Le but fatal, l’œuvre suprême de Rome ; c’est la conquête : Pour la conquête elle est née, elle a vécu, plusieurs fois elle a failli périr. Une philanthropie attendrie que l’antiquité classique n’a jamais connue, que notre âge avait entrevue, mais qu’il se plait à méconnaître, peut refuser sa sympathie et ses éloges complaisants à. cette œuvre de violence, cet idéal de guerre, de batailles, d’oppression et d’asservissement. Le condamner cependant serait un déni de justice. On tic fait pas de grandes choses, quelles qu’elles soient, sans de grandes vertus. L’amour de la patrie est une très noble et très haute vertu, il ne saurait être cependant sans quelques préjugés quelques mépris superbes pour le prochain, quelques heureuses ignorances. Les Romains qui de tous les peuples de l’antiquité l’ont personnifié le plus glorieusement, élevaient leur orgueil au-dessus de tout et de tous. Toujours acharnés à reculer leurs frontières, ils ne voyaient au delà que des peuples à soumettre, que des victoires à gagner. Directement ou indirectement tout devait être romain ou n’être pas. Avoir soumis, sinon, aux mêmes lois, du moins à de communes influences, les batailleuses peuplades du Latium, les Étrusques si longtemps fiers d’une très vieille civilisation et qui s’étaient faits les premiers éducateurs de leurs maîtres, avoir soumis les Grecs a l’esprit subtil, puis tous les confus troupeaux des peuples de l’Asie et ce qui restait encore debout de tant de royautés qui furent glorieuses, de cités qui rayonnèrent illustres et puissantes à l’égal des plus vastes empires, avoir soumis les Gaulois braves jusqu’à la folie, puis les rudes Ibères, puis ces nomades Africains qui tourbillonnent dans l’immensité des déserts et fuient vainement l’aigle des légions, avoir soumis l’Égypte, la terre des Pharaons qui donne. l ses rois des montagnes pour tom beaux, avoir appris à tous ces peuples, à tous ces mondes qui n’ont rien de commun, ni dieux, ni passé, ni climats, ni rêve d’avenir, le nom formidable et redouté de Rome, l’avoir fait respecter sinon aimer clé tous, avoir si bien cimenté tous ces matériaux épars qu’ils n’ont pu se rompre qu’après quatre ou cinq siècles et que leurs débris gardent encore, écrits clans le marbre ou clans le souvenir, ces lettres fatidiques : S. P. Q. R., le sénat et le peuple Romain, quelle tâche prodigieuse dont se grise l’histoire, dont s’épouvante la pensée ! Ce qu’il fallut de temps, d’obstination, de fermeté, de constance, de tact, de courage, de confiance en soi et dans sa destinée, de connaissance des hommes, de finesse politique, d’adresse diplomatique, de science administrative, de labeurs et de patience pour mener à fin une telle entreprise, pour réaliser ce rêve inouï, c’est à donner le vertige. Nous avons dit quelle fut la joie de Le théâtre, lorsqu’il se résigne à parler latin, garde
vivants tous les souvenirs de sa première patrie ; Melpomène enfin refuse de
s’exiler chez un peuple qui a rais dans l’histoire de telles tragédies, qu’il
ne saurait plus les aimer sur la scène d’un théâtre. Quel sera donc le
plaisir essentiellement romain, que home voudra retrouver partout, le plaisir
qui deviendra une institution nationale, le passe-temps qui finira par
supplanter, absorber tous les autres et qui, toujours plus chéri, maintiendra
sa faveur et sa vogue tant que dura En cela même les Romains ne furent pas les premiers inventeurs, l’Étrurie, l’éducatrice de leur enfance, leur enseigna les combats de gladiateurs ; qu’elle en garde dans l’histoire la lourde responsabilité ! Nous savons que la civilisation étrusque se complaisait en des habitudes cruelles ; les mœurs étaient dures, les sacrifices humains fréquents. Les combats de gladiateurs devenaient l’accompagnement obligé des funérailles que l’on voulait solennelles. Le fleuve de sang qui traverse les innombrables amphithéâtres élevés parles Romains, prend sa source dans l’Étrurie. Les Romains toutefois devaient singulièrement le grossir ; en toutes choses ils ont voulu faire grand. En 264 avant notre ère, Marius et Décimus Brutus, voulant honorer la mémoire de leur père, donnèrent dans le forum Boarium le premier combat de gladiateurs que Rome ait vu ou du moins dont le souvenir nous soit resté. Une intention religieuse s’attachait à ces massacres, au moins primitivement. Chez ces peuples rudes et toujours en guerre, le sang humain semblait une offrande précieuse et rien ne devait être plus agréable aux mânes toujours altérés de ceux qui n’étaient plus. Mais ce prétexte plus ou moins acceptable ne tardera pas à disparaître, bientôt les gladiateurs ne tueront et ne mourront que pour la joie féroce des vivants. Tant qui les institutions républicaines ne furent pas à Morne de vaines et mensongères formules, le forum où l’on élevait à la hâte quelques échafaudages de bois, servit à ces spectacles. Dé jour en jour le peuple les goûtait davantage, et que sera-ce donc quand le peuple ne sera plus que la plèbe ? Aussi voyons-nous tous les ambitieux ; tous les quémandeurs de popularité flatter ce goût. Il est toujours plus aisé de prendre les hommes par leurs vices et les bas instincts de leur nature que par leurs vertus. Scaurus, gendre de Sylla, dépensa des sommes énormes dans les jeux dont il amusa les Romains ; il fit si bien les choses que Scribonius Curion, désespérant de dépasser ou même d’égaler la munificence dé Scaurus, s’ingénia du moins à trouver du nouveau. Par ses ordres, à ses frais, et ces dépenses donnent une idée grandiose des pillages qui devaient les alimenter ; deux grands théâtres de bois furent construits. On y donna des représentations scéniques. Mais ce n’était là qu’un modeste prologue, quelques bagatelles destinées seulement à stimuler la curiosité de la : fouie. Les deux théâtres étaient adossés ; les pièces venaient à peine de finir, que les deux théâtres, sans même que les spectateurs eussent à se déranger de leurs placés, se mirent en mouvement, tournèrent sur une machinerie ingénieusement dissimulée, et vinrent se rejoindre. Les scènes ont disparu, les deux orchestres réunis forment une arène. Thalie et Melpomène n’ont plus là rien à faire. Arrière ces belles