LE FORUM

 

LES TRIUMVIRS

 

 

Ces temps sont affreux, et ceux qui vont les suivre ne promettent que des accalmies passagères. Les premiers rôles seront tenus cependant par des hommes quelquefois accessibles à de vagues retours de justice et de pitié. L’atrocité ne sera plus que de la cruauté, au moins quelquefois. Pompée, César, Crassus, Cicéron, Clodius, Catilina, Caton, tels sont les noms qui vont remplir la ville et le monde. Nous n’avons pas à les suivre au loin. Le drame se joue aux frontières chaque jour reculées, car Rome ne fut jamais plus glorieusement conquérante qu’en ces jours de séditions journalières et de tempêtes civiles, mais le Forum reste la place toujours disputée, la conquête suprême, le champ d’une bataille toujours recommencée.

Un premier mariage a fait de Pompée approximativement le gendre de Sylla, sa fiancée étant la fille d’une des femmes de Sylla, mais issue d’une précédente union ; et, pour complaire à cette apparence de beau-père, le jeune Pompée s’est si bien essayé aux rigueurs sanglantes, que déjà le dictateur saluait l’adolescence pleine de promesse d’un petit bourreau : adolescentulus carnifex. Mais Pompée, vaillant soldat et qui a reçu de ce même Sylla des enseignements plus avouables, car il a servi dans ses armées, n’a pas le tempérament d’un bourreau, ni même d’un proscripteur implacable. Il a de l’orgueil, mais aussi, de la vanité, et la vanité est toujours mauvaise conseillère. Il aime la gloire, et cela convient h ce digne fils de Rome. Nous sommes tous sensibles aux attraits de la gloire, proclame Cicéron, les grands cœurs plus encore que tous les autres. Mais Pompée est non moins sensible à la gloriole. Il se payera de cette fausse monnaie. Tout ce qui brille l’attire et l’affole. Il éblouira longtemps le peuple romain, mais il s’éblouira lui-même et partout et toujours. Il saura gagner des batailles et les vanter, les fêter ; il apparaîtra comme un dieu au dénouement prochain d’une tragédie ; il s’empressera même à moissonner les lauriers des autres, estimant peut-être que toute victoire est chose due au grand Pompée et que son génie l’a inspirée si son bras ne l’a pas décidée. Il rêvera la toute-puissance, très médiocrement respectueux des lois et des traditions de Rome, mais il n’osera directement la saisir. Il attendra des événements, de la fatigue des uns, de l’engouement des autres, une dictature qu’il se garderait bien d’abdiquer à l’exemple de son premier maître. Il briguera, il obtiendra, et même il méritera une immense popularité, nais il ne saura pas la maintenir, et ce grand vainqueur, frappant la terre du pied, aux jours de crise suprême, bien loin d’en faire surgir des légions, n’aura d’autre ressource que l’abandon immédiat de toute l’Italie, la fuite au delà des mers. Il n’aura rien su préparer et rien su prévenir. Il prêtera ses légions à César pour conquérir les Gaules, imaginant peut-être que ces soldats, longtemps les siens, le resteraient toujours, qu’ils accourraient toujours dociles au mot d’ordre qu’il lui plairait leur adresser, et que les légionnaires de César, vainqueurs des Gaulois, des Bretons, des Germains, de cent peuples dont les noms mêmes jusqu’alors étaient inconnus, redeviendraient les légionnaires de Pompée. On ne saurait dire ce qui l’emporte dans ce calcul de l’outrecuidance ou de la naïveté.

Les campagnes de Pompée, non plus que celles de César, ne sont de notre sujet. De l’un à l’autre de ces deus hommes et plus tard de l’un à l’autre de tous les remueurs de la plèbe qui vont se disputer la suprématie sur les ruines des antiques institutions romaines, nous voyons un homme aller, venir, reculer, avancer, gémir souvent, tonner quelquefois, parler toujours, et cet homme, la gloire de l’éloquence latine, est Cicéron. Sa vie presque tout entière se déroulera à Rome, car il se lamente à peine en est-il éloigné, et toute sa philosophie ne saurait tempérer longtemps ses regrets. J’ai perdu ma lumière, dit-il, dès que le Capitole n’est plus visible au prochain horizon.

Il est né dans Arpinum comme Marius, mais rien n’aurait jamais rapproché ces deux hommes à peine échappés de leur commun berceau. Cicéron a porté les armes, aucun Romain ne saurait méconnaître ce premier devoir ; il a suivi Sylla au pays des Marses, nuis il estime que tout est préférable à la vie des camps. Peut-être sa constitution délicate aggrave-t-elle singulièrement pour lui le labeur journalier du soldat. Cependant les présages n’ont pas manqué à son enfance première, et sa nourrice a rêvé que l’enfant, endormi dans ses bras, serait la gloire et le bienfaiteur de sa patrie.

Cicéron, cela est un nom, ou plutôt un sobriquet burlesque et qui prête à rire. Un pois chiche, cela n’est pas un objet bien rare et d’un usage relevé. Cicéron ennoblira ce nom de famille, il signera son nom de l’objet même, son homonyme, et l’inscrira sur un vase de bronze par lui consacré aux dieux immortels.

Cicéron n’est pas de bien haute naissance. Son mariage, ses talents, largement rétribués, jamais cependant abaissés à quelque indigne vénalité, lui ont assuré les moyens de mener une très large existence. Chevalier, et très attaché à la caste des chevaliers, il habite aux Carines. C’est un quartier élégant, et Pompée lui aussi abrite là ses pénates. Les Carines ne sont pas éloignées du forum. Cicéron voudra cependant s’en rapprocher encore. Dans cette ville si aimée, le Forum l’attire, le retient, rappelle ses plus constantes pensées. Quelques patriciens d’humeur grondeuse s’indigneront qu’un homme nouveau, issu de petites gens, un provincial, ose venir au Palatin usurper la mitoyenneté des demeures pleines d’ancêtres glorieux ; mais Cicéron ne craint pas les propos railleurs. Il manie le rire et la moquerie comme pas un orateur de Rome. N’a-t-il pas entretenu commerce si familier avec la Grèce, qu’au retour de son premier voyage on l’appelait lui-même le Grec ? Ce n’est qu’un jeu pour lui de mettre les rieurs de son côté.

Tout enfant il a cadencé dactyles et spondées ; et les vers lui resteront toujours un exercice facile. La Grèce l’a enseigné, disons-nous, et dans les écrits des sages disparus, et dans les harangues encore tout enflammées des orateurs fameux, et dans les leçons avidement écoutées de Philon le philosophe ou du Rhodien Apollonius, fils de Molon. César à son tour sollicitera les conseils de celui-ci.

Apprendre à penser n’est pour l’orateur que la moitié de la tâche. Il lui faut encore posséder la diction, la mimique et le geste. On ne saurait trouver meilleurs initiateurs à cette science que des comédiens. Roscius, le seul acteur qui ait semblé digne par son talent de monter sur la scène et par sa vertu de n’y monter jamais, enseigne Cicéron et reste son familier. Roscius excelle surtout dans la comédie ; aussi ses avis ne sauraient suffire, la comédie journalière du prétoire et des rostres sombre trop, souvent aux épouvantes de la tragédie. Æsopus, acteur tragique, complète cette précieuse éducation.

Sylla encore debout projetait son ombre redoutée sur le Forure, lorsque, pour la première fois, le très jeune Cicéron a pris la parole. Il ne s’agissait que des intérêts d’un particulier et d’une affaire civile. Mais le plaignant, un premier Roscius, non pas le comédien, avait encouru les colères de Sylla, et si par hasard il avait gardé sa tête sur ses épaules, ses biens étalaient des brèches béantes. Défendre cette victime et ce proscrit, c’était directement attaquer le proscripteur. Aussi voyons-nous Cicéron, d’autant plus en danger que sa parole avait triomphé, déserter aussitôt sa chère Rome et sa douce Italie pour la Grèce lointaine.

Toutefois le Forum avait écouté, applaudi la grande voix d’un maître de l’éloquence ; il ne devait plus de longtemps l’oublier.

La première question, mais celle-ci publique et intéressant la destinée même de l’état, qui amène Cicéron aux rostres, est la loi dite Manilia, du nom de Manilius, le tribun qui l’avait proposée. Il s’agissait de confier pour trois ans à Pompée le commandement des armées d’Orient, le gouvernement de la Colchide, de la Cilicie, de l’Arménie, de la Cappadoce, bref d’un empire déjà immense et que de prochaines victoires devaient grandir encore, enfin la direction suprême de la guerre contre Mithridate, un digne adversaire toujours reparaissant, jamais lassé. Quelques-uns, et non des moins prévoyants, résistaient à cette prodigalité d’honneurs et de puissance. Cicéron cependant appuyait la loi et contribuait plus que personne à la faire adopter. Il était dans sa destinée de toujours chérir la liberté romaine, mais non pas toujours de la servir utilement.

Pompée éloigné, emporté au tourbillon de ses conquêtes et bousculant du pied les sceptres et les trônes, Cicéron, tout à coup va grandir et pour quelques jours il occupera la scène, très dignement et, ce qui devient plus rare, très honnêtement.

Cicéron est consul, mais cette dignité, un patricien la lui a disputée. Ce rival, nous l’avons déjà rencontré jeune parmi les plus infimes sicaires, pourvoyeurs des charniers de Sylla. L’ambition de Catilina, ou plutôt, ce mot est trop beau, son appétit de jouisseur s’est exaspéré avec l’âge. On ne saurait trouver un scrupule qui le gène. Il a enlevé une vestale ; il en a fait sa femme. Il a sa bande, on pourrait dire son armée nombreuse et facilement recrutée parmi les vétérans de Sylla, les quémandeurs d’emplois vainement sollicités, les débiteurs perdus de dettes, tous les déclassés, tous les mécontents, les meurtriers publics maintenant sans emploi. Il leur a promis, il s’est promis à lui-même la curée triomphante de Rome, et cette conquête plus profitable, plus prochaine que pas une autre, peut sembler aussi plus facile, tant de lâches défaillances ont épouvanté les esprits, tant de complicités consenties hier, avouées demain, étendent et forment cette immense conjuration.

