Tout ce qui vit aspire au bonheur ; et l’homme en a tant besoin qu’au jour où il renonce à le trouver dans cette vie, il nie la mort et recule, au delà du tombeau, les bornes de son espérance obstinée. Il demande à ses rêves ou à ses croyances la promesse d’aine autre vie. Il faut que ce grand peut-être lui soit de la lumière et de la joie ; il veut le bonheur là-bas, bien loin, bien haut, plutôt que de penser qu’il n’est pas de bonheur. A définit du bonheur qui nous fuit presque toujours ainsi
qu’un mirage décevant, le plaisir nous reste, et le plaisir est parfois si
doux, si profond qu’il fait croire au bonheur. L’homme s’est créé à lui-même
des plaisirs ; et parmi ces plaisirs qui trompent sa misère, le théâtre nous
semble le plus complet, le plus noble, le plus glorieux. Le théâtre en effet
appelle à son aide et rallie dans une œuvre commune les arts les plus divers
: l’architecture élève les monuments qui doivent contenir une foule immense,
la sculpture, la peinture les décorent, les vers sonores s’épandent de
gradins en gradins comme sur le rivage les flots de la mer montante, la
musique enfin soulève, exalte toutes les passions et confond en quelque sorte
toutes ces splendeurs dans une splendide et sereine harmonie. Le théâtre,
c’est la vie elle-même, la vie révélant ses mystères, racontant le passé,
consolant le présent, pressentant l’avenir, la vie emportée aux ailes de la
poésie la plus sublime et glorifiant l’homme dans une plus haute humanité.
Tel du moins fut le théâtre au bord de l’Ilissus, tel fut ce plaisir fait de
tant de plaisirs et que nous devons à L’Égypte, si vieille que la pensée s’en épouvante, l’Égypte
religieuse et fastueuse qui déroulait, sous les formidables colonnades de ses
temples, le merveilleux cortège de ses prêtres et de ses dieux, l’Égypte des
Pharaons qui connut le poème épique, le roman, pour ne parler que des œuvres
de l’imagination, n’a pas connu le théâtre. Elle ne s’amusa jamais que de ses
prières ou de ses hymnes triomphales. Nous avons nommé Bacchus. Bacchus, le Dionysos des Grecs, le dieu du vin, le dieu de la joie, le dieu vainqueur de l’Inde, fut toujours pour les anciens le premier inspirateur des fêtes théâtrales : il était supposé les présider, et toute représentation scénique fut longtemps une sorte de cérémonie grandiose en l’honneur du dieu. Donc aller au théâtre pouvait sembler un acte pieux, tout en restant une distraction ou un enseignement. Les vendanges sont encore dans quelques pays l’occasion de fêtes, de chants et de danses. Vendanger c’est conquérir. Sans doute les lourdes gerbes tombant sous la faucille réjouissent les yeux ; la grange pleine assure le lendemain ; mais le blé n’est que la promesse du pain, le pain c’est le nécessaire, c’est l’utile ; n’est-ce pas pour l’inutile seul que la vie vaut la peine d’être vécue ? Aussi la joie du vendangeur mène plus grand tapage. Fouler le raisin dans la cuve ruisselante c’est déjà danser ; la chanson éclate sur les lèvres, l’ivresse est partout jusque dans l’air que l’on respire ; les mains se joignent, les bras s’enlacent, les rondes tourbillonnent furieuses ; Bacchus triomphe et tout répète, tout crie : Évohé ! Evohé ! Certes les vendanges étaient joyeuses dans Le théâtre est donc né aux champs ; mais il ne devait pas tarder à émigrer dans les villes, et là seulement il devait trouver sa consécration suprême, se développer, s’épurer. La fleur, poussée entre deux ceps de vigne, était belle, mais d’un parfum un peu âcre ; transplantée à la ville, elle va s’épanouir plus merveilleuse que jamais, et son parfum sera plus doux sans cesser d’être enivrant. Ce sont encore là des débuts bien modestes. Le premier théâtre s’installe sur l’agora, le marché populaire d’Athènes, et tout d’abord c’est un vieux peuplier noir qui l’abrite et seul compose le décor. Nous ne sommes pas encore au temps où un artiste de Samos, Agatharchos, peindra de magnifiques décorations mobiles et changeantes, ajoutant à l’intérêt poignant du drame les amusantes surprises d’une machinerie savante, et faisant sortir les fantômes des Aimes du Ténare ou descendre les dieux de l’empirée. Cependant le théâtre ne fut pas accueilli dans la ville de l’austère Athènè sans résistance ; le sage Solon lui fit longtemps grise mine. Il n’importe ! L’élan est donné. Le seigneur Tout le monde se déclare bruyamment pour le nouveau venu, et Pisistrate le favorise. Jamais tyran ne dédaigna un moyen quelconque d’amuser la foule ; c’est le moins que l’on gagne en plaisir ce que l’on perd en liberté. Un théâtre est construit, plusieurs peut-être, mais sans grand luxe, tout eu bois. Les Pisistratides pressentent et préparent les grandes destinées d’Athènes, mais leurs ressources restent bornées. Cependant Athènes applaudit déjà de véritables drames. Pratinas, Chœrilos nous ont transmis au moins leurs noms, et de leur successeur Phrynichos, le prédécesseur immédiat du grand Eschyle, nous savons plus encore, le titre de deux de ses pièces : les Phéniciennes, le Siège de Milet. Nous voyous déjà, et le rait a de l’importance, les épisodes de l’histoire nationale et d’une histoire toute récente, fournir le thème des pièces, la donnée première du drame. C’est, la chronique d’hier que le peuple applaudira demain. Eschyle combattait à Marathon ; il voulut que son épitaphe rappelât qu’il avait vaillamment porté le casque et les cnémides. Quelques siècles plus tard un autre poète, charmant du reste et justement fameux, lui aussi, se faisait soldat, mais pour fuir ü toutes jambes et jeter sou bouclier : lui-même le raconte et en rit. Horace n’avait point l’âme d’Eschyle. Il faut dire qu’aux champs de Philippes, il ne s’agissait en somme que du choix des tyrans, et la cause était plus haute qui se débattait dans la plaine de Marathon. Un peuple qui a bien mérité de lui-même ne tarde pas à
