LE FORUM

 

LES CÉSARS

 

 

Les funérailles de la liberté romaine ont dépaysé en violences, en épouvantes, en massacres expiatoires, celles mêmes que s’était promises en mourant l’héroïque vainqueur de Darius. C’est qu’une chose, qui dépassait la grandeur même de l’empire macédonien, soutenue de fondations mieux assises, que l’éblouissante improvisation d’Alexandre, allait périr et disparaître. Il faut de bien rudes coups de pioche pour jeter bas ce que Rome a cimenté.

Le mot sonore a joyeux de liberté ne doit pas nous abuser cependant. ha liberté de l’individu, l’indépendance en son activité journalière, se heurtaient, au bord du Tibre, à clos frontières très étroites et très durement défendues. Le citoyen appartenait à la cité comme le fils appartenait a ce maître redoutable, quelquefois implacable, qui était le père de famille. Des lois rigides, des coutumes consacrées, souvent cruelles, saisissaient l’homme à son berceau, instruisaient son adolescence, enserraient sa vie presque tout entière, le conduisaient aux comices, l’enfermaient dans les camps, le suivaient jusque dans l’asile peu discret de son logis, car les censeurs pouvaient surveiller et censurer jusqu’aux défaillances, aux faiblesses secrètes, réglaient ses droits, ses funérailles, enfin ne l’abandonnaient qu’au jour où l’homme n’était plus qu’une poussière humaine. Esclave des lois, jouet du vent, de l’un à l’autre, ni répit, ni transition. Il n’était pas loisible au Romain digne d’un si grand nom, de ne pas être tout Romain. Nul doute qu’un Romain des âges suivants, héritier satisfait de biens immenses, bercé en sa molle oisiveté, aurait maudit une semblable existence et qualifié cette liberté d’insupportable tyrannie. Dans les choses vulgaires et qui sont d’habitude journalière, un César est moins gênant qu’une loi. Jusqu’au jour ou il prendra fantaisie à César d’abattre une tête qui lui déplaît, hasard extrême et que l’on peut garder longtemps l’espérance d’éviter, le passant lointain, l’oublié, aura toute liberté de rire et de vagabonder. Le maître ne commande pas la fatigue des graves pensées ; bien au contraire, il la déconseille et la réprouve. Les fronts couronnés dé fleurs lui agréent le mieux. Vivons donc très contents ! C’est la pensée, c’est le cri des âges nouveaux. Il se trouvera bien un César qui dira fièrement : Travaillons ! mais pas un seul n’aura la cruauté d’imposer ce mot d’ordre au peuple romain.

Que l’on ne parle plus de maîtres insouciants ou paresseux ! Les césars seront de tous les humains les plus affairés et les plus dévorés de soins impérieux. Quelques-uns seront occupés à défendre Rome et son empire, les autres à les nourrir et à les amuser, tâche écrasante de tous les jours et de tous les instants.

Octave est ce maître ; mais ce n’est plus Octave, c’est Auguste qu’il faut dire. La nuit même qui suivit le jour ou cette appellation nouvelle, glorieuse entre toutes, est venue le grandir encore, le Tibre a débordé, et ses fanges ont souillé le Forum. Rome se complait à relever et à commenter les prodiges ; celui-ci est instructif et de haute portée. La vieille Roule est submergée et ne doit plus reparaître.

Au reste, les prodiges n’ont cessé d’accompagner cette existence humaine qui devient celle même d’un peuple et du monde ; personne encore n’y pensait il y a quelques années à peine, et la divinité de cette destinée restait voire à tous les yeux. Elle s’est révélée ; l’incrédulité, l’ignorance même, seraient désormais sacrilèges. Auguste, dans ses langes, regardait le soleil en face ; plus tard quelques grenouilles irrespectueuses l’importunant de leurs coassements, il leur a commandé de se taire, elles ont obéi ; celles-là du moins sont restées muettes. C’était déjà faire l’apprentissage du souverain pouvoir et le peuple romain n’est pas moins docile due les grenouilles. Lui aussi apprend à se taire.

Auguste aime à parler et parte bien, d’une voix très douce, sans jamais improviser toutefois ; il consent à écouter, et cependant, c’est un instinct d’enfance, il aime surtout le silence. Aux jours mêmes où des histrions, des acteurs, venus des contrées les plus diverses, dressent dans les carrefours leurs tréteaux et débitent leurs répertoires dramatiques, en grec, en latin, en patois multicolores, attention ingénieuse à l’adresse d’une foule qui est un monde, nous voyons Auguste honorer d’une faveur toute spéciale, les mimes et la pantomime. Le silence est d’or. Auguste bannira le mime Pylade, mais il le rappellera : Laisse-nous quereller entre nous ! lui dira Pylade, nos querelles occupent le peuple, et c’est ce qu’il te faut. Cet histrion est digne de conseiller César.

Les fêtes du retour, on pourrait dire de l’avènement, durent deux mois ; Agrippa les organise, il s’y entend à merveille, aussi bien qu’à remporter une victoire. Cependant le récit risquerait de choir en de monotones redites. Toujours des égorgements de bêtes fauves, alternant avec des massacres de gladiateurs, il faut être bien Romain pour lie pas en ressentir quelque dégoût. César avait monté une girafe ; Auguste exhibe un hippopotame, souvenir un peu massif et peu gracieux de l’Égypte et de Cléopâtre. Mais les pauvres bêtes, ainsi qu’il est d’usage, n’ont trouvé, au terme de leur interminable voyage, que l’agonie et la mort. Saltavit et placuit, danser, plaire, puis mourir, comme le petit danseur d’Antipolis, c’est aussi le sort d’un hippopotame. Rome n’y a trouvé de différence due dans la manière de danser.

Agrippa cependant, homme de ressource et d’heureuse initiative, a imaginé de mettre, durant ces deux mois de félicité publique, tous les barbiers au service du peuple romain. Soixante jours de suite, les mentons des plus hirsutes ont trouvé la caresse d’une main diligente, très adroite, et tout cela gratis. Les glaives sont rentrés au fourreau ; les rasoirs seuls travaillent. Comment après cela douter de la clémence d’Auguste ? D’aucuns prétendent que cette clémence n’est que de la cruauté lassée : ce sont des médisants.

Auguste veut son peuple propre comme il veut sa ville magnifique. Il l’a trouvée de brique, il la laissera de marbre, du moins il le dira. Il en faudrait rabattre. Déjà, pour ne citer qu’un exemple, prés d’un siècle et demi avant Auguste, Metellus le Macédonique, vainqueur d’un Philippe prétendu descendant de Persée, consacrait à Junon un temple de marbre, le premier toutefois que Rome ait vu construire.

L’œuvre d’Auguste est une œuvre d’asservissement tempérée d’une prudente et très adroite hypocrisie. Il accumule toutes les dignités, tous les pouvoirs établis et consacrés ; il n’a garde d’en imaginer de nouveaux. La vieille Rome en lègue à la Rome nouvelle un arsenal assez bien fourni. Les comices populaires ne sont plus qu’une comédie, une parade pitoyable ; cependant Auguste reconstruit dans le champ de Mars les sæpta qui doivent parquer les électeurs ; il les entoure de portiques et les habille de marbre. Ils seront désormais dits sæpta Julia. Il élève un diribitorium, édifice où les suffrages seront vérifiés, et ces suffrages ne signifient plus rien. Inania verba, paroles vaines, vaines apparences ! Ainsi en doit juger Tibère, un politique plus réaliste et moins respectueux des vieilleries traditionnelles, Tibère qui supprimera les comices.

Auguste affecte le respect de tout le vieux décor romain. Peut-être, dans une mesure que les dieux seuls peuvent connaître, est-il sincère. Il n’a pas les incrédulités impertinentes de César ; il est pieux, il est dévot. Il faut dire que l’on parle de le proclamer dieu, et, bien qu’il résiste à cette apothéose, le moment serait mal choisi pour jeter quelque discrédit sur les immortels.

Sa piété filiale, bruyamment affirmée, a consacré à son père selon la nature un très modeste sanctuaire, c’est plus encore qu’il ne pouvait espérer, et un vrai temple à son père adoptif, le seul qu’il importe de hautement déclarer. Le peuple même, au jour des funérailles, avait marqué, déjà sanctifié l’emplacement de ce temple. Le Forum reçoit cette parure nouvelle ; le Forum obtiendra toute la sollicitude impériale. Le triumvir lui prodiguait les têtes des proscrits, l’empereur lui prodigue les marbres et les bronzes ; c’est une faveur constante.

Le temple de César occupe l’extrémité inférieure du Forum, celle-là qui fait face au Capitole. Il n’est pas de très grandes proportions, mais d’une architecture délicate, et soignée, que la Grèce des meilleurs jours n’aurait pas désavouée. Une statue de l’immortel nouvellement promu, en occupe le faite ; et dans l’intérieur du temple, une Vénus Anadyomène, peinture d’Apelle, est précieusement conservée. Un autel surmonte le perron et prête aussi complaisamment ses degrés aux rostres Juliens. C’est le pendant, ne faudrait-il pas dire la contrefaçon ? des rostres anciens déjà déplacés par l’ordre de César et que la politique d’Auguste entreprend de diminuer encore en leur donnant une sorte de vis-à-vis. Rien ne manque à cette tribune, pas même les éperons de bronze arrachés aux vaisseaux ennemis. Ceux-ci viennent d’Actium, et d’Actium à Antium une lettre seule est changée. Souvenir de guerre nationale là-bas, trophée de guerre civile ici, cela diffère un peu cependant. Rien ne manque, disions-nous, à cette tribune toute neuve, rien en effet que l’âme. Les rostres Juliens ne sont et ne resteront qu’un décor, le marchepied de César.

Auguste a retrouvé Rome dans un grand désarroi matériel et moral. Tant de jours néfastes, de proscriptions et de guerres civiles avaient laissé bien des maisons désertes ou désolées, mais aussi des ruines. Certains quartiers présentaient l’aspect lamentable d’une ville prise d’assaut. Rome ne trouvait plus le temps de panser ses blessures ni de réparer ses brèches. Ce temps, Auguste va le lui donner, et l’œuvre de réparation, de réfection voulue, inspirée d’un maître très ferme et très fidèle en ses desseins, ne connaîtra ni lassitude, ni défaillance. Rome a pu croire qu’elle allait périr, elle reprend confiance en elle-même et en sa superbe immortalité ; c’est une autre Rome cependant, et les splendeurs qu’elle va revêtir ne dissimuleront pas bien longtemps les misères cachées, l’épuisement de sa force conquérante et créatrice.

