LES SPECTACLES ANTIQUES

 

ISTHMIA

 

 

L’an deuxième de la 140e olympiade.

Poséidon équestre, qui te plais aux hennissements des coursiers et au retentissement de leurs pieds d’airain, toi qui aimes à voir les navires rapides fendre l’onde de leur proue azurée, ou bien une troupe ardente de jeunes gens lancer il l’envi leurs chars dans la carrière, passion qu’il faut chèrement payer, viens assister à nos chœurs, Dieu au trident d’or, roi des dauphins, fils de Saturne ! Ainsi chante Aristophane, et l’hymne n’est pas moins superbe que chantent les piètres et, les Amphictyons, lorsque à la veille des jeux Isthmiques, ils traînent aux pieds de Poséidon, les taureaux noirs qu’ils lui doivent immoler.

A l’isthme de Corinthe, ce pont infatigable jeté sur l’océan, comme l’appelle Pindare, les jeux reviennent tous les trois ans. Poséidon les préside. lis ne sont pas moins renommés que les jeux Olympiques, que les jeux Pythiques, que- les jeux Néméens ; et le cadre que leur prête l’immortelle nature, associe toutes les grâces et toutes les splendeurs. L’isthme réunit et oppose les joies des campagnes fleuries, la majesté des horizons sublimes, l’horreur grandiose des écueils que la vague aux jours de tempête blanchit de son écume, et la magnificence de la mer, partagée en deux mers qui se renvoient par-dessus la barrière inébranlable, les sourires de leur double immensité lumineuse et rayonnante. L’Acro-Corinthe est là qui veille, dressait son front de rocher à près de dix-huit cents pieds, sentinelle avancée, toujours vigilante, qui précède et protège le Péloponnèse. Les hommes, dans l’éternelle crainte des assauts inattendus, des batailles incertaines, ont ajouté à la cuirasse de rocs une cuirasse de remparts ; et les murs superposant aux blocs énormes que seules ont pu remuer les mains géantes des Cyclopes, les assises plus régulières mais aussi plus débiles qui accusent un labeur humain, montent, serpentent, étreignent la montagne, hérissent la cime de tours et de créneaux. Mais les fleurs ne font que sourire des menaces de la citadelle, elles l’investissent et commencent l’attaque. Les asphodèles suspendent leurs touffes roses aux fentes des rochers ; les orties géantes, les chardons hérissés d’épinés, les euphorbes gonflées d’un lait empoisonné, prennent part à l’assaut, tandis que les campanules plus hardies, déjà victorieuses, balancent aux dentelures des créneaux, les grappes de leurs clochettes d’azur.

Sur ce piédestal caressé du zéphyr ou fouetté de l’aquilon ; la source de Pirène nous dit les amours de Zeus et de la nymphe Égine ; elle nous dit aussi le héros Bellérophon arrêtant le divin Pégase dans sa course et dans son vol, lorsqu’il allait se désaltérer. Tout n’est-il pas sur cette heureuse terre de Grèce, temple, sanctuaire, déesse ou dieu ? La brise est une hymne qui passe, le murmure d’une fontaine, une chanson qui ne doit jamais finir ! Et quelle vue ! Quel spectacle fait de toutes les merveilles attend le voyageur qui déserte un instant les jeux et ne craint pas d’évoquer sur cette montagne le souvenir des dieux et des héros ! C’est Corinthe toute prochaine, Corinthe, vestibule de Poséidon, mère des jeunes héros, Corinthe toujours joyeuse, la cité chère à. Laïs, Corinthe que rêvent les marchands gorgés d’or, les pirates chasseurs d’esclaves, Corinthe avec son port encombré de vaisseaux ; on dirait un nid d’alcyons et chaque navire qui part, ouvrant ses voiles à la brise, semble un oiseau qui s’échappe, longtemps suivi du regard attendri de la mère qui l’a couvé. Les temples massifs, aux colonnes trapues, rappellent une époque plus rude et la piété encore farouche de la première Corinthe : leur masse toujours austère fait contraste avec les élégances raffinées des maisonnettes scintillantes, des nouveaux sanctuaires d’Aphrodite, des portiques toujours enguirlandés de feuillages et de fleurs, des autels toujours fumants où les colombes roucoulent encore au moment d’expirer. Plus loin, c’est le golfe et son double rivage, et ses montagnes qui s’étagent tout alentour ; c’est le vallon verdoyant, et silencieux où sommeille Cléones, c’est la baie riante d’Eleusis ; Salamine qui grandit les récifs de ses bords capricieusement découpés, de toute la grandeur d’une illustre victoire, puis des monts encore, majestueux, sublimes, baignant leurs sommets chauves dans la lumière et dans l’azur, l’Hymette, le Pentélique annonçant de loin la ville qu’ils ont, portée dans leurs flancs, Athènes et les marbres de son Parthénon.

