Lorsque, sous les murs longtemps imprenables d’Ilion, les Grecs avaient le loisir de quelque trêve, ils improvisaient des jeux, et leur goût pour la lutte, pour la bataille était si impérieux, que ces jeux devenaient aussitôt une image, une réduction de la guerre à peine un peu moins brutale que la guerre sanglante de tous les jours. Ces grands enfants ne cessent de se battre que pour jouer aux soldats. L’Iliade ne parle pas de cavaliers ; Agamemnon, Achille, Hector, Ulysse, que le grand Homère nous fait si bien connaître et si tendrement aimer, sont cochers souvent, cavaliers jamais. Ils se plaisent aux coursés de chars ; c’était tout à la fois un exercice utile, un entraînement fécond, un spectacle magnifique. On choisissait dans la plaine qui s’étend de la colline d’ilion au rivage prochain, quelque espace à peu près uni. Si le terrain tout alentour se relevait un peu, formant talus, ce n’en était que mieux : la foule des assistants s’y pouvait asseoir tout il son aise. Des pieux fixés dans le sol marquaient les limites prescrites. Un tronc d’arbre desséché, assez haut et flanqué, à droite comme à gauche, de deux pierres d’une blancheur éclatante, servait de borne. Les chars la devaient contourner pour revenir à leur point de départ. Rien de plus simple que ces dispositions improvisées. Tel fut le premier hippodrome. Nous avons dit que le stade était réservé aux courses, aux luttes des jouteurs à pied. L’hippodrome, beaucoup plus étendu, servait aux courses de chars, puis aux courses de chevaux montés. Delphes, Olympie avaient leur hippodrome, et celui d’Olympie nous est longuement décrit par le voyageur Pausanias. L’un comme l’autre sont aujourd’hui à peine reconnaissables. Ils empruntaient leur principale magnificence aux statues, colonnes, autels, marbres commémoratifs que le cours des siècles avait accumulés dans leur enceinte. Cette parure splendide mais fragile, devait disparaître la première, le jour où le respect traditionnel des peuples ne la défendait plus. Aux pages les plus lointaines de leur histoire, nous trouvons les Romains cavaliers et vaillants dompteurs de chevaux. Leur premier roi, à demi légendaire, Romulus organise des courses dans les prés qui devinrent le champ de Mars, la même où, chaque année encore, des chevaux libres, joyeusement empanachés, s’en vont dévorer l’espace tout le long du Corso. Les compagnons de Romulus n’avaient pas des goûts ni des habitudes d’une suprême délicatesse. Ils se souvenaient qu’ils avaient longtemps été bouviers, vachers, chevriers, quand ce n’était pas maraudeurs et pillards, et leurs divertissements coutumiers étaient, comme il leur souvenait, de la dernière grossièreté. Gonfler des peaux de bœufs écorchés, les étaler par terre côte à côte, et sur cette piste bosselée s’avancer chancelant, titubant, culbutant, au milieu des gros rires et des bousculades furieuses, cela leur paraissait une invention tout il fait charmante. Il n’en fallait pas davantage pour attirer les Sabins et charmer les Sabines. Quelle ressemblance saisissante et profonde entre les choses du passé et les choses du présent ! Ne dirait-on pas souvent que nos lointains aïeux revivent à peine dégrossis dans leur descendance. Ces courses au milieu des outres rappellent les courses en sac encore chères aux gamins de, nos villages. Il reste toujours un peu d’enfant dans l’homme, quand ce n’est pas un peu de la bête féroce. Le cirque des Romains n’est qu’un dérivé, presque une copie de l’hippodrome des Grecs. Lui aussi est spécialement destiné aux courses de chevaux montés ou de chars, bien que les nourrissons de la louve y aient plus d’une fois lâché leurs fauves et appelé leurs gladiateurs. Romulus, au dire de quelques auteurs, aurait établi le premier cirque de Rome comme il construisit sa première enceinte. Le fait reste douteux. Et d’ailleurs que pouvait être le cirque de Romulus ? Tout au plus une piste à peu près nivelée et quelques talus à peu près alignés tout alentour. Le premier grand constructeur de Rome fut lui Étrusque, le roi Tarquin dit le Superbe. Avec lui, par lui le cirque devient un monument, c’est déjà le Circus maximus, nom mérité par l’étendue qu’il prendra bientôt, surtout par le rôle illustre qu’il jouera, durant près de mille ans, dans la plus illustre des histoires. Ne l’oublions pas, il est antérieur de près de cinq cents ans au théâtre, à l’amphithéâtre. C’est un organe essentiel, vital de ce grand corps romain ; le cirque fut tant que Rome fut, et nous ne saurions la supposer sans lui. Le Circus