Properce avait dit : L’araignée tisse sa toile et les mauvaises herbes croissent dans la demeure solitaire des dieux. Quatre-vingt-deux temples restaurés dans l’espace d’une seule année, Auguste étant consul pour la sixième fois, justifient l’enthousiasme adulateur d’un autre poète, l’aimable Ovide : Les édifices sacrés ne connaissent plus la vieillesse. Ce n’est pas assez d’être utile aux hommes, Auguste oblige même les dieux. Ô saint fondateur de temples ! Ô toi qui répares les monuments ruinés, puissent les dieux te rendre tout ce que tu fais pour eux !

Parmi ces temples relevés de leurs ruines, le temple d’Hercule Musagète mérite une mention particulière. Hercule, conducteur des muses et sans doute un conducteur à la poigne un peu brutale, cela est bien expressif et résume éloquemment la conquête de la Grèce et de l’Orient. Fulvius Nobilior, vainqueur de l’Épire et des Étoliens, avait consacré ce temple dans le champ de Mars, près de la porte Carmentale. Auguste le restaure, l’embellit et lui confie des peintures de Zeuxis.

Il se garde bien d’oublier les pénates, les lares, les dieux les plus aimés du populaire et qui vivent en son étroite familiarité. Leurs petits sanctuaires, quelquefois de très simples autels ; dressés à la rencontre des rues, sont rajeunis et multipliés. Aussi les gâteaux de miel, chers à ces très humbles immortels, ne leur ont jamais été plus généreusement offerts. Un renouveau de tendresse et de piété environne et salue les dieux ; cette ferveur est conseillée du maître, on pourrait dire imposée à tout ce qui l’approche et reçoit directement l’impulsion de sa pensée ; elle est aussi librement consentie des âmes naïves, en quête d’un refuge et d’une espérance.

Les dispositions générales du Forum ne sont pas modifiées, mais quelle magnificence nouvelle, et jusqu’à ce gour jamais réaliste, il vient de revêtir ! Un seul édifice nouveau de quelque importance a pris place dans cette assemblée monumentale, nous l’avons signalé, le temple de César. L’arc de triomphe, qui bientôt empruntera la protection de son ombré et de son immédiat voisinage, n’aura de grand que le nom d’Auguste écrit dans le marbre. Mais patiemment, un à un, presque tous les édifices, encadrement traditionnel et consacré du vieux Forum, sont refaits. Quelques-uns ne conserveront des siècles passés que leurs assises premières, et les marbres, charriés de Grèce, d’Afrique, de pays longtemps inconnus, viendront usurper le soleil, condamnant à la nuit les fondations oubliées, les blocs de grossier pépérin que la vieille Rome allait prendre aux carrières prochaines.

Ainsi le temple de Castor reparaît, précédé des plus magnifiques colonnes corinthiennes qui jamais aient jailli de terre. Auguste en abandonne cependant la dédicace à Tibère et à Drusus, les deux frères, préoccupé d’assurer la continuité de son principat et d’associer les siens à l’œuvre entreprise. Auguste repousse la royauté, mieux inspiré que César, mais il rêve d’une dynastie le prolongeant en quelque sorte lui-même à travers les générations.

La basilique Julia est l’œuvre de Jules César. Auguste préside à son dernier achèvement. Bientôt même il lui faut la reconstruire, car un incendie l’a dévastée. Elle renaît de ses cendres, comme le phénix légendaire et comme lui enorgueillie d’une parure plus belle. Les grands débats oratoires que la bataille des procès commande, seule éloquence ou à peu prés que l’empire ait tolérée, ont rempli la basilique Julia.

Pline le Jeune, Quintilien, combien d’autres moins fameux, ont trouvé là l’empressement d’un auditoire curieux et l’ivresse des applaudissements. Cette basilique, une des plus vastes, longue à peu près de trois cents pieds, appelle sous ses portiques une foule sans cesse renouvelée ; et, tandis que Thémis ou la chicane tempête, résonne dans l’immensité sonore des colonnades intérieures, on voit des gens du populaire qui empruntent la couche un peu rude des dalles ensoleillées ou bien improvisent des jeux, et, groupés entre camarades, à demi étendus, écrivent dans le marbre leurs noms, des injures, des lignes capricieuses, enfin aine pensée vivante, et qu’un avenir lointain voudra comprendre et retrouver.

Les avocats, attendus aux prochaines audiences, prennent rendez-vous, non loin de là, près des rostres anciens, et le vieux Marsyas les écoute préluder à leur bavardage. Athènes, longtemps préoccupée de la mesure et des justes proportions, avait limité étroitement la durée des harangues publiques, et la clepsydre vigilante précipitait les conclusions. Rome, conseillée de pompée, elle aussi longtemps jalouse de son temps, avait prétendu limiter la plaidoirie d’accusation à deux heures, la plaidoirie de la défense à trois. Maintenant que le temps ne lui est plus un besoin précieux, les plaidoiries dépassent toute mesure ; on en verra durer, sans reprise et sans perdre haleine, six heures, même neuf et plus. On parlera jusqu’à épuisement, lutte singulière et dont les Césars ne prennent aucun ombrage. On ne parle jamais si longuement que pour ne rien dire, ou bien peu de chose.

Le temple de la Concorde est reconstruit. Là encore, l’honneur de la dédicace revient à Tibère et à son frère Drusus.

Rome est le centre de la terre ; Rome le croit, et l’adulation complaisante de la terre la confirme en cette croyance. Un monument que, dans cette promenade autour du Forum renouvelé, nous venons de rencontrer, précise cette formidable suprématie et la rappelle à tout venant. C’est une haute borne, on plutôt une colonne sans chapiteau, ruais qu’une boule de bronze doté ter raine et surmonte. Le milliaire d’or, œuvre d’Auguste, marque le point de départ des voies qui sillonnent tout l’empire, réseau de pierre, solidement établi, qui étreint et enserre le monde. C’est là qu’il commence, c’est là qu’il s’achève, et rien ne témoigne plus glorieusement d’une conquête longtemps si bien consentie qu’elle imposait aux hommes l’illusion de son éternité.

Ce n’est pas cependant de cette borne première que les distances sont comptées, mais seulement des portes de la ville.

César avait promis la reconstruction de la Curie ; Auguste, très scrupuleux continuateur de l’œuvre entreprise, ou seulement annoncée, a tenu la promesse paternelle. Le Sénat a retrouvé, sur l’emplacement même que sa longue résidence avait consacré, un toit qui l’abrita. Niais le nom de Jules abrite et protège la Curie, protection un peu hautaine et qui donne à penser. La Curie Julia est-elle bien la Curie ?

La basilique Æmilia, de plus modestes proportions, répète, sur la face septentrionale du Forum, les dispositions d’ensemble déjà connues : les portiques directement ouverts à la foule et les arcades symétriquement superposées en une ordonnance que la basilique de César nous a déjà présentée.

A peine terminée, la basilique Æmilia a croulé dans les flammes. Les incendies sont fréquents et les vigiles que le divin Auguste a réorganisés, distribués en des postes nombreux dans toute la ville, ne peuvent trop souvent que restreindre les ravages. Mais Auguste laisse à peine aux cendres le temps de refroidir. La basilique reparaît. Le fils d’Æmilius Paulus la relève et l’inaugure.

Auguste n’est pas seulement présent au forum dans les monuments qu’il a fait réédifier ou qu’un désir venu de lui suffit à ressusciter ; une colonne est érigée, qu’une figure triomphale termine et que des proues décorent, car c’est pour Auguste que son fidèle Agrippa a gagné la bataille d’Actium. Auguste lui-même, dans le marbre, se vante d’avoir, au sortir des discordes civiles, donné au monde la paix et sur terre et sur mer. Il oublie seulement de dire à quel prix.

Les marbres ont mis une sourdine à tous l’es échos que pouvait éveiller le Forum, et le Forum désormais est empressé en ses flatteries. Sans que rien ait frémi, sans un murmure, il a vu passer et mener un deuil lamentable. Curtius se dévouait au salut de Rome à cette place même ; Pacuvius a voulu se dévouer pour Auguste, et Auguste a refusé. De là cette bruyante désolation. Le dévouement de Curtius, c’était la mort ; le dévouement de Pacuvius, c’est quelque bon proconsulat.

Le concours d’une population, bruyamment affairée ou joyeusement flâneuse, n’a jamais été plus considérable. A l’ombre des janus, très petites portes qui jalonnent le Forum, l’usure la plus vulgaire, les préteurs qui font commerce de quelques oboles, viennent chaque matin dresser leur bancs et leurs comptoirs. Combien de fortunes, s’écrie Horace, ont fait naufrage entre les deux anus !

Le sacrifice du cheval est une antique tête religieuse très grossière, et que cette grossièreté même recommande à la fidèle observance de la foule. Elle commence au champ de Mars ; c’est là que le cheval est immolé, mais elle s’achève à la Regia, au pied même du Palatin, c’est-à-dire que le Forum la reçoit et se réjouit à la voir passer.

Elle se passe aux ides d’octobre. La tête du cheval est tranchée. On la ramasse, on se la dispute. C’est une guerre de quartier, très brutale, parfois sanglante. Les habitants de la Subura, ceux de la Voie sacrée, ambitionnent le hideux trophée. Ceux-ci, le plus souvent victorieux, apportent leur conquête au temple de Vesta. Les vierges recueillent le sang ; il doit servir aux lustrations et purifiera le temple, quand viendront les prochaines Palilies. Ces fêtes rappellent la fondation de Rome et l’innocence de sa vie champêtre ; aussi ne sont-elles marquées d’aucune immolation. Palès, divinité rustique et qui veut le joyeux renouveau du printemps, répugne à la pensée même de la mort. Telle est cependant la fatalité de tout ce qui est romain : toujours du sang, serait-il à moitié desséché. L’odeur seule en est bonne à respirer.