trouver sa récompense dans le développement de sa civilisation, dans
l’épanouissement de son génie ; les ailles s’exaltent, s’élèvent, les efforts
accomplis les préparent aux grandes pensées, aux grandes œuvres ; on n’a pas
douté de soi, on ne doute plus de rien. Les vaincus ont fécondé de leurs
cadavres la terre qu’ils voulaient asservir, et jamais elle ne se couvrit de
moissons plus belles. Quelle fut la merveilleuse floraison de Mais ce n’est pas le lieu de parler des représentations
scéniques. Ne voyons le théâtre que dans ce qu’il a de plus matériel, ce qui
est de pierre ou de marbre, le monument. Nous ne saurions entreprendre ici la
description, pas même l’énumération de tous les théâtres que construisirent
soit dans Au reste le théâtre ne servait pas qu’à des représentations scéniques. Toutes les cités grecques n’avaient pas un Pnyx, une tribune aux harangues comme celle que devait si fièrement dresser Athènes en face de la mer asservie ; mais toutes les cités grecques, nous le répétons, avaient leur théâtre, énorme quelquefois et pouvant aisément contenir une foule de vingt ou trente mille assistants. Aussi était-ce au théâtre que les assemblées publiques se tenaient très souvent. Les rhéteurs, ceux du moins qui avaient assez de crédit pour attirer un auditoire nombreux, y discouraient sur les sujets les plus divers. Dans les villes où l’assemblée du peuple, de par la constitution ou une tolérance passée en usage, s’arrogeait une autorité souveraine, on vit plus d’une fois les ambassadeurs étrangers reçus en audience au milieu même du théâtre. L’histoire a gardé le souvenir d’une audience ainsi donnée et reçue à Tarente, cité grecque de mœurs et d’origine, et certes les circonstances étaient graves. Sans déclaration de guerre et sur les incitations d’un démagogue, Philocharis, lui-même grisé de sa bruyante faconde, les Tarentins avaient coulé bas quatre galères romaines. Le sénat réclame et pour une fois se montre conciliant, car il envoie une ambassade et non quelques légions. Postumius est introduit dans le théâtre ; on le regarde, on le dévisage, on le plaisante, on l’insulte, on rit. De longtemps le peuple ne s’était aussi bien amusé. Jamais les Tarentins ne se sentirent si contents d’eux-mêmes, jamais leur cité ne fit si glorieux étalage de sa puissance. Songez donc ! Tarente arme, quand elle veut, trente mille hoplites, cinq mille cavaliers, sa flotte est redoutable entre toutes, et Rome ose se plaindre ! Hors d’ici l’importun ! des quolibets ? ce n’est pas assez, on jette de la boue, et cependant Postumius, montrant sa toge indignement souillée, s’écrie : Riez ! Riez maintenant ! c’est votre sang qui lavera ces taches. Il en fut ainsi. Rome tenait la parole que donnaient ses ambassadeurs ; Tarente devait bientôt apprendre comment la louve savait défendre ses petits et comment elle savait mordre. De Tarente en Sicile la traversée n’est pas longue, même pour une galère ; et toujours en quête des souvenirs que les théâtres antiques peuvent nous raconter, nous abordons auprès de Catane. C’est le plus beau mais aussi le plus fou des Athéniens, Alcibiade, qui nous y a conduits. Catane conserve le théâtre qui le vit, selon toute vraisemblance, haranguer, distraire la foule, pendant que les Athéniens s’emparaient des portes mal gardées. Le monument a été cependant bien transformé, et du théâtre primitif, de l’œuvre des Grecs il ne subsiste guère que l’emplacement choisi et les premières assises des fondations. Ainsi qu’il est arrivé souvent, les Romains ont tout refait, tout bouleversé. Les ruines cependant restent curieuses et de l’effet le plus pittoresque. Tout un quartier a germé, poussé, grandi sur le monument disparu. C’est de cours en jardins, de ruelles en ruelles et jusqu’à travers les caves qu’il faut chercher le pauvre théâtre. Lui que le soleil embrasait librement, à peine si, par échappées, il reçoit quelques rayons égarés. Les gradins d’un bel appareil ébauchent un escalier gigantesque aussitôt interrompu. Quelques chapiteaux où s’enroule la volute ionique, de nombreux fragments de marbres variés attestent les magnificences d’autrefois. Les voûtes ombreuses portent, sur leur robuste ossature de petits jardinets tout fleuris, les œillets s’accrochent aux fentes des grosses pierres noircies. Toutes ces choses incomplètes, croulantes, abandonnées, s’harmonisent dans leurs contrastes, et s’enveloppent de ce charme suprême que donnent à toutes choses le mystère et l’inconnu. Dans tous pays, sur tout rivage si lointain qu’il soit où
l’exquis génie de Les théâtres antiques sont nombreux en France. On sait que
