemps honoré l’antique déesse, sinon de ses prières, au moins de ses folles équipées. Ses sœurs, Comite et Anastasie, sont restées fidèles à ce culte, et l’on dit qu’Augusta discrètement les excuse. Cet hippodrome de Constantinople a vu les trois sœurs, toutes petites, implorer la pitié de l’assistance, car la mort de leur père Acacius les laissait orphelines et sans ressource ; la mignonne Théodora pleurait si bien et de si gentille manière, que ce fut une joie, un délire, un magnifique succès. Depuis lors, bien des fois, elle répéta celte jolie scène de larmes. Devenue danseuse, et très experte dans la pantomime, son partenaire, avec une colère sans doute quelque peu simulée, la frappait, et Théodora avait toujours des désespoirs qui faisaient pâmer d’enthousiasme les vieux connaisseurs. Acrobate, pantomime, dompteuse, comédienne et tragédienne, Théodora était prédestinée à toutes les grandeurs ; et le ciel, sur ce joli front, avait marqué la place d’un diadème. L’empereur va paraître en public, l’impératrice reste invisible ; elle est présente cependant. Il n’est pas admis qu’une femme de bien s’offre librement au regard de la foule assemblée dans l’hippodrome. Un mari pourrait, sans autre motif, répudier sa femme. Il y a temps pour tout, Théodora est maintenant une femme de bien. Elle est présente cependant, disons-nous. En effet une basilique enchâssée dans le palais impérial, Saint-Stéphane, attient à l’hippodrome. Les saints, les apôtres, Dieu lui-même peuvent assister aux fêtes du cirque ; ils ont leurs places réservées. Dieu est bleu sans doute, car c’est la livrée que porte le ciel. Aux catéchuménies de Saint-Stéphane, une loge est ménagée qui attendait l’Augusta et déjà vient de la recevoir. Augusta voit sans être vue. Elle aussi a sa suite et sa cour, ses gardes, ses femmes, ses eunuques. Elle est, non moins parée, non moins brillamment constellée que le maître. Un jour viendra où l’impératrice et l’empereur, dans cette fastueuse Constantinople, ne garderont plus de l’empire que le diadème et le manteau impérial. La loge de l’empereur, le Kathisma, occupe l’extrémité de l’hippodrome, celle-là qui est droite et répond à l’extrémité qui se courbe en demi-cercle La loge est vaste et s’élève à plus de trente. pieds au-dessus de l’arène. Portée sur de hautes colonnes, elle est inaccessible il tout profane. Il n’est pas de châsse pleine de reliques qui soit, si jalousement cuise il l’abri de tout contact irrespectueux. L’empereur, cette relique faite homme, craint le sacrilège et la profanation. Les tribunes réservées aux magistrats, encadrent la loge du maître. Quatre chevaux de bronze, ouvrages, ce dit-on, du fameux Lysippe, surmontent et couronnent ce grand ensemble architectural. Ils viennent de l’île de Chio. Qui pourrait dire s’ils ne sont pas encore destinés à quelque autre voyage plus lointain ? Les carceres, écuries et remises de chars, forment le soubassement de la loge impériale et des tribunes annexes. En tout leur immense développement, les gradins de l’hippodrome
sont couronnés d’un large portique peuplé de statues. La spina enfin réunit quelques-unes des épaves les
plus précieuses ramassées sur tous les rivages. L’Égypte a donné l’obélisque
de granit dressé au milieu de la spina,
La spina porte aussi quelques édicules, puis deux bassins où quatorze dauphins de bronze vomissent de leur gueule béante une eau abondante et limpide ; puis, alignés sur un petit entablement que deux colonnettes supportent, sept œufs de bronze qui vont tout à l’heure, obéissant à un mécanisme ingénieusement dissimulé, disparaître un à un. Les chars doivent sept fois faire le tour de l’hippodrome ; les œufs, en disparaissant, indiquent et rappellent le nombre de tours déjà faits et de ceux qui restent encore à faire. Enfin les extrémités de la spina, décorés de bas-reliefs que souvent les chars frôlent de bien près, alignent trois hautes bornes arrondies et qui semblent des colonnes décapitées. Les dauphins ne seraient-ils pas un souvenir lointain et désormais incompris de Neptune, le dieu équestre qui se plait aux courses de chars ? Les œufs, emblème tout païen, ont peut-être symbolisé l’origine à demi céleste de Castor et Pollux, fils de Jupiter et de Léda ; les deux frères étaient de célèbres dompteurs de chevaux. Les chevaux réservés à l’honneur de courir dans l’hippodrome
de Constantinople viennent des pays des plus lointains, quelques-uns d’Afrique,
de Rome avait déjà des cochers favoris et qui parfois amassaient une grosse fortune. Crescens, d’origine moresque, qui débuta au temps de l’empereur Nerva, n’eut besoin que de deux années pour remporter quarante-sept premiers prix, cent trente seconds, cent onze troisièmes, et amasser un million cinq cent cinquante-huit mille trois cent quarante-six sesterces. Lui-même en fait le compte dans son inscription funéraire et transmet, comme il est de toute justice, à la postérité les noms de Cirius, Acceptor, Delicatus, Cotynus, les nobles animaux qui composaient son attelage accoutumé. Les cochers les plus en renom aujourd’hui à Constantinople sont Barbatus, obstinément inféodé à la faction des verts, Calchas, l’enfant chéri des bleus, Faustin surtout, qui lui aussi porte la livrée d’azur et se vante, non sans raison, d’un crédit tout-puissant à la cour. Les cochers ont la tête nue, les jambes, les bras nus. Les pieds chaussent de fortes sandales qui laissent les doigts à découvert et sont maintenues par des courroies entrecroisées sur la cheville. Une tunique légère drape les épaules et descend jusqu’au-dessus des genoux. Le torse est sanglé de lanières de cuir étroitement, serrées ; la sveltesse de ces corps, rompus aux exercices les plus violents, en est mieux indiquée et mieux accentuée. Les tuniques sont vertes ou bleues, selon la faction dont le cocher se recommande. Justinien s’est avancé jusqu’à l’extrémité de sa loge impériale. C’est un usage consacré ; il lève sa main droite, enveloppée dans un pan de sa chlamyde, et, faisant, le signe de la croix, il bénit l’arène et la foule assemblée. Quelques acclamations le remercient et lui répondent, mais incertaines, timides, hésitantes et qui tombent comme des voix étonnées de ne plus trouver d’écho. Les verts sont restés silencieux ; les bleus manquent de zèle. Il semble qu’une froide bise ait passé sur ces lèvres aussitôt, lasses de crier, sur ces mains oublieuses d’applaudir. Quand les aquilons chargés d’orages descendent de la lointaine Tauride, traversent les brunies du Pont-Euxin et viennent rider le miroir d’azur du Bosphore, les vaisseaux replient leurs voiles, les barques précipitent la cadence de leurs avirons, et tous regagnent l’abri de quelque rade hospitalière. Ces acclamations sans chaleur, ce silence bientôt grandissant, accusent unie sourde colère, peut-être une tempête prochaine ; l’empereur cependant ne songe pas encore à fuir ; peut-être ne sait-il pas pressentir