Vieux et vieilli, accablé d’années et de gloire, Auguste a pu voir cette fête au seuil même de son logis et la coudoyer ; car la Regia enfin lui ouvre ses portes. Reverra de ses expéditions lointaines, vainqueur d’Antoine et du monde, c’est à la Regia qu’il trouvait Lépide, son collègue au triumvirat, Lépide très discrédité, mais paré, protégé peut-être du suprême pontificat. Lépide a vécu, retardant l’ouverture de son héritage vingt-trois ans ; mais Octave savait très bien attendre, Auguste le sait mieux encore.

Ce titre de grand pontife, que la mort lui abandonne enfin, le seul qui lui manquait, convenait mieux qu’à personne à ce bâtisseur de temples, serviteur fidèle ou plutôt allié de tous les dieux. Déjà sa piété l’avait associé d toutes les confréries religieuses, aux Féciaux, aux frères Arvales, au collège des Augures, au collège des Septemviri epulones.

L’humilité, docilement acceptée, désarme les suprêmes jalousies, celles mêmes, les plus redoutables, qui se pourraient, comme un orage, amasser dans le ciel ; aussi, une fois l’an, Auguste, le grand empereur, s’improvise mendiant et tend la main à l’aumône des passants.

La maison, d’assez médiocre étendue, que, l’espace de quarante ans, il habita au Palatin, réunissait les maisons mitoyennes de Catilina et de l’orateur Hortensius. Jamais il n’avait voulu changer mène de chambre, témoignant ainsi d’une modestie discrète, et lui-même enseignant à Rome le lion ordre, la constance dans les habitudes et la stabilité. Le nouvel éducateur ne trouve personne qui le contredise. Maintenant que Rome et son maître se pénètrent si profondément que de l’une à l’autre la distinction est bien subtile, Auguste veut l’équilibre et la durée. Seuls deux lauriers, fraternellement dressés, annonçaient la demeure souveraine, et la couronne de chêne, constamment renouvelée au-dessus de là porte, ombrageait cette seule inscription : Pour les citoyens conservés. Le marbre a raison : Auguste en a daigné conserver quelques-uns.

Cette maison qui a vu Auguste descendre hâtivement à la cave, dès que lui parvenait le bruit du tonnerre le plus lointain, car ce bruit l’épouvante plus qu’une sédition populaire, il la partage également, à l’instant de la quitter, entre Apollon qui recevra un temple, Vesta qui grandira quelque peu son domaine tout voisin, et lui-même. C’est encore un triumvirat : mais cette fois les dieux seuls sont admis à partager et seul Auguste règle le partage.

César avait voulu un Forum qui fût sien : Auguste reprend et réalise la même pensée. Un arc de triomphe, plusieurs même, un Forum, puis après la mort, un temple, telles sont les consécrations solennelles qu’exigera l’orgueil des empereurs, de ceux-là du moins, très peu nombreux, qui auront le loisir d’exiger quelque chose.

Le Forum d’Auguste est attenant au Forum de César et répète des dispositions jà peu près semblables. Il couvre cependant un plus grand espace, ainsi qu’il est de toute convenance, le fils ayant plus loin que le père projeté son ombre souveraine. C’est encore un ensemble décoratif d’une symétrie un peu froide, harmonieuse cependant. Les portiques et leurs colonnades, régulièrement alignés aux quatre faces de la nouvelle enceinte, encadrent un temple de Mars vengeur. C’est une divinité plus farouche que Vénus mère, l’aimable protectrice du Forum césarien. Mais il ne saurait déplaire à Auguste d’inspirer quelque crainte. Il limite ses vengeances, il ne les oublie pas. Ce temple de Mars est le premier que la ville même de Rome ait vu s’élever. Mars apparaîtra au berceau même de Romulus et de Remus, les jumeaux à demi louveteaux. Si honoré qu’il fût cependant, il obéissait à la loi qui interdisait le seuil de la ville à quiconque n’avait pas déposé son attirail de guerre. Les dieux mûmes sont disciplinés dans la vieille Rome, ainsi qu’un bon légionnaire, Mars avait son champ qu’il dénommait, il le possède encore, mais une constante usurpation le restreint et le transforme. César y marque sa sépulture. C’est donc une sorte de compensation ; et toutefois il a fallu une volonté supérieure aux lois désapprises pour que Mars forçat l’hospitalité romaine. Le Forum d’Auguste est symétrique, disions-nous, il semble symétrique ; il ne l’est pas tout à fait. Son mur d’enceinte dévie un peu sur l’une de ses faces. Ainsi l’a voulu Auguste, plutôt que de violenter les résistances d’un propriétaire acharné à défendre ses pénates ; et cette modération, ce recul docilement accepté chez un maître si bien instruit dans l’art de tout soumettre, de tout aligner, de tout niveler, nous dit le gouvernement d’Auguste, la politique de cet habile endormeur.

Les œuvres d’art, choisies entre les plus rares et les plus fameuses, les marbres adulateurs ne devaient manquer au Forum d’Auguste, non plus qu’a celui de César. Un éclectisme hospitalier, une très orgueilleuse cordialité accueillent les statues des batailleurs qui ont fait Route. Mars appelait ce cortège plutôt que l’empereur Auguste, toujours mieux inspiré dans le conseil que sur le champ de bataille. Il a voulu cependant les images des provinces soumises, celle même de l’Espagne, et chacun sait qu’en Espagne ce prétendu conquérant n’a fait que promener piteusement, à la suite de ses soldats vainqueurs, ses infirmités et ses maladies. Aussi, dans ce Forum guerrier, auprès d’un char de bronze où triomphe Alexandre, Auguste, avouant ses préférences secrètes, a fait placer une peinture d’Apelle, où la guerre apparaît enchaînée, foulant du pied des armes inutiles.

Les Gaulois, satisfaits d’avoir glorifié leur défaite suprême d’une héroïque résistance, acceptent très docilement la domination romaine. L’un d’eux, Licinius, envoyé procurateur dans son pays même, y réalise de si beaux profits que des plaintes s’élèvent. Auguste les entend, il en conçoit quelque humeur. Licinius prévient l’orage et sollicite l’honneur de partager. Auguste daigne consentir ; c’est un petit duumvirat et qui paye la dépense du nouveau Forum.

À Rome la statuaire reste essentiellement grecque. Nous avons déjà dit les premiers enlèvements de statues, d’abord relativement discrets et consommés sous le prétexte spécieux d’assurer aux conquérants la présence protectrice d’images tout spécialement vénérées : ainsi la Junon de Véies installée par Camille sur l’Aventin, ainsi le Jupiter Imperator rapporté de Préneste au Capitole. Puis nous avons dit les grands pillages, cyniquement avoués et encouragés. Les artistes, du moins quelques élèves des grands créateurs disparus, suivirent les œuvres conquises, comme si leurs tendresses fidèles ne pouvaient en accepter l’absence. Ils travaillèrent à Rome pour les Romains, au reste sans y trouver, sauf de rues exceptions, de digues continuateurs, et moins bien inspirés eux-mêmes qu’ils n’étaient dans leur Hellade regrettée. Les dieux grecs se vulgarisent et s’abaissent à Rome, ainsi des âmes et des ciseaux qu i les chérissent et les racontent.

Rome devait mieux comprendre et mieux retenir ce fécond enseignement dans les choses plus précises et plus nettement déterminées de l’architecture. Déjà elle avait su continuer les Étrusques ; elle saura continuer la Grèce, non certes de telle sorte qu’elle la fasse oublier, mais sans trop de maladresse, et même en introduisant, dans cet art chiffré et plus rapproché des réalités utiles, certaines conceptions originales, un esprit nouveau. L’architecture devient un art romain, un art qui peut s’enorgueillir d’une tradition déjà établie. C’est Mutius, un vrai Romain, qui déjà, au temps de Marius, a construit le temple de l’Honneur et de la Vertu. On a vu, et la gloire est telle que nulle autre ne la dépasse, Athènes appeler Cossutius. Le temple de Jupiter Olympien reste inachevé, et c’est un Romain que les Athéniens jugent digne de le terminer. Sylla a détruit l’Odéon de Périclès ; c’est un Romain qui le relève. Il faut dire que l’art grec au temps de Sylla ne continuait pas sans défaillance l’art qui avait fleuri aux beaux jours de Périclès. Vitruve est un Romain comme Valerius d’Ostie.

Au Forum d’Auguste, au Forum de César, dans toutes ces constructions nouvelles que multipliera sans fin, jusqu’à sa dernière agonie, la Rome impériale, l’ordre corinthien apparaîtra, complaisamment répété. La Grèce l’avait imaginé, très peu pratiqué ; la virilité tranquille, la majesté forte du dorique, l’élégance féminine, la grâce souple de l’ionique semblaient suffire à toutes les conceptions, à tous les rêves d’un merveilleux génie, ainsi que l’homme et la femme, le masculin et le féminin, suffisent à l’harmonie suprême des choses. Rome, éprise du faste plus encore que de l’harmonie, adopte le corinthien et s’en fait la seule parure qui lui semble digne d’elle. Il faut l’acanthe à ses chapiteaux et, le laurier à ses triomphateurs.

Auguste n’a jamais été très sévère, ni même très réservé dans ses mœurs. Cependant le Sénat lui délègue un mandat spécial, une sorte de magistrature supérieure à la censure même, morum et legum regimen, le gouvernement des mœurs et des lois. Auguste accepte le mandat, peut-être l’a-t-il souhaité, et, comme toujours, il prend très au sérieux la tâche devenue sienne. Il prépare tout un ensemble de lois qui rendront au monde l’innocence de l’âge d’or ; il veut qu’elles portent son nom, c’est un patronage qui leur assure une autorité presque divine ; les lois De adulteriis, De pudicitia, seront leges Juliæ.

S’agit-il seulement de revendiquer, pour le domaine de tous et la libre jouissance des plus humbles, les statues, les tableaux que l’égoïsme ombrageux des collectionneurs emprisonne dans leurs villas, Auguste s’en est remis à l’officieux Agrippa et le vieux Forum a écouté cette harangue. Mais cette fois il s’agit des bonnes mœurs, de la pudicité, de tout ce qui assure la sainteté des pénates domestiques, la dignité mène d’une ville devenue l’exemple et l’inspiratrice du monde ; Auguste lui-même interviendra, Auguste parlera.