Depuis quelques mois s’est ouverte la seconde année de la cent quarante-sixième Olympiade, l’an cinq cent cinquante-huit de la fondation de Rome. De Rome, disons-nous, et pourquoi donc parlons-nous de Rome ? Nous sommes à la porte de Corinthe ; Éleusis, Épidaure, Mégare sont distantes à peine de quelques heures ; en moins de deux jours nous pourrions gagner Sparte, nous pourrions retrouver Athènes, et cependant nous parlons de Rome ! Une cité perdue là-bas, au delà des mers, aux rives d’un fleuve où le cygne de Léda ne pourrait se mirer, car ses eaux sont fangeuses, rougeâtres comme s’il charriait du sang et de la boue ; les nymphes auraient peur d’y salir leurs pieds d’ivoire. Les temps sont bien changés cependant. Un dieu a fondé Corinthe, un dieu ordonna le premier les jeux que l’on y va célébrer, une déesse a fondé Athènes et lui a donné son nom. Rome ne connaît ni son père ni sa mère, elle connaît sa nourrice et le lait d’une louve est passé dans son sang. La Grèce n’est pas allée à Rome. Les jours sont bien loin où Alexandre prenait la vieille Hellade sur la croupe de Bucéphale et l’emportait victorieusement à travers l’Orient, les jours où ce monde que le divin Bacchus avait déjà soumis à ses lois, s’épouvantait de la vaillance des hoplites et de la phalange, en même temps qu’il s’éprenait des sourires et des grâces des muses athéniennes. La Grèce a désappris la conquête, elle ne saurait plus attaquer, à peine saurait-elle se défendre. Les bêtes de proie, hyènes, chacals et vautours, sentent les premiers symptômes de la décrépitude, les affres précurseurs de l’agonie ; aussitôt elles viennent, elles approchent, elles guettent les spasmes, elles comptent les soupirs, et leur hideux appétit dévore par Muance Li proie qui lui est promise. Ainsi eu est-il de Rome. Elle monte, elle grandit, elle approche, elle rôde. La louve a mis sa lourde patte sur la Grèce, et la Grèce a senti sa griffe.

Aux défilés de Cynocéphales, Flamininus a vaincu Philippe, cinquième du nom, roi de Macédoine. La légion de Rome a brisé la phalange d’Alexandre ; Philippe a dû subir les hontes d’un traité désastreux. Tout l’abandonne. Athènes a renversé ses statues et voué aux malédictions des divinités infernales la place même qu’elles avaient souillée. Quel magnifique réveil de courage et de virilité ! Jamais Démosthène n’en avait faut demandé contre un autre Philippe, lui aussi roi de Macédoine.

Ce n’est plus cependant le temps de s’attrister. On va célébrer et, chacun l’assure, avec iule magnificence inaccoutumée, les jeux Isthmiques. Les jeux isthmiques, comme tous les autres jeux solennels qui sont pour la joyeuse Hellade la plus chère des traditions, imposent la loi d’une trêve qui doit durer un mois entier. Il faut bien que les concurrents puissent en toute sécurité entreprendre le voyage. Il n’est pas pour les Grecs de loi plus sainte que la loi suprême de leur plaisir. Le philosophe le plus morose ne saurait les en blâmer ; car ce plaisir est noble, fécond, glorieux d’une gloire plus pure que ne sont toutes les gloires des princes et, des conquérants. La Grèce tout, entière veut se retrouver, se reconnaître, sans fin diversifiée dans les fils de toutes les cités et des colonies les plus lointaines, une cependant, fière d’elle-même, oubliant de se haïr et de s’entr’égorger pour s’admirer et s’applaudir, vivante enfin, combattant les beaux combats de la force et de l’adresse sous les yeux de tous ses peuples ne formant plus qu’un seul peuple, sous les regards de toutes ses déesses, de tous ses dieux qui lui donnent aussi pour un jour l’exemple de la concorde et semblent ne plus former qu’un sent dieu.