On ne saurait trouver dans une école de gladiateurs un téméraire, capable de toutes les violences, qui ne se dise l’ami intime de Catilina, ni au théâtre un bouffon énervé et sans âme qui ne se glorifie d’avoir été le compagnon de ses débauches. Cicéron dit cela et Rome le sait à merveille, car si les menées restent secrètes, ou du moins enveloppées de quelque mystère, le meneur apparaît devant tous et son effronterie même lui devient une force redoutable. Ses vices, ses désordres, ses insolences, ses cruautés, ses sacrilèges même lui sont des titres aux épouvantes des uns, aux espérances des autres. Les vertus et les services rendus a la chose publique ne sont plus ce qui toujours recommande le mieux. Cicéron dira : Je prends sur moi la haine des pervers. Parole fière, mais d’une portée bien lointaine et qui ne sera pas oubliée ; défi superbe mais qui sera relevé.

Cependant la terreur est partout, dans les rues de Rome, jusque dans le ciel, comme si les violences pressenties, les crises annoncées ne devaient pas épargner même la majesté des dieux. La foudre a frappé le Capitole ; un hibou piaulant s’en est envolé. La louve de bronze a trébuché sur son piédestal. Des enfants sont nés, tenant la main gauche sur la tête. Les tables on sont écrites les lois se sont fendues, comme balafrées d’un poignard invisible.

La nouvelle de ces prodiges a couru toute la ville, et Catilina, audacieux mais habile en ses complots parricides, n’aurait garde d’y contredire. Ces épouvantes déjà le grandissent à l’égal de quelque divinité dévastatrice et vengeresse. On assure que lui-même et ses complices les plus familiers ont échangé d’effroyables serments et que le sang humain, bu dans la même coupe, a sanctionné leur alliance.

Un homme veille cependant, un homme délicat de santé et d’un aspect assez débile. Un de ces gladiateurs, grands amis de Catilina et qui lui prêtent une escorte plus redoutable encore que celle, jusqu’à ce jour refusée, des douze licteurs consulaires, l’assommerait d’un coup de poing ou l’étranglerait, sans même avoir besoin d’y mettre les deux mains, tant le cou de cet homme est effilé et mince. Il est malhabile au maniement du glaive et ce consul peu militaire proclame que les armes doivent céder à la toge civile. Sa poitrine est faible, mais une âme vaillante l’habite, et la voix qui s’en échappe se haussera aux accents les plus superbes, elle sera, pour quelques jours du moins, la voix même de la patrie. Le Forum la reconnaîtra, le Forum qui déjà semblait n’en plus garder le souvenir.

La parole n’est plus un vain bruit qui retentit et qui passe, c’est une action. Faut-il dénoncer le complot, mais aussi l’arrêter ? Cicéron a convoqué le Sénat au Palatin, dans le temple légendaire de Jupiter Stator, de Jupiter qui arrête ; et c’est là devant Catilina venu prendre séance avec sa confiante audace de joueur sûr d’une partie gagnée, que la voix révélatrice a tonné et que le traître flagellé en plein visage, dissimulant tout d’abord mais bientôt confondu, s’est lui-même dénoncé. Sa pâle colère décolore, jusqu’à la dernière lividité de la mort, sa pâleur accoutumée ; son geste, le plus souvent lent, a quelque chose des paresses nonchalantes de la panthère, puis tout à coup il se précipite véhément et désordonné. La parole a suffi, mais quelle parole à jamais foudroyé de plus haut ? et Catilina s’est enfui de l’assemblée. Entre les complices inavoués que peut-être il y comptait, aucun n’a osé prendre sa défense.

Regagner sa maison, toute voisine cependant, car il demeure an Palatin, il n’en saurait prendre le temps. Li voix de Cicéron tonne encore sur ses pas et le chasse de Rome, Là-bas une armée l’attend aux montagnes d’Étrurie ; il trouvera la bataille, mais aussi la défaite et la mort.

Faut-il maintenant, l’œuvre préservatrice n’étant pis encore achevée, juger les complices de Catilina, ces misérables qui déjà avaient organisé la dévastation de Rome, préparé l’incendie, posté les bandits armés qui devaient activer les flammes envahissantes et massacrer quiconque aurait essayé de les arrêter ? Faut-il, suprême infamie, révéler l’alliance monstrueuse de ces Romains et d’une tribu gauloise toute prête à violer la frontière ? Cicéron encore mie fois traîne à sa suite le Sénat, et cette fois, évoquant une déesse, suprême conciliatrice, il a voulu qu’il siégeât dans le temple de la Concorde.

Le danger n’est pas beaucoup moins grand qu’il ne l’était la veille ; car les dispositions du peuple restent incertaines. Brûler la ville de Rome ; cela n’inquiète et n’indigne qu’à demi cette foule aride et qui n’a d’autre toit que les portiques hospitaliers des temples et des basiliques. Crassus, enrichi dans l’achat de patrimoines vendus aux enchères lors des proscriptions de Sylla et qui possède des rues tout entières, comme quelques autres fastueux propriétaires, prendrait de toute cette affaire un plus juste souci. Cependant quelques soupçons circulent ; mal démentis, qui font de Crassus un demi complice de Catilina. Ô temps ! Ô mœurs ! comme s’exclamait hier Cicéron. Combien de peine auront les juges des enfers à sonder les derniers replis de ces âmes ténébreuses ! Et combien justement Cicéron dira à son confident Atticus : Nous avons perdu, non pas seulement la sève et le sang, mais jusqu’à l’apparence et la couleur de notre ancienne Rome !

Cet Atticus reste l’un des hommes les plus honnêtes et les plus estimables de Rome en un temps où le dénombrement en serait facile. Très habile toutefois, très prudent et même timoré, il est l’ami de tout le monde, et sa diplomatie, toujours en éveil, sollicite et entretient adroitement ces utiles amitiés. Atticus est de bon conseil, mais de conseil timide. Correspondant empressé de Cicéron, dès que Cicéron a quitté Rome soit pour le délassement des champs et l’apaisement discret de quelqu’une de ses villas, soit dans les tristesses d’un bannissement ou d’une fuite involontaire, il écrit longuement, mais toujours se fait renvoyer ses lettres et soigneusement les détruit. Pas d’amour-propre d’auteur ni de prétention littéraire. Cicéron se ferait étrangler pour sa patrie, aussi pour une phrase éloquente et harmonieusement pondérée. Atticus tient beaucoup à vivre, estimant la vie chose bonne et réjouissante. Aussi, et c’est là un chef-d’œuvre de conduite qui témoigne de son adresse, il vivra longuement, brillamment, heureusement. Sa fille épousera Agrippa, sa petite-fille l’empereur Tibère. Ce cher et bon ami Cicéron aura été égorgé, la liberté romaine prise au lacet aura jeté son dernier râle, nul doute que cet excellent Atticus n’en ressente quelque regret, mais enfin il faut bien penser qu’un long voyage ne saurait s’achever sans que l’un ou l’autre des compagnons reste en chemin. Il relira les charmantes lettres de Cicéron, il les a pieusement, gardées, et les dialogues, les petit traités, de la Vieillesse, de l’Amitié surtout, et nul doute que ces muettes causeries lie consolent ce cher Atticus.

Ce n’est pas lui assurément qui aurait vaillamment soutenu Cicéron dans sa lutte contre Catilina. Par bonheur Caton est là, et cette haute figure domine la tourbe grondante que devient le peuple romain, ainsi qu’un rocher sourcilleux, le flot que la tempête affole et que souille l’écume.

Le premier Caton, le censeur, est son bisaïeul. Il a hérité de lui l’indomptable fermeté d’âme, la rigide et farouche probité, mais non pas la dureté presque cruelle. Tout enfant, plutôt que de reconnaître pour légitimes les revendications des Italiens en quête du droit de cité, il s’est laissé empoigner par un contradicteur un peu brutal, suspendre dans le vide d’une fenêtre béante, et son entêtement se serait broyé la tête sur les dalles de la rue plutôt que de fléchir. Il n’apprenait pas vite, mais n’oubliait jamais. Son enfance est triste, sevrée de la tendresse d’une mère, curieuse, acharnée à demander le pourquoi de toutes choses, mais sans aimable abandon, sans la détente du rire, sans le rêve qui dore les prochains horizons. A quatorze ans Caton a jugé, condamné la tyrannie de Sylla, et cette innocence, indignée de l’universelle lâcheté, se ferait vengeresse et meurtrière, si les précepteurs en émoi ne la tenaient sous clef. Il est peu causeur : il aura bien le temps de parler, dit-il à ceux-là que cette réserve étonne, le jour où il aura quelque chose à dire qui en vaille la peine.

Ces manières ne sont pas pour lui concilier beaucoup d’amis, encore moins de flatteurs. La fortune de Caton ne saurait promettre que des orages aux rares fidèles qui la suivront.

Nous avons signalé, parmi les monuments qui bordent le Forum, la basilique Porcia, création du vieux Caton. Il paraît que ses dispositions intérieures ne convenaient plus aux habitudes nouvelles, peut-être à l’encombrement d’une affluence toujours grandissante. Les tribuns projetaient de les modifier, désireux de faciliter le va-et-vient de leur clientèle, car c’est là qu’ils ont pris l’habitude journalière de donner audience. A ce beau projet, que sa piété familiale réprouve, le jeune Caton s’est opposé, et tel fut le sujet de sa première harangue.