maximus (© Maquette de Rome — Université de Caen) Entre l’Aventin et le Palatin un vallon se déploie,
traversé encore aujourd’hui d’un petit ruisseau, Si Tarquin n’a pas fondé le cirque, le premier il y fit
dresser des estrades permanentes. Le Superbe prenait grand souci du bien-être
de ses sujets. En 425 de Rome seulement on établit des remises. Le bois
entrait pour beaucoup dans ces constructions assez simples encore. Un
incendie eut bientôt fait de tout ravager. Jules César, alors dans toute sa
puissance, s’empressa d’ordonner une complète reconstruction. Et déjà le
cirque s’étendit au delà de ses limites premières. S’il faut en croire une
autorité sérieuse, l’historien Denys d’Halicarnasse, le cirque de Jules César
pouvait recevoir cent cinquante mille spectateurs. Néron le fit agrandir
encore, et le nombre des spectateurs put s’élever à deux cent cinquante
mille. Trajan y ajouta encore cinq mille places, une bagatelle ! Enfin Au reste le monument, dans sa forme dernière, long de plus de six cents mètres, targe de près de deux cents mètres, sans compter l’espace occupé par les carceres et les remises, superposait, comme les plus grands amphithéâtres, trois rangées de portiques en arcades. Il faut évoquer les pylônes et les colonnades de Thèbes pour trouver des monuments qui puissent rivaliser avec cet entassement inouï de marbres et de pierres. Les carceres ne furent construites de matériaux solides que sous le consulat de Fulvius et de Postumius Albinus, l’an 578 de Rome. Claude les fit revêtir de marbre. Le grand cirque attenait au palais des Césars ; les empereurs pouvaient s’y rendre sans descendre dans la rue. Septime Sévère relia les deux monuments par le Septizonium, simple portique aux colonnades fastueuses qui subsista, au moins pour la plus grande partie, jusqu’au seizième siècle. Sixte-Quint le fit jeter bas, et les matériaux, christianisés de par la volonté pontificale, partirent pour les chantiers de Saint-Pierre. Ce fut sans doute du Septizonium qu’un certain Féron, préposé au gouvernement de Rome par le roi goth Théodoric, jeta sa vaisselle d’argent à ma foule impatiente de voir commencer les jeux, moyen ingénieux, mais coûteux, d’obtenir quelque répit. Cassiodore nous raconte cette anecdote. Longtemps ministre de Théodoric, il était mieux placé que tout autre pour connaître l’histoire de son temps et même la chronique du jour. Ainsi, après la disparition des derniers empereurs, après Alaric, après Odoacre, alors que tout ce confus ramassis de barbares souille la ville dont le nom seul les avait si longtemps épouvantés, au sixième siècle de notre ère, les jeux du cirque n’ont pas encore cessé. Panem et circenses ! du pain ! des jeux du cirque ! criait-on sur le passage des grands Césars. Le dernier César a disparu, Rome elle-même semble ne plus être qu’une ombre dolente et déshonorée, il est encore cependant une foule qui peut-être n’a pas de pain, mais qui sait encore crier : Circenses ! si bien, si haut qu’elle se fait écouter de ses vainqueurs. Nous ne disions pas assez en disant que le cirque fut tant que fut l’ancienne home : il devait lui survivre. De Romulus à Théodoric quelle longue carrière ! Qu’un temple maintienne sa faveur à travers les siècles, cela n’est pas pour nous surprendre. C’est encore à son culte, à ses amours divines que l’homme est le moins infidèle. Mais un lieu de plaisir aussi obstinément fréquenté, cela passe toute vraisemblance. Les cirques, les hippodromes, comme les stades, présentent un rectangle allongé et qui courbe en demi-cercle l’une de ses extrémités. C’est la disposition constante. Mais l’arène est partagée, sur les deux tiers à peu près de sa longueur totale, par la spina, l’épine, longue muraille parfaitement droite, mais d’une faible