On sait que chaque matin il médite, il écrit par avance, sur ses tablettes, le sommaire des conversations attendues et pressenties. Il ne laisse au hasard que le moins qui puisse lui être laissé. Tout est prévu et décidé, même le plus souvent les colères impériales.

Les anciens rostres n’écoutent plus guère de harangue qui soit d’un intérêt général ; et les édifices qui les environnent, ne faudrait-il pas dire qui les étouffent, ont si bien grandi que l’horizon tout alentour en est bien rétréci. Voici cependant venir un jour qui continue les traditions désapprises et Rome peut se croire appelée à délibérer sur ses plus lointaines destinées. Auguste parle élégamment, longuement. Il s’anime, il s’échauffe, il s’indigne même, et l’indignation a l’apparence d’une parfaite sincérité. La foule est édifiée ; les cœurs sont bourrelés de remords, les yeux pleins de repentirs ce matin encore inattendus. On applaudit le maître, on atteste les dieux. Nul doute que l’aurore prochaine ne dissipe, jusqu’en leurs brumes dernières, les ténèbres qui voilent la vieille vertu romaine. En attendant, la nuit est venue, le Forum devient désert. Un grand calme s’est fait, un silence que des rumeurs confuses, toujours plus lointaines, seules traversent quelquefois. Le Forum est la demeure commune du peuple romain ; les pénates particuliers en sont bannis et dans tout son circuit pas un logis, qui soit un héritage privé, n’interrompt le magnifique défilé des monuments publics. Aussi n’est-il pas une terrasse que la fraîcheur du soir, l’éveil des étoiles espérées peuplent de rêveurs, animent de tardives causeries ; pas une seule porte qui s’entrouvre à l’appel discret d’un ami, ni de seuil où jappe la vigilance d’un chien fidèle. La vie se retire et se concentre aux rues, aux carrefours ; la vie jamais ne sommeille qu’à demi dans une ville que tant de soucis poursuivent, que tant de passions dévorent. Mais le Forum, dès l’instant où les ombres grandissantes se sont rejointes et l’enveloppent tout entier, sommeille pesamment. Cette tranquillité semble d’autant plus profonde qu’une plus furieuse animation l’a précédée hier et lui succédera demain. Les passants bien rares se hâtent, comme si les talonnait l’épouvante de leur solitude. Ils ont le pas furtif, peut-être la conscience mauvaise. Voilés, hésitants, on dirait qu’ils sont de l’ombre égarée dans cette ombre immense.

Cependant quelque bruit se fait entendre, nu bruit tumultueux, continu, toujours plus rapproché et que des rires traversent, explosions soudaines, ou des clameurs brutalement rythmées. C’est un cortège, une bande déchaînée. Le jour est loin cependant qui ramène les saturnales et leurs mascarades effrontées. Voilà déjà longtemps que les mystérieuses bacchanales emportaient, dans les ténèbres des cavernes béantes, au flanc de l’Aventin, une jeunesse grisée d’une fureur démoniaque et d’une orgie sanguinaire. Le Forum les a dénoncées, le Sénat les a proscrites. Les bacchanales reviennent, plus audacieuses cette fois, et le Forum leur abandonne un théâtre plus illustre que les solitudes mal famées de l’Aventin.

Les rostres sont pris d’assaut. On rit ! Il semble qu’un orateur apparaisse, essayant une harangue aussitôt interrompue. Et de grands mots, des mots sonores qui furent, il y a bien longtemps, de grandes pensées, tombent des lèvres moqueuses. Ceux-là qui sont venus ont connaissance du passé ; ils refont les harangues de Cicéron, celle aussi d’Auguste lui-même. Une comédie est jouée, par          des acteurs experts à cet art devenu l’art même du gouvernement. Rome impériale se parodie, se bafoue et gaiement insulte à sa majesté. On rit ! Les groupes montent et descendent, et, en passant devant la statue de Marsyas, une couronne est jetée. Ce Marsyas qui porte sur l’épaule son outre pleine et lève la main droite avec un geste d’orateur, n’est plus ici l’image symbolique du libre Forum, il s’affirme le licencieux compagnon de Bacchus. Quand l’aube renaîtra, les fleurs répandues, les débris souillés porteront témoignage contre les désordres de la nuit. Dans la foule circuleront des noms qui furent jadis fameux, et avec eux celui de la femme du regretté Marcellus, de la femme du vaillant Agrippa, de la femme de Tibère, l’empereur d’un prochain lendemain, de Julia, fille de Scribonia et de l’empereur Auguste.

Auguste remplira le sénat de ses plaintes, et, rappelant la cruelle malédiction que lançait le vieil Homère, à son tour il dira : Heureux qui vit et meurt sans femme et sans enfants ! Rostres sacrés de la vieille Rome et de la vieille république, cette fois tout est fini ! Mieux valaient la tête et le sang de Cicéron.

Maintenant, Romains, la comédie a été jouée. Applaudissez ! C’est l’ordre de l’empereur sur son lit de mort ; et les applaudissements ne sauraient faiblir. La pièce a du succès ; elle tiendra la scène l’espace de cinq siècles. L’appareil en est coûteux. Rome cependant ne se lassera jamais de le payer. C’est trop juste, elle est tout à la fois l’acteur et le spectateur, l’esclave et le maître, la victime et le bourreau ; les uns complètent et consolent les autres.

Tibère n’aime pas le séjour de Rome, et bien qu’il ait, dans la pompe des funérailles impériales, prononcé l’éloge d’Auguste aux rostres anciens, tandis que son frère Drusus lui faisait écho dans les rostres Juliens, il n’est le plus souvent présent au siège de son empire que de son autorité jamais méconnue et de son ombrageuse vigilance. Ses lettres verbeuses parlent pour lui, écoutées de tous, du Sénat, du bourreau surtout.

Tibère n’accepte de titre qui ne soit pas changeant et renouvelable que celui de prince du Sénat ; mais il fait réparer la prison Mamertine, rattachant ainsi à l’empire les lointaines traditions des rois. Il usurpe, auprès du temple de Saturne, l’arc triomphal de Germanicus, jaloux d’abolir une mémoire importune. Ainsi le Forum n’est pas tout a fait oublié. Une prison toute neuve, un trophée menteur, rappellent que Tibère a passé par là.

Caïus Caligula fait plus et mieux. Sa maison d’abord l’occupe ; les pénates impériaux démesurément grandissent et bientôt le Palatin tout entier ne sera plus que le palais de César. Une colline, c’est trop peu au maître du monde. Une autre colline plus étroite est là qu’il voudrait toucher de la main : c’est le Capitole. Jupiter l’habite et Caligula rêve de le déposséder. Il daigne cependant n’en rien faire, il se contente de voisiner, du moins, convient-il à sa burlesque divinité, de voisiner de plain-pied et sans que César ait la honte de descendre la hauteur d’un seul degré. Un pont est jeté qui enjambe la basilique Julia et rejoint le Palatin au Capitole. C’est une construction de bois appuyée de massifs maçonnés. La fantaisie, ou, pour mieux dire, la tradition longtemps féconde a fait germer, dans l’étroite enceinte du forum, des monuments que jamais un plan d’ensemble n’a disciplinés, et cette confusion même est un attrait, un enseignement d’une singulière éloquence, cet entassement dit bien le prodigieux débordement des gloires romaines ; mais ce pont impérial ne témoigne que d’un caprice extravagant, ou d’un orgueil haussé jusqu’à la folié. Cette bâtisse est laide et déshonore tout ce qu’elle traverse, tout ce qu’elle touche, le temple de Castor qu’elle surplombe, la basilique qu’elle écrase. Ces considérations esthétiques ne sont pas pour toucher le populaire. Caligula est son poulet, son petit poupon. Caligula quelquefois encourage ces caressantes familiarités, et, dans les jours de bonne humeur, on le voit, du haut de sa passerelle ou de la basilique Julia, jeter dans le Forum de l’argent, des tessères qui donnent gratuitement accès en tous lieux où se vendent le rire, la joie et l’oubli., Caligula, il est vrai, souhaitera que le peuple romain n’ait qu’une tête pour l’abattre d’un seul coup, il prendra place dans le temple de Castor, et là debout, entre les statues mêmes de Castor et de Pollux, il attendra ; jamais vainement, les offrandes et les prières. Mais Rome apprend à ne plus s’étonner de rien.

Caligula disparaît et son pont est jeté bas. Le caprice des soldats qui l’ont surpris derrière la tenture où l’épouvante le tenait coi, a fait de Claude un empereur. Tibère en avait déjà fait un pitre, un souffre-douleur très complaisant : il lui jetait à la figure des noyaux d’olive, ce qui ne semblait pas le désigner à l’empire du monde ; mais la dignité du maître choisi importe peu à la parfaite indignité du peuple. Claude n’est pas méchant ; il n’est sot qu’au sortir de table : il est vrai qu’il s’y met très souvent et pour longtemps. Il est aimé. La nouvelle de sa maladie, la crainte de sa mort cette fois retardée, ont précipité dans le Forum un concours immense de citoyens. Il faut que du perron des temples, du haut des rostres, les magistrats, bruyamment interpellés, rassurent la foule et lui promettent la présence très prochaine de l’empereur.

Le règne de Néron marque un nouveau fléchissement dans la honte et la démence. Quelle consommation d’hommes et de quels hommes au dernier siècle d’une libre existence, et maintenant quelle floraison malfaisante de maîtres à peine restés des humains ! Rome vit cependant, elle dure, à peine semble-t-elle menacée de quelques séditions lointaines ; elle triomphe, il semble qu’elle prospère. C’est plus que la surprise, c’est la stupéfaction de l’histoire humaine. Caligula avait désigné son cheval pour le prochain consulat, Néron ne devait pas moins avilir les anciennes magistratures, la force et l’orgueil de Rome.