Ainsi que son ancêtre, Caton dédaigne les manières élégantes. Il est souvent mal mis. Souvent il oublie de se chausser même de vulgaires sandales. On le voit, les pieds poudreux, traverser le Forum et siéger dans la Curie. Cependant ce va-nu-pieds sait imposer l’attention, le respect et même le silence. Les femmes ne l’aiment guère, la sienne d’abord, qu’il répudiera, sa sœur qui n’aura de tendresse que pour le jeune César, un libertin effronté, mais d’un commerce charmant.

César, fils de Vénus et très fier de cette origine que ses grâces natives à merveille confirment et justifient, est déjà un héros et la renommée lui sourit, pressentant une éblouissante aurore. Il fait des dettes royalement et royalement oublie de les payer. Ses créanciers déjà lui composent une magnifique clientèle et toujours assidue au seuil de sa maison. Il trouvera toujours préteur, s’estimant lui-même très haut. Sylla méditait d’étouffer cet aiglon dans son aire, devinant déjà en lui plusieurs Marius. Au reste, Julia, la femme de Marius, était la sœur du père de César.

César a dei fuir devant l’hostilité déjà déclarée du dictateur. Un roi est devenu son hôte, Nicomède, roi de Bithynie. Cette hospitalité royale offerte à un citoyen romain, même proscrit et sans dignité officielle, n’est plus qu’un incident vulgaire. Les rois en disponibilité plus ou moins volontaire ne sont pas rares à Rome, et tel citoyen qui ne saurait compter entre les plus fameux, y mène plus grand train. Il n’est pas sûr que les savetiers du Vélabre se détournent toujours pour voir passer ces quémandeurs de couronnes. Pompée aux Carines héberge un Ptolémée ; Ariobarzane, roi d’Arménie, tient à grand honneur que son fils habite auprès de Cicéron. Caton lui-même est l’ami du roi des Galates ; il n’en tire aucune vanité ; et les cadeaux offerts par l’un, obstinément refusés par l’autre, refroidiront cette amitié.

Le lointain exil de César ne l’a pas fait oublier. Comme personne il sait réveiller l’attention publique, et toujours, de loin ou de près, il est en scène. Très élégant, bien peigné, accoutré selon la mode du lendemain, affectant quelquefois l’insouciance et je ne sais quel détachement des soucis qui sont une fatigue, il déroute les soupçons des uns — tous n’ont pas la clairvoyance de Sylla — il flatte les ambitions des autres ; il est multiple, il est changeant, il est redoutable ; il est aimé, parle à merveille, la Grèce a perfectionné et raffiné les dons prodigués à ce demi-dieu grandissant, il plait souvent à Cicéron, beaucoup moins à Caton, mais toujours au soldat, qui devine un puissant meneur d’hommes : au populaire, qu’il flatte avec la désinvolture superbe d’un digne patricien et la camaraderie familière d’un bon camarade.

Tombé aux mains des pirates qui hantent les rivages d’Ionie, taxé à vingt talents, il a voulu lui-même hausser la rançon à cinquante. Puis il a semblé prendre le commandement de ses maîtres d’un jour, les faisant taire lorsque leur bavardage troublait son sommeil et leur promettant de les faire pendre au premier jour. La rançon payée, il a tenu parole. Lui-même a équipé la flotte, conduit la chasse, mené la campagne, vengé sa première défaite. C’est déjà en victorieux qu’il est rentré dans Rome.

Il est questeur, il est édite, il est grand pontife. Cependant il se moque très plaisamment des dieux, pressentant déjà peut-être que les Césars suffiront à repeupler l’Olympe ; il croit peu à son âme, beaucoup à sa fortune. Julia est morte, la femme de Marius, la tante de César. Bruyamment, pompeusement, César mène ses funérailles, et les images proscrites de Marius reparaissent sabrées des sympathies, même de l’attendrissement du Forum. César prononce l’oraison funèbre de la défunte. C’est d’un bon parent, aussi d’un politique habile, et le succès encourageant de nouvelles audaces, un beau matin les trophées de Marius, replacés sur leur piédestal, à la grande surprise du Sénat qui voudrait protester, mais n’ose pas, promettent à la Rome des batailles, l’épopée de magnifiques conquêtes.

C’est la coutume des magistrats, des édiles tout particulièrement, de payer leur bienvenue au peuple en fêtes, en distributions, en jeux publics. César inventerait ce bel usage s’il ne le trouvait déjà établi. Il fait les choses grandement. Trois cent vingt couples de gladiateurs, par lui recrutés, toute une petite armée, ont paru dans le Forum. Déjà César est endetté de treize cents talents. Les créanciers pensent avoir placé leurs fonds à très gros intérêts. Le débiteur est encore un usurier plus habile, et ce Pactole répandu emportera bien loin César et sa fortune.

Lui aussi, et bien jeune encore, il donnera l’hospitalité aux rois, ou plutôt (César est coutumier d’aimables galanteries) à une reine, une Ptolémée. Cléopâtre sera la divinité mystérieuse des jardins de César et de sa maison des champs. Il habite la Regia depuis que le suffrage populaire l’a revêtu de la dignité de grand pontife, et cette nomination l’a fait le voisin des Vestales. Mais quelques heures de son existence, et non les moins charmantes, s’écouleront là-bas, au delà du Tibre. Il n’accueillera que de rares initiés à ces réunions intimes. Cicéron cependant y sera convié, et l’Égyptienne, subtile et ondoyante en ses pensées, comme les vipères de son pays en leur fuite capricieuse, lui promettra l’envoi de quelques curiosités, reliques des anciens Pharaons ; l’oubli de cette promesse désobligea beaucoup Cicéron.

César déjà essaye de tout, même de la clémence, et dans le Sénat il a opiné à demi en faveur des complices de Catilina. Il voudrait qu’on épargnât ces précieuses existences, et cette modération, au lendemain des proscriptions de Sylla, sous la menace de complots à grand’peine déjoués, ne laisse pas que de paraître singulière. Mais Caton parle haut et ferme, justicier plus rigoureux que Cicéron lui-même. Il faudra cependant que Cicéron aille un à un prendre les cinq condamnés, tant cette répression suprême apparaît encore mal assurée, que lui-même les escorte à travers le forum. Il ne les abandonnera qu’au seuil de la prison Mamertine. Cinq misérables exécutés et sacrifiés à la sécurité de Rome, dans l’évidence absolue des crimes déjà consommés, c’est là cependant à peine de la rigueur, et Cicéron répugne à toute cruauté.

Il lui faut pourtant justifier sa conduite, d’abord dans le Sénat, où la tâche est facile, puis dans l’assemblée du peuple, et l’entreprise est plus incertaine. Il l’emporte cependant. César reconnu, a vu sa promenade accueillie de quelques sifflets. Cicéron, bien au contraire, a fait taire la haine et des acclamations l’ont salué aux derniers mots de sa harangue.

Si des jeux inaugurent l’entrée en fonction des magistrats d’importance, il est encore d’usage qu’à l’expiration de son année consulaire, le consul rende au peuple un compte solennel et public de sa gestion. Très dignement, très simplement, Cicéron a voulu le faire. Metellus, un tribun, a prétendu lui défendre l’accès des rostres, osant prétexter que l’exécution de citoyens romains, condamnés sans l’accomplissement complet de toutes les formalités légales, était une de ces indignités qui interdisent au coupable la parole publique. Cicéron, cette fois encore, n’a besoin, pour se frayer passage, que d’un geste et d’un regard.

Il gravit les rostres, et, devant ce peuple mouvant comme une mer aux surprises redoutables, il arrête l’orage à ses premiers murmures, et, grandi d’un magnifique orgueil, il ose dire sans que rien lui réponde que des acclamations : Je jure qu’à moi seul j’ai sauvé la république et cette ville.

Voilà donc Cicéron parvenu au terme suprême de son crédit et de sa gloire. Ce consulat, il ne l’oubliera jamais et trop complaisamment il voudra toujours et partout le rappeler.

Un poète grec, Archias, revendiquant la qualité de citoyen romain, et voulant confier sa cause à l’éloquence d’un avocat écouté, affirmera sa résolution de consacrer un poème tout entier au consulat de Cicéron. Cicéron cependant, estimant sans doute que deux poèmes valent mieux qu’un, se chantera lui-même en latin et se racontera en grec. Il n’est pas d’écho dans l’univers qu’il ne veuille assourdir de sa gloire. A Cumes, à Tusculum, l’historien Lucceius est le voisin de Cicéron ; et Cicéron le visite, le courtise, le priant de ne pas l’oublier, même à l’occasion de dénaturer un peu la vérité à son plus grand profit. Il n’est si bonne cause qui ne soit meilleure encore aux lèvres et dans les mains d’un bon avocat. N’est-ce pas d’une naïveté charmante, qui désarme et fait sourire ?

Un décret du peuple a proclamé Cicéron second fondateur de Rome, père de la patrie et, ce qui est un hommage de plus haut prix, la parole de Caton l’a confirmé. Deux comédiens ont enseigné l’éloquence à Cicéron dans sa jeunesse, il semble que leur vanité inquiète lui soit devenue contagieuse. Il ne parait guère au théâtre, où du reste il a fait ménager et réserver aux chevaliers, ses collègues, quatorze gradins particuliers, que pour guetter de flatteuses reconnaissances, des acclamations toujours espérées.