élévation oit s’échelonnaient les accessoires obligés des courses. Les bornes terminaient la spina, puis venaient des statues, des autels, des figures triomphales, des obélisques presque toujours. Ces monolithes énormes plaisaient infiniment aux Romains. Ils en ont tant volé à la pieuse Égypte que si elle en garde quelques-uns, c’est miracle. Le grand cirque en avait deux : l’un qu’il devait à la munificence d’Auguste, l’autre à l’empereur Constance. Constance venait après Constantin, et les nouveaux Césars, soit prédilection pour leur capitale nouvelle, soit instinctive antipathie de néophytes pour une ville encore toute pleine de dieux et de souvenirs païens, ne prodiguaient plus à Rome les faveurs accoutumées. Cet obélisque fut l’un des derniers cadeaux que l’antique Rome ait reçus de ses maîtres. La barbarie envieuse du moyen âge avait jeté bas et brisé les obélisques. La sollicitude de quelques papes, jaloux de rendre à leur ville quelques ressouvenirs de ses splendeurs perdues, les a fait exhumer, restaurer et redresser. Le grand cirque, dont Rome était si fière, a laissé son nom à une rue, la via dei Cerchi, mais ses derniers débris se cachent à sept ou huit mètres sous terre. Un cirque qui pouvait contenir plus de quatre cent mille
spectateurs, ce n’était pas encore assez. Rome en comptait plusieurs autres.
Le cirque de Salluste, à peine reconnaissable entre le Pincio et la porte
Salara, a livré l’obélisque de quinze mètres aujourd’hui dressé au faîte de
la rampe onduleuse et pittoresque de Le cirque dit d’Alexandre Sévère est devenu une Place célèbre et justement citée entre les plus belles de Rome, la place Navone. Les maisons, la gracieuse église Sainte-Agnès, qui les domine de sa coupole et de ses clochers jumeaux, suivent docilement le tracé, dessinent le plan du monument disparu. Enfin jusqu’à la spina est reconnaissable ; trois fontaines en’ indiquent la direction. Le Bernin, qui les a construites, jamais ne s’amusa aux fantaisies d’une décoration plus pittoresque. On s’étonne que cela soit de marbre et de granit, car tout cela semble improvisé pour la scène de quelque théâtre. L’obélisque de dix-sept mètres qui marque le centre du cirque aboli, porte les cartouches de l’empereur Domitien. Encore une épave sauvée des ruines d’un cirque, le cirque de Maxence, que bientôt nous visiterons, Cette place Navone est toute charmante. Et quelles belles eaux ! Ces joyeuses cascatelles semblent s’amuser elles-mêmes de leur tapage qui ne finit pas. Le soleil s’y joue à merveille, tantôt projetant un arc-en-ciel aux couleurs changeantes, tantôt éclaboussant les marbres d’une pluie de rubis, de perles et de diamants. Il n’en est pas comme dans notre Versailles où les nymphes s’attristent sur leurs urnes presque toujours taries. Les fontaines de Rome ne tarissent jamais ; la nature se fait docilement complice des fantaisies fastueuses de l’homme, et les sources, résignées à leur illustre servitude, ne seraient pas plus limpides, plus pures aux montagnes lointaines qui les ont épanchées. De tant de victoires, de tant de conquêtes, Rome n’a conservé que l’eau de ses fontaines. Nous voulions parler de cirques, et jusqu’à présent nous avons surtout parlé d’obélisques. Pour trouver un cirque romain qui ait laissé plus, sinon mieux qu’une grosse pierre, il faut sortir de Rome et dans le voisinage, sur la gauche de la voie Appienne, chercher le cirque de Maxence. Cirque de Maxence sur la
voie Appienne
(© www.geocities.com) Maxence doit toute sa renommée à la défaite que lui fit subir un rival plus heureux et plus habile, l’empereur Constantin. Pendant que Constantin guerroyait dans les Gaules jusqu’en Germanie, Maxence eut cependant le loisir de consacrer un temple à la mémoire d’un fils chéri et qui mourut avant le désastre du pont Milvius ; il eut aussi le temps de bâtir un cirque. Toujours ce constant souci des amusements publics ; c’était en quelque sorte la rançon dont les Césars devaient payer leur grandeur et leur toute-puissance. Le populaire en est venu à ne demander rien de plus. Le temple, peut-être le dernier temple païen germé sur cette terre que les catacombes