le danger. Sa vaillance est douteuse ; son ignorance, son aveuglement, son infatuation expliquent, sa constance et sa témérité. . Le sort a décidé de l’ordre dans lequel les cochers vont, courir et du groupement, quatre par quatre, des concurrents prêts à descendre dans l’arène. Les chars sont attelés de quatre chevaux. Ce n’est qu’antérieurement à la vingt-cinquième olympiade que l’on se contentait de deux. Les cochers, que l’on dit auriga ou agitator, portent tous, caché dans leur tunique, un petit couteau qui leur permettra de couper les traits, si les chevaux emportés menacent de tout mettre eu pièces, et le char et le cocher. Ils sont de plus armés du kentron, longue baguette flexible, effilée, qui cingle, quand il est besoin, les échines des chevaux paresseux ou chatouille leur crinière flottante. Ces courses de chars ne sont pas sans danger ; l’enivrement de la lutte, la rivalité furieuse dés cochers et des l’actions ne sont qu’un danger de plus. Il ne se’ passe guère de course sans que l’on voie quelque char renversé, et parfois même le malheureux cocher, embarrassé dans ses rênes, emporté au galop d’un attelage qui ne saurait plus lui obéit, roule, culbuté dans la poussière qu’il rougit de son sang, et renouvelle autour de l’arène l’horrible spectacle du cadavre d’Hector traîné sous les murs d’Ilion. Un conducteur de chars, dit Xénophon, doit tourner adroitement quand il est près de la borne ; il doit se pencher un peu à gauche, exciter de la voix, aiguillonner le coursier qui est à droite et lui lâcher un peu les guides. Des prescriptions restent les plus sages, et les cochers habiles ne les oublient jamais. Tourner la spina est toujours la manœuvre la plus délicate et la plus périlleuse. Prendre du champ et tourner trop au large, c’est perdre du terrain et peut-être l’avance, toujours difficile à ressaisir ; tourner plus court, c’est risquer de heurter l’extrémité de la spina et le choc d’un char contre le marbre presque toujours brise la roue et jette bas le cocher. Mais les dangers courus l’exemple fréquent des catastrophes meurtrières ne sont pour les cochers qu’une excitation nouvelle, pour les spectateurs qu’un attrait de plus. Les Pères de l’Église les plus autorisés ont bien des fois formellement interdit aux fidèles la fréquentation de l’amphithéâtre ou du cirque. En voyant les milliers de tètes humaines alignées sur les gradins, on ne se douterait guère que Constantinople est une ville chrétienne. Souvent les chars sont incrustés de nacre, d’ivoire ou d’or ; et l’on dirait, tant le tourbillon qui les emporte est rapide et vertigineux, des éclairs qui se poursuivent et qui passent. On applaudit, on agite soit un pan du vêtement, soit une bande d’étoffe verte ou bleue dont les plus zélés n’ont pas manqué de se munir. Lorsque l’empereur Aurélien voulut célébrer ses victoires et fêter l’unité du monde romain une fois encore reconquise et rétablie, il fit des distributions publiques de vivres, mais aussi, l’attention était charmante, de bandes d’étoffes multicolores qui permettaient aux plus pauvres de manifester dans le cirque les préférences de chacun. Mais au terme d’une des premières courses voilà que s’élève une bruyante contestation. Le cocher vert est arrivé le premier, cela du moins semble évident à la faction verte. Le cocher bleu toutefois serrait son adversaire de bien près, et les naseaux enflammés de ses chevaux soufflaient aux naseaux du quadrige vainqueur. La plupart des bleus affirment leur victoire, quelques-uns tout au plus veulent bien admettre qu’il y a doute et que la course doit recommencer. Cela ne saurait convenir aux verts. On discute, on crie, on se querelle, ou s’insulte, on se menace, les poings sont levés, le tumulte grandit. L’autorité des gardes préposés au bon ordre est bientôt méconnue. Justinien interviendra peut-être. Mais comment espérer de lui quelque impartialité et quelque justice ? Il est bleu et ne jure que par les bleus. Cela devient intolérable. Morus, un jeune homme bien connu à Constantinople, aimé de tous ceux qui l’approchaient, la nuit dernière a été assassiné ; c’était un vert entre tous fidèle et convaincu. Voilà son crime. On a aussi tué en lâche trahison un fils d’Epagathos, car dans cette famille on se fait une gloire d’être vert de père en fils. Ainsi on ne peut plus être vert, sans risque de la vie. Quelque jour l’autocrator fera peindre en bleu jusqu’aux arbres de ses jardins, et le printemps sera poursuivi pour crime de lèse-majesté. Quelques-uns des plus hardis ont franchi l’Euripe ; large fossé plein d’eau qui borde le podium et entoure l’arène, protégeant tout à la fois les spectateurs contre les assauts désespérés des fauves qui souvent encore sont jetés dans le cirque, et les cochers contre l’hostilité brutale ou les sympathies indiscrètes des spectateurs. Quelques banquettes, quelques sièges, quelques chars arrachés des carceres ont servi de fascines et forment des passerelles, des ponts bientôt envahis et dépassés. La foule est dans l’arène, elle descend, elle tombe, elle roule de gradins en gradins, ainsi qu’une immense cataracte, et rien ne ressemble plus au bruit de la tempête, des averses battantes, des torrents furieusement déchaînés que les mille voix de cette foule grondante, sans digue, sans loi, sans maître, sans raison. Le maître en effet commence à comprendre qu’il n’est plus le maître. Il veut cependant s’adresser à ceux-là qu’il appelle encore ses sujets. Le mandator est l’interprète ordinaire et désigné de l’empereur, lorsque l’empereur daigné avoir nue pensée pour cette multitude qui grouille sous ses pieds. Mais ce n’est plus déjà le temps de prendre ces détours. Le mandator, impuissant à se faire entendre, déserte une lutte inégale. A l’empereur lui-même de parler. Il faut, bien qu’il s’y résigne. Tête-à-tête inattendu, redoutable, effrayant de Justinien et de Constantinople, du maître et de l’esclave, de l’empereur et de l’empire ; dialogue tragique du cirque et du palais, de l’arène immense et de la tribune princière, de la tempête et de l’écueil, de la mer et du rivage, d’un homme et d’un monstre hideux, inconscient, hydre dont la massue d’Héraclès lui-même ne pourrait écraser toutes les têtes. Pour une fois Constantinople va regarder en face et d’aussi près qu’il est possible celui qui lui dicte des lois, elle connaîtra le regard de ses yeux, le geste de ses mains déjà toutes tremblantes, le visage qui pâlit hideusement sous le mensonge du fard, le son de sa voix, elle verra s’il est une pensée derrière ce front écrasé d’or, s’il est un homme dans ce spectre, s’il est une âme en cette idole. Le prestige de la majesté impériale, quelques instants encore, impose un demi silence, une trêve passagère ; et les questions veulent bien attendre les réponses. Il n’y a plus de justice pour nous, divin empereur. — De qui vous plaignez-vous ? — Les magistrats nous écrasent et les juges