parleuses ! Place aux fauves ! Les deux théâtres ne sont plus qu’un seul édifice ; c’est un amphithéâtre, un théâtre des deux côtés, comme le disent les deux mots grecs qui composent ce nom bientôt, illustre entre tous. Mais l’arène ainsi obtenue par la juxtaposition de deux orchestres était circulaire. C’est encore la forme qu’elle présente dans les amphithéâtres espagnols, dits vulgairement plazas de toros. Dans les amphithéâtres romains au contraire l’arène est presque toujours elliptique. Deux grandes entrées, se faisant pendants, y donnent accès le plus souvent. Le mur où elle s’enferme est dit podium, et ce nom s’applique aussi aux premières places, aux gradins qui immédiatement le surmontent. Comme dans les théâtres, les gradins sont partagés, dans leur hauteur et dans leur développement horizontal, en sections par des escaliers, des passages, præcinctiones. Les couloirs, qui débouchaient sur les gradins, étaient dits vomitoria. Les gradins, presque toujours de pierre, portaient sur des arcades étagées qui s’accusaient en façade et portaient ainsi une majestueuse et symétrique ordonnance aux dehors d’un amphithéâtre. Souvent les arcades se superposaient, formant plusieurs étages. Au rez-de-chaussée quelques-unes de ces arcades, deux le plus souvent, s’ouvraient plus largement, s’encadraient dans une ornementation plus riche et marquaient l’entrée du maître ou des magistrats de la cité. On nommait carceres les salles basses, à demi ténébreuses, où l’on enfermait les animaux qui devaient combattre. Capoue a conservé le souvenir, sinon les ruines du plus ancien amphithéâtre qui ait été mieux qu’un baraquement provisoire. Les voluptueux sont aisément, cruels ; donc il n’y a pas lieu d’être surpris que le premier amphithéâtre ait été construit à Capoue. Le grand César l’avait fait ériger, mais la reconstruction ordonnée par Hadrien ne nous a rien laissé qui soit reconnaissable du premier monument. L’amphithéâtre de Capoue a cruellement souffert. Les triples arcades autrefois majestueusement étagées, ont croulé. Deux seulement subsistent de celles qui, ouvertes au rez-de-chaussée, donnaient directement dans l’intérieur ; elles sont flanquées de colonnes à demi engagées et coiffées de simples chapiteaux doriques. Une tête de déesse forme clef de voûte, et ces visages placides laissent errer un triste sourire sur ces champs de ravage et de dévastation. Ces ruines en effet ne se sont, pas seulement émiettées pour donner des pierres aux masures de Santa Maria, elles ont di livrer les fûts de marbre qui se dressent, en colonnades clans la cathédrale de la nouvelle Capoue, et ceux qui mettent un peu de splendeur et d’imprévu dans les solennelles banalités du palais de Caserte. L’arène de l’amphithéâtre de Capoue, comme celle de l’amphithéâtre de Pouzzoles, présente des dispositions particulières qu’il convient de signaler. Cette arène tout entière repose sur un sous-sol aussi vaste qu’elle ; les voûtes effondrées permettent d’embrasser sans peine le labyrinthe compliqué de ces constructions. Le soleil pénètre librement dans ces couloirs, ces salles basses, ces réduits où sans doute autrefois régnait une ombre discrète. L’amphithéâtre
de Pouzzoles (© italie2005.zaup.org) Quelle était la destination de tout cela ? Il nous semble assez difficile de le préciser. L’arène était-elle machinée comme la scène d’un théâtre ? Il est permis de le supposer. Nous n’ignorons pas que les surprises des décorations improvisées et changeantes variaient quelquefois la monotone uniformité du spectacle. Toujours du sang, cela peut lasser, même un public de Romains. L’arène du Colisée, elle aussi, cache un immense sous-sol,
mais c’est là, semble-t-il, un perfectionnement postérieur aux empereurs
Flaviens. L’amphithéâtre Flavien, si justement appelé, dans la suite des
temps, le Colosse, fut commencé par Vespasien, inauguré par Titus en 80, terminé
par Domitien. Antonin y ordonna quelques travaux de restauration. Au temps de
Macrin, la foudre alluma un incendie qui détruisit les galeries supérieures, construites
évidemment en bois. Rien ne put arrêter on limiter les ravages du feu. Il
fallut encore réparer et reconstruire, et durant des années le Colisée ne fut
plus accessible qu’aux ouvriers. Alexandre Sévère se fit taie gloire de le
rouvrir. N’est-il pas remarquable que dans cette histoire de l’amphithéâtre
de Rome, ce monument qui fut en quelque sorte le cœur de Tant que le Colisée resta fermé, bêtes et gladiateurs émigrèrent dans le grand cirque ; Rome, n’aurait pu s’en passer. C’est à peine si Catane laisse deviner le sien sous l’amoncellement des bâtisses modernes. Errant dans ces couloirs devenus de ténébreux souterrains, perdu dans un labyrinthe sans fil d’Ariane, il nous souvient d’avoir vu tout à coup, par une brèche béante, rayonner un coin d’azur. Là se penche curieux un petit citronnier, une brise légère, moins qu’un baiser, le vient balancer ; aussitôt un beau fruit se détache et tombe à nos pieds, douce et jolie offrande qui nous fit sourire. Il faut savoir gré, même aux plus humbles choses, d’un sourire et d’une joie. Libre de toute bâtisse parasite, l’amphithéâtre de Syracuse étale, en pleine lumière ; soli arène que partagent, deux longs canaux formant la croix. Peut-être amenaient-ils l’eau lorsque l’arène, transformée en lac, amusait le public d’un combat naval. Autrefois la libre Syracuse avait vu dans son golfe, sous ses murs, de terribles batailles, le choc héroïque de ses galères et des trirèmes athéniennes ; mais alors il valait la peine de mourir. Syracuse, Athènes étaient des patries, des mères assez glorieuses pour exalter tous les courages, mériter tous les dévouements. Trois siècles à peine sont écoulés, c’était hier que s’écrivait avec le sang le plus généreux cette si belle histoire ; quel changement, hélas ! et quel déclin ! Les gladiateurs remplacent les soldats. L’amphithéâtre de Syracuse est tout voisin. du théâtre. Quelle différence de l’un à l’autre ! Que de nobles souvenirs là-bas, ici combien les pierres sont moins éloquentes ! Ces ruines cependant sont pittoresques et d’un effet charmant. Un chemin rapide se fraye passage au milieu des