Les édiles nous apparaissent, en leur lointaine origine, revêtus d’un mandat populaire, tout spécialement attachés aux intéréts plébéiens. Leur personne est sainte, inviolable. Un temple de Cérès reçoit le dépôt de leurs archives. Le soin d’approvisionner la ville et d’assurer sa subsistance leur incombe en effet, et la déesse, mère des moissons abondantes, leur devait un fidèle patronage. Il y a bien longtemps de cela, on a vu des plébéiens porter sur leurs épaules, jusqu’au bûcher funéraire, le corps d’un édile qui avait réduit le prix du pain. Cicéron, entrevoyant déjà au-dessus des dieux le Dieu suprême, l’appelle l’édile de l’univers. Un titre plus magnifique ne saurait lui venir à la pensée. Néron, très lettré, mais qui n’aime pas toujours les livrés des autres, fait brûler par les édiles les écrits de Crémutius Cordus. Déjà César, Auguste après lui, avaient réduit l’édilité aux soins de la police la plus vulgaire. Les ordures et les immondices, les livres mal notés d’une tyrannie aisément ombrageuse, tel est le seul domaine laissé aux édiles impériaux. Ainsi se déforment et s’avilissent toutes les vieilles institutions.

Le colosse haut de cent vingt pieds, qui est Néron déifié, mais qui bientôt ceindra une couronne rayonnante et ne sera plus qu’un Apollon, annonce la Maison d’or. Il est aperçu du Forum, il l’avoisine même, dressé tout près de la Vélia, mais il sera déplacé et n’appartiendra que d’un peu loin è cet ensemble monumental.

Quelques éloges après décès, aussi véridiques, aussi sincéres que les adulations de la veille, les éclats d’une éloquence décorative, puis quelques scènes tumultueuses d’émotion populaire sans lendemain et sans pensée, cela résume l’existence du Forum, telle que l’empire l’accepte et la tolère, et cela ne va pas sans une singulière monotonie.

Rome s’ennuie jusque dans sa vie joyeuse ; elle va s’amuser. Le vieux Galba ramasse la toute-puissance impériale. Il veut étayer sa débilité grondeuse d’une activité mieux éveillée, d’une virilité jeune et que puisse éclairer l’espérance d’un lendemain : il adopte Pison. Cependant quelques soldats sont venus au Forum. Il fallait trois cents Spartiates pour défendre la Grèce, il suffit de vingt-trois prétoriens, pas un de plus, pour faire un empereur.

Pison quitte le Palatin et gagne le Forum. Il parle, ou plutôt il veut parler, on ne l’écoute guère. Othon que vingt-trois suffrages désignent à la toute-puissance, mieux avisé, gagne le camp prétorien. La foule est partagée, incertaine, unanime en la seule pensée de sa complète abdication. Les rostres anciens se prononcent pour Othon ; les rostres nouveaux, ceux de Jules César, tiennent encore pour Galba, oh ! sans conviction profonde. Grande rumeur cependant. Pison a disparu dans un remous du flot populaire. Galba vient à son tour, on le porte dans une litière. Il en veut sortir, on le pousse, on le heurte. Des amis, des ennemis, des sauveurs, des meurtriers ? On ne saurait le dire. On siffle et l’on applaudit. La tendresse ou la haine, l’indifférence même, la gaminerie méchante, ont des brutalités presque également redoutables. Galba tombe à la renverse et ne peut se relever. Il faudrait plus d’élasticité chez un élu du peuple. On le piétine, on le cherche, il disparaît ; quand la place est vide, plus rien ne reste que des lambeaux sanglants ; et l’on pourrait douter que cela fuit un César.

Vitellius boit, mange, tue, digère et meurt, non pourtant, lui aussi, sans avoir bataillé dans le Forum, ou du moins fait batailler, car les ennemis bien morts, empestant les alentours, seuls rassurent sa couardise, et l’odeur d’un bon dîner n’a jamais hâté d’une ardeur plus joyeuse sa dévorante obésité. Sabinus, père de Vespasien, est tué au Forum. Les mangeailles de Vitellius ont coûté à Rome un véritable massacre, ce qui, du reste, ne semble pas l’inquiéter beaucoup, et l’incendie du Capitole.

Le forum, qui a vu la victoire passagère de Vitellius, le voit revenir, à peine quelques jours se sont écoulés, et l’assistance est plus nombreuse encore, plus bruyante s’il est possible. Rome est toujours, au moins de sa présence et de son empressement, fidèle à ses empereurs. Lié, poussé, fouetté de coups et d’outrages, contraint à tenir la tête haute sous la blessure d’un glaive qui lui pique le menton, Vitellius parait et de longtemps le Forum n’a connu si joyeuse fête. Cet homme est infâme et lâche ; il trouve cependant, pour le jeter tristement à la face d’un tribun, ce mot qui ravale la meute hurlante de ses bourreaux jusqu’à sa bassesse impériale : J’ai été ton empereur !

La grande œuvre architecturale et dynastique de la nouvelle famille est l’amphithéâtre Flavien, œuvre durable, entre toutes définitive, car le Colisée suffira, jusqu’aux derniers jours des prospérités et même des misères impériales, aux passions qu’il voulait satisfaire. Vespasien, Titus avaient pris juste mesure et le colosse romain trouva toujours à sa taille son magnifique abattoir. Il convient de signaler encore, cela caractérise une époque, les grands thermes publics qu’à l’exemple d’Agrippa, ruais en de plus vastes proportions, les Flaviens devaient abandonner aux flâneries paresseuses. Entretenir le peuple en cette béatitude intime qu’un lavage prolongé redonne ou maintient, l’amuser au splendide étalage d’innombrables statues, lui conseiller la fuite inconsciente des heures, donner à ce peuple librement et tous les jours l’illusion de pénates accueillants ainsi que les rois n’en connurent jamais de plus somptueux, puis l’appeler aux gradins de l’amphithéâtre et l’enivrer de sang, telle a été, au moins pour une part considérable, la politique intérieure des Césars, même les meilleurs.

Vespasien, en sa jeunesse, avait fait le métier de maquignon et son père faisait l’usure ; il passe dieu cependant et ses fils lui ont voulu consacrer un temple. L’espace commence à manquer au Forum ; il faudra que les dieux se rangent et se pressent pour faire place au nouveau venu. Le temple de Vespasien apparaît comme enchâssé entre le temple de la Concorde qui le serre de bien près à droite sur le même alignement, et le temple de Saturne qui lui présente au contraire, orienté tout différemment, sa face latérale. La chaussée du clivus Capitolinus les sépare et ménage une pente adoucie à la montée du Capitole. Vespasien a relevé et de nouveau consacré le grand temple de Jupiter. Le sien est d’ordre corinthien, tandis qu’au temple de Saturne s’enroule la volute ionique. L’un et l’autre présentent sur leur face six colonnes alignées.

Domitien fait dresser dans le Forum sa statue équestre de proportions colossales. Tu embrasses le Forum, s’écrie le poète Stace en son enthousiasme de commande ; ton front brille au-dessus des temples voisins.

Le colosse devait bientôt crouler de son piédestal, suivant l’empereur dans sa ruine.

Domitien avait entrepris, derrière la basilique Æmilia et dans le voisinage immédiat du Forum d’Auguste, la construction d’un nouveau forum, celui-ci placé sous la protection de Pallas. Aussi est-il dénommé quelquefois Forum Palladien. Nerva devait le terminer, le consacrer et même lui donner son nom, appellation officielle qui prétendait jeter l’oubli sur la mémoire même de Domitien maintenant proscrite et détestée.

Pallas n’est pas seulement la vierge guerrière qui se plait aux fureurs de la bataille et protège de son apparition menaçante, de son casque échevelé, les murailles d’Ilion ; elle préside aux travaux féminins qui font la joie, le doux apaisement des pénates respectés ; elle aime à brandir la lance, mais aussi à manier l’aiguille. Nerva veut le rappeler, et les marbres du temple nouveau montrent, dans l’aimable abandon d’une vie journalière, de très sages fileuses et de laborieuses ménagères. N’est-ce pas une leçon et un reproche adressés à l’oisiveté tapageuse qui déserte le foyer et bientôt le déshonore ?

Trajan fait ce que les empereurs n’ont fait que bien rarement avant lui, ce qu’ils n’oseront plus même entreprendre après lui, il recule les frontières de l’empire. Il bataille, il triomphe, et deux arcs le proclament, l’un construit dans le vieux Forum, cette fois ouvert à la consécration d’une gloire digne de lui, l’autre dans un Forum tout nouveau, le dernier que Rome verra construire et peut-être le plus magnifique.

Ici encore c’est une œuvre d’ensemble, de dispositions symétriques. Un seul homme est glorifié, mais c’est Trajan, et cette figure peut suffire à remplir ce cadre grandiose. Une pensée unique a conduit les travaux, rassemblé et dressé les marbres, la pensée du Grec Apollodore, celui-là même que bassement jalousera Hadrien et qui mourra victime de cette jalousie.

L’emplacement même faisait défaut aux édifices projetés ; il a fallu le conquérir entre le Capitole et le Quirinal. Ces conquêtes un peu brutales, consommées sur la nature même, plaisent à l’orgueil de Rome. Une colonne dressée, haute de cent dix-sept pieds, marque la hauteur même de la colline disparue. Ainsi le nouveau Forum est bien romain par cette violence même et cette terre nivelée qui fait place au triomphateur, bien romain aussi dans l’ordonnance des sujets décoratifs : le bulletin d’une campagne, écrit dans le marbre et le vainqueur terminant, comme une exclamation dernière, la spirale triomphale. La Grèce aurait fait chanter au marbre une hymne d’une plus joyeuse envolée. La poésie de Rome est surtout de la prose poétisée ; son épopée vole et plane sur la terre sans jamais se perdre, en de lointaines immensités.

Le forum de Trajan est encore grec cependant par les éléments architectoniques mis en œuvre, par une délicatesse, une recherche du beau que Rome ne devait plus connaître, enfin par une harmonie, une pondération savante de lignes et de proportions dont les Romains, constructeurs robustes plutôt qu’artistes raffinés, ne gardaient pas toujours l’inquiétude et le souci.