sont sans pitié. — Ils agissent ainsi qu’il convient, selon ma volonté et selon les lois. — Le préfet de la ville, Eudémon, est un voleur. — Ce n’est pas vrai ! — Jean de Cappadoce, préfet du prétoire, vend sa protection au plus offrant. Ce gros homme, cette outre obèse et roulante ne s’engraisse et ne se gonfle que de notre sang. — Vous mentez ! — Le chambellan Calepodius fait bâtonner tous les plaignants. Justice, autocrator, pitié et justice ! Cependant chaque nouvelle accusation qui monte de la foule épandue dans le cirque, précipite la retraite et la fuite du magistrat ainsi publiquement désigné. Cette tragédie a des incidents d’une grotesque bouffonnerie. Mais l’empereur n’est pas accoutumé à la réplique ni il la résistance. Sa colère mal contenue lui monte à la gorge et le suffoque. Chiens maudits, vous tairez-vous ? Et les injures éclatent maintenant. On n’aurait jamais cru que l’autocrator, le théologien subtil, le rhéteur disert et fleuri connaissait si bien le largage de la rue, des carrefours et de l’égout. On prendrait ce César qui harangue son peuple, pour un portefaix en querelle avec des mariniers. Menteurs, s’écrie-t-il, Juifs ! Manichéens ! Samaritains ! Ce sont là les plus grosses injures, car elles vont droit au cœur croyant et fidèle de ces excellents chrétiens. Justinien est seul a les jeter dans le tumulte immense qui ne cesse de grandir, et cependant sa rage est telle qu’il trouve des accents, des cris qui se détachent, percent et se font comprendre. Jules César parlait souvent au peuple, Auguste, Tibère ne dédaignèrent pas d’affronter la tribune, les Antonins faisaient dans leurs camps, en face de leurs armées victorieuses, de publiques et solennelles allocutions. Ces glorieuses traditions trouvent le renouveau d’une faveur inattendue. Justinien laisse tomber sur la foule sa parole impériale. Toutefois on ne saurait la reconnaître bien longtemps. La foule est aussi un maître et qui bientôt ne saurait plus entendre que le tonnerre de sa voix. On a commencé par adresser des prières, des plaintes à l’empereur, puis on lui a lancé des outrages, s’il était des cailloux au sable de l’arène, on les ni jetterait maintenant à la figure. Quelques-uns prennent des poignées de ce sable et les lance ; mais la tribune est trop élevée au-dessus du cirque pour que cette poussière puisse atteindre jusque-là. Ce ne sont que de petits nuages aussitôt dissipés et qui retombent aux yeux des blasphémateurs. Il ne faut pas jouer, même avec de la poussière, lorsque c’est une multitude en délire qui la soulève et la fait tourbillonner. L’empereur quitte la place. La tribune est vide. Le fugitif, car c’est bien une fuite, presque une déroute, le vaincu, car c’est une défaite piteuse, est rentré aux profondeurs ténébreuses de son palais. Osera-t-il en sortir ? Les clameurs l’y poursuivent encore ; elles lui disent la bataille perdue, et les regards viornes de la valetaille, le désordre d’une étiquette déjà méconnue, l’affolement dés courtisans qui ne parlent plus et des silentiaires qui parlent, la raideur inaccoutumée des échines qui se courbent mal, tout raconte le désastre subi, tout présage l’éclipse exit soleil impérial. La foule reste maîtresse du champ de bataille. Elle exulte, elle triomphe. Si quelque apparence d’ordre pouvait se mettre en ce désordre, un défilé splendide serait organisé, réglé, la pompe solennelle où se plaisent les victorieux se déroulerait dans l’hippodrome, et le dernier des derniers, en Cette cohue joyeuse, pourrait s’acclamer lui-même et se croire un empereur. On est heureux, on rit. Les mains se tendent, les mains s’étreignent. Les inconnus se reconnaissent, se félicitent, s’embrassent. On a fait une très grande chose et dont l’histoire se souviendra, on a mis en fuite un empereur ! Il faut en répandre la nouvelle en tous lieux. Il faut que tout Constantinople l’apprenne ! Il faut que le monde le sache. ! Et voilà que d’un instinct inconscient, sur un mot d’ordre que personne n’a formulé, les vainqueurs se dispersent ; le cirque en quelques instants se vide et reste abandonné. Cette solitude, succédant brusquement, au fourmillement d’une innombrable populace, étonne et fait peur. Ce silence, après un tumulte sans nom, est effrayant, plein de menaces. L’immensité des grandes choses vides dissimule quelque mystère et prépare on ne sait quel retour, quel réveil, quelle revanche terrible. Le Vésuve était calme et silencieux, lorsque déjà il distillait en ses entrailles les laves et les cendres qui devaient ensevelir Herculanum et Pompéi. Le sable est partout piétiné, et soulevé comme si les aquilons y avaient promené leurs fureurs ; des lambeaux de vêtements déchirés font tache aux blancheurs des gradins de marbre, mais sans le témoignage de ces témoins et de ces indices, on pourrait croire que l’hippodrome est désert depuis longtemps. Quelle vengeance est-ce donc qu’il prépare en ce profond silence et de quelles funérailles dignes de son immensité sera-t-il le théâtre et le complice ? Il faut bien à toute rébellion, sinon une pensée commune, du moins un cri de ralliement. Nika ! Nika ! sois vainqueur ! Ce cri, cet appel est sorti des lèvres les plus hardies ; on le répète, on le jette, on le lance, ou le hurle, et voila que les révoltés deviennent un parti. Ils ont un mot que chacun a fait sien ; cela tient lieu de tout, de foi, de programme, de but, d’espérance ; cela suffit bien souvent a décider une victoire. La révolte des nikates prend place dans l’histoire ; elle peut déjà ambitionner la gloire d’inaugurer une ère nouvelle. Le jour a pris fin sans que le tumulte un seul instant se soit apaisé. Constantinople presque tout entière appartient dl la rébellion. Une rébellion qui triomphe, c’est nue légitimité nouvelle qui s’affirme. Cependant les ordres de Justinien ne sont pas encore partout méconnus et désobéis. Le lendemain, sept hommes sont pris au hasard dans cette foule, ainsi que l’on prendrait quelques pauvres petits poissons aux profondeurs de l’océan ; ils attesteront par leur supplice qu’il est encore un empereur. Verts et bleus, ils appartiennent aux deux factions rivales. Le bourreau du moins revendique l’honneur d’une jalouse impartialité. Les potences sont dressées, et la foule mal contenue se presse, s’écrase tout alentour. Une exécution à mort est toujours un spectacle dont la foule aime à se repaître. Déjà les corps de quatre suppliciés restent dans l’immobilité hideuse de la mort. Est-ce donc que ces rigueurs intimident la révolte ? Est-ce donc qu’elle va désarmer ? Justinien l’emporte ? — Pas encore ! Une impartialité qui tue n’est pas faite pour gagner tous les cœurs. Les verts sont frappés, mais aussi les bleus, et les uns comme les autres ont des amis dans l’assistance. Ce n’est pas la pitié qui les émeut beaucoup, encore moins l’indignation. Constantinople a tant vu de supplices, de proscriptions, de massacres, qu’elle