décombres et débouche devant l’une des entrées principales. A droite, à gauche, deux puissantes murailles à grand appareil, portent les escaliers qui desservaient les gradins. Les figuiers de Barbarie ou nopals les escaladent et constellent de fleurs les raquettes épineuses qui leur sont tout à la fois le tronc, les branches et les feuilles. Quelques mignonnes fougères frémissent, découpées comme une dentelle, aux petits coins mieux ombragés. La voûte de cette entrée, largement, fièrement ouverte, encadre dans son demi-cercle l’arène ensoleillée, la seconde entrée qui la termine, les gradins à demi effondrés, l’azur éblouissant du ciel. Jamais empereur entre tous fastueux n’étendit, sur la foule qui l’acclame, plus magnifique velarium. Lorsqu’en 79 de notre ivre la ville de Pompéi disparut sous les cendres du Vésuve, elle avait déjà son amphithéâtre, donc c’est le plus ancien qui subsiste. Nous avons vu, nous verrons que tous les autres furent construits ou du moins reconstruits plus tard. Bien qu’elle ait eu la gloire de voir reculer Sylla, la ville de Pompéi, nous le répétons, n’avait qu’une médiocre importance ; son désastre a fait sa fortune. En 59 de J.-C. un certain Livineius Regulus, qui n’avait, rien de son homonyme et qui s’était fait exclure du sénat romain, non pas pour ses bonnes mœurs, bref un personnage assez peu recommandable, donnait un combat de gladiateurs dans l’amphithéâtre de Pompéi. On était venu de toute la ville, aussi des environs, de Nuceria surtout. Les Pompéiens aiment à rire. On plaisante ces lourdauds de Nucériens, ce sont des campagnards mal éduqués. Une querelle éclate, bientôt une rixe, on lance des pierres, on court aux armes. La bataille reflue de l’arène jusque sur les gradins. Les Nucériens sont vaincus, mis en déroute ; quelques-uns restent sur la place. Néron, qui régnait alors, prit fort mal la chose. Sans doute ce jour-Là il se rappelait par hasard les sages préceptes du bon Sénèque ; et Pompéi, de par la volonté impériale, fut, condamnée, pour dix ans à la privation de tous jeux publics. Empoisonner son frère, faire égorger son précepteur et sa mère, passe encore ; cela ne sont pas de la famille. Mais empêcher une ville de s’amuser, c’est sans nom ! Jamais Néron ne s’était montré aussi cruel. Au reste nous doutons que Pompéi ait subi, jusqu’au terme prescrit, cette inhumaine pénitence. Ce que nous pouvons affirmer en toute certitude, c’est qu’à la veille du grand cataclysme de 79, de prochains combats de gladiateurs étaient annoncés. Dans l’édifice d’Eumachia, l’album, pan de mur destiné à porter ce que nous autres modernes nous appellerions des affiches, les annonce, comme si nous pouvions encore nous mettre par avance en quête de bonnes places. Nous traduisons ces curieuses annonces, voici la plus simple : Troupe de gladiateurs, chasse et velarium. En voici une autre plus détaillée : La troupe des gladiateurs de l’édile Aulus Svettius Cerius combattra à Pompéi la veille des calendes de juin ; il y aura chassé et velarium. Nous ne saurions quitter l’Italie sans faire visite à l’amphithéâtre de Vérone. Ce n’est pas qu’il remonte aux siècles glorieux oit l’art romain reflétait, sans l’altérer trop cruellement, son ancêtre et son éducateur, l’art grec. Cet amphithéâtre parait avoir été construit au temps de Dioclétien. Alors le vieux paganisme est miné de toutes parts, sur la frontière gronde le flot déjà plus prochain des barbares, les architectes commencent ou plutôt continuent à désapprendre. Les .dehors du monument ne présentent, pas un ensemble
remarquable. L’enveloppe première, la façade a disparu, ne laissant debout
que quatre travées. Les arcades à plein cintre, flanquées de pilastres d’un
ordre dorique incertain et bordées de moulures d’un dessin lourd et négligé,
forment trois étages et majestueusement montent les unes sur les autres jusqu’à
une hauteur de Partout ailleurs c’est la puissante ossature des murailles et des corridors oit le jour ne devait pas directement pénétrer, qui apparaît tout à découvert. Quelques artisans s’étaient réfugiés à l’ombre des voûtes béantes ; on les en a délogés. La municipalité se montre maintenant impitoyable pour ces nids parasites plus gênants que des nids d’hirondelles. Les oiseaux, les fleurs devraient seuls avoir le droit d’usurper les ruines ; ils les bercent et les consolent si bien ! On a dit que dans ces corridors inscrits les uns dans les autres et, qui portent quarante-deux rangées de gradins ; dans les cercles concentriques d’arcades toujours plus sombres, le Dante avait pris la première idée des cercles maudits où il enferme ses damnés. L’amphithéâtre serait l’ébauche première de l’enfer, tel que le grand poète l’a conçu. C’est là sans doute une légende ; elle nous agrée cependant. Tant de blessures ont saigné dans cette enceinte, tant de supplices l’ont remplie, tant de douleurs y ont gémi, tant d’agonies y ont râlé, que l’enfer a pu leur porter envie. L’amphithéâtre de Vérone est fort bien construit de beaux blocs à grand appareil, et à défaut des élégances oubliées, des finesses désapprises, cette force reste une beauté. L’amphithéâtre
de Vérone (© stefnif.over-blog.com) Les amphithéâtres que nous avons visités, ceux que nous visiterons encore, ont presque tous perdu leurs gradins ; les blocs réguliers, aisément accessibles dont ils étaient formés, presque partout ont été mis en exploitation comme une carrière commode et qui épargnait aux ouvriers la plus rude besogne. Au contraire à Vérone, les gradins conservés ou plutôt refaits, montent sans qu’une brèche y soit ouverte, du moins jusqu’à la hauteur de ce qui fut, le second étage ; le troisième, avons-nous dit, n’étant plus qu’indiqué par un dernier fragment. Le monument ne lut jamais abandonné au cours des longs
siècles qu’il a déjà vécus. Les preux y sont venus, panache en tête, écharpe
à la ceinture, rompre des lances en l’honneur de leurs dames ; les fastueux
seigneurs de En 1805 c’est Napoléon qui passe et ordonne quelques
travaux de restauration ; il ne pouvait lui déplaire de reprendre la
tradition des Césars. On le reçoit, nous dit l’inscription : plausu maximo, par d’unanimes applaudissements.