Le Forum de Trajan, sa colonne, c’est Rome impériale en sa suprême splendeur par grand hasard affranchie de ses laideurs morales, c’est son administration vigilante, sou état militaire, sa légion, admirable institution que l’on disait inspirée d’un dieu, c’est son orgueil étalé au grand soleil, le marbre même emportant dans le ciel l’apothéose du maître et forçant en quelque sorte l’entrée du vieil Olympe ; c’est mieux encore que tout cela, un beau sourire de la Grèce, à peu près le dernier.

Nulle part mieux qu’ici l’alliance de Rome et de la Grèce n’apparaît consentie librement, heureuse et féconde.

Une basilique, une bibliothèque complètent le Forum de Trajan. Cette bibliothèque fraternellement groupe, sans les confondre, l’œuvre de Rome et l’œuvre de la Gréce, témoignant encore ainsi d’une mutuelle ; estime, et les figures des auteurs fameux tiennent compagnie aux travailleurs.

Un usage bientôt s’établit d’affranchir les esclaves dans la nouvelle basilique. Des souvenirs de joie, de gloire, de prospérité sans regret devaient seuls rester attachés au Forum de Trajan.

Les Forums impériaux de César, d’Auguste, de Nerva, de Trajan librement communiquent, et du vieux Forum jusqu’à celui de l’empereur conquérant, on peut cheminer dans le rayonnement des temples, sous l’ombre hospitalière des portiques, coudoyant tout mi peuple de statues, s’enivrant soi-même à l’illusion facile de mener une pompe triomphale. Jamais dans le passé, jamais dans l’avenir, rien n’a été conçu, rien ne sera réalisé qui puisse balancer de telles magnificences.

En sa primitive signification, un forum est une place publique et par suite un marché ; et les marchés de Rome multipliés, spécialisés ainsi que le commandent les complications de la vie citadine, conservent ce nom fameux. Le plus ancien, le forum boarium, que déjà nous avons signalé, est le marché aux bœufs. Les hautes murailles du théâtre dénommé le théâtre de Marcellus, ombragent le marché aux légumes (forum olitorium) ; c’est là, dans ce forum hanté d’une population campagnarde et des ménagères les plus pauvres, que la colonne lactaria, la colonne du lait, prête sa base, couchette un peu rude, aux petits abandonnés. La publicité de l’abandon, son libre étalage assurent le plus souvent la pitié réveillée et le berceau retrouvé. Rome ne saurait oublier qui ses premiers maîtres furent deux pauvres abandonnés.

Le marché aux poissons, forum piscarium, le marché des friandises, forum cupedinis, rejoignent le marché aux légumes, un nord du grand Forum, dans le même endroit (marcellum) où les bouchers étalent leurs viandes, ils durent tous être déplacés quand furent construits les Forums d’Auguste, de Nerva, de Trajan. Des boucheries furent ouvertes par Auguste sur l’Esquilin, par Néron sur le Cœlius. Il y avait aussi un marché aux porcs, forum suarrium au pied du Quirinal et un marché au pain, forum pistorium près de l’Aventin, d’autres encore dont on a recueilli les noms sans connaître leurs emplacements.

Mais tous ces forums n’ont d’autre histoire que celle de la vie journalière. Ils ne sauraient nous retenir, non plus que les forums retrouvés à Pompéi, Ostie, et ceux d’autres cités romaines, ne sauraient nous appeler ; ces forums de province n’ayant jamais vécu que dans les étroitesses et les obscurités d’une vie municipale.

Il faut bien l’avouer, aux jours où nous sommes arrivés, le vieux Fortran romain ne connaît pas une existence beaucoup plus féconde. Les Antonins gouvernent bien, en administrateurs vigilants, en bons soldats, en philosophes très humains, mais enfin ils gouvernent et gouvernent seuls. Nous n’existons que dans l’empereur, écrit Pline à son cher Trajan ; c’est en lui que réside la république, et le seul vœu que nous puissions former, celui qui renferme tous les autres, c’est de souhaiter un bon empereur. Le posséder c’est tout avoir.... Nous sommes flexibles sous ta main ; nous te suivons en tous lieux où il te plaît de nous mener. Tu nous ordonnes d’être libres, nous le serons.

Cette liberté par ordre impérial ne devait pas beaucoup agiter le Forum, ni réveiller les rostres.

Le temple du divin Antonin et de la divine Faustine vient dresser ses monolithes de marbre cipolin en bordure de la voie Sacrée, en face du temple de Vesta, mais un petit en arrière du temple de César.

Il est devenu impossible de rien construire de nouveau aux alentours immédiats du Forum. Le cadre est complet, ininterrompu, et les rues qui débouchent dans le Forum, comme la voie Sacrée, apparaissent d’autant plus étroites et resserrées que de plus majestueux édifices les pressent et les décorent.

Septime Sévère, vainqueur des Daces, des Germains, des Parthes, ne trouve d’autre place à son arc de triomphe que le sol même du Forum. Il le place devant le temple de la Concorde, et non loin de ce qui fut l’ancien Comitium. C’est une décoration nouvelle, peut-être aussi un encombrement. Rome, en ses splendeurs comme en toutes choses, méconnaît la mesure. Cet arc triomphal témoigne déjà de négligences hâtives et d’une prochaine défaillance. L’ensemble reste harmonieux et magnifique ; tout ce qui est en quelque sorte chiffré dans l’architecture est connu et maintenu. Mais le détail s’altère, le ciseau s’est alourdi, et les campagnes, les victoires de Septime sont racontées en des vulgarités maladroites qui les diminuent. Ce n’est pas un poète qui parle en ces sculptures, pas même un habile chroniqueur, mais un vétéran grossier qui raconte ses exploits le soir à la taverne. Titus, Trajan avaient trouvé des artistes narrateurs qui devaient mieux les raconter.

Cette altération évidente apparaît dans la dimension, dans la forme des lettres mêmes, et jusque dans les formules des inscriptions. Là-bas, plus loin que la Velia, sur la voie Sacrée, l’arc de Titus dénomme en toutes lettres d’abord, et quelles lettres ! de géantes majuscules, le Sénat et le peuple romain ; les noms, les titres de César triomphateur ne viennent qu’à la suite de ce premier énoncé. C’est au moins une suprématie décorative que Rome affirme et se réserve. Ici Sévère et ses fils sont les premiers dénommés, et leurs noms enjambent le marbre escortés des surnoms conquis dans les batailles ; le Sénat, le peuple romain ne sont plus que des initiales abrégées et rejetées en la dernière ligne de l’inscription.

Septime Sévère, à sa dernière heure, pourra dire en toute vérité : J’ai été tout, omnia fui, et, désenchanté de tout, il ajoutera : et nihil expedit, et cela ne sert de rien.

L’empire, cela se met aux enchères et se peut acheter argent comptant. Didius Julianus l’a déjà prouvé, lorsque sa femme Manlia Scantilla l’incitait à surenchérir et à se porter acquéreur. Le Forum l’a vue passer, cette impératrice de soixante-six jours, et la proie convoitée qu’elle venait de saisir, ne lui inspirait plus que de l’épouvante, car les acclamations la faisaient pâlir, et c’est toute tremblante qu’elle franchissait le seuil du Palatin.

Le vieux Forum a reçu le suprême complément de sa décoration architectonique. Les statues impériales, celles de quelques puissants du jour se multiplient sans fin. Les caprices populaires ; la gaminerie malfaisante, en jetteront bas quelques-unes, il en restera debout plus encore. Plus rares seront les vraies gloires, les victoires durables que Rome ait à célébrer, plus nombreux seront les monuments qui les doivent immortaliser. Rome mènera d’autant plus grand tapage en cette complaisante faconde qu’elle redoute davantage de se voir oubliée. Il n’est pas nécessaire de crier si haut quand les grandeurs n’ont pas encore trouvé d’incrédule.

Un Claude le Gothique d’argent, ou du moins argenté, est dressé aux rostres.

Le christianisme dépouille ses voiles mystérieux ; c’est une aurore, un éblouissement. Le Forum semble ignorer cette immense révolution. C’est un îlot resté tout païen et que la marée montante laisse librement émerger. Les enthousiastes de la foi nouvelle redoutent pour leurs symboles, la promiscuité, le voisinage même des héros, qui leur deviennent suspects, et des dieux, qui leur sont exécrables.

Le dernier César sincèrement païen, Maxence (Julien est plutôt un philosophe), dans un règne éphémère et traversé d’inquiétudes chaque jour grandissantes, trouve cependant le loisir de commencer, non loin du Forum, la construction d’une basilique immense. Il bâtit et il rebâtit, obéissant à ce goût bâtisseur que la Rome des Césars devait transmettre à la Rome des papes. Un incendie a dévasté le temple de Saturne. Maxence le relève en toute hâte, ramassant, rassemblant même au hasard les matériaux qu’il emploie. Cette précipitation flagrante, et que les ruines mêmes attesteront, dit bien les angoisses des jours sans lendemain, les inutiles rebondissements d’une société expirante. Ainsi le temple de Saturne reste tout à la fois la création la plus ancienne et la construction la plus moderne que le Forum devait connaître. Il était quand Rome était moins qu’une espérance ; il est quand Rome abdique ses croyances et ses premières destinées.

Voici venir les Barbares. Les Césars désertent la ville des Césars. Les braves n’osent plus quitter les frontières menacées, ou du moins les villes toutes prochaines, Trèves, Lutèce, Milan ; les lâches vont chercher un refuge à Ravenne, gardant plus de confiance en ses marécages empestés qu’en leurs légions amoindries. Tout défaille, d’abord et surtout les âmes.

Des fantômes de consuls, que des fantômes de licteurs escortent, osent pourtant siéger aux rostres et de si haut rendre ce qu’ils appellent la justice. Il en est encore ainsi au temps où fait semblant de régner l’empereur Honorius.

La religion officielle des empereurs est un christianisme d’une orthodoxie souvent incertaine. Cependant le goût du bon ordre, le respect d’un grand passé, une tradition administrative fortement établie leur conseillent quelque réserve en leur zèle de néophyte. On a toléré les sacrifices païens et permis aux vieux temples de laisser leurs portes entr’ouvertes. Bientôt les portes seront closes, mais les temples restent protégés, au moins d’intention.