a perdu jusqu’à la faculté de s’en étonner. Mais enfin on se lasse de tout, même de voir étrangler ses amis. Une foule, qu’hier encore grisait la victoire, ne saurait longtemps se résigner à une patiente impassibilité. Quelques protestations éclatent, une poussée se fait, et les trois prisonniers encore vivants sont délivrés. La foule, on pourrait dire la mer, tout à l’heure entr’ouverte, aussitôt s’est refermée ; les victimes expiatoires qui empruntaient à leur isolement une importance inattendue, ces hommes échappés à la mort, retombent dans le néant, disparaissent. Ils ne sont qu’une vague de plus emportée dans la tempête. Voilà que les bleus et les verts font cause commune. Ce prodige d’une paix heureusement conclue, ou du moins d’une trêve acceptée de tous, se réalise, et c’est il n’en pas croire ses yeux ni ses oreilles. Quelque ennemi, également exécré de tous, fera seul les frais de la réconciliation. Il faut, bien que toujours on puisse haïr et maudire quelqu’un. L’empereur payera pour tout le monde ; juste retour, tout le monde, a si longtemps payé pour l’empereur ! La foule s’est mise en appétit de ce qu’elle appelle la liberté et de ce qu’elle croit la justice. On court aux prisons ; les lourdes portes sont rompues. Il semble, en certaines heures troublées, que les haines populaires soient un bélier qui dès le premier choc brise toutes les murailles. Les geôliers précipitent leur retraite, trop heureux d’en être quittes à si bon marché ; et le jour pénètre victorieux en des profondeurs gémissantes qui semblaient condamnées aux tristesses des ténèbres éternelles. Le soleil fait visite à la nuit, la vie fait visite à la mort. Les captifs sortent, surpris, affolés, étourdis des clameurs qui les saluent, éblouis de la lumière qui les inonde, presque sourds, presque aveugles, oiseaux lugubres et funèbres qui avaient désappris le jour. Ces loqueteux attendrissent la facile sensibilité de la multitude. Les plus sages se dérobent, et s’enfuient, empressés à profiter de la liberté retrouvée et cherchant contre les revanches toujours possibles de la justice impériale un asile plus sûr que les bras de leurs libérateurs ; les autres, comme des chiens reconnaissants, suivent leurs nouveaux maîtres, et leurs maîtres, c’est tout un peuple qui ne sait ni ce qu’il est aujourd’hui, ni ce qu’il sera demain. Les martyrs de la tyrannie impériale avaient bien quelques
peccadilles que la justice, à défaut de leur conscience, leur pouvait
reprocher. Mais le populaire, en ces jours de victoires, n’y regarde pas de
si près. On s’en va de compagnie, voleurs, volés, les justiciers de la rue et
leurs nouveaux amis. Il faut bien se distraire et s’occuper un peu. Quelques
boutiques étaient restées ouvertes : on les pille ; d’autres prudemment mais
inutilement s’étaient closes : on les défonce, on les force, on les pille de
meilleure façon. L’apprentissage est fait, et le pillage même à ses maîtres
et ses enseignements. On a pillé pour se nourrir, on a pillé pour se vêtir,
on pille pour se parer, toujours pour se divertir. Les orfèvres occupent de
leurs étroites boutiques pressées les unes contre les autres, une rue tout
entière. Ils se sont enfermés à la première alerte, verrouillés, barricadés.
Vaines précautions. Les verrous sautent, les clôtures volent en éclats. Les
écrins se vident dans la boue de la rue et les ruisseaux comme le pactole roulent
de l’or et des pierreries. Jamais Constantinople n’aura étalé tant de joyaux,
même en ses jours de fêtes solennelles. Il y a quelque désaccord entre les
vêtements, les visages mêmes et les bijoux dont ils sont parés. Mais un
philosophe détaché des vaines misères de ce monde, y verrait un plaisant
contraste ; un solitaire, un ermite dévot venu du fond de Mais un bruit se répand. Justinien a voulu reparaître dans la tribune de l’hippodrome. On y court. Est-ce pour l’acclamer comme naguère encore ? Est-ce pour le siffler et, s’il est possible, pour le mettre en pièces ? On ne saurait le dire. La foule n’est même pas un animal, c’est un élément, et les lois qui le dirigent, s’il est quelqu’une de ces lois, échappent aux prévisions humaines. Justinien va-t-il commander, maudire, menacer, châtier, ou du moins parler haut et ferme ? Il faut d’abord se sentir et se croire le maître pour avoir le droit d’ordonner. Non, Justinien se repent, Justinien se reconnaît des torts, il les avoue, il les regrette, il les veut expier. Les magistrats que le peuple condamne, et l’on sait bien que le peuple ne saurait se tromper, sont déjà révoqués, ils seront bannis, chassés, mis à mort s’il le faut. Les prévaricateurs devront rendre gorge. Justinien le dit, le promet, le jure. Qui pourrait douter de la parole de Justinien ? Il a si peur qu’il est sincère du plus profond de son âme. Il prie, il supplie, il pleur, il gémit, il soupire à faire pitié, il demande grâce. On connaît sa piété et le zèle de sa foi. Il porte avec lui, devant lui, un lourd volume incrusté d’ivoire, scintillant de pierres précieuses : c’est le livre des Évangiles. Le livre s’élève, s’abaisse, tremble dans les mains impériales, car l’empereur s’en fait une sauvegarde, un refuge, un rempart suprême. Sa Majesté, son Éternité sanglote et frémit derrière ces pages sacrées que salit un serment de Justinien. Tu mens ! misérable ! âne
excommunié, tu mens ! Ces injures, ces outrages, et bien d’autres qui ne sauraient s’écrire, montent, volent ainsi que des flèches empoisonnées et frappent en plein visage Justinien, une fois encore vaincu, moqué, bafoué, dégradé, l’empereur éclaboussé de boue en attendant qu’il soit éclaboussé de sang. Il défaille, il chancelle, à peine lui reste-t-il assez de force pour fuir et se cacher. Constantinople n’a donc plus de maître, l’empire n’a donc plus d’empereur ? mais cela ne saurait durer au delà de quelques instants. Constantinople veut, sinon une tête qui la gouverne, du moins un diadème qui l’éblouisse. N’est-il pas quelque prince oublié qui puisse reparaître ? Tant de Césars n’ont-ils pas laissé quelque lignée échappée aux massacres ? On cherche, on se le demande, et la clarté se fait dans cette ombre et cette incertitude. On trouve bientôt ce que l’on cherche ; il ne s’agit que de trouver un empereur. Avant Justin, régnait le vieil Anastase ; il n’avait pas d’enfant, mais quand il mourut, il avait des neveux, bien jeunes, tout petits. Ils ont grandi, ils vivent, ils ont traversé un changement de dynastie, deux règnes, et ils ont échappé aux délations, aux soupçons toujours ombrageux du maître ; quelle sagesse, quelle prudence il leur a fallu pour se faire ainsi oublier ! C’est un miracle, et Dieu sans doute les réservait aux honneurs de la puissance souveraine. Hypatius est l’aîné, Pompée est le cadet ; on peut choisir. Le droit d’aînesse n’est pas un droit que l’on ne puisse méconnaître. Mais enfin, soit hasard, soit inspiration divine, le nom d’Hypatius a été