L’aigle impérial s’est cassé les ailes et voilà qu’il tombe au rocher de
Sainte-Hélène. Vient Garibaldi, vient Victor-Emmanuel : l’antique édifice attire ces gloires, quelquefois à peine viagères, comme si elles espéraient trouver là le secret d’une moins précaire immortalité ; et jamais ne leur manque, le marbre le dit toujours, jamais ne leur -manquera, s’il en vient encore demain, l’éternel plansu maximo. Ces blanches tables de marbre enchâssées aux murailles grises, fraternellement se font pendants. Touchante impartialité. Il en a tant vu, le vieil amphithéâtre, il en a tant écouté de ces joyeuses acclamations, qu’il en connaît le prix : il en sourirait s’il lui était permis de sourire, et nous dirait que la faveur des gladiateurs fut plus constante que celle de la plupart des rois. Ainsi nous ne voyons pas à Vérone un intérieur dévasté, des escaliers rompus et le confus squelette des couloirs et des corridors écroulés. L’aspect est parfaitement uniforme de ces gradins où des trous noirs, régulièrement espacés, marquent l’issue des vomitoria. Aucune décoration, rien que des grosses pierres étagées et alignées ; cela est grand cependant d’une grandeur que ne voient pas seulement les yeux ; la pensée en est émue, presque effrayée ; enfin c’est bien romain. Puis le cadre est si beau ! Cette ville de Vérone, tout à la fois romaine et féodale, hérissée de tours et de clochers, traversée de Adige qui s’en va précipitant ses eaux fauves comme la crinière d’un lion, cette antique Vérone, avec ses ponts crénelés, ses collines lointaines où les cyprès font sentinelle, est si charmante, si pittoresque ; si glorieuse, qu’elle a mérité de retenir longtemps le Dante, d’inspirer l’un des rêves les plus sublimes dont se soit, bercé Shakespeare. Aux portiques de ses vieux palais, au seuil de ses maisons où pâlissent les fresques à demi effacées, sur ses petites places encombrées de tombes triomphales, de colonnes et de statues, on revit la vie du moyen âge, comme dans ce prodigieux amphithéâtre, sauvé par miracle, on revit la vie des rudes légionnaires et d’un peuple qui ne trouva jamais rien d’assez terrible, d’assez grand pour lui que le massacre et que la mort. Nous avons dit que la civilisation romaine ne fut nulle part plus docilement acceptée qu’au pays des Gaules. Vainqueurs et vaincus bientôt s’entendirent à merveille ; au reste les gouverneurs s’ingénièrent à faire grandement et magnifiquement les choses. Pour ne parler que des théâtres, cirques et amphithéâtres, il y a une quarantaine d’années, et les fouilles réservaient de nouvelles surprises, on, avait reconnu en France les ruines ou du moins les traces de cinquante-huit monuments de ce genre. Poitiers a laissé émietter le sien et bâtir un marché, couvert dans ce qui fut l’arène ; Périgueux, plus vigilant, s’est enfin préoccupé de conjurer les dernières dévastations ; son amphithéâtre reste découpé en plusieurs propriétés, mais on ne le saccage plus, et la parure est charmante, qu’il emprunte aux jardins, aux vergers abrités, étagés, groupés dans ses ruines. Les espaliers s’accrochent aux murailles ; la gaîté des beaux fruits qui se dorent tout gonflés de soleil, fait un curieux contraste avec les tristes ténèbres des voûtes à demi comblées. Une large entrée, sillonnée de pilastres et coupant la perspective d’une rue interminable, est connue à Bordeaux sous le nom de palais Gallien. On peut découvrir encore au-dessus des remparts de bûches dont s’encombre un chantier de bois, quelques arcades toutes grandes ouvertes ; et l’on dirait un pont par miracle suspendu dans l’air. Si ce ne fut jamais là un palais, mais en toute évidence un amphithéâtre ; on peut accepter pour lui la paternité, au reste médiocrement glorieuse, de l’empereur Gallien. La construction oit la brique alterne avec la pierre à petit appareil, trahit une assez basse époque, lion moins que la pauvreté et la lourdeur de l’ornementation. L’amphithéâtre de Saintes enferme une fontaine renommée dans tout le pays. On y vient en’ pèlerinage, ce sont surtout de jeunes pèlerines. Cette source chrétienne, ou peut-être en secret obstinément païenne, rend en effet des oracles désirés. Les fillettes qui rêvent d’un mari, celles surtout qui redoutent la triste échéance de sainte Catherine, viennent là et jettent dans l’eau deux épingles. Si les épingles tombent en se croisant, l’époux n’est pas loin et la noce est prochaine, l’an ne finira pas sans qu’elle soit célébrée. Si au contraire les épingles se séparent et tombent l’une deci l’autre delà. Hélas ! il faut encore s’armer de patience, ce ne sera pas pour cette armée. En ces dernières années, le vieux sol de Lutèce a rendu, contre une rançon de douze cent mille francs, à peu près la moitié d’un amphithéâtre gallo-romain. Rançon princière qu’il ne faut pas cependant regretter. C’est là le vénérable doyen des monuments de Paris ; il remonte pour le moins à l’époque des Antonins, tandis que le palais dit des Thermes est, selon toute probabilité, une création de Constance Chlore. Trèves, colonie romaine, germée aux limites dernières du pays des Gaules, grandie jusqu’à devenir une capitale, au jour où les Césars, au milieu des alarmes de guerres sans fin et sans merci, n’osaient plus s’éloigner de la frontière, Trèves qu’a chantée Ausone et que les derniers empereurs ont remplie du bruit de leurs dernières victoires, devait, elle aussi, avoir son amphithéâtre. Il n’est pas tout entier un ouvrage de la main des hommes ; les pentes d’un étroit vallon lui servent de fondations et de piédestal. Certes la ville de Trèves mérite d’attirer et de retenir quiconque a le respect du passé et le souci de l’histoire. Quand disparurent les Césars païens ou à peu près chrétiens, Trèves reçut en échange son archevêque, bientôt prince électeur. Ce n’était pas un prélat sans crédit et sans puissance ; jusqu’au dix-huitième siècle il menait grand train et faisait grand tapage. Les vastes hôtels aux balcons pansus, les palais lourdement blasonnés nous disent cette vie à la fois ecclésiastique et princière : fastueux cortèges, défilés dès carrosses pesants, opulences grasses d’interminables festins. Mais si L’empereur a reparu, il n’est plus d’électeurs, la décadence abaisse, dépeuple, dégrade cette ville deux fois découronnée. C’est déjà le suranné, ce n’est pas l’antique, et rien n’est plus pitoyable que les magnificences abolies de la veille, rien n’est plus triste qu’un bouquet de fête qui vient de se faner. L’amphithéâtre de Trèves a vu Constantin vainqueur jeter aux bêtes ses prisonniers de guerre ; c’étaient des gladiateurs au rabais, et dans ces temps de misère grandissante, il n’était pas d’économie à dédaigner : Dans notre Provence, Nîmes et Arles s’enorgueillissent à bon droit de ce qu’elles appellent, nous ne saurions dire pourquoi au pluriel, leurs arènes. Celles de Nîmes, les mieux conservées, à peu près complètes à l’extérieur, servirent longtemps de citadelle. Charles Martel eut grande peine à en déloger les Sarrasins, et l’honneur