Cependant Pompée est revenu, triomphant ; le triomphe lui devient une habitude constante. Déjà, Sylla régnant, et même un peu malgré Sylla, il a voulu triompher, et ce lui fut un véritable chagrin de laisser quelques-uns de ses plus gros éléphants il la porte. Il les aurait voulu mener jusque dans sa maison. Pompée a le goût de l’énorme ; c’est un personnage très encombrant.

Au retour de son second triomphe, Pompée a daigné redevenir un simple chevalier, et, sous cet équipage relativement modeste, il a figuré dans la revue que passent les censeurs. Mais seul son nom apparaîtra dans la dédicace du nouveau temple de Jupiter Capitolin enfin reconstruit, et voici dans quels termes il voudra immortaliser son moi fastueux, en un sanctuaire de Minerve, la déesse très sage et bonne conseillère que du reste il écoute très peu : Pompée le grand, imperator, ayant achevé une guerre de trente ans, ayant vaincu, dispersé, réduit en esclavage cent vingt et un mille quatre cent vingt-trois hommes, ayant coulé ou pris huit cent quarante-six vaisseaux, ayant reçu la soumission de dix-huit cent huit places ou citadelles, ayant subjugué toutes les régions qui sont entre le lac Maréotis et la mer Rouge, a rempli le vœu fait à Minerve.

La chlamyde d’Alexandre, après trois siècles et plus, est bien fripée et décolorée, pompée cependant a voulu la revêtir. On ne le voit aux jeux du cirque que la couronne de laurier en tête et la robe triomphale sur les épaules. N’est-il sorti de sa maison des Carines que revêtu de la robe prétexte, c’est qu’il daignera glorifier de sa présence quelque représentation théâtrale.

César lui-même, plus empressé en ces bons offices que pas un ami de Pompée, a réclamé dans le Sénat et fait décréter la permanence de ces honneurs décoratifs. Ne serait-ce pas que déjà le sacrificateur se complaît à parer sa victime ?

Mais l’étoile de César, déjà levée sur l’horizon, va jeter un tel éclat que tout sera de l’ombre auprès d’elle. Pompée seul, infatué et satisfait, ne saura pas le reconnaître.

Cependant Rame vit de sa vie journalière. Cicéron parle et plaide, assistant de sa parole une clientèle un peu mélangée. Autrefois il poursuivait dans Verrès un préteur avide et pillard. Il l’a montré assisté d’experts émérites, visitant les temples de Sicile et les dépouillant, enrichi d’un immense butin et l’exposant effrontément dans le Forum, ainsi que des trophées de victoire. Le grossier populaire a pu contempler, les fins connaisseurs, chaque jour plus nombreux, ont pu détailler, les uns sottement béats, les autres empressés et bavards, le Cupidon de Praxitèle, celui-là même que Phryné paya de son plus joli sourire, l’Hercule de Myron et son Apollon, les Canéphores de Polyclète, une Diane en robe longue, cheminant le flambeau à la main, trois Cérès, déesses tout particulièrement chères à la Sicile, la Sapho de Silanion, la tête grimaçante, magnifique cependant, d’une Méduse coiffée de serpents. C’était une attention bien délicate à Verrès de peupler ainsi le Forum et de permettre aux plus humbles la vision de cet Olympe merveilleux avant de refermer sur lui les grilles de ses jardins, les portes de ses villas. Cette obligeance devait lui être fatale. La rapine, ainsi solennellement avouée, ne confirmait que trop bien les plaintes désolées de la Sicile et les véhémentes dénonciations de Cicéron. Verrès, condamné, obligé de fuir, hélas ! d’abandonner ses chères statues, a disparu de la scène. Ce pillard, a son tour pillé, a sauvé quelques vases corinthiens, quelques marbres, et ces épaves convoitées d’un autre voleur aussi effronté et plus puissant, Marc-Antoine, lui vaudront les tristesses d’un nouvel exil. Telle sera sa dernière détresse que Cicéron en prendra pitié et la voudra soutenir de ses aumônes.

En attendant, ce même Cicéron, si vaillamment secourable à la Sicile, défend Fontéius, qui a traité les Gaulois comme Verrès les Siciliens.

Scaurus, en quête des honneurs consulaires, use de brigue et de captation ; il marchande, achète les votes. On l’accuse. Cicéron le défend : Tu me demandes ce que je pourrai dire en sa faveur, écrit-il à son ami Atticus : que je meure si je le sais moi-même ! Mais Cicéron est trop modeste ; jamais il n’est en peine de belles phrases et d’excellentes raisons ; c’est son métier d’en tenir provision. Scaurus est absous. Après cela, s’écrie son défenseur, qui pourra-t-on condamner ? Scaurus est du reste au Palatin le voisin de Cicéron. C’est un homme tout à fait charmant. Sa maison est ornée de colonnes grecques hautes de trente-huit pieds. Cela devait bien lui valoir une harangue ornatissima.

Home, en des jours de repentirs ou de dégoûts, confie aux lois la tâche vaine de suppléer les mœurs disparues. La loi De ambitu poursuit et châtie la captation des votes. Ce nom seul rappelle les promenades affairées des intrigants allant dans le Forure, quêtant les voix prêtes à tous les marchandages. Ainsi l’ambition, les ambitieux viennent du Forum, du moins sous leurs noms désormais vulgaires. Que de choses, et qui tiennent large place dans la vie humaine, sont venues de là !

Vatinius est l’ami de César, son âme damnée. Il ose disputer la préture à Caton. Impopulaire et méprisé, en dépit de son très haut patronage, sa présence est saluée au forum d’une bordée de sifflets, quelquefois d’une volée de pierres. Des pierres, c’est trop. Vatinius, par l’intermédiaire des édiles, demande très humblement que le peuple se borne aux fruits, les plus murs qu’il sera possible.

Cicéron le déclare indigne de toute défense, cependant il le défend ; c’est que César est là derrière, et souvent pour lui César se met en frais de complaisance et de coquetterie.

Ces débats retentissants et toujours suivis d’une assistance nombreuse, car Rome aime écouter quand elle veut bien en accepter le loisir, ont pour théâtre les basiliques avoisinant le forum ou, plus souvent encore, le tribunal du préteur, maintenant, comme nous l’avons dit, auprès du temple de Castor, depuis que Scribonius Libo l’a fait transporter des abords du Comitium vers l’extrémité orientale du forure.

L’escrime savante de la chicane et de l’éloquence trouve aux bords du ‘fibre la faveur que l’Athènes des anciens jours lui prodiguait. Quelquefois Hortensius dispute les victoires de Cicéron. C’est un orateur disert, abondant et très ornementé. Il transporte dans ses discours ses goûts de faste et comme sa gourmandise affamée du rare et du délicat. Hortensius a des viviers bien fournis. On l’a vu pleurer la mort d’une murène, et cette fois ce n’étaient pas des larmes d’avocat.

Cependant César a pris son essor. Élu préteur, à l’instant de partir pour l’Espagne, ses créanciers inquiets le Voulaient retenir et déjà faisaient main basse sur sort équipage de guerre. Crassus a dû répondre pour lui et cautionner une dette de huit cent trente talents.

Poupée conçoit quelque ombrage de l’opulent Crassus. Rome cependant leur a imposé une réconciliation publique et les a nommés tous deux consuls. Il faut bien qu’elle puisse, sans tumulte et fâcheuse bagarre, emmagasiner le blé promis et qui suffira durant trois mois à la nourriture de tout un peuple ; il faut bien encore qu’elle puisse dîner tranquillement et prendre place aux mille tables que le généreux Crassus a fait dresser dans le Forum.

Un personnage, plus turbulent que pas un, usurpe dans la vie de Rome une importance que rien ne justifie, sinon son effronterie tapageuse. Patricien de naissance, il passera aux plébéiens avec armes et bagages. Ce n’est pas là une expression figurée. Clodius, à l’exemple de tous les agitateurs populaires, ses alliés ou ses adversaires, ne parait dans les rues et surtout dans le Forum qu’escorté d’esclaves armés ou de gladiateurs. Ces assortisseurs, ces égorgeurs de profession, font prime ; on les loue, on les achète. Ce commerce prospère comme pas un en ces jours bénis de tous ceux qui préparent et détiennent pareille marchandise.

Fort jeune encore, Clodius, homme de plaisir, a été surpris la nuit, dans la maison de César, en l’absence du maître, car on célébrait les mystères de la Bonne déesse, et seules les femmes ont le privilège d’y assister. Aussi Clodius avait-il revêtu la robe longue et traînante d’une esclave musicienne et tenait sous le bras sa double flûte, à moins que ce ne fût une cithare. Cette belle équipée, ébruitée par la ville et niée vainement, décide le divorce. La femme de César, César l’a proclamé, ne saurait être effleurée d’un soupçon.

Cependant César n’a pas voué à Clodius une haine inexpiable. Déjà sa grandeur répudie toute mesquine rancune. Clodius, non moins prodigue de ses bons offices, appuie la loi qui maintiendra, l’espace de cinq ans, César dans le gouvernement des Gaules.

Il attaque Pompée, et sa brillante faconde éveille des échos très fidèles. Quel est le Romain, dit-il, le plus perdu de vices ? Le Romain qui se gratte la tête avec un doigt ? Et chacun de répondre Pompée ! et de rire.

S’il se gratte la tête, César aussi affectait cette habitude nonchalante. Pompée n’est pas perdu de vices. Il aime sa femme, ou, pour mieux dire, ses femmes, car il a multiplié ses noces. Julia, que César son frère lui a donnée en mariage, est aimée. Elle aime aussi. C’est un lien entre ces deux hommes qu’une fortune longtemps égale et comme incertaine en ses préférences dernières, isole et laisse dans un redoutable tête-à-tête.