prononcé le premier, Hypatius sera donc empereur. Le peuple n’a-t-il pas pleine liberté de désigner son maître ? une acclamation dans la rue vaut bien un sacre dans Sainte-Sophie ; et de toutes parts Hypatius est acclamé. On veut le voir cependant, on veut l’entendre. Sa maison est entourée, assaillie. Les serviteurs tout d’abord ne comprennent pas de quoi il s’agit. La fortune qui frappe à la porte, frappe d’une main un peu rude. Est-ce la mort qui vient ? peut-être, car c’est la toute-puissance ; Hypatius a tremblé, c’est donc qu’il règne déjà. Sa mère, l’instinct d’une mère ne saurait la tromper, sa vieille mère entend les noms glorieux, les titres sonores qui saluent et poursuivent son enfant. Elle a compris, elle a senti une angoisse profonde, et dans une vision subite, elle a vu passer les épouvantes du lendemain. Elle ne veut pas qu’on lui prenne son fils, et surtout pour en faire un empereur. Que peut-elle cependant ? ses prières, ses supplications se perdent inécoutées dans les acclamations partout retentissantes. Vainement elle s’est cramponnée à la main de son enfant. On l’écarte, on la repousse, on l’abandonne. Quelques instants ont suffi à la tempête pour dévaster le logis. Il est vide maintenant. Hypatius est parti, son frère est parti avec lui, les serviteurs sont dispersés ainsi que des feuilles mortes dans un tourbillon. Plus rien, plus personne qu’une femme étendue sur le seuil, sans un souffle, à demi morte, pauvre mère si heureuse hier encore de sa maternité, pauvre mère qui ne reverra plus ses enfants ! Ils s’en vont trop haut, ils s’en vont trop loin. Hypatius lui-même, s’abandonnant à l’orage qui le soulève, n’a pas détourné la tête. Ce n’est plus un fils : c’est un empereur. La maison silencieuse est triste comme une tombe ; la gloire a passé par lui. Hypatius est dans l’hippodrome ; n’est-ce pas dire qu’il a gravi la cime suprême et qu’il voit le monde sous ses pieds ? On lui a jeté sur les épaules un manteau de pourpre et d’or. Mais il faut un diadème. Un collier d’or en tiendra lieu, et de force, au front meurtri d’Hypatius, le voilà enfoncé et fixé. Pauvre Hypatius ! il fait déjà l’apprentissage de ses grandeurs nouvelles. Chacun veut l’admirer ; on l’entoure, on le pousse, on l’enlève, on se le passe, on le hisse et d’épaules en épaules, aidé de quelques échelles apportées à la hâte et dressées dans le cirque, il monte enfin jusqu’à la tribune impériale. Les barbares Francs, acclamant leur chef porté, sur le pavois, n’exhalent pas en un plus furieux tapage leur joie et la confiance naïve de leurs espérances. Au fond de la tribune, les portes de bronze sont closes, et les appartements intérieurs où se cache Justinien sont encore inaccessibles. Mais Hypatius trône ; une cour déjà s’improvise autour de lui. Il a ses dignitaires qui se sont eux-mêmes désignés. Il ne tient qu’il lui d’ordonner, de légiférer sur toutes choses. Il est de quelques pieds au-dessus de la foule. C’en est assez pour se croire le maître et pour régner sur le monde. Que fait Justinien cependant ? Depuis plusieurs jours la rébellion bat son éternité chancelante. Sur un ordre émané de lui, des armées de plus de six cent mille hommes pouvaient naguère encore surgir comme des entrailles de l’empire et se mettre en mouvement. La garde qui lui reste, lui inspire plus de crainte que d’espérance. N’est-il pas environné de traîtres ? Cet Hypatius, maintenant son rival et peut-être son rival heureux, il le connaissait, il le recevait à sa cour, il l’épargnait ; imprudent, insensé, est-ce qu’un empereur doit jamais épargner personne ? Est-ce que l’ombre même qu’il projette sur les dalles de son palais, n’est pas quelque ennemi attaché à ses pas ? Justinien n’aime la guerre et la bataille que de très loin ; et voilà que la guerre jette aux portes du palais ses fanfares meurtrières, et voilà que la bataille l’environne de ses cris et de ses huées, voilà qu’il faut combattre avant de mourir ou se résigner à mourir avant de combattre. Justinien n’ose pas se protéger lui-même. Il a confiance en la protection du Très-Haut. Il ne fait pas avancer une armée, il commande une procession. Par les rues et les carrefours chemine un interminable cortège de prêtres, de prélats, d’évêques et de moines. Ils portent des images pieuses, des reliques : ils psalmodient des hymnes saintes. Ce spectacle inattendu ne va-t-il pas en imposer à la foule ? C’est un dernier appel à l’oubli, à la paix. Les moines, les prêtres eux-mêmes ne sont pas cependant bien convaincus qu’ils servent la cause la meilleure en servant la cause de Justinien. La ferveur leur manque, et les regards inquiets errent au hasard sans savoir où se fixer. La foule s’écarte, mais de mauvaise grâce. Ses fureurs mal apaisées prolongent un sourd grondement. Dans cette foule il n’est pas que des chrétiens fidèles, il est des hérétiques, jusqu’à des païens. Qui pourrait prévoir ce qu’une révolution fait sortir des profondeurs d’une grande cité, et quelles clartés soudaines elle projette sur des abîmes inconnus ? Ainsi aux jours de calme, aux caresses d’un ciel clément, le ruisseau qui s’épanche est clair et limpide comme un miroir immaculé ; il semble ne receler aucun mystère en ses eaux transparentes, à peine s’il murmure en sautillant sur les cailloux, et l’on voit les petits poissons se jouer dans la verdure des algues échevelées. Mais que vienne un orage subit, que la pluie gonfle ce tranquille ruisseau et le trouble jusqu’en ses profondeurs ignorées, voilà que le ruisseau est devenu torrent, il enfante on ne sait quelles larves hideuses, il avoue des laideurs, on pourrait dire des infamies que rien ne laissait soupçonner ; il était de cristal, il est de fange, et cette souillure grossissante, débordante, ne laisse sur son passage rien qui ne soit sali et souillé. Ainsi en est-il dans une capitale, ainsi en est-il dans tout rassemblement d’hommes. Les tempêtes populaires font sortir de l’ombre et de la nuit, des misères innommées, des haines effroyables, des appétits inavoués, les épouvantes d’un enfer terrestre que l’autre peut-être ne saurait dépasser ; enfin elles traînent au grand jour des visages de spectres et de monstres humains où l’humanité hésite à se reconnaître. Ces gens-là sont curieux cependant de tout ce qui compose un spectacle. On regarde passer la procession. Mais les cris bientôt recommencent ; les insultes, les railleries s’encouragent, se répondent, se défient, s’exaspèrent, jusqu’au blasphème. Un prêtre porte une image de saint Basile ; elle brille, elle rayonne, elle est d’or ou du moins de quelque métal précieux. Une main se tend, qui veut la saisir. Le prêtre défend le saint et frappe le voleur sacrilège. Sa pieuse indignation lui coûte cher. Le voleur, un barbare on ne saurait dire de quelle nation, un homme barbu, chevelu, hérissé, souillé de graisse, chargé de peaux de fauves qui lui semble une toison naturelle, bondit, rugit, jette