d’avoir longtemps arrêté ce rude batailleur faillit coûter cher à l’amphithéâtre. Charles y fit mettre le feu. Quelques pierres fendues et calcinées attestent cette rage de vengeance. Le monument sortit blessé, mais vainqueur de cette nouvelle bataille, et plus tard la chevalerie chrétienne s’en fit un repaire longtemps redouté. Nîmes eut ses chevaliers des arènes qui vivaient là retranchés et groupés. Ils prêtaient serment solennel de défendre la place jusqu’à la mort, et bien des fois bravèrent, impunément les magistrats de la cité. Les arènes d’Arles, plus vastes que celles de Nîmes ( Les arènes d’Arles, comme tant d’autres, ne pouvaient échapper à l’honneur redoutable d’une destination militaire. Les Sarrasins s’y étaient fortifiés, el, les deus tours carrées qu’ils élevèrent au-dessus des deus entrées principales, ajoutent quelque pittoresque fantaisie à la majesté un peu grave, un peu solennelle de l’édifice romain. Les arènes de Nîmes, celles d’Arles surtout n’ont pas abdiqué sans esprit de retour. Elles ont quelquefois des réveils subits et qui ne vont pas sans tapage. Le goût des spectacles violents est resté cher à bien des gens dans notre belle Provence ; c’est un virus mal étouffé et, qui leur remonte au coeur. Les courses de taureaux retrouvent aisément faveur ; la foule au premier appel s’entasse sur les gradins ébréchés. Il semble qu’elle n’en ait jamais oublié le chemin. Nous-mêmes, et certes sans en avoir cherché l’occasion, nous avons vu aux arènes de Nîmes une course de taureaux. Les toréadors que les mauvais plaisants de la ville qualifiaient dédaigneusement de vachéadors, accusaient une sotte inexpérience. Il nous souvient d’un taureau débonnaire et qui ne demandait qu’à brouter. L’arène n’étant pas un pré fleuri, il mugissait à faire pitié ; son inquiétude, ses grands yeux hagards, tout disait : Je voudrais bien m’en aller. Au lieu de lui donner une botte de foin, on se mit à le taquiner : il fut d’une angélique patience ; nous prenions parti pour lui, la bête nous paraissant avoir ici le beau rôle. On la frappait ; on lui tirait la queue. Enfin la mesure se trouva comble, un mouton se serait fâché plus vite. Le taureau se lance, il part, son tourmenteur détale à toutes jambes : il est rejoint, bousculé, renversé ; le voilà couché de tout son long. Le taureau abaisse ses cornes, racle un peu le dos du vaincu, correction toute paternelle : il semble qu’il veuille seulement le brosser, puis il le laisse et s’éloigne. L’homme se relève et piteusement s’en va se frottant les épaules. Huées, sifflets, quolibets précipitent et saluent sa retraite. Qu’est-ce donc que la foule voulait de plus ? on frémit de le penser. Cependant le taureau, rentré dans son placide caractère, et le museau dans le sable, cherche une herbe, hélas ! toujours absente. Ces spectacles n’échappent, à l’horrible que pour tomber dans le grotesque. Nous avons dit que Cependant auprès de Corinthe, une excavation elliptique,
taillée dans le tuf, semble avoir servi d’arène à un amphithéâtre. Au reste s’il
était, dans toute Il nous reste à parler de deux amphithéâtres qui doivent être
comptés entre les plus magnifiques et les mieux conservés. C’est en Istrie,
aux rivages de l’Adriatique, que nous irons chercher le premier. Les mornes
solitudes de Pola est une ville charmante, et qui présente tout à la fois, contraste amusant et pittoresque, la joyeuse animation d’un port fréquenté, la gravité un peu morose d’un arsenal, la majesté superbe d’une cité romaine. Le passé n’y est point seulement écrit aux parchemins poudreux des archives ; il est debout, il trône, il se dresse en portes triomphales au seuil de la ville, il enserre le palais municipal aux murailles d’un temple, il prête l’ombre des colonnades corinthiennes aux étalages d’un marché, enfin il domine de haut le présent, et fièrement lui offre l’hospitalité. En vain l’empire Austro-Hongrois a-t-il fait de Pola son premier arsenal et un port de guerre qui, dans toute l’Adriatique, ne connaît pas d’égal, Rome reste sur ce rivage la souveraine incontestée, et, son amphithéâtre suffirait à consacrer ses droits. Un peu en dehors de la ville, il enferme un vaste espace ; du côté de la mer il compte trois étages ; deux seulement de l’autre côté, car le sol se relève, et les architectes ont profité de cette complicité de la nature. On peut dire que le monument, est complet à l’extérieur. Construit de beaux blocs bien appareillés et que la sollicitude des édiles a dans ces dernières années fortifiés d’un peu de chaux ou de mortier, primitivement il n’avait pas connu cette aide longtemps inutile. On compte par étage soixante-douze travées ; à Nîmes nous n’en avons trouvé que soixante. Le rez-de-chaussée et le premier étage présentent des arcades à plein cintre, séparées par des piliers d’une ornementation très sobre. L’étage supérieur est percé d’un même nombre d’ouvertures carrées. Là il n’est plus de piliers, mais de longues rainures correspondant à des trous ménagés à intervalles égaux dans la corniche qui termine tout le monument. On y fixait les mâts qui portaient le velarium. Nous ne dirons pas comme un auteur dramatique fameux : aux quatre coins de la machine ronde, d’abord l’amphithéâtre que nous visitons n’est pas rond, mais elliptique, puis il nous semble malaisé de trouver les coins d’un rond ; nous dirons cependant que par une disposition singulière et dont nous ne connaissons pas d’autre exemple, quatre avant-corps se détachent en saillie de la masse de l’amphithéâtre et rompent, non sans bonheur, la perspective un peu monotone de ces portiques interminables. L’ornementation toujours d’une extrême simplicité, harmonieuse cependant, se permet là quelques variantes. Du côté de la mer, les arcades du rez-de-chaussée, au nombre de deux, répètent les proportions el, les dispositions de toutes lés autres, mais à’ l’étage supérieur elles sont à demi murées et, dans leur partie semi-circulaire, alignent des meneaux de pierre. Les piliers là aussi disparaissent, indiqués, rappelés seulement par un petit chapiteau accroché à l’architrave et qui ne porte sur rien. Les ouvertures carrées du dernier étage se rétrécissent beaucoup, groupées quatre par quatre, et la pierre s’y combine, s’y croise, composant une véritable grille. Les deux avant-corps fondés sur le rocher et qui sont à l’opposé de la mer ont, comme tout l’édifice, un étage de moins et pas d’arcades ouvertes au ras du sol. Ces avant-corps, dit-on, et cette opinion docilement nous rallie, renfermaient des escaliers qui donnaient facile accès jusqu’aux derniers gradins. Ces gradins sont partis avec les constructions qui les soutenaient. Étaient-ils entièrement de rocher ou de pierres rapportées ? nous hésitons beaucoup à le dire. Cette disparition totale autorise les cloutes. Nous savons que les édifices de Pola servirent longtemps de carrière. Venise, triomphante et prospère, voulait des églises, voulait des maisons, des quais, des palais, et Venise envoyait ses vaisseaux ramasser partout les