Les quolibets n’ont pas épargné le grand pompée, non plus que les calomnies, non plus que les coups chaque jour plus libéralement échangés. Couvert de sang dans le tumulte d’une élection chaudement disputée, il dépouille sa toge et la remet à l’un de ses esclaves, lui ordonnant de retourner au logis et d’en rapporter une autre qui n’ait pas encore sollicité les suffrages populaires. Julia, déjà inquiète d’un retour retardé, recourrait la toge de pompée, défaille, tombe sur la place, et, devenue mère plus tôt que Lucine ne l’aurait voulu, elle meurt, emportant avec elle toute espérance d’un accord qui ne soit pas une trêve mal consentie,

Cicéron a compté Clodius au nombre de ses amis. Son amitié est indulgente et facile. Mais voilà Clodius acharné contre lui ; Clodius le fait chasser de Rome, de cette ville que Cicéron glorifie et qu’il a sauvée. Ce n’est pas tout, la maison du banni sera jetée bas, rasée ; elle profane la sainteté de Rome.

Les pénates abolis, la place est consacrée aux dieux. On se bâte, Clodius n’étant pas assuré du lendemain. Lui aussi a pillé la Grèce d’une main empressée. Une statue, celle d’une courtisane, est bissée sur un haut piédestal ; voilà cette Laïs, ou cette Phryné des anciens jours, passée déesse, et déesse de la liberté. Clodius a dû rire de cette métamorphose.

Il l’emporte, mais non sans résistance ; et plusieurs fois on le voit cantonner sa royauté orageuse au temple de Castor. Sa bande l’occupe des journées entières ; il en fait une citadelle et, de là, surveille le Forum, ainsi qu’un pilote inquiet, les incertitudes et les mystères de l’horizon.

Après un exil de seize mois, exil désolé, laborieux cependant, car Cicéron, réfugié dans le travail littéraire et les méditations philosophiques, en a su féconder tous les instants, l’exilé revient, il traverse l’Italie, porté, semble-t-il, sur les bras d’un peuple tout entier. Cette rentrée dans Rome réunit le joyeux attendrissement des réconciliations désirées et le tapage d’une marche triomphale. Au retour de Cilicie, une lointaine province qu’il avait honnêtement et très humainement gouvernée, Cicéron, s’enorgueillissant de quelques montagnards traqués, à peu près soumis, jouant à l’imperator, a rêvé de triompher comme César, même ou le grand Pompée. Ce ridicule lui a été épargné ; il a dû se contenter de l’ovation ; et le voilà qui mène le vrai triomphe mérité et désirable, triomphe peu militaire, tout pacifique, innocent et d’autant plus précieux.

La réparation est complète. La maison de l’exilé sera reconstruite sur son emplacement aux frais du Trésor public, et la liberté de Clodius cédera la place à la tyrannie de Cicéron. Il n’aura plus sa fille, sa chère Tullie, pour réjouir ses pénates retrouvés. Elle est morte, et le père ne cesse de gémir. Ce deuil inconsolable étonne, scandalise quelque peu. Les Romains, les meilleurs même, ne conçoivent de douleur ineffaçable que celle qui intéresse les choses de l’État, et cette bruyante désolation, en des épreuves de la vie intime, est taxée de faiblesse et de puérilité. Clodius la calomnie et la raille.

Le rappel de Cicéron témoigne du repentir de Rome, d’une révolte des consciences, mais non pas d’un apaisement des esprits. Cicéron a toujours eu, il garde encore des protégés peu recommandables. Son ami Cœlius fait jeter bas de son tribunal Trébonius, le préteur urbain, et, maître du Forum par le droit de ses violences, affiche une loi proclamant la gratuité des logements, la suppression des loyers, l’abolition des dettes.

Les Gracques sont dépassés. Ainsi reparaissent les éternelles questions sociales et les projets de lois agraires, mais non plus étudiées par des hommes épris du seul intérêt public. Lois et réformes lie sont que des armes perfides et redoutées. On se les jette à la tête comme les pierres ; elles frappent et souvent par derrière connue les poignards. Elles tombent dans la boue, elles roulent dans le sang, et jamais les mains ne manquent pour les ramasser et les brandir.

Clodius, né patricien, sert le parti plébéien, ou plutôt il cherche à s’en servir. Milon, né plébéien, est inféodé aux patriciens. L’un brigue le consulat, l’autre marchande la préture. Entre Ronge et l’ancienne Albe, sur l’illustre voie Appienne, que César de ses deniers a fait réparer, les deux bandes se sont rencontrées, et sur le très noble champ de bataille où les Curiaces et les Horaces croisaient le glaive et grandissaient leur petite mêlée aux proportions d’une héroïque épopée, esclaves, sicaires en sont venus aux mains ; Clodius est resté sur la place.

Son corps, tout sali des poussières de la route, déchiré, sanglant, rentre dans Rome, et les fidèles le portent, criant vengeance, attestant les dieux comme si le ciel même devait prendre parti en ces misérables querelles. Le cadavre est hissé sur les rostres, les bras ballants, la tête basse, on l’y voit pendre ainsi qu’une guenille méconnaissable. Le populaire, en ses tendresses, est un peu brutal et très capricieux. Le cadavre est repris, porté dans la Curie, visite importune et qui ne saurait conseiller la prompte réunion des sénateurs. Les bancs sont brisés, entassés, un bûcher s’improvise. On y met le feu. Le bois brille, le cadavre brûle, la Curie bride, la Curie, enceinte illustre et que tant de souvenirs glorieux auraient dei sauver de l’outrage et de la ruine, si la Rome des anciens jours restait une religion. La Curie, pompeusement dénommée par Cicéron temple de la sainteté, de la dignité, de l’intelligence, la Curie, tête de Rome, qui elle-même est la tête du monde, n’est plus que le bûcher funéraire de Clodius. Ce misérable mêle sa poignée de cendre aux cendres les plus illustres que Rome puisse jeter au vent. Ce n’est pas tout. La basilique Porcia, celle-là même que la piété familiale de Caton si âprement défendait, s’embrase, croule, et longtemps la fumée noire enveloppe le feront de la cité. N’est-ce pas qu’elle porte le deuil de ses grandeurs profanées et de la vieille liberté disparue ?

Certes Clodius mérite une large place dans l’histoire du Forum. Mort, il y règne toujours, car il le saccage et le brûle. Les Barbares ne feront pas mieux.

Qui donc maintenant gouverne ? Les lois ? on ne saurait le dire. Cette Rome, maîtresse du monde, a-t-elle du moins un maître qui soit l’incarnation de son génie et de sa pensée ? Elle en a trois. Une trinité dominatrice, sorte de Cerbère aux têtes inégales, Crassus, Pompée, César, ont imaginé une magistrature monstrueuse et que Rome ne connut jamais. Lucques a vu naître le triumvirat, non sans protestation des dieux ; ils ont multiplié les présages funestes. Le Tibre débordé a détruit le pont Sublicius ; les gradins écroulés d’un théâtre ont enseveli de nombreuses victimes. Les protestations de Caton ont retenti plus haut : elles n’ont pas été moins inutiles. Le triumvirat désole Cicéron, mais Caton bataille avec une autre vaillance. Le monde romain, partagé en autant de lots qu’il y a de partageants, ainsi qu’aux jours néfastes où Sylla morcelait et jetait aux enchères les patrimoines des proscrits, est devenu le butin de trois hommes. Ils ont bien voulu tirer au sort et même solliciter 1a confirmation complaisante des lois. Les Gaules sont la part de César, l’Espagne, l’Italie, l’Afrique la part de Pompée, l’Orient et ses mi-rages décevants, qui le doivent dévorer, la part de Crassus. Ils ont décidé cela entre eux, d’une bonne amitié, ou plutôt d’une égale avidité ; et tout cela passerait peut-être dans le silence d’un peuple oublieux de lui-même et satisfait, si Caton n’était là debout, plus solide sur sa vieille foi nationale, plus fier en son intransigeance impénitente qu’une statue de bronze. Celle que Pompée s’est fait ériger devant les rostres, s’abattra de son piédestal plis vite que cet homme de chair et de sang, chaque jour exposé aux tempêtes du Forum, toujours ballotté, jamais englouti.

Déjà le tribun Metellus avait proposé une loi permettant à Pompée de faire entrer à Rome une véritable armée. La résistance de Caton et du tribun Minutius Thermus a fait échouer cette tentative, mais non sans peine et sans tumulte, et Caton a payé sa victoire de quelques blessures. On ne saurait l’intimider. Il a poursuivi en justice quelques-uns des plus compromis entre les sicaires de Sylla, et, ne pouvant leur redemander le sang répandu, il les a du moins contraints à restituer l’argent reçu. On ne saurait le corrompre. Au retour de son expédition de Chypre, il a lui-même escorté les trésors conquis, et, sans détourner un sesterce, il les a fait déposer devant lui, ne se fiant à personne de ce soin, dans le trésor public. Il n’a voulu se réserver qu’une statue du philosophe Zénon. Il a donc ameuté contre lui les tueurs mal satisfaits d’avoir tué gratis, et tous les frelons pillards de la ruche.

Caton est à la tribune, combattant les lois dictatoriales qui doivent armer et sanctionner le triumvirat. Il parle, on l’interrompt. Il continue. Un licteur intervient et l’arrache des rostres, n’on sans que les ongles aient marqué sur la pierre. On le croit disparu, il repavait. Il a repris la tribune d’assaut ; il parle encore. Ce n’est plus un licteur, c’est toute la bande, grossie de complaisants satellites, qui l’environne, le saisit et, l’entraîne. La prison va se refermer sur lui, mais il faut cheminer quelque temps, et, la foule curieuse, émue peut-être de cet entêtement sublime, ne met aucune nuite à livrer passage. Caton lui parle, harangue, tonne.