les diverses peuplades qui se partageaient A Orange c’est mieux encore ; et nous ne connaissons aucun théâtre antique où l’ensemble des constructions qui composaient la scène subsiste aussi complet. Le théâtre antique, tel que l’ont conçu les Grecs, tels que l’acceptèrent et le répétèrent docilement les Romains (nous négligeons quelques rares variantes, quelques prétendus perfectionnements introduits au cours des siècles), présente deux grandes divisions bien distinctes ; la partie réservée aux acteurs, la partie réservée au public. Celle-ci formant demi-cercle ; est dite kilon, le creux, chez les Grecs, cavea ou visorium chez les Romains ; on distinguait l’ima, media et summa cavea, c’est-à-dire la partie inférieure, celle réservée aux magistrats, aux personnages de distinction, la partie moyenne et la partie la plus élevée, abandonnée à la plèbe et aux esclaves. De petits murs marquaient la séparation : c’étaient les bastei ou præcinctiones. Des escaliers (scalæ), au nombre le plus souvent de six ou de sept, descendaient des gradins extrêmes et convergeaient vers le centre du théâtre. Ils arrivaient jusqu’à ce demi-cercle presque toujours dallé de marbre ou pavé de mosaïque, l’orchestre, où le chœur grec venait chanter et évoluer, où les Romains devaient plus tard installer des sièges, car le chœur qui a une importance si considérable dans le drame d’Eschyle et de Sophocle, déjà réduit à un rôle plus modeste dans les pièces d’Euripide et de ses successeurs, disparaît ou à peu près dans le théâtre que composent les auteurs romains ou qu’ils accommodent au goût d’un nouveau public. C’est au milieu de l’orchestre que se dressait, du moins dans les théâtres grecs, l’autel enguirlandé de pampres, décoré de masques, qui attestait la présence supposée du dieu Bacchus ; on l’appelait Thymète : quelquefois il servit de tribune aux orateurs. La seconde grande division d’un théâtre antique, celle qui est exclusivement réservée aux acteurs, à tout ce qu’exige de personnel et de matériel une représentation théâtrale, c’est la scène qui se subdivise en proscenium ou avant-scène avec le pultitum, la partie la plus avancée du proscenium, celle qui restait toujours à découvert, même lorsque le rideau s’était levé, dérobant la scène aux spectateurs, puis en hyposcenium, ce que nous autres modernes nous appellerions les dessous, puis en scène proprement dite avec ses trois entrées traditionnelles, la grande porte centrale, la plus haute, dite regia, parce que les dieux, les rois, les héros étaient supposés avoir là leur demeure, et les deux portes plus petites, les hospitales, parce qu’elles servaient aux hôtes et aux étrangers. Enfin venait le postscenium, qui remisait les décors, les accessoires, et renfermait les pièces, les dépendances où les acteurs s’habillaient. Souvent cette partie du monument se rattachait à des portiques, à des jardins, voire même à une place publique. Le rideau, dit aulæum ou siparium, est une invention relativement moderne et qui dut coïncider avec un nouveau développement donné à l’art de la décoration scénique ; ce voile discret permettait aux machinistes de modifier ce qu’on appelle, en terme de coulisse, la plantation. Les théâtres romains eurent toujours un aulæum, mais non pas toujours les théâtres grecs. Le rideau, au lieu de se lever comme chez nous, s’abaissait et s’enroulait dans l’hyposcenium. Donc cette expression que nous lisons dans Horace : aulæ premuntur, la toile est baissée, signifie : la pièce commence ; cette expression contraire que nous transmet Ovide : aulæa tolluntur, la toile est levée, signifie : la pièce est terminée. C’est exactement l’opposé de ce que signifient les expressions françaises correspondantes. Vous apprenons dans un passage des métamorphoses d’Ovide que l’aulæum ou pour mieux dire les aulæ — on se servait plus généralement du pluriel — étaient peints et représentaient des scènes héroïques ou historiques. Quelles étaient les décorations mobiles et changeantes qui venaient compléter ou peut-être même quelquefois cacher la décoration permanente et solide d’une scène antique ? cette question reste très obscure, et l’on ne saurait y faire une réponse d’une parfaite précision. Au reste, la réponse serait toute différente, si l’on se reporte à l’âge héroïque du théâtre grec, ou si l’on descend à l’époque des Césars, lorsque le drame fait place trop souvent à la pantomime ou à la danse. M. Camille Saint-Saëns, dans un mémoire curieux, avance une hypothèse hardie, toute personnelle, mais qui nous semble parfaitement admissible. Ces architectures délicates, légères, intraduisibles en matériaux solides, qui promènent aux murailles des maisons gréco-romaines, les aimables fantaisies d’une imagination charmante, ces colonnades sveltes jusqu’à l’invraisemblance, ces frontons, ces acrotères sans autre appui que des lignes flottantes, ces audacieuses perspectives de sanctuaires aériens et perdus dans l’espace ne seraient-ils pas un souvenir direct et même assez fidèle des décorations théâtrales ? M. Saint-Saëns le pense et nous sommes tentés de le penser après lui. L’impossible devient aisément réalisable sur la scène alors que l’architecte décorateur ne prétend plus réaliser ses rêves que sur la toile et l’ossature d’une charpente légère. Tout ce qui est rêve fait songer au théâtre et aux illusions complaisantes de la scène. Ainsi en nous promenant aux maisons de Pompéi, en nous égayant et reposant l’esprit aux joies des fresques partout souriantes, nous aurions une vision dernière des prestiges scéniques et du monde presque féerique où Melpomène et Thalie, au moins à l’époque romaine, évoquaient leurs fantômes toujours aimés.