L’empereur Constant, dans un édit en date de l’an 342 de l’ère nouvelle, parle ainsi : Bien que notre intention soit assurément de détruire la superstition (c’est-à-dire les croyances et les pratiques païennes), nous voulons pourtant que les bâtiments des temples, situés hors des murs de Rome, restent intacts et préservés de toute dégradation.

Le jour s’est levé qui réalise la prédiction d’Horace : Vainqueur, le Barbare foulera du pied la cendre de Rome où résonnera le sabot de son coursier.

Alaric a gueusé les honneurs impériaux, jaloux de se pavaner en ses guenilles éclatantes plus encore peut-être que d’emplir ses coffres. Patrice, maître de la milice, les barbares, les plus fiers et les plus terribles, ambitionnent ces misérables hochets, et rien ne proclame plus éloquemment l’immense prestige que Rome a conservé jusqu’en l’écroulement de son empire.

Alaric pourra bien la violenter et la saccager, mais une hésitation soudaine le saisira a la seule pensée de l’habiter. Ce Visigoth, ce sauvage avoue sa bassesse et son indignité ; en vérité il voit dans Honorius un être qui lui est supérieur et d’une essence plus haute. Il est comme un serf en visite chez le maître ou le patron ; le serf mécontent et famélique pourra bien déménager le logis, même l’ensanglanter, mais avant d’entrer il se sera déchaussé, il aura essuyé ses mains sales à sa peau de bique, en sortant il reprendra ses sabots. Ainsi fait Alaric.

Rome a résisté. Un suprême réveil de sa conscience païenne lui a conseillé les sacrifices déjà bien discrédités, la consultation des aruspices, mais aussi la patience et le courage. Il a fallu un siège prolongé, la trahison d’une femme chrétienne et l’abandon d’Honorius pour consommer le désastre suprême.

Alaric, en marche et déjà menaçant Rome, avait rencontré un ermite, et l’ermite l’avait conjuré de rebrousser chemin : Je ne saurais, avait répondu Alaric d’une voix mal assure ; quelqu’un me pousse en avant et me crie sans cesse : Marche, va dévaster Rome ! Perge, urbem Romam vastaturus !

Un égaré, un inconscient, une force décharnée, un élément à peine un peu plus responsable qu’un torrent débordé, c’est l’histoire même des invasions. La bande d’Alaric le saura comprendre à merveille, achevant et résumant cette orageuse destinée, lorsqu’elle lui donnera pour sépulture et mausolée, le lit fangeux d’un petit fleuve sans gloire.

Alaric est dans cette ville qu’il convoite et qui lui fait peur. La foudre éclate et jette bas quelques statues au milieu du Forum, sinistre présage. Six jours durant, le vainqueur pille, saccage, tue, respectant à grand’peine le seuil de quelques sanctuaires, puis il s’éloigne, il fuit, écrasé de butin, épouvanté de sa victoire. Il semble que les dalles de ces rues où tant de triomphateurs ont cheminé, lui brûlent les pieds ; il fuit n’osant pas même regarder en arrière.

Nil factum ! Ce n’est rien, ainsi parle Orose, un contemporain. C’est en prendre bien à son aise, et cet Orose, si complaisamment dégagé des intérêts présents, serait digne d’être l’historiographe de l’empereur Honorius.

Honorius est à Ravenne, très occupé dans son poulailler : son eunuque favori accourt ; il est tout pâle, il tremble, balbutiant des mots sans suite. Enfin se fait comprendre : Rome est perdue ! s’est-il écrié. Eh quoi ! elle vient, réplique l’empereur, de manger dans ma main ! Rome est le nom d’une poule qu’il nourrit, empressée à sa voix, fidèle à ses caresses, et que lui-même a baptisée de ce grand nom. L’eunuque s’explique. Rome est perdue, Alaric campe sur le Capitale ! Bon ! dit Honorius, j’avais compris que ma poule était morte.

Les Barbares bien repus modèrent leurs appétits dévastateurs, et l’admiration béate que le spectacle, pour eux si nouveau, des splendeurs romaines, leur inspire, devient pour ces mêmes splendeurs la meilleure sauvegarde. Aucun de ces grands fléaux du monde ne se risque à revêtir la pourpre impériale. Ils font des empereurs, ils les défont, jamais ils n’oseront continuer les Césars jusque dans la complète usurpation de l’héritage.

Théodoric harangue la foule dans le Forum, en un très mauvais latin, il n’en faut pas douter, et qui aurait cruellement torturé l’oreille de Cicéron, mais la conquête barbare témoigne ainsi d’une solennelle déférence aux souvenirs du passé.

Ce même Théodoric, conseillé de Boèce, de Symmaque, de Cassiodore, car il aime à s’entourer d’esprits cultivés, déclare hautement ses résolutions protectrices. Les monuments seront conservés et même restaurés, étrangement peut-être et d’une main maladroite, mais enfin Théodoric rêve l’adoption de la vieille Rome et commence par la mériter. Je veillerai, dit-il, sur les monuments avec un zèle infatigable. Aussi Rome, surprise d’une clémence que ses maîtres romains ne lui témoignaient pas toujours, avoue et proclame son bonheur. Le marbre en reçoit confidence : Regnante Domino Theodorico, felix Roma.

Au VIe siècle, Procope nous montre le Forum tout rempli de statues de bronze. On y voit, dit-il, des œuvres de Phidias, de Lysippe et la célèbre vache de Myron.

Le cirque est l’objet d’une sollicitude toute particulière, le cirque devenu, ainsi que le raconte Ammien Marcellin, le temple de peuple, sa demeure, son lien de réunion, sa chambre à coucher.

Quelquefois les poètes, au milieu même du tapage un peu vide et sans pensée que menait la Rome impériale, affrontaient les suffrages de la foule, et le Forum retentissait de leur faconde cadencée. L’usage subsiste très longtemps. Aux premières années du VIIe siècle, Fortunat, le poète familier de Clotaire et de la princesse Radegonde, s’enorgueillit d’apprendre que ses vers sont récités au Forum de Trajan. La statuaire romaine, ne saurait-elle plus que tailler d’affreuses caricatures, n’a pas encore renoncé à consacrer les gloires nouvelles et la statue du poète Sidoine Apollinaire est dressée dans ce même Forum.

Les Byzantins ressaisissent l’Italie et pour quelques jours refoulent les Barbares. Aussitôt Smaragdus, préfet de Rome, enlève une colonne au temple de Vespasien, car il faut se presser, les destinées impériales ne connaissant pas beaucoup de lendemains, et le piédestal reçoit une inscription où l’empereur Phocas très clément (il n’a tué que son prédécesseur et les enfants impériaux) est loué.... pour les bienfaits innombrables de sa piété, pour le repos procuré à l’Italie et à la liberté.

Ce monument de mensonge et d’une basse adulation, est le dernier qu’ait reçu le Forum.

Charlemagne, un passant qui du moins chemine dans le rayonnement d’un triomphe mérité, loge, peut-être vaudrait-il mieux dire, campe au Palatin, dans le palais des Césars.

Mais une puissance s’est élevée qui diminue ou du moins balance toutes les autres. Rome, jusque dans l’écroulement de ses prospérités dernières, ne fait, semble-t-il, que renouveler sa gloire et changer de grandeur. Le monde  a subi si longtemps, si docilement accepté l’asservissement même de la pensée que Rome transformée va, sans grande peine, lui jeter le mot d’ordre nouveau et formuler les nouvelles croyances. Les papes, héritiers des césars et prenant après eux le titre de souverains pontifes, réservent peut-être aux élus un royaume qui n’est pas de ce monde, mais dans cette lointaine attente, traitent de haut avec les plus superbes et bientôt établissent en ce monde un empire qui n’a pas de frontière. L’anathème est longtemps aussi fort que la légion.

C’est un retour singulier et qui témoigne d’une longue survivance des traditions les plus lointaines, le Forum reprend son droit d’élection. Les fidèles, souvent non sans tumulte, comme si le choix d’un consul ou d’un tribun ameutait les partis rivaux, désignent le suprême pasteur de l’Église, aux lieux mêmes où reviennent tous les fantômes de la vieille Rome. Un cortège, aussi magnifique qu’un temps de misère et de ruine permet de le rêver, accueille l’élu de Rome et du monde, et le promène à travers le majestueux décor de la métropole païenne. Les arcs triomphaux s’ouvrent docilement a ce triomphe inattendu. Les échappés des catacombes, leurs enfants eau moins, effaceraient les pas des grands césars, si rien ide ce qui est très grand pouvait jamais être effacé. Le VIIIe siècle devait renouveler plusieurs rois ce spectacle singulier.

L’œuvre de destruction est commencée cependant. Rome se déplace, sans toujours sortir de ses murailles, enceinte devenue trop vaste et qui lui permet d’errer comme en des solitudes chaque jour grandissantes. Les aqueducs sont rompus et, de plusieurs siècles ne seront plus rétablis, les fontaines se dessèchent. L’Aventin est déserté presque complètement ; l’Esquilin, le Cœlius, le Viminal, quatre collines sur sept, ne présentait plus que des champs, des vignes bien souvent négligées du travailleur, car le travail est infécond au milieu des alertes d’une existence haletante et angoissée. Les grandes ruines apparaissent, se dressant dans cet abandon et ce silence ; et d’autant plus majestueuses que la ruine même est une suprême majesté. Rome, bien réduite, se cantonne dans le champ de Mars et se blottit au bord du Tibre. Cette eau fangeuse longtemps lui restera le seul breuvage permis. Rome finit, ou du moins semble finir, ainsi qu’elle a commencé, dans le croupissement d’un marécage.

Le Normand Robert Guiscard saccage et détruit avec une sorte de fureur.

On bâtit cependant, et c’est le désastre inexorable. La vieille Rome devient la carrière de la Rome nouvelle ; c’est un prodige qu’elle ait pu suffire à dix siècles de pillage et rester reconnaissable. La ruine, suspendue aux premiers lendemains des invasions, précipite son œuvre ; elle a regret et repentir de sa trop longue indulgence. Le pape Eugène IV (1451) prescrit la recherche et l’enlèvement des marbres anciens. Un four à chaux est établi au collège de Vesta pour les dévorer plus rapidement.