Ainsi durant un mois plus de guerre, plus de bataille, plus de sang ; c’est la paix. Le vainqueur suspend sa poursuite ; le vaincu respire et peut encore espérer. Des hérauts, couronnés de fleurs et de feuillages, messagers toujours désirés et toujours les hier venus, ont couru de ville en ville, de campagne en campagne, annonçant l’heureux retour des jeux publics et la trêve imposée à tous. On raconte qu’une armée Lacédémonienne osa traverser le territoire de l’Élide après la proclamation de cette trêve traditionnelle ; mais Lacédémone, frappée d’une amende de par l’autorité suprême des amphictyons, dut payer deux mines par soldat. Cet exemple à peu près unique d’une désobéissance sacrilège atteste en quel respect religieux la Grèce tient la plus sainte et la plus sage de ses lois.

L’isthme tout entier disparaît sous un immense campement ; c’est une ville improvisée ; et la population accourue de tous les horizons, jetée sur ces bords, semble-t-il, par les flots capricieux de toutes les tempêtes, s’agite, s’empresse ainsi que des abeilles autour d’une ruche en émoi. Peu de femmes cependant ; leur présence est interdite aux solennités des jeux publics. Partout c’est l’harmonieuse langue des Hellènes qui chante ou retentit, mais nuancée de divers dialectes. Ceux-là qui sont venus des îles et des rivages de l’Ionie, traînent les mots, cadencent les phrases ; c’est une musique toujours prête à s’attendrir. Les fils de Sparte, de Mégalopolis, de presque toutes les cités du Péloponnèse, accentuent plus fortement les consonnes ; les mots éclatent impérieux comme des cris de guerre. Les Athéniens et tous ceux qui viennent de leurs colonies, car Athènes toujours féconde ne se lasse point d’essaimer, ont un langage tout à la fois doux et ferme, sonore et caressant,. C’est toujours Athènes qui, inspirée d’un tact parfait et d’un instinct de la mesure qui est un art suprême, fait le mieux toutes choses, alors même qu’il ne s’agit que de parler.

Les guerres interminables, les discordes civiles, la fondation des colonies, l’épopée héroïque d’Alexandre, ses funérailles, qu’il prédisait effroyables et sanglantes, les défaites subies, les victoires mêmes et surtout les conquêtes, ont épuisé la Grèce, et la population décroît. Déjà le voyageur, dans la joie des campagnes fertiles, trouve la tristesse des villages abandonnés ; quelques villes mêmes, à leur enceinte devenue trop vaste, mesurent leur décadence. Il est jusqu’à des temples qui tombent en ruines ; la pauvreté des croyants n’a pu réparer en tous lieux la dévastation des sacrilèges. Mais ce n’est pas aujourd’hui ; ce n’est pas surtout à l’isthme de Corinthe que se révèle cette décadence. Corinthe a vu décupler sa population, tant le concours est grand des athlètes, des concurrents et des curieux empressés à les connaître ; les petites cités toutes voisines de Cenchrée et de Léchée disparaissent en quelque sorte sous cette subite invasion.

On n’est admis aux jeux de l’isthme, ainsi qu’à tous les autres jeux publics, qu’après avoir justifié de, sa qualité de Grec. Alexandre lui-même dut prouver qu’il appartenait il la grande famille des Hellènes avant que les chars qu’il envoyait à Olympie fussent admis à concourir. Donc c’est déjà un honneur et un privilège de descendre dans le stade ou dans l’hippodrome. Cet honneur, les plus fiers, les plus grands, les plus puissants le briguent et l’envient. N’a-t-on pas vu Hiéron, Gélon de Syracuse, le solliciter et richement payer les Pindare qui célébraient leurs victoires ? Denys n’eut pas de cesse qu’il eût fait, de guerre lasse, couronner l’une de ses tragédies. Théron d’Agrigente ne manquait jamais d’envoyer ses chars et ses chevaux aux hippodromes de Delphes ou d’Olympie. Cette fois encore on annonce entre les concurrents, des rois et des tyrans. Quelques-uns sont venus en personne, Amynandre roi des Athananes. Philippe est resté dans sa Macédoine, à Pydna ; il aurait honte d’étaler, devant toute l’Hellade, ses désastres et ses douleurs mal apaisées. Mais Nabis est venu ; Nabis tyran de Sparte. Maître d’Argos, que Philippe lui avait livrée, il ne la pilla qu’à demi, du moins il en jugeait ainsi, et sa femme qui le vint remplacer, eut mission de piller à son tour ; on dit qu’elle mit une adresse féline à dépouiller les Argiennes de leurs derniers bijoux. En même temps que Nabis, est venue sa victime première, l’héritier légitime des rois de Sparte, Agésipolis. Ainsi des ennemis sont là rassemblés et confondus. Ils campent, ils vivent côte à côte ; quelques hellanodices suffisent à maintenir le bon ordre. Si Nabis, ou quelque autre de ces rudes pasteurs de peuples, ne voulait pas oublier ici l’orgueil de sa puissance souveraine et pour quelques jours du moins, accepter la loi de la stricte justice et de la complète égalité, il pourrait bien s’attirer l’humiliation d’une expulsion immédiate. N’a-t-on pas vu un hellanodice, très peu soucieux de la dignité royale, mais jaloux de ses droits et de la bonne renommée de la Grèce entière, frapper de son bâton un roi de Sparte, l’insolent Lychas ?