Ces détails et ces observations s’imposent au moment de parler du théâtre d’Orange, et nulle part ils ne pouvaient être mieux placés. En effet, le théâtre d’Orange reste un des très rares théâtres qui aient conservé à peu près reconnaissables la scène et ses dépendances. Presque partout ailleurs, la scène n’est plus qu’un alignement de blocs à peine visibles au ras de terre, quand ce n’est pas moins encore. Nous savons cependant que les architectes anciens réservaient toutes les ressources de leur art à la décoration de la scène ou de ses abords. Là, se dressaient en colonnes les marbres les plus précieux ; là, se groupaient les statues les plus nombreuses ; c’est la scène du théâtre d’Arles qui a donné à Louis XIV, pour passer ensuite de Versailles au musée du Louvre, la célèbre Vénus d’Arles ; c’est de la scène du théâtre enfoui aux ténèbres où se cache Herculanum, que viennent les statues chastement drapées qui éternisent, au musée de Naples, le souvenir d’une riche et généreuse famille, les Balbus. Mais ces richesses, cet entassement de matériaux magnifiques, devaient tout d’abord, tenter les pillards et les dévastateurs. C’est là que l’on devait commencer l’exploitation au jour où les théâtres, comme tant d’autres monuments antiques, devinrent des carrières, et le hasard est grand qui a permis au théâtre d’Orange de sauver, au moins dans son ensemble et ses éléments essentiels, tout ce qui constituait la scène. Une puissante muraille haute de trente-six mètres et qui, majestueusement, domine la ville tout entière, se dresse face aux spectateurs ; ceci n’est pas une expression vaine et qui ne correspond plus à aucune réalité. Les spectateurs ne sont pas toujours absents au théâtre d’Orange : il y a peu d’années encore on y a joué l’opéra de Joseph. Ce grand mur de la scène percé des trois portes obligées, étageait trois rangs de colonnes, encadrant des niches et des statues. Les statues ont disparu, les colonnes ont été brisées ; il reste cependant assez de cette décoration architecturale pour qu’elle puisse être aisément reconstituée, au moins par le crayon ou la pensée. Les théâtres, ensevelis sous les cendres du Vésuve, auraient dit nous donner un ensemble encore plus complet. Mais de ces théâtres, le plus considérable, celui d’Herculanum, ne peut être visité que très difficilement et la torche à la main. Il est malaisé de comprendre, plus encore, d’admirer, un monument ainsi condamné à d’éternelles ténèbres. Une inscription nous a conservé lé nom de l’architecte : ce fut un certain Numisius, fils de Publius, et du généreux citoyen qui fit les frais de la construction, Lucius Annius Mammius Rufus. Pompéi a deux théâtres voisins l’un de l’autre et de grandeur inégale. L’un, dit le théâtre tragique, le plus vaste, est cependant de proportions médiocres. Au reste, il ne faut pas l’oublier, Pompéi n’était qu’une ville de vingt à trente mille habitants au plus ; une sorte de sous-préfecture de seconde classe. Nous y vivons la vie intime des anciens, et aucun document, aucune histoire ne nous fait mieux pénétrer dans leur intimité. C’est une impression saisissante ; si brouillé que l’on soit avec Lhomond, en voyant ces maisons portes béantes, ces boutiques où ne manque rien que les marchands, en suivant ces rués étroites où les ornières profondes nous disent les chars qui viennent de passer, on en vient à décliner machinalement, rosa la rose, et n’était la crainte justifiée de quelque affreux solécisme, on se mettrait à parler latin. Mais Pompéi n’avait pas de monuments qui puissent rivaliser, nous ne dirons pas avec ceux de Rome, mais seulement avec ceux de Nîmes ou d’Arles. Le second théâtre, le petit, qu’on appelle quelquefois l’Odéon, était couvert, et c’est là une particularité remarquable. Le dallage de l’orchestre, dans son bariolage de marbres variés, nous dit le nom des fondateurs : Quinctius Valgus et Marcus Porcius, duumvirs. Cette étroite enceinte, contenant quinze cents spectateurs à peine, pouvait aisément se clore d’une toiture, mais les salles énormes des autres théâtres que nous avons vus, que nous verrons encore, devaient rester à découvert. Ni les Grecs, ni les Romains n’avaient appris à construire ces fermes de fonte qui permettent aujourd’hui de couvrir, avec un minimum de supports largement espaces, des halles, des marchés, des expositions plus ou moins universelles. Enfin, n’oublions pas que si la civilisation gréco-romaine
rayonnait jusqu’aux rivages extrêmes de Une question revient souvent à la pensée lorsque l’on
parle de tous ces théâtres : quels spectacles y attiraient la foule ? Quel
était le programme des représentations ? La réponse n’est pas toujours
facile. Cependant nous savons qu’à Pompéi, au moment de la catastrophe, on
allait donner ou l’on venait de donner En 79 de notre ère, Nous doutons, par malheur, que les spectateurs romains aient toujours eu le goût aussi difficile. Plaute, Térence, cédèrent souvent la place à des farces grossières, à des exhibitions éhontées, pis encore hélas ! à des combats de gladiateurs. Quintilien avait dit : In comœdia maxime claudicamus, ce n’est pas dans la comédie que nous excellons. C’était un peu sévère, mais il est constant que le théâtre latin, pendant un siècle ou deux si florissant et si fécond, tombe sous les Césars dans une irrémédiable décadence. L’amphithéâtre tue le théâtre. Quant à la tragédie, les Romains en composèrent ; les tragédies attribuées, avec plus ou moins de vraisemblance, à Sénèque, ne paraissent pas avoir jamais été représentées ; mais Ovide avait écrit une Médée très vantée, deux vers que nous citent Sénèque et Quintilien, nous la font regretter, car ils sont fort beaux. Nous avons peine cependant à nous imaginer l’aimable chantre des amours accordant la lyre de Sophocle. Quoi qu’il en soit, en acceptant même les éloges que les anciens nous font, de cette Médée et de quelques autres tragédies perdues, il reste certain que Melpomène trouva peu de disciples à Rome. On nomme Térence et Plaute après Aristophane ; nous ne voyons pas quel tragique latin on pourrait dignement nommé après Sophocle et Euripide. Tertullien écrivait au temps des Sévères, il appelle le théâtre de Pompée la citadelle de toutes les turpitudes ; et dans son curieux petit traité de Spectaculis, déchaîne, sans mesure, et probablement sans justice, les foudres de sa rude éloquence africaine. Peu chrétiennement il triomphe des supplices qui attendent, il en est sûr, athlètes et histrions, pantomimes et chanteurs, cochers et danseurs. Plus furieuse explosion de colère ne saurait être imaginée. On ne va au spectacle, dit-il, que pour voir et pour être vu ! et déjà cela l’indigne. Il te faut, malheureux, les bornes (celles du cirque évidemment), la scène, le sable et la poussière de l’arène. Tu ne saurais vivre sans plaisirs. Mais tes poètes impies, ce n’est pas devant Minos et Rhadamante qu’ils comparaîtront, mais, tout tremblants de terreur, devant le tribunal de Christ inattendu (sed ad inopinati Christi tribunal palpitantes). C’est alors qu’il faudra entendre les acteurs tragiques ; ils pourront se lamenter sur leurs propres infortunes. C’est dans le feu que les histrions trouveront, leur dénouement. Rouge des flammes éternelles, le cocher sentira s’embraser les roues de son char ; nous reverrons les athlètes dans les gouffres brûlants, non plus dans les gymnases ! Tertullien n’est pas tendre. Consolons-nous en pensant qu’il mourut hérétique. Toutefois en faisant la part de l’hyperbole dans ces diatribes