Regardons bien cet homme qui s’en va tout seul, sous les bourrades, peut-être sous l’écrasement de ces mains mercenaires ; c’est quelque chose de plus grand maintenant que tous les triomphes si souvent étalés, que toutes les magnificences dont le monde a payé sa servitude, c’est la vieille Rote qui passe pour ne plus revenir.

César gagne des batailles ; il impose aux Gaulois dont le nom seul fut longtemps une épouvante, mieux que la domination de Rome, sa suprématie bientôt docilement consentie et connue son étroite parenté. C’est moins de l’asservissement qu’une cordiale et féconde adoption. Que fait cependant Pompée pour contrebalancer la fortune grandissante de César ? Il soutient la lutte et cette redoutable concurrence ; mais César, en ces enchères de popularité, maintient plus haut et son nom et sa gloire. Caton lui-même est trop bon Romain pour ne pas le reconnaître. C’est du fer que César jette dans la balance, à l’exemple des anciens Gaulois, et les joins ne sont pas encore venus où le fer pèsera moins que for.

Pompée donne des fêtes ; Pompée construit un théâtre, le premier théâtre permanent que Rome ait connu. Déjà Scaurus, le beau-fils de Sylla, le client de Cicéron, en avait improvisé un où quatre-vingt mille spectateurs pouvaient, prendre place. Trois mille statues leur tenaient compagnie ; trois cent soixante colonnes s’alignaient, et de précieuses mosaïques fleurissaient le dallage de l’orchestre. Ce ne fut cependant qu’une vision à peine entrevue, un rêve dissipé en l’espace de quelques jours. Pompée, plus soucieux de l’avenir, a voulu faire œuvre qui dure. Il a conservé de Mitylène un souvenir toujours complaisamment évoqué. Tous les poètes du pays n’ont-ils pas célébré ses victoires dans un concours par lui-même institué et présidé ? Le théâtre de Mitylène a vu cette apothéose, c’est donc le plus beau, le plus glorieux théâtre qui soit au monde ; et le théâtre de Rome en présente une répétition agrandie.

Les temps ne sont pas encore oubliés de tous où le Sénat, gardien jaloux des mœurs viriles qui font les bons soldats, interdisait les sièges dans les théâtres. Ces rigueurs ne sont plus de saison. On pourrait, Cicéron l’avoue, dire le théâtre, les comices du .peuple. Il faut donc à ce maître toutes les prévenances. Pompée lui a fait ménager des gradins de marbre assez vastes pour contenir quarante mille souverains. Cette fois il a pensé à tout, à Vénus qui assoit son temple au sommet du théâtre et préside les jeux, au peuple, aux flâneurs curieux seulement de libres causeries et d’aimables rencontres, car un vaste portique les attend et les sollicite, enfin au Sénat qui pourra trouver au sortir du théâtre une curie toute neuve et sans la tristesse des souvenirs importuns. La superbe du grand Pompée offre l’hospitalité aux collègues de Caton.

Les fêtes d’inauguration assurent au fondateur un renouveau de gloire et de crédit. On a joué une tragédie, le Cheval de Troie, régal très littéraire à l’adresse des délicats, une tragédie comme les aime Pompée, avec beaucoup de cortèges, de la cavalerie, de l’infanterie, toute une armée, trois mille cratères portés en grande pompe, six cents mulets défilant. Cela n’est-il pas plus éloquent qu’une tirade d’Euripide ? Puis, cette magnifique concession faite aux lettrés, élèves de la Grèce, on a tué cinq cents lions et vingt éléphants. Les pauvres bêtes, menacées de mort, ont supplié le peuple d’une pantomime si gauche, si lamentable, si désolée que ce fut grande pitié. Comment dire après cela que le peuple romain n’a pas d’entrailles ?

Cicéron réprouve ces grossières hécatombes ; mais Cicéron n’est écouté qu’en ses harangues solennelles, et pas toujours. L’affaire du meurtre de Clodius agite le Forum et Cicéron accepte d’assister le meurtrier. Milon n’est-il pas de ses amis ? Encore une amitié bien compromettante. La mise en scène est magnifique et telle que le Forum ne devait pas souvent en présenter une pareille. Le temple de Castor prête ses degrés à Domitius, qui préside les débats. Des troupes nombreuses en occupent les abords et le débouché de toutes les rues avoisinantes. Pompée, quelquefois perfidement complaisant aux agitations de la rue, car il a plus d’une fois espéré qu’une bonne dictature établie à son profit en serait la conséquence dernière, cette fois a voulu et ordonné l’ordre, la tranquille dignité en silence et le respect des lois. Entouré de soldats, il se tient, bien en vue, devant le temple de Saturne. Le tabularium, dépositaire des archives et des lois, est derrière lui, tel que le consul Catulus l’a fait remanier et exhausser. Ainsi Pompée étend et de loin et de haut sa résidence souveraine, dominatrice de toutes les autres. Les portiques béants, ouverts sur de confus amoncellements de décombres, les ruines lamentables et que le souvenir de la veille montre encore toutes fumantes, le vide et le silence de la Curie disparue : toute cette immense désolation accuse les enfants parricides acharnés à la profanation de leur vieille mère. Certes Cicéron pourrait tirer de ce spectacle même de sévères enseignements. Il se trouble cependant, il balbutie, il défaille, il se trahit lui-même. Serait-ce que l’innocence de Milon ne lui apparaît plus en toute évidence et que ses complaisances d’avocat redoutent le démenti ? Voilà Milon bien mal défendu. L’avenir l’acquittera peut-être, l’avenir est un tribunal toujours attentif à la voix de Cicéron. On peut douter cependant que cette consolation lointaine ait compensé une aussi flagrante déconvenue.

César revient ; et lui-même et ses légions victorieuses, ils roulent du sommet des Alpes ainsi qu’une avalanche que rien ne saurait arrêter. Je suis venu, j’ai vu, j’ai vaincu. Et partout et toujours il peut dire cela. Le Rubicon n’est qu’un ruisseau franchi d’une seule enjambée. La loi n’est plus qu’un revenant à peu près inaperçu, et César ne croit pas aux revenants. Il parait, tout se dissipe, tout fuit. Sénat, peuple, magistrats, armée consulaire tout a coup évanouie, tout cela n’est plus qu’une poussière soulevée dans son chemin et qui se dissipe devant lui.

César n’est jamais pris en défaut. Il a depuis longtemps organisé sa police secrète et discrète. Ses inspecteurs, ses écouteurs multiplient ses yeux et ses oreilles et lui assurent une stupéfiante ubiquité. Il est partout. N’est-ce pas déjà un attribut divin ?

Faut-il user de corruption ? La main de César mieux que pas une est adroite et libérale. Un tribun en crédit, cela vaut deux millions de sesterces ; Curion le prouve en les empochant. Un consul est de plus haut prix, quinze cents talents, soit sept millions et demi de sesterces ; Æmilius Paulus s’est lui-même ainsi taxé. Il est vrai qu’il porte un très grand nom et que la honte n’en est pas vulgaire. Æmilius Paulus veut du reste faire la part du peuple en cette fastueuse aubaine. Il lui construit une basilique nouvelle, à proximité de ce qui fut l’ancienne Curie et dans la mitoyenneté de la basilique Fulvia, œuvre du censeur Fulvius Nobilior. Les marbres précieux commencent à prendre le chemin de Rome. Æmilius Paulus met à contribution la Phrygie et dresse en colonnades des blocs venus de ces lointains rivages. Cicéron lui-même proclame l’édifice nouveau une œuvre très glorieuse.

César lui-même ne saurait dénombrer les sommes englouties aux appétits de Marc-Antoine. Après cela comment s’étonner que les tributs payés, les immenses pillages ne puissent suffire toujours ? Le temple de Saturne, l’ærarium, le saint des saints, est ouvert et vidé. Il s’est trouvé cependant, pour le défendre de sa présence et de ses protestations, un tribun ; c’est déjà beaucoup. César a borné sa victoire à le faire jeter dehors ; César n’est pas méchant ; il ne veut que les cruautés nécessaires, ou du moins utiles.

Pompée a voulu poursuivre la guerre. Il a trouvé des peuples et des rois qui ont rallié sa Rome fuyante. La terre est déjà si bien accoutumée à son asservissement qu’elle prodigue ses soldats à ses maîtres, serait-ce pour s’entredéchirer et bientôt appesantir plus durement le joug de la majesté romaine. Mais les vainqueurs des Gaules ont fait un pacte avec la victoire. Frappez au visage ! leur a dit César. Et cette fleur de la Rome élégante et joyeuse qui s’en allait traînant dans les camps ses plaisirs et ses dissipations, toute cette jeunesse dorée, prompte à gourmander les lenteurs prudentes du vieux Pompée, a fui plutôt que de se laisser défigurer. Qu’ils sont loin les jours où l’on s’enorgueillissait au Forum d’un corps tout couturé de blessures !

Pompée est mort. Caton est mort, et celui-ci debout, fièrement, librement comme il convient à la cause servie. Il s’est déchiré les entrailles, ne fuyant rien ni personne que la clémence et le pardon de César. Avec lui meurt la vieille liberté romaine. De tous les autres qui en assument la défense, combien l’auraient mieux respectée que César ?

A la première nouvelle de la bataille de Pharsale, les statues de Pompée ont disparu. Mais on ne les a pas détruites, seulement emmagasinées. La fortune a des surprises et des retours si singuliers ! Pompée laisse une lignée redoutable. Mais César, sceptique. et sans rancune, grandi jusqu’aux dédains de bien des choses et de bien des gens, les fait revenir, ces pauvres statues, les remet en pleine lumière, et l’ombre consolée du grand Pompée lui en a dû pardonner sa mort. Il rend aussi à leur piédestal les statues de Sylla. Il n’est plus de gloires ni de grandeurs dans Rome qui ne disparaissent dans la gloire et la grandeur de César.