marbres et les pierres. Pola fut mise impitoyablement à contribution ; la proximité de sa suzeraine devait lui être fatale. Mais enfin, si considérable que nous supposions le butin conquis, les façades était si bien conservées, cet anéantissement de l’intérieur étonne. Les blocs qui composent les gradins attirent tout d’abord, mais les massifs, qui leur servent de base, construits à petit appareil, sont une proie misérable et que les plus enragés pillards épargnent presque toujours. A Pola, les constructions subsistant à l’intérieur, émergent à peine du sol et ne sont que débris confus. Aussi sommes-nous tenté de conclure que les gradins et les constructions qui les soutenaient, étaient de bois, au moins pour la plus grande partie. Amphithéâtre de Pola (© www.istra.com) L’amphithéâtre n’est donc qu’une enveloppe, mais tout inondé de lumière, et laissant l’azur rayonner librement, dans ses arcades béantes, il s’étale, il grandit, nul que nous ayons salué, ne compose un ensemble d’une plus saisissante majesté. Quelques vergers se blottissent à l’entour. Lorsque le hasard d’un heureux voyage nous permit de pénétrer dans cette enceinte toute vide et silencieuse, le printemps faisait germer les premières herbes, épanouir les premières fleurs. Ce n’était rien encore qu’une parure bien discrète, quelques petites taches roses sur les chaudes rougeurs de la pierre, quelques perles blanches, quelques petits grains d’or tombés sur les ruines, non pas dé la joie, mais, seulement un sourire, l’espérance et la promesse du renouveau. Autrefois la mer s’avançait jusqu’au pied de l’amphithéâtre ; ce miroir était digne de refléter le colosse. Les remblais, un quai importun ont reculé le rivage. C’est fâcheux, et cependant le joli golfe de Pola complète bien le tableau. Entre les îles prochaines et les récifs de ses bords, il est si bien resserré, encaissé ; qu’il semble un lac radieux et clément. Là-bas la ruer fait rage, les sanglots du vent nous apportent un écho de ces plaintes lointaines. Le golfe reste calme ; les mignonnes barques glissent au rythme cadencé des avirons. Près du bord s’amarrent les lourds bateaux de pèche ; leur proue relevée se termine par une tête. Deux grands yeux troués, où passent les chaînes, sont peints à l’avant ; cette décoration toute barbare donne à cette flottille un aspect tout archaïque. On ne s’étonnerait qu’à demi si l’on voyait Ulysse et ses compagnons la traîner sur le rivage. Enfin de blanches mouettes, peut-être les alcyons de la légende, passent et souvent s’abattent sur la mer qui les balance doucement, comme une mère balance un enfant dans son berceau. Thysdrus comptait au nombre des plus grandes et des plus glorieuses cités de la province d’Afrique. El-Djem, qui la remplace, n’est qu’une misérable bourgade, éloignée de Tunis de plus de deux cents kilomètres. Ce voyage n’était pas sans danger avant l’occupation française, et le consul général de France à Tunis nous l’avait déconseillé avec une instance du reste parfaitement inutile. Un voyageur ne doit marchander ni ses fatigues ni même ses périls. Si Thysdrus ne vaut pas que l’on se fasse égorger, continu il advint à une pauvre femme indigène la veille de notre arrivée, Thysdrus mérite bien quelques inquiétudes, quelques petits frissons de crainte ; et qui sait ? voyageant aujourd’hui sous la vigilance d’une police mieux faite, peut-être Thysdrus et son amphithéâtre n’éveilleraient plus en nous qu’un enthousiasme attiédi. Nous sommes en calèche et traînés triomphalement à quatre chevaux. Ce n’est pas trop, car il n’est rien, en Tunisie, qui ressemble mène de loin à une route ; têtes et gens doivent se la frayer eux-mêmes. Nous avons passé la nuit à Sousa. Dès le matin nous quittons la ville et bientôt nous dépassons Zaouiet-Sousa, puis Meuzal, pauvre hameau, tristement assoupi. Jusqu’à El-Djem où nous arriverons avant le soir, si Allah et les brigands le permettent, nous ne devons plus rencontrer une masure. Une plaine, un ciel embrasé nous enfermeront entre leurs deux immensités. Et cependant cette implacable uniformité étonne plutôt qu’elle ne fatigue. Amphithéâtre d’El-Djem
(Tunisie) La mer, qui réjouissait hier encore l’horizon de sa splendeur et de son sourire, a disparu ; les montagnes ont fui ; plus de frontière, et la faiblesse de nos yeux limite seule ces solitudes formidables. Pas un arbre, pas un buisson, pas une branche où quelque oiseau vienne se reposer, rien qui jette un peu de joie dans cette morne tristesse. Les fleurs plus rares pâlissent, éteignent leurs couleurs. Si quelques plantes encore consentent à végéter, elles rampent contre terre ou s’élèvent à peine en touffes arides ; les feuilles épaisses s’enveloppent d’un duvet bleuâtre. Souvent ces plantes portent plus d’épines que de feuilles. Parfois cependant frémit et ondule, librement caressée du vent, la chevelure verte de l’alfa. La piste que nous suivons, serpente incertaine, peut être mensongère et, perfide. Tout à coup nos chevaux s’arrêtent. Une bête morte est là devant eux, à demi pourrie et gisante. C’est un chameau. Un chien le ronge ; un instant il interrompt son hideux repas, et quand nous repartons, sans un cri, sans un aboi, sinistre et menaçant, il nous suit de ses yeux jaunes. Voici qu’au loin nous découvrons un troupeau de moutons ; deux hommes tout à coup apparaissent et nous ne saurions dire d’où ils sont venus, dans quelle mystérieuse cachette ils se tenaient blottis. Il ne semble pas que ces vastes plaines soient propices à l’embuscade. Ils bondissent cependant, ils courent et saisissent un mouton. Le pauvre animal hélant est déjà loin de ses frères. Mais le berger, qui lui aussi restait invisible, a tout vu, il se lève, il se met à la poursuite des voleurs. C’est une course folle, acharnée, haletante. Enfin, serrés de près, les maraudeurs abandonnent leur butin. Ils disparaissent comme ils étaient venus, ils se dissipent, ils s’évaporent, et nous pourrions nous croire le jouet d’un rêve, si nous ne voyions la bête délivrée rejoindre son troupeau et le pâturage accoutumé. Il est donc vrai, le pays n’est pas très sûr ; par bonheur
nous traînons avec nous tout un attirail de guerre redoutable et toujours
prudemment mis en évidence, les rôdeurs hésiteront peut-être à se dédommager
sur nous de la perte d’un mouton. Toujours la plaine ; les roues de notre
calèche y creusent librement leurs ornières. Nous faisons toutefois un
brusque détour. Le sol, affaissé tout à coup, creuse des trous perfides jusqu’à