féroces, il faut bien reconnaître qu’à l’époque des Sévères, le théâtre
antique avait déserté son premier et sublime idéal. Les Muses traînent aux
ruisseaux de Rome, et Le répertoire dramatique de Quelques années plus tard, Marius, un Romain bien romain, ne daigna pas honorer de sa présence plus de quelques instants, les spectacles à la mode grecque qu’il avait commandés à l’occasion de son deuxième triomphe. Ce serait faire tort aux Romains de les confondre tous avec Marius ou Anicius. Nous savons que les comiques et les tragiques grecs trouvèrent à Rome des admirateurs enthousiastes et sincères, puis des imitateurs habiles ; Térence, l’ami, le commensal des Scipions, s’inspire de Ménandre, Ennius d’Euripide. Entre les trois grands tragiques que l’humanité doit à On imposa même aux tragédies grecques les plus outrageantes transformations. On en vint à miner Hippolyte et Médée. Le philosophe Lucien, qui cependant était homme d’esprit, trouve merveilleuse cette innovation et n’a que railleries pour les cothurnes et les masques de la vieille Melpomène. Les Romains adossèrent souvent leur théâtre à quelque hauteur naturelle, cette disposition leur épargnait beaucoup de difficultés et de dépenses ; mais, bâtisseurs de voûtes, il leur était loisible de construire un théâtre sur un emplacement tout uni. C’est ce qu’ils firent lorsque le fastueux Pompée ordonna la construction du premier théâtre permanent que Rome ait connu, c’est ce que firent César et Octave lorsqu’ils construisirent le théâtre qui porte le nom du neveu chéri d’Octave, le si regretté Marcellus. Aux abords de la petite place Montanara on voit les maisons prendre un alignement inattendu et décrire une courbe régulière. Les bâtisses débiles et misérables laissent passer quelques gros blocs, plus loin des assises régulières, puis des voûtes brisées, des arceaux tout entiers. C’est le théâtre de Marcellus. Il est enterré de plusieurs mètres, ainsi que tous les monuments de la vieille Rome. Les colonnes d’ordre dorique où lés premières arcades s’encadrent, n’en paraissent que plus robustes et plus trapues ; ces arcades elles-mêmes sont devenues des boutiques ou pour mieux dire des tanières obscures, des antres noirs. Les forgerons, cyclopes enfumés, y mènent grand tapage, battant le fer, éclaboussant les vieilles pierres du théâtre et traversant d’éclairs les ténèbres qui les entourent. Une populace loqueteuse hante ces ruines, des enfants criards, des chiens hargneux. Le théâtre superposait trois rangs d’arcades, deux subsistent ou du moins restent reconnaissables. Les colonnes à demi engagées, doriques au rez-de-chaussée, ioniques au premier étage, accusent, comme la corniche, les moulures et les moindres détails, un dessin ferme, d’une science et d’un goût parfaits. C’est là une des meilleures créations de l’art gréco-romain et qui dignement fait honneur au siècle d’Auguste. Ces arcades portaient le vaste plan incliné où s’étageaient les gradins ; voilà ce que les Grecs, à peu près ignorants de la voûte, n’auraient jamais pu construire. La scène et tout l’intérieur du monument disparaissent sous les constructions parasites. Les Savelli, s’y étaient bâti un palais tout entier, plus tard, acquis par la famille Orsini. Vérone avait aussi un théâtre magnifique et de très grandes proportions, adossé à une hauteur que borde l’Adige. Mais ce théâtre, incomplètement déblayé, ne peut nous offrir l’occasion d’aucune observation nouvelle Une petite ville, voisine de Vérone, s’enorgueillit d’un théâtre vieux seulement de trois siècles, mais que nous pouvons cependant classer dans les théâtres antiques ; c’est’ en effet une reconstitution assez curieuse et qui trait honneur au goût comme à la science de Palladio. Le théâtre Olympique, dernier ouvrage de Palladio, fantaisie d’archéologue qui mériterait peut-être un sourire complaisant de Vitruve, n’a point de façade et se dérobe (cela n’est pas dans la tradition antique) au fond de couloirs misérables. Il est très petit, c’est une réduction et qui donne tout d’abord l’impression puérile d’un joujou. Cependant les gradins s’étagent selon la formule, une galerie les surmonte, déployant des arcades à plein cintre, la scène a ses trois portes, et dans leur ouverture on aperçoit, en perspective fuyante, des palais, des colonnades qui ont la prétention mal fondée de simuler une ville antique ; on y sent un ressouvenir trop fidèle de la place Saint-Marc et des Procuraties. C’est là du Palladio à peine déguisé. Cependant les portes, toujours selon la formule, sont encadrées de cotonnes et de niches où s’ennuient de chastes statues. On leur a joué, autrefois, des tragédies d’Alfieri ; on dirait qu’elles en restent inconsolables. Palladio a établi un velarium, il n’y pouvait manquer, mais un toit l’abrite, ce qui est contradictoire. Enfin il faut y mettre quelque complaisance. Ne voyons pas ce toit malencontreux, supposons de pierre ces pauvres gradins de bois, de marbre les statues de plâtre, et récitons, dans le silence de cette triste solitude, quelques vers d’Euripide ou de Plaute ; l’écho nous répondra peut-être, mais, j’imagine, avec un fort accent italien. Athènes a deux théâtres anciens, le très fameux théâtre de Bacchus où nous reviendrons, l’Odéon ou théâtre d’Hérode Atticus, construction toute romaine de l’époque des Antonins. Il fut, dès le règne de Valérien, rattaché aux fortifications dont l’Empire, déjà menacé du flot montant des barbares, avait déshonoré l’Acropole. C’était un poste avancé, un bastion robuste qui flanquait et protégeait les abords de la place. Canonniers vénitiens, janissaires turcs s’y embusquèrent tour à tour, et le triste honneur de ces batailles sans gloire a coûté cher au monument ; cependant l’intérieur, protégé par sa ruine même et l’entassement des débris, a reparu presque tout entier sous les fouilles patientes. On y joue quelquefois les vers d’Antigone, tout dernièrement encore, s’y envolaient retentissants et joyeux comme un essaim d’oiseaux impatients de lumière, de soleil et d’azur. Lorsque nous parlons de théâtre, ne point retourner en Sicile serait un double crime de lèse-beauté et de lèse-majesté. Nos dernières étapes nous mèneront à Syracuse, à Taormine. Nous négligerons Ségeste, dont le théâtre est bien conservé, mais de proportions médiocres.