Il triomphe ; et cependant, au Vélabre, devant le temple de la Félicité, une roue de son char s’est rompue ; le triomphateur a failli rouler dans la poussière, funeste présage et qui, l’espace de quelques instants, a fait taire les acclamations. Pour abattre cette idole vivante il suffit donc d’un caillou ; l’avertissement ne sera pas perdu.

Grande fête cependant et qui dépasse en magnificence celles mêmes de Crassus et de Pompée. Crassus avait dressé dia mille tables dans le Forum, César en fait dresser vingt-deux mille. On distribue à tout venant, car une armée d’esclaves est mise au service du peuple romain, le blé et l’huile : c’est pour les provisions du lendemain. L’heure présente, plus joyeuse encore, voit circuler à pleins cratères le falerne et le vin de Chio. Les celliers de Lucullus n’étaient pas mieux fournis que la place publique. Ne serait-ce pas que l’on a pillé les villas d’Hortensius ? Voilà que les murènes apparaissent servies par milliers. César s’est ingénié à des attentions délicates ; il a fait tendre un velum assez vaste pour couvrir le Forum tout entier. On boit frais et beaucoup, et l’on boit il l’ombre. Comment imaginer après cela que le peuple ait perdu un seul de ses droits ? La preuve qu’il les conserve tous, c’est qu’il eu fait commerce. César se prodigue lui-même. Il visite ses convives, il va de table en table, il parle à chacun et à tous. Puis, les tables rapidement enlevées, des gladiateurs sont venus. Il n’est pas de belle fête romaine que n’arrose le sang. C’est complaire à César que d’accepter un rôle en ce spectacle. Laberius, un chevalier romain, figure dans une pantomime, et des princes d’Asie ont dansé dans un carrefour.

Le quatrième jour a prolongé les fêtes jusque dans la nuit. Des éléphants sont venus ; ils tiennent dans leur trompe des torches embrasées : ainsi s’éclaire la promenade du grand César. Voilà ce que le grand Pompée n’a pas imaginé.

Rome se rue dans la servitude, et les honneurs tombent sur César à l’écraser. Ne serait-ce pas, en effet, dans la pensée de quelques-uns, car il a ses ennemis, pour l’écraser plus sûrement ? Entre ces prérogatives prodiguées, il en est, dira l’historien futur, de trop ridicules pour être mentionnées. Il est consul pour cinq ans, tribun à vie, il commande aux choses mêmes du ciel et de l’éternité. Ne vient-il pas de réformer le calendrier ? Le droit lui est reconnu de disposer du sort de tout citoyen qui a suivi la faction de Pompée ; il n’en abusera pas, mais c’est tout un peuple qui lui est abandonné. Lui plaira-t-il déclarer quelque guerre, plus ne sera besoin d’en référer au Sénat, et quant au triomphe, il lui est décerné par avance, pour les victoires qu’il remportera. Enfin il est préfet des mœurs et cela doit lui sembler plaisant. Quel aveu ! Rome, parait-il, n’a plus de citoyen qui l’emporte en vertu sur Jules César !

Cicéron ne pourrait résister à cet universel entraînement. Son frère Quintus a servi dans tes armées de César. Cicéron cependant se fait désirer. Il voyage, mais à petites journées. Le rejoindre est facile. Il visite ses villas, c’est sa grande ressource aux jours d’angoisse et d’incertitude. La conquête du premier orateur de Rome vaut bien quelques pas ; César met toute la bonne grâce du monde à les faire, et Cicéron rentre à Rome, un peu humilié, apprivoisé cependant.

A quelque temps de là, une cause criminelle occupe le Forum. Le coupable est de ceux qui ne sauraient espérer de clémence ou d’excuse. César, qui préside les débats, le déclare. Il veut bien écouter l’avocat défenseur, car cet avocat est Cicéron, mais César condamnera, César châtiera. Cicéron parle cependant. L’implacable justicier s’attendrit. César acquitte, il ne sourit pas. César sourit volontiers, mais jamais hors de propos.

Depuis longtemps César a rêvé d’affirmer sa toute-puissance en des monuments d’utilité ou de splendeur publique. Rome a son Forum, César aura le sien. Il a fait acheter, au nord de la prison Mamertine et dans le voisinage de l’ancien Forum, mi vaste emplacement. La dépense, réglée par l’intermédiaire obligeant et honnête de Cicéron, a monté à soixante millions de sesterces.

Le retour de César, sa présence ont activé, précipité les travaux. C’est une œuvre d’architecture remarquable, un présent digne de César qui le donne et de Rome qui le reçoit. Tout est là conçu, consacré à la gloire du maître. Il a son temple, ou plutôt celui de Vénus mère. Vénus est l’aïeule de César ; personne n’en doute que lui-même, ruais il n’aurait garde d’en convenir. Un sculpteur grec de talent et de renom, Arcésilas, a sculpté l’image de la déesse. Arcésilas connaît son mérite ; il lui faut la promesse d’opulentes libéralités pour lui mettre l’ébauchoir à la main. La seule reproduction en plâtre d’une coupe par lui ciselée lui a été payée un talent. Les sujets légers lui plaisent et le sollicitent. Ses nymphes joyeuses laissent la vision d’un âge d’or très accueillant. C’est dire que la Vénus enfantée par lui tempère sa majesté divine d’un sourire aimable et d’une grâce très humaine.

Tout est grec dans le forum nouveau, et le plan d’ensemble, et les détails décoratifs. La Grèce a été mise à contribution cette fois encore, non sans recherche et sans examen ; César est un délicat et un connaisseur. Il juge des œuvres de peinture et de sculpture aussi bien élue des hommes. Une Médée, un Ajax du peintre Timomaque ont été payés quatre-vingts talents. Le péristyle du temple leur prête son abri. Mais plus tard Auguste voudra que l’image de Cléopâtre habite le temple même et tienne compagnie à la déesse, jugeant peut-être que l’Égyptienne était une divinité non moins séduisante et non moins redoutable.

César lui-même habite son Forum et l’annonce. Lysippe avait modelé un Alexandre et fièrement l’avait campé sur le fameux Bucéphale. Quelques retouches ont d’Alexandre le Grand fait le grand César. On a corrigé aussi les pieds de Bucéphale, les pieds du cheval favori de César présentant en effet des particularités très remarquables, une forme qui les rapproche d’un pied humain, et, moyennant cette assimilation un peu brutale, Jules César apparaît reconnaissable à ses soldats, reconnaissable il ses sujets.

Quelques-uns de ses trophées de victoire sont conservés dans le temple : six coffrets remplis de pierres gravées, une cuirasse toute garnie de perles ramassées aux rives les plus lointaines où se soit jamais abattue l’aigle des légions. Elles viennent de Bretagne, de cette île hier encore ignorée de tous. En vérité cette conquête vaut la peine que l’on y songe ; cette cueillette de perles suffit à la recommander, et ce n’est pas sans raison que le Sénat ordonna vingt jours d’actions de grâces sur la seule nouvelle de cette expédition aux limites du monde.

Tout cela est beau sans doute et curieux, nais silencieux. César n’a pas voulu de tribune dans son Forum c’est un meuble inutile, quelquefois gênant. Seuls quelques débats judiciaires viendront là promener leur caquet sans pensée et sans écho. Un bien court espace sépare le Forum nouveau du Forum ancien, un passage dallé qu’interrompt un petit Janus. Mais de l’un à l’autre le contraste est immense. Ces différences apparaissent non pas seulement dans la symétrie magnifique, harmonieuse, mais un peu froide du Forum de César et dans l’irrégularité pittoresque, instructive surtout, du vieux Forum : l’air n’est pas le même que l’on respire là-bas, que l’on respire ici. Les poussières que le vent soulève et rassemble, ne sauraient se confondre, et le soleil, semble-t-il, qui dore les marbres de César, ne vient pas chauffer les vieilles dalles de pierre, ensanglantées de tant de fureurs, mais aussi sanctifiées de tant de gloires. Un Forum qui soit mieux et plus qu’une bâtisse magnifique, cela ne saurait s’improviser. César a son Forum, mais ce n’est rien que le Forum de César.

César lui-même a semblé le comprendre. Le vieux Forum l’occupe, ne vaudrait-il pas mieux dire, l’inquiète et l’obsède ? Sur l’emplacement de la basilique Sempronia, en bordure de la voie dite sous les vieilles boutiques, sub veteribus, il entreprend la construction d’une basilique qui l’emportera en étendue sur toutes celles qui ont déjà ouvert leurs portiques aux flâneries des promeneurs. La basilique Julia tiendra large place dans la décoration dernière du Forum romain.

Ceci n’est cependant qu’un travail d’édilité, un nouvel acte de munificence. Cela faisant, César fait mieux, mais non pas autrement que tant d’autres puissants du jour. Le Forum lui devra une transformation, ou plutôt une révolution autrement considérable. César déplace la tribune, il la fait reporter vers le sud. Ce n’est rien qu’un voyage assez court, mais César l’ordonne et c’est déjà un signe des temps qu’il soit obéi sans murmure. Le déménagement s’opère en bon ordre, en toute régularité, presque religieusement. Les pierres sont remises en place selon leurs dispositions premières. Quelques-uns des monuments commémoratifs, le complément de la tribune et en quelque sorte le magnifique commentaire de son histoire, l’ont suivie, les éperons d’Antium, les statues des ambassadeurs traîtreusement mis à mort, les figures des trois parques dites communément les Sibylles, enfin l’indispensable Marsyas que les orateurs sont depuis déjà si longtemps habitués à voir à leurs côtés.