Ces riches, ces puissants ne se reconnaissent guère dans la foule qu’à l’empressement de quelques flatteurs. La servilité ferait, jusque -dans les enfers, escorte à la puissance. Les fentes plus vastes et plus richement drapées, quelques baraquements hâtifs et qui accusent des ébauches de palais, annoncent les logis des plus grands. On pourrait aussi les distinguer au silence discret qui le plus souvent y règne. Chez les rois on ne rit jamais bien longtemps, et ce n’est que du bout des lèvres. Partout ailleurs la bonne humeur rayonne sur tous les visages ; la gaîté éclate cordiale, fraternelle, sans arrière-pensée. Les vaincus, les vainqueurs, les pillards, les pillés, les maîtres, ceux-là qui sont durement asservis Argos et Sparte, Egine, Athènes, Thèbes, Héraclée, Messine et Mégalopolis, Syracuse nourrice des soldats et des chevaux de guerre. Agrigente, Ségeste et Panorme, l’âpre Délos, Lesbos la voluptueuse, Rhodes aimée de Phœbus qui s’y dresse en un colosse sans rival, Alexandrie et la lointaine Byzance, toutes ces cités rivales, tous ces frères ennemis se coudoient, se saluent, s’encouragent, aux luttes espérées, applaudissent déjà leurs prochaines victoires. Les prix sont tout prêts, on les a cueillis dans la forêt voisine. A Olympie c’est une couronne d’olivier saurage, à Delphes une couronne de laurier, à Némée une couronne d’ache verte, à l’Isthme, une couronne de pin. Une branche, quelques brins d’herbe tressés, c’est tout ; voilà ce que les plus braves, les plus beaux, les plus forts de toute la Grèce ambitionnent, rêvent et ce qu’ils vont se disputer.

Mais aussi quelle gloire s’attache à ces pauvres récompenses ! Quel honneur suprême de les obtenir ! Quelle victoire fut jamais plus ardemment désirée ? Timanthe qui fut bien des fois vainqueur, chaque jour entretenait ses forces en bandant un arc rigide à l’égal de celui d’Ulysse. Au retour d’un voyage, il reprend son arc, mais moins heureux que le roi d’Ithaque, il ne peut plus courber le bois qu’autrefois il ployait sans peine. Olympie, Delphes, Némée lui sont désormais interdits. Timanthe, désespéré, refuse de survivre à sa défaite ; il dresse un bûcher ; c’est son dernier labeur, et se jette dans les flammes que lui-même vient d’allumer.

On peut mourir de joie aussi bien que de douleur. Diagoras de Rhodes voit triompher aux jeux publics ses deux fils bien-aimés. Diagoras est vieux, et ne saurait se promettre le retour d’un semblable bonheur : Meurs ; Diagoras ! lui crie la foule, fatiguée d’acclamer et d’applaudir. Et Diagoras, la joie dans les yeux, le sourire aux lèvres, meurt entre les bras de ses enfants.

Qu’ils sont enivrants et doux, ces applaudissements de la Grèce entière ! Les dieux mêmes les pourraient envier. Vainqueur à Salamine, Thémistocle parait dans le stade ; au milieu de la solennité des jeux Isthmiques ; on le salue, on l’applaudit, on se le montre, on l’acclame, et lui-même disait longtemps plus tard, dans les tristesses de l’exil, qu’il avait ce jour-là vécu le plus beau jour de sa vie.