Syracuse couvrit de ses maisons, de ses palais, de ses
temples, elle couvre encore de ses ruines, de ses poussières, ou du moins de
ses souvenirs, un espace immense. De l’île d’Ortygie qui la vit naître,
auprès des papyrus où s’ombrage la légendaire fontaine d’Aréthuse, jusqu’aux
limites extrêmes de l’Epipoles, jusqu’à l’Euryalus, ce fort si bien conservé
qui le couronne et en défend les abords, on compte près de Le théâtre de Syracuse était, par sa grandeur et sa magnificence, tel que Syracuse avait droit qu’il fût. Que de passants qui menaient terrible tapage sont venus là ! Les tyrans qui firent la puissance, mais aussi (l’un ne va guère sans l’autre) les épreuves et les malheurs de Syracuse, Gélon qui vainquit les Carthaginois à l’heure même où les Grecs triomphaient à Salamine, Hiéron, puis Denys, despote soupçonneux qui suspend dans un festin une épée au-dessus de son ami Damoclès, Denys qui fait jeter en prison les critiques assez osés pour ne pas admirer ses vers, car Denys se pique de beau langage, il fait de mauvaises tragédies. Tous les vices, tous les crimes, un homme affreux ! Puis c’est Denys second qui meurt maître d’école à Corinthe ; le sceptre rapetissé n’est dans sa main qu’une férule. Il ne s’agit, plus de belles-lettres, mais de lettres tout court qu’il faut enseigner aux enfants. Voici venir Timoléon qui fut, dit-on, homme de bien ; une fois n’est pas coutume et cela étonne quelque peu dans un meneur de peuples. Très vieux et devenu aveugle, Timoléon conserva cependant à Syracuse tout son crédit et toute son autorité. Quand il survenait des affaires importantes, nous raconte Plutarque, les Syracusains appelaient Timoléon. On le voyait, sur un char à deux chevaux, traverser la place publique et se rendre au théâtre ; là il entrait assis sur son char. A son arrivée, le peuple le saluait tout d’une voix ; il leur rendait le salut ; et, après avoir accordé quelques moments à ces élans d’acclamations et de louanges, on discutait l’affaire : il donnait son avis, que le peuple confirmait toujours par son suffrage, après quoi les citoyens le reconduisaient avec des acclamations. Avec Agathocle une ère de batailles et de conquêtes recommence, et Syracuse fait parler d’elle bruyamment. Dans ce théâtre dont nous foulons les ruines, on vit Agathocle convoquer, assembler, haranguer le peuple ; il avait fait massacrer la veille les citoyens les plus notables. Après tous ces hommes sanglants et dont l’immortalité a
coûté cher, il est doux d’évoquer d’autres hommes dont la gloire n’est faite
que de lumière, de joie et d’harmonie. Eux aussi, certainement, sont venus
dans ce vieux théâtre. Si Archimède y a pris place, nul doute qu’il n’ait
fort mal écouté la pièce, un théorème de géométrie chantait dans sa pensée,
plus délicieuse chanson que la muse de Sophocle. Moschus, Théocrite, Pindare,
apportaient une oreille plus attentive. Mais aucun des humains, si grand
fût-il, qui ait passé par là, ne méritait acclamations plus retentissantes
que le vieil Eschyle. On ne sait trop pourquoi il avait quitté Hélas ! le théâtre est là qui certainement l’entendit, mais qui ne pourrait plus nous le redire. Ce théâtre n’est que rocher, solide comme la gloire du vieil Eschyle. De rocher sont les quarante rangées de gradins, de rocher la grotte tapissée d’inscriptions qui les surmonte, de rocher les escaliers qui divisaient le flot immense du peuple bientôt épandu de toutes parts, de rocher la scène ou du moins ce qu’il en reste. Tout ce qui était bloc taillé, pierre rapportée a disparu. Il parait que les constructions qui certainement complétaient la scène, avaient survécu sais grand dommage, jusqu’à l’époque de Charles-Quint. Mais ce pseudo-César flamand-hispano-tudesque avait besoin de pierres pour bâtir les bastions qui, honteusement, enserrent dans l’île d’Ortygie, berceau devenu tombeau, l’ombre agonisante de la pauvre Syracuse. Il fit tout jeter bas. Cette dévastation sauvage lui permit, peut-être de garder quelque temps la cité où s’accrochait sa griffe impériale, mais que nous importe ? Le règne de Charles-Quint a vu éventrer la merveilleuse mosquée de Cordoue, devenue cathédrale chrétienne ; le chœur enchâssé de force dans ces colonnades mystérieuses où se perd et frémit encore le nom sacré d’Allah, si splendide qu’il soit, ne saurait nous consoler du sacrilège et de la perte subie ; ce même règne a vu mutiler, ce rêve des Mille et une nuits, fait d’albâtre et de marbre, qu’on appelle l’Alhambra. Après cela, on nous dira que Charles-Quint ramassa un jour le pinceau échappé aux mains du Titien : c’est trop peu pour nous faire oublier Syracuse, Cordoue, Grenade, si odieusement outragées. Plus une enceinte est vaste et plus, lorsqu’elle est vide, elle semble triste, plus son abandon semble cruel, plus le silence même y semble profond. On n’entend rien dans ce théâtre que battait la houle populaire, rien, sinon le cri des cigales et le tic-tac d’un moulin, blotti derrière les ruines. Ces deux vois monotones font songer à deux vieilles qui caquettent, hélas ! sans plus savoir ce qu’elles disent. Certes Taormine, l’antique Tauromenium, n’a jamais joué,