Un bail, officiellement consenti en date de 1499, porte ces mots : Locatur marmorariis cava de S. Cosmo e Damiano ad tre colonne. C’est la location d’une carrière, en plein Forum, et le langage employé est aussi barbare que la mesure même.

En cet âge ténébreux, une lumière subsiste, quelquefois à peine une lueur, mais qui semble continuer la flamme protectrice de Vesta. La suprême prééminence de Rome apparaît comme un dogme généralement consenti ; les destinées mêmes du monde semblent étroitement soumises à cette Rome gisante et cependant toujours dominatrice, la foi et la légende associent la même pensée. Un Marc-Aurèle équestre qu’une piété ignorante révère, le prenant pour un Constantin, garde quelques vestiges de dorure, et cette dorure lentement reparaît, dit-on. Lorsque l’empereur aura complètement revêtu sa première splendeur, le monde finira. La même toute-puissance de prédiction est attribuée au Colisée. Le monde ne saurait survivre à sa disparition.

Les titres, les dignités même que Rome avait illustrés, n’ont pas trouvé un si complet ensevelissement que de subites résurrections ne les rejettent en pleine lumière. Les agitateurs populaires, poursuivants d’un souvenir perdu dans un passé trop lointain pour pouvoir être rappelé, ou d’un idéal encore trop incertain aux brumes de l’avenir pour qu’il puisse être rejoint, n’imaginent rien qui leur soit une force plus grande, une plus éclatante consécration. Au Xe siècle Crescentius est consul ; au XIIe siècle Arnaud de Brescia est tribun. Rienzi à son tour reprend le titre de consul ; il est toutefois le consul des pauvres et des orphelins ; et c’est une appellation en quelque sorte christianisée que les fastes consulaires avaient ignorée. Il semble due le théâtre du vieux Forum devait convenir, mieux que pas un autre lieu en sa Rome bien-aimée, à cet évocateur du passé, lui-même enivré des visions sublimes qui lui faisaient cortège. Le Forum ne parait jamais avoir reçu que la confidence de ses rêveries et ses visites solitaires. Mais combien de fois, foulant du pied ce passé qu’il connaissait si bien, il a dû réprouver un présent si tristement dissemblable, et quelles malédictions son âme orageuse, au milieu de ces poussières qui furent le Comitium, la Curie, les rostres retentissants, ne devait-elle pas envoyer à ces repaires, à ces citadelles qu’une aristocratie de malandrins et de pillards découpait, crénelait aux ruines insolemment usurpées ! Les Orsini au théâtre de Pompée, au tombeau d’Hadrien, les Savelli au théâtre de Marcellus, les Conti au Forum de César, de quel poids écrasant tous ces tyranneaux pesaient au front de Rome !

Sixte-Quint fait du Forum un lieu de décharge publique. Les gravats, les immondices, toutes les inutilités, toutes les impuretés que vomit une ville, l’envahissent et si bien l’effacent que la sépulture même en devient incertaine et controversée.

Le XVIe siècle a multiplié les fouilles et remué le sous-sol romain, mais dans une préoccupation d’avidité plus encore que de curiosité, sans méthode et sans suite. Les tranchées n’avaient pas plus tôt livré quelques beaux marbres, décoration enviée de tous ceux qui bâtissaient des palais ou des villas, qu’elles étaient reformées, et la pioche allait poursuivre un peu plus loin ses recherches. Paul III cependant, désireux de ménager à l’empereur Charles-Quint les pompes d’une entrée solennelle, a ordonné le déblaiement, ou du moins le nettoyage sommaire du Forum, de la voie sacrée et de ses abords immédiats. Ainsi, sans accrocher à la voûte les panaches de ses chevaliers, ce César flamand-espagnol peut cheminer de l’arc de Constantin à l’arc de Sévère. Cette restitution pédante d’un triomphe à l’antique accuse bien le goût du temps ; mais ce n’est rien qu’une leçon apprise et plus ou moins maladroitement récitée, une mascarade où traînent des oripeaux menteurs. Le Forum n’en gardera qu’un peu plus de poussière.

Le silence, l’abandon l’ont ressaisi. C’est maintenant le Campo Vaccino, le champ des vaches, ainsi qu’il le fut aux jours légendaires où Romulus y poursuit un peuple et son troupeau. Tel il nous apparaît au XVIIe siècle, lorsque la rage destructive commence à se ralentir. Il n’a plus guère d’habitants que des souvenirs, et encore ils vagabondent indécis entre les débris qui les sollicitent, on dirait des hirondelles revenues d’un très lointain voyage. Elles souhaitent l’abri du vieux nid d’autrefois, mais le cherchent vainement, leur mémoire est voilée de quelque incertitude ; elles voltigent inquiètes ; les refuges aimés, toutes ces choses qui leur étaient si doucement coutumières, ont si bien changé qu’elles leur sont méconnaissables. Elles voltigent, les pauvrettes, répétant des appels restés inentendus ; leurs tournoiements et leurs petits cris disent leur triste déconvenue.

Le christianisme a conquis le Forum, tardivement, mais enfin complètement. Les sanctuaires consacrés aux saints, aux martyrs, germent presque aussi nombreux que les sanctuaires païens et souvent à la même place. Sainte-Marie libératrice avoisine ce qui fut le temple de Vesta. L’église Saint Cosme et Saint Damien enchâssée dans le temple de Romulus, fils de Maxence, une autre église enchâssée dans le temple d’Antonin et de Faustine et qui emprunte sa dénomination vulgaire d’admirable Miranda, aux colonnes antiques magnifiquement alignées sur sa façade, bordent la voie sacrée et annoncent le Forum. La Curie et ses dépendances immédiates prêtent l’appui de leurs murailles, ou du moins de leurs fondations, aux deux églises toutes voisines de Saint Adrien et de Sainte Martine. La prison Mamertine est un sanctuaire entre tous vénéré ; elle ne connaîtra plus les angoisses des agonies secrètes. Le sol même du Forum, ses dalles obstinément païennes ont vu s’élever une petite église de la Vierge mère, Sainte-Marie au Forum. Le rapprochement de ces mots, venus d’horizons si lointains, n’est-il pas curieux et saisissant ? C’est là un de ces contrastes comme la ville éternelle en présente souvent. Cependant cette église ne devait fournir qu’une destinée éphémère ; elle a disparu comme étouffée entre ces pierres qui répugnaient à lui céder la place ; ainsi languit et se dessèche une plante chétive que le hasard d’une brise féconde a fait germer entre deux pavés.

Au reste, toutes ces églises, parure nouvelle et longtemps imprévue du Forum, empruntent leur plus grande magnificence aux débris qu’elles enchâssent, aux marbres ramassés dans les ruines.

Les basiliques, les sanctuaires qui ont fait la gloire de la Rome papale, sont loin d’ici.

Un long espace de temps devait s’écouler entre l’effacement suprême du Forum et sa longue exhumation, aujourd’hui seulement à peu près achevée. Les bœufs, les vaches y venaient poussés du long bâton ferré, et leurs pasteurs les escortaient, montés sur de petits chevaux. Ce n’était pas une solennelle hécatombe qui se préparait, mais la vente, l’achat très peu glorieux, un commerce très vulgaire. Dans l’attente du nouveau maître qui devait les emmener, les bêtes ruminaient tranquilles et bruyamment reniflaient, inquiètes de ne sentir à portée de leur langue qu’une herbe poudreuse et desséchée ; puis elles sommeillaient de longues heures, car leurs maîtres de la veille, comme ceux du lendemain, n’étaient jamais bien pressés de conclure, et le Forum, devenu un pâturage, un dormoir, reflétait la si lointaine vision de ses premiers jours.

Les rêveurs, les chercheurs d’idéal, les glaneurs des hautes pensées, complaisamment visitaient ce Forum silencieux, les uns n’appontant à ce pèlerinage qu’une pieuse tendresse, les autres, le crayon à la main, interrogeant les ruines, ressaisissant à travers les siècles les splendeurs éteintes. Poussin, Gaspard Dughet, Claude Lorrain, combien d’autres sont venus là ! Rien ou bien peu de chose troublait ces laborieuses méditations, cette sainte confraternité des grandes âmes et des grands souvenirs. Les églises avoisinantes n’appelaient que le concours incertain et intermittent de fidèles peu nombreux ; rien ne parlait, rien ne respirait qu’en un discret murmure. Le pape Pie VII voulut même éloigner un peu le marché aux bœufs jusque sur la Vélia et planter d’ormeaux le vieux Forum, ainsi que sur une tombe respectée, on veut la consolation et l’abri de quelque verdure.

Les maisons étaient rares ; quelques pistes mal frayées semblaient chercher à l’aveuglette le tracé des voies anciennes ; un grand escalier, avoisinant la prison devenue église, escaladait le Capitole, et si de là, arrêté sur les derniers degrés, quelqu’un de ceux qui savent penser et qui savent comprendre, se détournait et mesurait l’espace, son regard restait enfermé aux étroitesses jalouses d’un horizon bien réduit. Il ne voyait des temples que des colonnes clairsemées, dernières survivantes de la futaie tombée sous la cognée ; il n’en pouvait pas même mesurer la hauteur, car les décombres leur montaient aux cannelures et les ensevelissaient presque à demi. Les voûtes triomphales des arcs, où le nom des Césars encore resplendissait, s’enfonçaient ombreuses et basses ainsi que l’entrée de mystérieuses catacombes, et les bas-reliefs de guerres, de batailles, descendus au niveau du sol, mettaient vainqueurs et vaincus à portée de la main. Pour suivre l’épopée des victoires impériales il fallait écarter du pied les broussailles ou les herbes folles. Et cependant cette morne solitude grandissait jusqu’à l’immensité d’un monde à ces yeux qui étaient dignes de la contempler, à cette âme qui s’effrayait de ne la pouvoir contenir. C’est que dans ces débris qui sont à peine des ruines, dans cette tombe fameuse et qui semblait répandre en tous ses alentours le silence et la mort même, se révélait la plus féconde, la plus grande, la plus magnifique de toutes les histoires, et que dans ces poussières frémissait encore la vie la plus haute, la plus superbe qu’ait vécue l’humanité.

 

FIN