5 ou Une masse confuse surgit à l’horizon. C’est une montagne, disons-nous ; c’est El-Djem ou plutôt c’est son amphithéâtre, nous dit le juif Abraham qui nous sert de drogman ; c’est El-Djem, répète Sidi-Ali, le janissaire que le vice-consul de France à Sousa nous a obligeamment. donné pour compagnon et sauvegarde. Comment reconnaître cependant un monument dans cette croupe qui domine la campagne ? Si c’est une montagne, elle ne se rattache à rien ; elle est à elle-même, à elle seule son commencement et sa fin. Quel bizarre caprice de la nature ! Mais si c’est là un édifice, quelles sont donc ses proportions formidables ? Les heures passent. Impatients du but qui nous est maintenant visible, nos chevaux précipitent leur course. Le sol que nous foulons, s’enfuit en toute hâte. Et cependant ce sont toujours les mêmes solitudes, la même immensité, toujours à l’horizon cette masse mystérieuse. Nous avons parcouru, dévoré quatre lieues pour le moins depuis qu’elle nous est apparue ; elle reste immobile, morne, et l’espace qui nous en sépare, s’allonge, grandit en même temps que nous courons. Notre poursuite semble vaine. Les déserts s’obstinent à nous dérober le mot de cette énigme. Serait-ce quelque jeu d’un mirage décevant ? Enfin la masse, si longtemps confuse, se débrouille lentement, la montagne supposée révèle un monument ; ou plutôt on dirait que la montagne elle-même se découpe, se taille, prend forme à la voix de quelque génie. Les contours s’accusent, se précisent. Le rêve devient réalité. Voilà que les arcades, ouvertes maintenant, superposent leurs rangées solennelles. On nous a dit vrai : c’est un amphithéâtre. La voiture fait halte près d’un puits. Quelques Arabes détellent nos chevaux et les mènent boire. Pauvres chevaux, ils en ont besoin. Ils sont tout blancs d’écume, ils reniflent haletants. Toute une longue journée ils n’ont aspiré que du feu et de la poussière. Cela ne peul, suffire qu’aux coursiers du soleil. L’eau est douce et bonne, bienfait inattendu et d’autant plus apprécié. Combien de puits, dans toute cette région peu hospitalière, ne laissent sourdre qu’une eau saumâtre et infecte ! Une longue perche, posée sur la margelle, permet assez commodément la manœuvre du seau ; quand elle est immobile et droite, on croirait voir de loin la vergue d’une pauvre barque naufragée et déjà ensevelie dans le sable. On cultive quelques champs ; les oliviers reparaissent ; les figuiers de Barbarie s’entassent, s’entrecroisent dans les haies ; c’est une mêlée d’épines, un combat furieux. El-Djem, petit bourg peuplé de musulmans, n’a obtenu de nous que des regards distraits, peut-il mériter l’aumône d’un souvenir ? C’est à l’antique cité qu’il remplace, à Thysdrus seul que nous devons penser. Thysdrus, que certaines inscriptions désignent sous le nom de Thysdritana colonia, vit naître l’éphémère puissance de Gordien l’ancien. C’est là qu’il fut proclamé. Thysdrus eut l’honneur facile et bientôt assez commun de faire un empereur. En ce temps les Césars, les Augustes germaient un peu partout ; quelque divinité malfaisante en avait jeté la graine à tous les vents. En lui-même l’avènement de Gordien est un fait peu mémorable. Il atteste cependant l’importance de Thysdrus au troisième siècle ; mais l’amphithéâtre nous le dit mieux encore. Construit sur le modèle du Colisée, il en égale presque l’étendue, du moins le souvenir de l’un s’égale presque dans notre pensée au souvenir de l’autre. Une estimation vraisemblable l’ait monter à plus de quatre-vingt mille le nombre total des spectateurs qui trouvaient place dans son enceinte. Il y a trois rangs d’arcades comme au Colisée. Les colonnes à demi engagées qui les séparent, supportent architraves et entablements. Mais l’ordre adopté est partout le même ; les chapiteaux répètent sans fin l’acanthe corinthienne. Comme au Colisée, une attique surmontait les trois étages d’arcades et complétait le monument. Elle a disparu ; quelques pans de murs, debout à l’intérieur, s’y rattachaient selon toute vraisemblance. Les clefs de voûte sont frustes, à peine équarries ; deux seulement, aux premières arcades, détachent en relief une tête de femme et une tête de lion. La décoration de l’amphithéâtre n’a jamais été complètement terminée. Jusqu’aux dernières années du dix-septième siècle, le monument avait échappé aux outrages des hommes ; et le temps, sous un ciel aussi clément, n’aurait pas de sitôt ébranlé ses fortes murailles. Par malheur, en 1695 elles servirent d’asile à un parti d’Arabes révoltés ; et pour forcer les rebelles, Mohamed-bey éventra la citadelle. Hélas ! la brèche était faite ; les Arabes n’ont cessé de l’élargir. Une à une ils arrachent les pierres ; dans les blocs ils se taillent des moellons. L’occupation française a-t-elle arrêté cette folle dévastation ? nous voulons le croire ou l’espérer. Mais, lors de notre visite, on voyait, à la teinte plus blanche de quelques pierres où les barbares étaient venus la veille couper, rogner, ronger ; et c’était grande pitié de surprendre ces blessures que pas un brin d’herbe n’avait encore la clémence de panser. Ainsi le colosse s’émiette ou du moins s’émiettait, transformé en masures. El-Djem tout entier est sorti de cette carrière ; par bonheur ce n’est pas grand’chose qu’El-Djem tout entier. Nous voici dans l’arène. Elle est ensevelie sous un prodigieux entassement de décombres. Les gradins, c’est la coutume, ont disparu ; les voûtes vomissent des torrents de débris ; tout cela tombe en cascades, en cataractes, de galeries en galeries, de murailles en murailles, et va se perdre dans le gouffre béant. La brèche s’ouvre à notre droite, nous montrant la joie des campagnes lointaines, mais aussi, tranchés net, les voûtes et les massifs de maçonnerie où s’appuyaient les gradins. Ce qui est détaché roule en éboulis et se précipite sous le pied. Mais ce qui est resté en place, arcades, pilastres, murs puissants à l’égal des remparts les plus puissants, corridors interrompus, escaliers inattendus et qui veulent des enjambées prodigieuses, monte, grandit, s’élève. Une seconde arène se découpe dans le ciel, plus vaste encore que la première, et toute resplendissante de soleil et d’azur. Dans cet intérieur l’herbe pousse vigoureuse et touffue. Les orties géantes obstruent, cachent à demi les voûtes. L’amphithéâtre devient une vaine pâture. Les chameaux, lents et placides, y remplacent les panthères et les lions. Nous voulons atteindre la cime des ruines ; l’escalade est malaisée. Les escaliers rompus pendent dans le vide, et la crête des murs, tout environnée de précipices, fait songer au sentier étroit et vertigineux qui seul, au dire de Mahomet, conduit au Paradis. Par bonheur un Arabe nous accompagne ; sa robuste épaule, docilement prêtée, remplace les degrés absents. De quelque chose qu’il s’agisse, il faut toujours peiner pour atteindre le faite. Bien heureux lorsque le vainqueur, pour seul prix de tant d’efforts, ne trouve pas l’affolement et le vertige ! Le monument se découvre tout entier. C’est un abîme ; sa profondeur, les débris qui s’y entassent, les trous noirs, prisons innommées, cachots pleins de mystères, le bouleversement effroyable des ruines, tout enfin accuse, non la patiente destruction des siècles, mais la rage d’un cataclysme mal apaisé. On se prend à rêver d’un volcan, d’éruptions furieuses, de laves débordantes ; l’arène semble un cratère éteint de la veille et qui demain peut-être doit se réveiller. Tout cela n’est plus à notre taille ; nous sentons quelque malaise à mesurer ces