bas le prêtre et l’assomme à demi. Le noble cortège est rompu, la procession est en déroute. Elle fuit, elle se dissipe, elle s’évanouit ; ce ne sont plus que des châsses ballottées deci delà, des croix à grand’peine maintenues au-dessus des milliers de têtes partout vacillantes, des statues qui s’abattent insultées de rires impies ou pleurées de lamentations indignées. Ce qui reste encore vivant, debout, reconnaissable, s’engouffre aux profondeurs hospitalières de la basilique des Saints Apôtres. Le ciel même abandonne Justinien ; il abandonne, et c’est justice, celui-là qui s’abandonne lui-même. Au mois de janvier, la température n’est pas toujours si douce à Constantinople que l’on ne puisse désirer la réconfortante chaleur d’un bon feu. On allume des feux au coin des rues et dans les carrefours. Mais pour chauffer, réjouir dignement un peuple qui a si bien mérité de lui-même et de la patrie, est-ce assez de quelques foyers çà et là dispersés et qui aveuglent à demi les passants de leur fumée suffocante ? Quelques maisons y suffiraient à peine. La première étincelle a jailli, la première flamme a crépité dans la ville ; le feu étonne, surexcite, enivre comme la bataille. Tous les puissants, qu’ils trônent dans le ciel ou qu’ils se vautrent dans la rue, aiment le feu et toujours ils en ont fait l’instrument de leur colère ; Jupiter a ses foudres, le peuple a l’incendie. Le préfet de la ville, Endémon, avait appelé quelques soldats à la défense de sa maison ; ils ont bien vite déserté une défense inutile ; la maison flambe et s’écroule en l’espace de quelques instants. Ce n’est pas la dernière. Mais des maisons c’est encore trop peu. Néron s’est donné le plaisir d’incendier Rome, pourquoi le peuple de Constantinople à son tour ne se donnerait-il pas une fête semblable ? N’est-il pas le maître ? Le nouvel empereur, Hypatius lui-même, serait le premier à le déclarer. Ce qui rampe déleste, envie toujours ce qui s’élève. Des monuments, des églises, des palais, cela exige pour être conçu et réalisé une instruction variée et profonde, des aptitudes spéciales, une science éprouvée, enfin toutes les clartés d’une intelligence d’élite. Quelle joie pour l’ignorance et la sottise de détruire en quelques moments ce qui a demandé tant d’efforts, de soins et de génie peut-être ! Quelle revanche des ténèbres contre la lumière ! Les hiboux, s’ils le pouvaient, aveugleraient le soleil. Ce sont maintenant les monuments, les thermes, les palais, les basiliques que l’incendie menace, assiège et bientôt envahit. Les Thermes de Zeuxippe sont voisins de l’hippodrome. Une
curiosité en éveil chez quelques délicats, un reste de pitié, enfin la
clémence dédaigneuse des empereurs chrétiens, y avaient rassemblé, entassé
tout un peuple de statues. Les philosophes, les poètes, les vainqueurs du
stade et, du gymnase, les rois et les héros, les orateurs fameux, Démosthène
en pendant avec Eschine, les rivaux, les ennemis, les bourreaux et leurs
victimes, réconciliés dans la défaite commune et dans l’apaisement des choses
disparues, étaient là, aréopage solennel, assemblée grandiose, qui se
contemplait elle-même et, se voyant si belle, si glorieuse encore, à demi se
sentait consolée. Les dieux, la sage Athènè, la souriante Aphrodite ; car la
beauté veut toujours sourire, Mars, Neptune, Zeus, Apollon, tout ce que l’humanité
avait aimé et prié si longtemps, tenait sa place en cette retraite suprême.
Ils n’avaient plus le privilège d’enceinte particulière, de sanctuaire
inaccessible aux simples mortels, eux aussi ils s’étaient fait des hommes et,
sans regret, de bonne grâce, ils se confondaient dans cette humanité qui
semblait toujours croire en leur sourire et leur placide immortalité. Eh bien,
leur dernière heure est venue. L’Olympe a triomphé des géants conjurés, mais
cette fois l’Olympe ne sait plus se défendre, tout doit, périr qui n’a plus
de croyant. L’incendie détruit les thermes de Zeuxippe, et, derrière les
flammes qui montent furieuses, derrière le voile épandu tristement de la
fumée qui s’élève, c’est encore une vision de Les saints, les saintes, le Dieu même qui chaque jour à ses temples appelle et rassemble une immense population de croyants et de fidèles, ne sont pas traités avec plus de clémence. La basilique Sainte Irène est en feu, en feu Saint Théodose, en feu Sainte Aquiline. La plus sainte, la plus belle, la plus vaste des basiliques de Constantinople, l’un des premiers temples élevés au Dieu des chrétiens, l’œuvre de Constantin lui-même, monument de triomphe autant que de piété, Sainte-Sophie à son tour est en proie à l’incendie. Effroyable dévastation, déchaînement du plus, épouvantable de tous les fléaux, spectacle sublime dans son horreur ! Le feu court, rapide, implacable, furieux ; on le voit avancer, saisir une à une les coupoles, les entourer, les étreindre ; elles rougissent, elles rayonnent une fois encore et d’un éclat que l’or même ne pourrait leur donner ; puis elles se fendent, s’affaissent, fléchissent, croulent, disparaissent. La flamme, un instant refoulée, à demi étouffée sous l’écrasement des ruines, se relève, rebondit plus fière, plus hardie, triomphante ; elle dépasse de bien haut les plus hautes murailles et leur prête un immense panache mouvant que le vent secoue et fait incliner. L’embrasement s’arrête parfois au pied de quelque rempart plus solide. Ce n’est qu’un répit bien court. Le feu sape et mine ainsi que ferait tut assiégeant impitoyable ; la muraille vacille, la brèche est faite, le rempart s’abat, et l’incendie s’étend plus loin encore, plus loin toujours. Souvent les flammes varient leurs couleurs, et l’on croirait voir multipliées à l’infini, exaspérées, emportées en un tourbillon de tempête, les changeantes splendeurs d’un beau coucher de soleil, ou le jaillissement des pierres calcinées, des laves débordantes que vomirait l’Etna fraternisant avec le Vésuve. En effet le bronze des coupoles, fondu, liquéfié, s’épand au long des murailles, descend, glisse et, lourdement saute de terrasse en terrasse pour s’étaler enfin, fleuve paresseux et scintillant ainsi que le Styx ou l’Achéron, sous les portiques à demi croulants. Il est tout à coup des gerbes d’étincelles qui montent, crépitent, éclatent et disparaissent. On dirait que les marteaux d’invisibles cyclopes frappent les dômes et les forgent dans leurs fournaises béantes. Cependant la fumée épaisse et lourde ne peut s’élever dans les airs ; le ciel eu repousse l’indigne souillure. Les jardins sont dévastés à leur tour. Les buissons, les bosquets, prennent feu, les fleurs se sèchent et tombent flétries, l’immense parasol des pins s’allume ainsi que des lustres au plafond d’un palais, les cyprès embrasés semblent des torches funèbres dressées tout alentour d’un bûcher comme Attila lui-même n’aurait pu en espérer au jour de ses funérailles. Ce n’est plus Justinien, ce n’est plus Hypatius, ce