dans l’histoire de Nous quittons le train à Giardini, un nom aimable mais bien obscur. A peine échappés de wagon, nous sommes entourés, assaillis, étourdis de clameurs inhumaines. On nous bouscule, on nous heurte, on jongle avec nos personnes, on se les dispute, on se les arrache, en quelques instants tout notre bagage est dispersé aux quatre vents : les sacs par ici, les couvertures par là, les cartons là-bas, les boites à couleurs on ne sait où. Les naturels à longues oreilles se mettent de la partie ; tout s’en mêle : voilà que les baudets nous heurtent du museau et de force nous les sentons se pousser entre nos jambes. Tout à coup un carton s’ouvre et se vide, désastre épouvantable, les dessins, les croquis, l’espoir des tableaux rêvés voltigent comme des feuilles mortes en proie aux aquilons. C’est trop fort, nous crions vengeance. Le peintre, un brave artiste très pacifique d’ordinaire, éclate le premier. Un peintre à qui l’on a pris ses études, c’est terrible ! Autant faudrait-il prendre un os à la triple gueule de Cerbère. Les bâtons tournoient faisant le moulinet, les cannes se dressent, s’abattent en cadence, les hommes crient, les ânes braient ; mais bientôt la place est nette ; le champ de bataille nous reste, hélas ! jonché de débris lamentables, sacs béants qui perdent leurs entrailles, dessins déchirés, toiles crevées. Mais enfin tout est sauvé ou à peu près, même l’honneur. Cependant un pauvre vieux et sa bête se tiennent à l’écart, leur discrète neutralité obtient sa récompense. L’homme et la bête nous plaisent : ce sont gens de bon air et d’aimable compagnie. Aussi nous leur donnons la préférence c’est à leur échine et à leur dos que nous réservons l’honneur de porter notre fortune qui, du reste, n’est pas celle de César. Nous voici grimpant, poussant la bête, poussant le vieux aux rocailles d’un sentier rapide, tandis que nos fuyards de tout à l’heure nous guettent de loin, chiens hargneux qu’on’ a fouaillés et jettent à notre pauvre vieux des menaces et des injures. Notre préférence lui doit peut-être coûter cher. Chemin faisant, nos souvenirs résument la longue histoire
de Taormine. Sans peine nous y trouvons quelques beaux massacres, quelques
ruissellements de sang comme il convient à une cité de noble lignée et qui se
respecte. Les esclaves, révoltés à la voix de Spartacus, s’étaient retranchés
sur ces hauteurs, et la tâche fut rude pour les en déloger. Plus tard, dans
le duel épique d’Antoine et d’Octave, Tauromenium se prononce en faveur du
premier et le second rudement la châtie. Les invasions conduisent jusqu’en
Sicile les Maures du féroce Ibrahim-ibn-Achmet, qui tue l’évêque Procope et
lui mange le cœur, pendant qu’on étrangle et brûle les malheureux échappés
vivants de la bataille. Puis viennent les Normands et Robert Guiscard. Au
temps de Louis XIV,
les Français se taillent une citadelle dans les ruines et de loin saluent les
vaisseaux de Duquesne vainqueurs de Ruvter et de la flotte hollandaise. Enfin,
c’est encore de l’histoire et de l’histoire d’hier, la plage la plus prochaine
de Taormine a vu Garibaldi, maître de Le théâtre de Taormine pouvait contenir, assure-t-on, vingt-cinq mille spectateurs. C’est une création grecque, l’emplacement qu’il occupe, l’appareil des premières assises l’attestent en toute évidence ; mais les Romains sont venus, reprenant, complétant l’œuvre primitive et surtout la revêtant de nouvelles splendeurs. Les Grecs rêvaient et cherchaient la beauté, les Romains voulaient le faste. Donc le monument est gréco-romain, mais les différences des deux civilisations se dissimulent discrètement et leur contraste ne crie pas aux yeux. La scène creuse des niches veuves de leurs statues ; quatre colonnes, magnifiques monolithes de marbre,.appuient, aux acanthes de leurs chapiteaux, les blocs énormes des architraves et de l’entablement ; les autres, tranchées au tiers de leur hauteur, affectent’ les airs funéraires de ces colonnes rompues qui tristement se dressent dans nos cimetières. Un large passage règne en arrière de la scène ; la barbarie du moyen âge y a maçonné au hasard des bases, des tambours de colonnes, des architraves brisées. On a dû improviser cette bâtisse au milieu des alarmes de la guerre et dans la crainte des assauts du lendemain. Lin couloir souterrain règne sur toute la longueur de l’orchestre. Au faite des gradins courait une galerie semi-circulaire qui d’un côté appuyait ses voûtés sur un massif de maçonnerie, de l’autre sur des colonnes décapitées ou pour la plupart renversées ; quelques fûts, jalons oubliés, marquent leur solennel alignement. L’ossature mérite de l’édifice est presque entièrement de briques ; mais elle portait, elle porte encore un magnifique parement polychrome. Les peintures se sont éteintes, les stucs se sont effrités, mais les marbres, plus solides, ont mieux résisté. Au reste cette brique même souillée, calcinée par vingt siècles de soleil, revêt une patine d’une singulière splendeur. Le gardien qui nous accompagne, et qui nous prodigue des explications dont nous n’avons que faire, nous montre un grand dessin représentant son cher théâtre. Depuis de longues années l’œuvre est commencée, parait-il, et nous le croyons sans peine. En effet ce trop consciencieux interprète du vrai ne veut rien oublier, il a compté les pierres des ruines, il a compté les feuilles des buissons, les épines des broussailles, les brins d’herbe, et chaque année le renouveau faisant germer quelques brins de plus, verdir quelques feuilles naissantes, la tâche recommence, le dessin interminable se complique toujours et sans fin. Ce chef d’œuvre invraisemblable et qui aurait lassé la patience d’un enlumineur chinois, doit craindre la fraîcheur et l’humidité du soir ; aussi, après un juste tribut