masses surhumaines, lourdement elles nous écrasent. Notre visite est importune. Tout à l’heure nous marchions environnés de silence. Voilà que des cris éclatent, effarés et bientôt répétés à l’infini. Tout ce que le vieil amphithéâtre recèle encore de bêtes de proie, s’éveille, s’agite, plane, tourbillonne sur nos têtes. Ce sont des malédictions, des clameurs de mort qui nous tombent du ciel, et rien n’est plus épouvantable que l’épouvante de ces oiseaux de la nuit forcés de contempler le jour. Un instant nous détournons nos yeux du, monument ; cherchant le sourire d’une campagne plus clémente. El-Djem est à nos pieds. Il impose son nom, ses hontes, ses misères à Thysdrus qui n’est plus. Pas de toit, pas une cheminée qui, de son joyeux panache de fumée, annonce le foyer et l’hospitalité promise ; des terrasses terminent les masures du village. Quelles pitoyables bâtisses et qui croulent à peine sorties de, terre ! La caducité précède la vieillesse. L’herbe pousse drue sur les terrasses, sur les murailles. Plus loin ce ne sont même plus des masures, mais des taudis, des tanières informes, où grouillent, à demi plongés dans l’ombre, des paquets de guenilles qui sont peut-être des humains. Une mosquée timidement élève son minaret, elle se dissimule toute petite, comme pour se faire oublier ; le muezzin, quand vient l’heure de la prière, ne saurait jeter bien loin le nom sacré d’Allah, les échos lui renverraient peut-être les noms des grands dieux païens. Au détour d’une rue poudreuse débouche un nombreux cortège. Un chant lent et monotone nous arrive adouci par la distance et l’espace ; ce n’est pas titi chant joyeux. Une femme cependant, toute jeune encore, traîne derrière elle cette assemblée de parents et amis. Mais on ne la conduit pas à son fiancé ; elle est morte. Hier à coups de couteau elle a été assassinée, elle et l’enfant qu’elle nourrissait. On nous a montré le grossier couteau à manche de bois qui a fait cette terrible besogne. Le corps, sans cercueil et les pieds nus, est emmailloté dans un linceul. On le porte sur une étroite civière ; il s’en va balançant la tête, quelquefois tressautant comme s’il voulait retourner en arrière et ne pas aller là d’où l’on ne revient plus. Tout disparaît ; le chant des porteurs et des suivants nous parvient longtemps encore, il baisse, il s’éteint, comme bientôt s’éteindra dans l’oubli le souvenir de la mère et de l’enfant. Le pauvre nourrisson perdit tout ce qu’il avait de sang n’avant pas encore bu tout le lait qu’il pouvait espérer. Faut-il le plaindre ? Il n’avait connu de la vie que les caresses et les baisers. Voici un autre cortège, moins nombreux, mais aussi moins triste. Le cheik d’El-Djem a reçu la lettre qui nous recommande à son obligeante hospitalité ; il vient nous souhaiter la bienvenue. Coiffé d’un turban, enveloppé d’un burnous d’une blancheur éclatante, il marche gravement. Sa barbe, que l’âge décolore, descend très bas sur sa poitrine. Il prend, d’instinct et sans apprêt, les airs majestueux d’un patriarche. Quelques Arabes l’accompagnent, mais lui laissent partout l’honneur du premier pas. Il ne serait point seyant de condamner Abraham ou Jacob à l’escalade d’un amphithéâtre païen. Nous lui épargnons cette peine, d’abord par juste déférence, puis pour ne pas compromettre la rectitude et l’harmonie de ce défilé grandiose. Bientôt nous sommes auprès du cheik, et par l’intermédiaire d’un interprète, nous échangeons les compliments les plus flatteurs. Le souper, le gîte nous est promis, hélas ! nous ne disons pas le repos. Tapis et nattes nous réservent de cruelles surprises. Il n’est pas que Lucifer qui puisse dire : Je m’appelle légion ! Nos hommes se sont chargés de morceaux de pierre, dérobés
à l’amphithéâtre. Ce sont là, ils nous l’assurent, de merveilleux talismans.
Quiconque s’en est muni est défendu contre la piqûre des scorpions. Et de
fait, le privilège est singulier, ces hôtes, désagréables plus encore que
dangereux, sont inconnus à El-Djem, tandis qu’ils fourmillent à Sousa et dans
presque tous les villages de Nous laissons derrière nous l’amphithéâtre, et par conscience plutôt que par plaisir, nous poursuivons la visite de quelques ruines incertaines et confuses. Mais nos yeux le plus souvent, notre pensée toujours, redemandent la merveille à regret délaissée. Le nom de marabout s’applique indifféremment, dans le langage vulgaire, à tout personnage qui fait profession de sainteté, puis au tombeau qui lui prête un dernier asile. Nous trouvons deux de ces tombeaux, cubes de maçonnerie toute blanche et que surmonte une coupole aplatie. Les brebis aiment à se grouper sous la protection du pasteur, ainsi les fidèles sont venus se grouper à l’ombre de ces monuments vénérés. Tout à coup se répand une chaleur suffocante. L’air s’embrase, on respire du feu. Est-ce un orage qui menace ? On le croit un moment et déjà les Arabes éclatent en cris joyeux ; car la pluie c’est le blé gonflant ses épis, la moisson abondante, la richesse. Un sublime combat se livre aux immensités du ciel. Déjà l’heure avance, le soleil décline ; à l’orient tout est noir, de profondes ténèbres montent et envahissent l’horizon. Chaque instant élargit cette tache sinistre ; et sur cette noirceur les blancs marabouts brutalement s’enlèvent. Le vent souffle furieux et gémissant ; il soulève, il emporte la poussière en tourbillons énormes. Voudrait-il jeter au désert ce qui reste de Thysdrus ? A l’occident trône l’amphithéâtre. Lui du moins ne veut pas avouer sa défaite. Il brave la tempête. C’est l’écueil impassible où toute rage doit se briser. Vu de ce côté, il est complet : plus de brèche, plus de blessure béante. Ces arcades étagées dans leur magnificence solennelle ne sont-elles pas les premiers degrés d’un escalier qu’un Titan aurait dressé, jaloux d’escalader l’Olympe et de châtier les dieux ? Le soleil même fête le monument. Prêt à disparaître, c’est à lui qu’il envoie ses dernières caresses et ses dernières splendeurs. La nuit s’est épandue de toutes parts ; l’amphithéâtre rayonne encore, à l’égal du grand nom de Rome dans les ombres du passé. L’orage s’est envolé loin d’El-Djem, sans même lui faire l’aumône de quelques larmes. Adieu l’espérance des lourdes gerbes déjà entrevues ! Adieu les beaux rêves d’abondance et de prospérité qu’il apportait avec lui ! Chacun rentre chez soi ; les portes se ferment. Nous regagnons la maison qui nous est attribuée. Dans un coin de la cour un homme est accroupi, que deux gardiens surveillent leur long fusil en main. C’est l’assassin d’hier ; on vient de l’arrêter. Les chiens commencent leurs rondes silencieuses ; tout à l’heure ce seront de bruyantes querelles, car eux aussi les chacals se sont mis en campagne, nous les entendons japper. Quelquefois, plus loin encore, et perdu dans le mystère des vagues résonances de la nuit, nous devinons un miaulement tristement prolongé. C’est l’hyène qui passe, la chercheuse de cadavres. Puisse la tombe rester close et la bête ne pas achever l’œuvre de l’assassin ! |