chrétiennes ont déjà minée de toutes parts, présente une lourde rotonde de maçonnerie percée de basses arcades. Le César déifié qui quelques jours à peine y abrita son immortalité mort-née, avait non Romulus. Voilà que reparaissent ces noms des premiers âges. La vieillesse se plait aux lointains souvenirs. Décidément les temps sont proches, Rome tombe en enfance. Le cirque, tout voisin du temple, est un monument plus considérable et mieux conservé ; d’une grandeur toute relative cependant. A peine quinze ou dix fruit mille spectateurs pouvaient-ils s’y donner rendez-vous. Auprès du cirque Maxime, le cirque de Maxence n’est qu’une bonbonnière. Ici, par bonheur, nous ne trouvons aucune de ces bâtisses parasites qui s’attachent aux flancs des édifices abandonnés, comme les coquillages, les polypes marins à la panse d’une amphore. Le monument se révèle tout entier et lui-même s’explique clairement. Tout ce qui n’était que décoration accessoire a disparu. Nous savons où trône maintenant l’obélisque de la spina. Au reste, les temps étaient déjà bien malheureux, la richesse des sculptures ou des matériaux employés ne devait point dépasser les bornes d’une bourgeoise médiocrité. Maxence n’avait plus les ressources d’un Néron ou d’un Hadrien. La longue arène est bordée de gradins peu élevés et qui reposent, ainsi que dans la plupart des amphithéâtres, sur des voûtes inclinées et bruyantes. On reconnaît à l’une des extrémités, celle qui se courbe en demi-cercle, la porte dite Libitina, par laquelle s’en allaient ceux qui ne pouvaient plus s’en aller tout seuls, car ces courses de chars faisaient souvent des victimes, et ce n’était pas pour déplaire à un public de Romains. Les carceres, ou remises des chars, sont au nombre de douze, partagées en deux groupes de six par l’entrée principale. Puis à droite et à gauche montent, se faisant pendants, deux tours aujourd’hui découronnées. Elles sont, sur l’une de leurs faces, semi-circulaires. C’était là le complément obligé des carceres, ce que l’on appelait l’oppidum, le rempart. Et en effet ces tours, ces fortes murailles prêtent à cette partie du cirque un air de citadelle. Peu de gros blocs ; la construction, presque partout, est de petit appareil. Elle trahit en quelque sorte l’impatience, la précipitation. Maxence avait des raisons de se hâter. Qui donc en ces jours troublés pouvait, caresser l’espérance d’un lendemain ? Les substructions de la spina sont visibles sur toute leur étendue. L’arène, longue de quatre cent cinquante-neuf mètres, étale une belle pelouse verte ; les chars n’y soulèveraient plus un nuage de poussière. La présence des humains est toujours plus ou moins fâcheuse au milieu des ruines ; celle des gardiens, des guides, de ces quémandeurs de pourboires qui s’embusquent là comme une araignée au bord de sa toile, est le plus odieux de tous les fléaux. Si nous avons mis quelque complaisance à parler d’un monument très curieux assurément, mais non pas très beau, c’est qu’il nous a laissé le souvenir d’une solitude sereine et le plus souvent, hélas ! vainement désirée. Nous ne trouvâmes rien lit qu’une couleuvre. Nous estimons, connue mercure à la recherche du caducée, que le serpent, et surtout la couleuvre, est un animal du plus heureux effet décoratif. Aussi ce nous fut, un amusement de suivre sans les troubler les souples ondulations du reptile. Il nous devinait clément à toute la gent animale qui nous est clémente ; il ne fuyait pas, il se retirait, moins effrayé qu’ennuyé d’interrompre la sieste paisible qu’il faisait au soleil. L’ancienne Gaule, si riche en théâtres, en amphithéâtres, ne saurait montrer un seul cirque qui soit reconnaissable. Celui de Lyon, la glorieuse métropole des Gaules, avait de l’importance. Une mosaïque, exhumée du vieux sous-sol romain, nous montre les palissades de pieux oit s’enfermaient les carceres, la spina encombrée de fontaines, de statues, d’obélisques, puis enfin, la mêlée ardente des chars emportés tout alentour. Mais du cirque lui-même plus rien n’existe qu’on souvenir. Vienne ne conserve de son cirque qu’un édicule dit, le plan de l’Aiguille, qui parait avoir surmonté la spina. |