Aussi quel deuil, quelle douleur quand une cité, coupable d’un crime inexpiable, est exclue des jeux publics ! Lorsque Héraclès eut tué près de Cléones les fils d’Acton qui se rendaient aux jeux Isthmiques, Tyrinthe qu’habitait le dieu, Argos qui en était toute voisine, toutes deux accusées de complicité, se virent refuser l’entrée des jeux. Mais la défense ne fut pas longtemps maintenue. Il serait en vérité bien rigoureux de faire expier aux hommes les crimes des dieux.

Flamininus connaît toutes les traditions de la Grèce. N’est-ce pas pour lui une seconde patrie ? Il ne cesse de l’assurer, il le dit, il le prouve. Aussi ne pouvait-il manquer d’assister à ces fêtes glorieuses. Il est venu. Il tiendrait à grand honneur d’y prendre part. Mais hélas ! il est étranger. Quel dommage ! Peut-être il trouverait des généalogistes complaisants qui prouveraient son origine hellénique et mettraient Solon, Alcibiade ou Lycurgue, voire même Héraclès ou Aphrodite, parmi ses aïeux ; Flamininus ne saurait se prêter à cette supercherie. Flamininus mentir ! Flamininus tromper la Grèce ! On sait bien qu’il en est incapable. On veut lui faire honneur cependant. Que peut-il désirer ? Le bâton d’or d’un hellanodice ? Ce n’est pas assez, pense-t-on. — C’est trop, s’empresse-t-il de dire. — Étranger, il ne peut concourir, mais il n’est pas de loi formelle qui interdise à un étranger de faire fonction de juge ou de président. Pourquoi Flamininus ne serait-il pas agonothète ? — Mais non, sa modestie, sa réserve toute discrète n’y saurait consentir. Pourquoi tant s’occuper de lui ? Que l’on veuille bien seulement tolérer sa présence. La gloire de la Grèce ne lui fait pas ombrage. Il n’est rien qu’un voyageur qui passe. Il désire seulement revoir ses anciens amis et, s’il se peut en mériter de nouveaux. Ce n’est pas un vainqueur comme tous les autres. Nul appareil fastueux autour de lui. Il a laissé son armée là-bas, bien loin, il se fie à l’hospitalité loyale de la Grèce. Il n’a amené avec lui que son jeune frère Lucius, mauvais soldat, dit-on, et qui a fait battre sa flotte auprès de Corinthe, mais un bon vivant et de mœurs joyeuses. Quelques tribuns, quelques légionnaires composent toute l’escorte. Flamininus a ordonné que l’on dressât les tentes à l’écart, tout au bord de la mer. Il est là presque seul, bien simple, accessible à tous, écoutant beaucoup, parlant peu, quoiqu’il parle grec comme Hérodote, mais il a tant à apprendre des Grecs et de la Grèce !

Quelques éléphants entravés sont là près de la tente du maître. La Grèce n’en a pas vu souvent. Comme Flamininus, ils ont dépouillé leurs armes et leur harnachement de guerre ; comme lui, ils sont doux. Flamininus accepte de serrer toutes les mains qui se tendent ; ses éléphants ne cessent de présenter à tout venant une trompe gourmande et quémandeuse. Ce sont de bien vilaines bêtes, ainsi le pensent les Grecs qui ne laissent pas de s’en amuser.

La demeure passagère de Flamininus, n’était la présence de ce monstrueux bétail, pourrait convenir à quelque citoyen d’une médiocre fortune. On dit cependant qu’une de ces tentes, toujours close, renferme des richesses à faire envie à Plutus. Un esclave, — est-ce un indiscret ou un menteur ? — prétend les avoir dénombrées : trois mille sept cent treize livres d’or en lingots, quarante-trois mille deux cent soixante-dix livres d’argent, quatorze mille cinq cent quatorze pièces d’or à l’effigie du roi Philippe, car Philippe est bien sûr de voir son portrait circuler dans les rues de Rome, enfin tout un amas d’armes choisies entre les plus belles ou les plus curieuses, des boucliers, des casques, des sarisses de phalangères. Ce sont les accessoires obligés du triomphe que Rome déjà promet à Flamininus. Telle est cependant la réserve de ce vainqueur qu’il a pris grand soin de soustraire ces trophées à la curiosité de la foule. Il se rencontrerait peut-être quelque vieux brave que ce’ spectacle ferait pleurer. La Macédoine n’est pas loin, c’est presque