d’éloges, nous engageons vivement son auteur à lui rendre l’abri d’une porte close. Enfin on nous laisse, séparation sans regret ; on part joyeux, nous restons plus joyeux encore. Oh les heures délicieuses que nous avons passées ! C’était le 2 juin, date mémorable au moins pour nous et qui doit compter inoubliée, toujours bénie tant qu’il nous restera une pensée dans l’esprit, un souvenir dans le cœur. Dirons-nous que le théâtre de Taormine est une merveille ? cela dit trop peu. Les ruines, si belles qu’elles soient, s’enveloppent souvent d’un voile de tristesse, le passé soupire plutôt qu’il ne parle. Était-ce un rêve, l’illusion d’une âme ravie et soulevée d’une admiration si haute qu’elle devient de la tendresse et de la reconnaissance ? mais ces ruines n’éveillèrent en nous aucune triste pensée. Le temps, les hommes, plus cruels, ont mordu, ébréché ces vieilles murailles, mais leur deuil les embellit encore. Nous ne saurions dire ce qu’était le théâtre de Tauromenium en ses splendeurs premières, et bien que de savants archéologues se soient ingéniés à nous le restituer, nous l’aimons tel qu’il est, d’un amour sans plainte et salis regret. La nature lui a été si douce, si clémente ! Il avait autrefois plus de marbres, plus de statues ; il avait moins de fleurs. Pas une lézarde que l’herbe ne festonne, pas une brèche où ne s’encadre l’azur, pas une blessure que ne parfume quelque bouquet joyeusement épanoui. Ces brèches, ces blessures, les hommes les ont faites, le printemps les a pansées. La végétation éclate et triomphe. Jamais cependant elle ne dérobe rien qui soit digne de la lumière, elle est légère, discrète, respectueuse, transparente ; c’est une parure, ce n’est pas un linceul. Les agavés charnus élèvent ou replient brutalement leurs feuilles .qui semblent de métal, mais ils n’allument pas, cela tiendrait trop de place, leur haut candélabre de fleurs. Les nopals aux raquettes épineuses s’attendrissent en quelque sorte, car les haies qu’ils forment, moins farouches, sont frangées de longues étamines d’or toutes poudrées de pollen. Les gueules de loup font aux vieilles murailles des taches de pourpre. Puis ce sont des fenouils géants que les liserons escaladent ; leurs clochettes bleues se suspendent dans les hautes ombelles. Plus décoratives que toute autre plante qui germe dans les ruines, les acanthes sont là sur les gradins, sur la scène ; elles dressent des gerbes de fleurs doucement rosées, elles renversent, elles courbent, leurs larges feuilles luisantes et d’un vert profond ; leurs touffes semblent des corbeilles, nous allions dire des chapiteaux vivants, et jamais colonnes corinthiennes n’ont ambitionné de ceindre plus magnifique diadème. Que de surprises charmantes attendent le regard égaré dans toutes ces joies du printemps en fête ! Elles reposent, tandis que les horizons lointains dont nous sommes entourés-, emportent la pensée à des hauteurs et connue dans une apothéose qui donnent le vertige. Le théâtre, avec les grands airs d’un vainqueur et d’un conquérant ; a pris pour base et piédestal un puissant promontoire. Les pentes rapides descendent jusqu’à la mer, étageant les cimes arrondies de quelques oliviers bleuâtres. Vus d’aussi loin, on dirait des arbrisseaux. A notre droite la montée se continue, encore, plus escarpée, et penché au bord des ravines, s’accrochant aux rocs et tremblant de tomber, un nid d’aigle, Taormine ou du moins ce qui survit de Taormine, confond ses murailles à demi croulantes où scintillent quelques blanches maisonnettes. Puis les grandes montagnes ondulent et se déploient, sillonnées de petits sentiers qui serpentent ; elles s’entassent toujours plus hautes les unes que les autres, désireuses de toucher ce beau ciel qui les inonde de sa lumière et de son éternel azur. Que sont ces montagnes cependant ? Elles trouvent aussitôt
leur maître, le Titan qui les domine et qui les écrase. C’est une sombre
pyramide dont nul mortel, n’a jamais compté les âges. Colosse prodigieux dont
s’épouvante la pensée, il a du feu dans ses entrailles, il a de la neige sur
son front. Seraient-ce les siècles sans nombre qui l’ont ainsi blanchi ? A
ses flancs parfois s’arrête quelque lointain nuage ; et l’on dirait une
écharpe légère qu’apportent les zéphyrs. Elle vit cette montagne, elle
respire ; son haleine lui fait un panache de fumée. Ln ce moment elle,
sommeille, oublieuse de cette terre qu’elle ébranle et secoue quand il lui
plait, qu’un jour peut-être elle doit dévorer, dédaigneuse de ces cités
qu’elle a vues naître et qu’elle voit mourir. C’est l’Etna. Il est le roi de En effet le jour baisse, voici la nuit qui vient. Les coteaux lointains s’estompent, les lignes fuient, plus incertaines, les horizons se perdent lentement effacés. Le théâtre s’enveloppe d’une obscurité douce qui sera tout à l’heure les ténèbres. Plus un cri, plus un bourdonnement d’insecte. Une puissance invisible ressaisit son empire ; et d’instinct, émus d’une crainte vague, délicieuse cependant, nous ralentissons le pas. Les mots s’arrêtent, la voix expire sur nos lèvres. Une sonorité toute nouvelle ferait un grand bruit du plus léger murmure, et nous sentons dans l’air des voix prèles à nous répondre. Partout s’étale une implacable immobilité. Les étoiles s’allument, puis rouge, tout ensanglantée, mais bientôt pâlissante, là lune se lève ; sous la caresse de ses rayons qui consolent, on rêve de Phœbé et du bel Endymion. Nous avons parlé longuement de |