n’est plus le peuple qui règne dans Constantinople, c’est la flamme, c’est l’incendie. Il est maître de ceux-là même qui l’ont déchaîné, et quelquefois il venge la cité qui lui est abandonnée en victime ; il atteint les pillards qui lui veulent disputer sa part de butin, il les écrase sous les poutres carbonisées, il les broie sous les colonies qui s’abattent ; il les poursuit, il les brûle, il les tue, car lui aussi est implacable, et lui aussi ne sait plus reculer. Les hommes qui sont là errants dans la ville, les uns attisant les flammes, les autres s’enfuyant, affolés, tous semblent des démons, des damnés hurlant, criant, blasphémant, dans une fournaise immense, car la terre a craqué, s’est ouverte jusque dans ses entrailles, et l’enfer en est sorti, curieux de voir ce que l’homme peut consommer de ruines, déchaîner de désastres et ce qu’il peut inspirer d’horreurs nouvelles, enseigner de crimes et de supplices nouveaux au séjour des épouvantes dernières et des suprêmes châtiments. Dans le concert de tous les bruits, de tous les fracas, à peine si l’on pourrait reconnaître une voix humaine. Cependant une clameur a retenti dans l’espace et, quelques instants du moins, a tout dominé. L’hôpital d’Eubulos, celui de Saint-Samson viennent tout entiers de périr dans les flammes. L’enceinte fortifiée qui protège le palais impérial, seule, à grand’peine se sauve de l’incendie. C’est le cinquième jour de l’insurrection. Que fait Hypatius ? Rien, ou du moins peu de chose. Il trône dans le cirque. A cette enceinte se limite sa toute-puissance. Il distribue ses faveurs cependant, il écoute des flatteries, il reçoit des serments. C’est dire que tout en ne faisant rien il est très occupé. Que fait Justinien ? On lui demande des ordres, il ne les donne pas, ou plutôt il en donne sans cesse de nouveaux, et qui toujours se contredisent. Reculer une échéance qui lui semble fatale, marchander en quelque sorte et la catastrophe et la mort, voilà sur quelles pensées, sur quelles piteuses résolutions il s’arrête le plus souvent. Déjà les fugitifs sillonnent le Bosphore ; les barques chargées de ce que l’on sauve ou de ce que l’on vole, précipitent leur course et gagnent la côte d’Asie. Est-ce un refuge bien assuré ? Rien n’est plus incertain. En perdant l’Europe et plus de la moitié de son empire, Justinien peut-il espérer garder l’autre moitié, et l’Asie lui sera-t-elle hospitalière ? La peur le talonne, cela seul est évident, et la fuite est toujours le conseil que donne une indigne lâcheté. Au reste les derniers serviteurs qui n’ont pas déserté la fortune du maître, ont eux-mêmes conseillé la fuite. Justinien s’y résout. Théodora cependant n’a pas été consultée, c’est la première fois. Depuis le début de la rébellion elle a laissé dire, elle a laissé faire, jalouse de se réserver l’honneur et l’audace des résolutions suprêmes. Fuir, elle s’y refuse. Que l’empereur parte s’il le veut, mais il partira sans elle. L’Augusta jure de vivre impératrice et souveraine ou de mourir. C’est un beau linceul qu’un manteau impérial et qui vaut bien les haillons d’un proscrit. Enfin voilà donc un mot de fierté, une leçon de courage ! Comment celle qui le donne, descendue à tant de vilenies et de bassesses, a-t-elle pu concevoir cette pensée et remonter à cette hauteur ? Il n’importe. Une âme se révèle, une volonté s’affirme, c’en est assez pour que la confiance renaisse aux cœurs des plus timides, pour que les soldats redeviennent des soldats, pour que les fuyards redeviennent des hommes, pour que Justinien lui-même redevienne un empereur. Bélisaire prend le commandement des troupes, Mundus le secondera. Ils ont les trois mille hommes cantonnés dans le palais impérial. Quelques troupes ramenées d’Asie par Bélisaire et campées sous les murs de la ville viennent les renforcer. Tout cela ne compose pas une armée bien nombreuse, mais du moins c’est une armée qui a des armes, une discipline et des chefs qui savent la guerre. Les troupes, rapidement réunies dans la vaste enceinte des jardins impériaux et sous les portiques des rues avoisinantes, se partagent en deux colonnes. Toutes les deux, sans un cri, rythmant sur les dalles la cadence monotone du pas militaire, elles marchent sur l’hippodrome, mais par des chemins différents. Quelques curieux, quelques flâneurs, quelques fugitifs hébétés de terreur les regardent passer, et derrière les grilles qui ferment les étroites fenêtres de quelques maisons échappées à l’incendie, apparaissent des visages inquiets, luisent des yeux tout remplis d’anxiété. Les rues sont encombrées, quelquefois même à demi obstruées de débris fumants. La marche des troupes impériales n’en sera que de bien peu ralentie. Elles sont aux portes de l’hippodrome, que leur approche vient à peine d’être signalée. Hypatius et les siens n’avaient pas encore affecté autant de bonne humeur et de confiance. Les dernières nouvelles reçues annonçaient la fuite imminente de Justinien. Un règne de deux jours c’est déjà un règne, c’est déjà une expérience faite, c’est déjà un droit respectable. Il suffit de bien peu d’instants pour que le vertige de la toute-puissance trouble la tête la plus solide. Hypatius n’est pas Jules César ou Auguste. Ce matin encore il avait des doutes cruels sur l’issue de son aventure, et des frissons d’angoisse lui traversaient le cœur. Le voilà plus tranquille, presque heureux, et pour la première fois il sourit, sans qu’un pénible effort de volonté impose à ses livres la grimace d’un faux sourire. Il se voit victorieux, triomphant, maître du monde, il se promet déjà peut-être la vengeance des injures subies, et déjà il rabaisse, mésestime les services rendus, déjà il médite l’éloignement des amis gênants, les ingratitudes sereines d’un heureux lendemain. Cependant la foule reflue tout à coup dans l’arène. Des portes qui avoisinent la tribune impériale, une subite poussée a rejeté les derniers venus. On crie. Serait-ce des cris de joie, des acclamations nouvelles ? Des amis plus nombreux, des fidèles empressés viennent-ils saluer l’astre qui se lève sur le monde des Césars ? Hypatius le pense, et le voilà qui prépare une allocution tout à la fois aimable, élégante, qui plaise aux lettrés et cependant familière, assez simple pour que les plus ignorants la puissent comprendre et goutter. Il n’a pas même le temps de commencer son exorde. Parmi ces hommes qui sont refoulés dans le cirque, on voit des blessés et qui piteusement montrent leurs mains sanglantes ou leur visage traversé de hideuses balafres. C’est la guerre, c’est la bataille, c’est la mêlée, c’est la déroute ! On veut fuir. La foule, repoussée de l’une des extrémités de l’hippodrome, brusquement roule vers l’autre extrémité, ainsi que dans un vase que la main secoue et penche, l’eau s’amasse et glisse tout d’un côté. On cherche une issue, mais pour la seconde fois les fuyards sont refoulés. Toutes les portes sont gardées, envahies, dépassées. C’est une muraille de fer qui s’avance, balayant, écrasant tout sur son passage. Bélisaire est d’un côté, Mundus de l’autre côté ; l’un sera l’enclume, l’autre le marteau. Chaque instant les rapproche ; chaque instant resserre le cercle où la foule est prise et déjà commence d’étouffer. Le cirque lui-même s’anime et se fait complice des envahisseurs. On dirait la gueule immense d’un monstre innommé et qui va fermer ses mâchoires prêtes à tout saisir et à tout broyer. Cette multitude pressée, poussée de toutes parts, déjà saignante, haletante, n’a plus même l’espérance d’un salut incertain demandé à la fuite. L’espace sans cesse rétréci lui manque ; les assauts jamais ralentis la pressent, l’ébrèchent, puis la rejettent et la renvoient hurlante, gémissante jusque sur les gradins. C’est une escalade furieuse, enragée ; les oiseaux que truquent les chiens et les chasseurs ne se sont jamais dispersés à travers la campagne d’une fuite plus follement précipitée. La peur donne des ailes ; mais la mort aussi a des ailes ; et comme n’en ont pas les alcyons eux-mêmes. Bélisaire réunit, le coup d’œil d’un tacticien et le sang-froid d’un soldat éprouvé, Mundus sent bouillonner dans ses veines le sang de son aïeul Attila ; l’un est plus adroit, plus réfléchi, l’autre plus féroce ; tous deux connaissent leur champ de bataille et du monument lui-même ils savent habilement se servir. Des archers ont gagné les galeries qui couronnent l’hippodrome ; les flèches volent de gradins en gradins. Il n’est pas un seul coup qui soit inutile. Les plus maladroits font des merveilles, car la foule est si compacte que rien ne sert de viser. Ce n’est pas une bataille, c’est un massacre, une prodigieuse hécatombe, un écrasement, un anéantissement, et si les corps amoncelés, les uns après les autres enfin immobilisés dans la mort, ne couvraient d’un amas confus le monument tout entier, on verrait en minces filets rouges, en ruisseaux quelquefois, le sang s’épancher de gradins en gradins. Du haut de la tribune, l’empereur Hypatius assiste à ces jeux que Néron, Caligula lui-même, n’auraient jamais rêvés. Il voit ce que peuvent coûter quelques heures de toute-puissance. Il se croyait le maître, l’autocrator acclamé de tous, maître de ce peuple comme l’épave ballottée des flots est maîtresse de l’océan ; mais du moins il avait l’illusion d’un songe éblouissant déjà réalisé. Il voit le songe se dissiper, les lauriers à peine cueillis tomber en poussière, et l’empire crouler, vain mirage qui passe et ne laisse après lui que la solitude et la mort. Hypatius peut compter les heures qu’il a régné, il peut compter aussi les instants qui lui restent à vivre. Demain la mer rejettera son corps et celui de son frère Pompée, car la mer ne veut pas de ces souillures. Cependant Constantinople se souviendra d’Hypatius. Trente mille hommes massacrés cela fait quelque bruit, même dans l’histoire des Césars. Il est sur la rive du Bosphore, mais à quelque distance de l’enceinte qui protège Constantinople, un petit bois ombreux, discret, solitaire le plus souvent. Les frênes au tronc blanchâtre s’y dressent, et quelques vieux platanes, toujours inquiets et frémissants au plus léger souffle qui passe, les caressent de leur ramure penchante. Puis de hauts cyprès déploient tout alentour une sombre colonnade. Le lieu est charmant et propice à la rêverie, un peu triste cependant, mais de la douce tristesse des choses méconnues, des souvenirs évanouis. Ils sont bien rares les audacieux qui pénètrent eu cette oasis mystérieuse. On l’évite, on s’en écarte, surtout lorsque s’épandent les premiers voiles de la nuit. Si quelque voyageur s’attarde le soir dans le voisinage, il hâte le pas, souvent même il murmure quelque prière et se signe dévotement. Ce bois en effet a très mauvais renom. On assure, et les chrétiens les plus zélés en feraient serment devant le Christ sauveur, que des êtres étranges, des spectres hantent ces ombrages et cette solitude. Les dieux déchus s’y révèlent encore. Bannis du ciel, ils se sont réfugiés sur la terre ; ce ne sont plus que des fantômes éplorés. Les cyprès noirs portent la livrée de ce deuil toujours inconsolé, les hymnes oubliées ne sont plus que des sanglots, et ces vieux arbres eux-mêmes cachent sous leur écorce une âme qui ne saurait désapprendre la douleur et les gémissements. Là s’élevait autrefois un temple d’Artémis. Les Mégariens,
fondateurs de Byzance, en avaient jeté les premiers fondements. Durant plus
de dix siècles, ce temple fut respecté, et qui pourrait dénombrer les
croyants, les fidèles qui venaient user les dalles de marbre sous leurs pieds
et sous leurs genoux ? Un désastre est consommé que les oracles n’avaient
point prédit. Les fronts où l’eau du baptême a ruisselé, ne veulent plus
fléchir devant les dieux de Cependant deux hommes viennent de se rencontrer en cette solitude. Ils sont vieux tous les deux, timides, inquiets, attristés ; ce sont des Grecs. L’un arrive d’Athènes : c’est Macédonicos, qui professait naguère encore, enseignait la philosophie et qui, suivi de ses élèves, évoquait l’âme du grand Platon au bois d’Académus. Un ordre impérial lui interdit l’enseignement, on l’a chassé de son Athènes bien-aimée ; et c’est toujours son Athènes qu’il cherche au rivage de l’exil, jusque dans les ruines, jusque dans la poussière frappée d’anathème et de malédiction. L’autre, c’est le médecin de Justinien. Sa foi chrétienne toujours sembla suspecte et peu sincère ; on l’accusait d’helléniser en secret. Cependant il n’est guère de maître, d’empereur qui ne soit quelque jour l’humble esclave de la maladie, et la science éprouvée d’un médecin lui peut tenir lieu de tout ; celui-ci, tout infecté qu’il soit d’un paganisme mal désavoué, jouit d’un grand crédit auprès de Justinien. On demanderait la santé, fût-ce au diable lui-même. Macédonicos tient dans sa main quelques fleurs bien pâles, toutes décolorées et qui se sont à regret épanouies grelottantes sous, le soleil de janvier ; mais c’est bien là le bouquet dernier que doit offrir un vieillard. La joie des fleurs printanières serait une ironie dans une main que l’âge dessèche et fait trembler. Le médecin cachait sous ses vêtements un petit lacrymatoire de verre rempli d’huile parfumée. Macédonicos et lui se connaissaient ; ils se reconnaissent, ils se comprennent. Tous deux s’arrêtent. Ils écartent les herbes folles ; un bloc de marbre apparaît où quelques lettres mal effacées ébauchent le nom d’Artémis. L’un sème une à une les fleurs de son bouquet, l’autre verse et répand l’huile du sacrifice. Puis tous les deux ils se prennent la main ; et Macédonicos, montrant à son ami l’immense fumée rougeâtre qui tache le ciel et voile Constantinople C’est la fin du monde, n’est-ce pas ? — Non, mais c’est la fin d’un monde, ou pour mieux dire, car l’agonie quelquefois se prolonge, c’est le commencement de la fin. FIN |