Ainsi la tribune est déménagée. Dans un déménagement bien des choses se perdent, souvent l’âme même de ces choses. Cette déchéance n’est pas pour déplaire à César.

Il a bien fait cependant de remuer ces vieilles pierres et de les asservir à sa personnalité encombrante, au moins autant qu’il est possible. Il rêve, il prépare aux rostres, par lui rajeunis, une consécration singulière et que ces mêmes rostres, encore inviolés, auraient acceptée de bien mauvaise grâce.

Une statue de Jules César a été dressée dans le Forum, et bien que le bronze doré resplendisse à faire baisser les yeux des passants, c’est un hommage assez vulgaire et que Rome prostitue à le décerner trop souvent. Mais un beau matin la statue est apparue ceinte d’un diadème. Quelque gaminerie, sans doute, peut-être un méchant tour de quelque ennemi acharné à compromettre le grand César. Le diadème a été retiré et le premier émoi s’est bientôt apaisé. Mais César vient de monter à la tribune. Un nombreux cortège l’accompagne, presque une cour, on pourrait s’y tromper : l’empressement des fidèles est si humble, si obséquieux. Le regard du maître devient une faveur divine. Il a revêtu la pourpre triomphale : il est assis sur un siège d’or, nu semblant de trône, on pourrait encore s’y tromper. Il ne dit rien, tout fait silence. Qu’est-ce donc qu’il attend ? voici qu’un magistrat accourt, écarte la foule, se hisse auprès de lui et dépose à ses pieds un bandeau royal. C’est un tribun, et la commission est singulière pour un tribun. On applaudit, mais sans élan. Le tribun ressaisît le bandeau et le veut placer au front de César. César résiste, César se défend. On lui fait violence évidemment. Le maître de la cavalerie, Lépide, est là dans l’assistance ; il l’appelle à son aide, Lépide ne bouge non plus qu’un terme. Un citoyen de quelque renom, Cassius Longinus, prend le bandeau des mains du tribun et le replace sur les genoux de César. Il est bien empressé, bien compromettant, ce Longinus, et César devrait se méfier. On crie, mais les cris sont traversés de longs silences. Décidément la pièce marche mal et se refroidit.

Un acteur nouveau entre en scène, bon comédien et plein de verve. Si la pièce doit être sauvée, lui seul peut accomplir ce sauvetage. C’est le temps des Lupercales, fêtes joyeuses et populaires. Antoine a grossi son escorte ordinaire de bons camarades, de mimes, d’histrions. Son entrée fait grand tapage et réjouit toute l’assistance. Antoine à son tour prend le bandeau royal ; il en coiffe César. Enfin le voilà donc couronné ! On applaudit. Cela est-il sérieux cependant, ou bien serait-ce une incartade de l’ami. Antoine, très égayé des libations dernières ? Quelques-uns s’étonnent ; les applaudissements se sont ralentis, voilà que des sifflets ont répondu, traversant la sérénité de ce ciel d’apothéose, comme des éclairs, précurseurs d’un terrible orage.

Salut, roi ! a-t-on dit. Je ne m’appelle pas roi, dit le couronné, je m’appelle César. Et c’est plus rare et plus grand en effet, bien qu’il semble l’oublier. L’audace d’Antoine ne fait pas merveille. César se découronne et loin de lui jette le bandeau qui tombe et roule dans la foule. On le ramasse cependant, on le regarde, on le soupèse, on se le passe, et César, précipitant le dénouement de cette comédie mal engagée, mal sue, surtout mal accueillie, décide enfin que ces insignes royaux seront portés au Capitole, offerts à Jupiter, seul roi des Romains.

Pesante coiffure qu’un diadème, toujours il laisse quelque trace au front qui l’a porté. Ainsi cette royauté, si malheureusement essayée, abdiquée mais non sans regret, a laissé quelque vertige en la pensée de César. Il ose des impertinences que sa prudence lui aurait déconseillées hier encore. La tête lui tourne. Il savait merveilleusement se garder chez les Germains et chez les Gaulois ; il ne sait plus se garder dans Rome, et cependant jamais le péril ne fut aussi pressant.

Un jour qu’il est assis dans son Forum, ou plutôt dans la magnificence de sa nouvelle divinité, il oublie de se lever à l’approche du Sénat ; et quelques-uns l’ont fait observer non sans colère. Une autre fois, traversant le Forum, il aperçoit le tribun Pontius Aquila, et le tribun à son tour affecte de ne pas se lever. Tribun, redemande-moi la république, lui a crié César tout en riant ! Et l’on a ri, mais du bout des lèvres. Jupiter affole ceux qu’il a résolu de perche, et le diadème offert, rebut obligé de César, n’était pas pour le dieu, il le faut reconnaître, une offrande bien flatteuse.

César cependant agite les plus vastes desseins. Sa pensée embrasse les frontières lointaines, la vengeance de Crassus, en même temps qu’un ensemble, de travaux publics fini doit transformer la Rome des anciens jours. Rome ne possède qu’un seul théâtre, et ce théâtre consacre la gloire de Pompée, c’est humiliant pour son vainqueur. Aussi César décide la construction d’un second théâtre ; déjà il en a marqué l’emplacement. Le Sénat, si dédaigné qu’il soit, reste une institution, on dit moins une décoration traditionnelle, cependant le Sénat, que l’incendie a dépossédé de sa curie, vagabonde à travers la ville ; mais déjà l’hospitalité de César lui est promise. César construira une curie nouvelle, sous la seule condition de lui donner son nom.

En attendant, le grand Pompée est l’hôte que le Sénat a choisi. C’est dans la curie mitoyenne du théâtre pompéien qu’il tiendra sa prochaine séance.

Décimus Brutus est allé au-devant de César qui hésite à venir. Deux Brutus sont de la solennité ; la rencontre est menaçante, ce Décimus Brutus, subtil en ses ruses et ses effronteries de comédien, et Marcus Brutus, le neveu, le gendre de Caton.

Nous l’avons dit, César demeure à la Regia, au seuil même du vieux Forum. Les Vestales sont ses voisines. Parmi les reliques sacrées que leur vigilance a reçues et doit garder, sont des boucliers tombés du ciel au jour où le ciel même prenait soin d’armer les fils de Romulus. L’orage lointain qu’amenaient les Cimbres et les Teutons, déjà les a fait résonner dans le silence de la nuit. Les voilà qui viennent de résonner encore ; l’épouvante en a traversé tout le sanctuaire jusqu’à la maison de César. Sa femme, Calpurnie, s’est éveillée gémissante ; un rêve lui a montré César percé de coups. Enfin les chevaux de César, ceux-là même qui traînèrent son char de triomphe, ont refusé de manger, et silencieux, immobiles, ils pleurent. Que de prodiges ! Que d’avertissements ! César en est ému. Décimus Brutus le vient trouver, le presse, le cajole, amicalement le gourmande. Il parait que l’on attend César à la curie de Pompée ; on l’attend impatiemment. Décimus Brutus néglige seulement de dire le nom de ceux qui attendent.

Décimus Brutus a tout prévu. Il a fait apporter une litière. Il fait monter César, il prend place à ses côtés ; il stimule la nonchalance des porteurs.

Ainsi Jules César quitte la Regia, gagne le Forum, dépasse l’arc de Fabius, suit la voie Sacrée, laisse derrière lui le temple de Castor, puis, obliquant sur la gauche, pénètre dans le vicus Etruscus. Bientôt il tournera le temple de la bonne Fortune, celui-là même qui, de son perron heurté au passage, a brisé une roue au char du triomphateur. Maintenant il est loin du Forum.

Il revient bientôt. Trois esclaves, en ces premiers instants de surprise et d’émoi, ont pris soin de ce qu’il en reste. Ils l’ont replacé dans la litière, sans même en refermer les voiles. Cette fois ils précipitent le pas, cette charge leur pèse au cœur plus encore peut-être qu’aux épaules, et librement le sang de César a dégoutté tout le long du chemin. Trente-cinq blessures, profondes, furieuses, acharnées, ont livré passage au sang divin des Jules.

Les clameurs de Calpurnie ont accueilli le mort, et César, rentré dans le Forum, semble à lui seul l’occuper tout entier. Ce mort est de ceux qui encombrent ; l’écroulement de César couvre Rome et la terre de ruines. Les meurtriers sont vainqueurs, et les voilà qui fuient. Le Capitole les accueille. Serait-ce donc que déjà ils ont besoin d’un refuge ? Cassius, Marcus Brutus en descendent cependant, mais dans un très modeste appareil. Ils gagnent les rostres, ils parlent. On les a laissés faire, on les écoute, mais c’est tout ; le succès est médiocre et le cadavre est là tout près ; lui aussi peut-être il écoute, et peut-être il va parler.

Il parle en effet. César a laissé un testament ; César a tout prévu et rien n’était mieux à prévoir qu’une disparition soudaine. Il lègue à chaque citoyen individuellement trois cents sesterces, au peuple tout entier ses jardins. Antoine sera le dépositaire de ce testament ; il en saura faire un tissage merveilleux. C’est une arme offensive et défensive. Antoine toutefois, en ces heures premières, use de réserve et de diplomatie. Cinna, que la veille de sa mort César élevait à la préture, publiquement en a dépouillé les insignes, comme si la faveur de César lui était tout à coup devenue une souillure. Cicéron applaudit au meurtre, mais recommande l’oubli et la paix. Antoine ne veut rien compromettre. Il n’a pas suivi Lépide envahissant le Forum, ameutant les vétérans de César.

On va célébrer les funérailles. C’est une bataille suprême et César est accoutumé de gagner les batailles. Un citoyen de haut renom vient-il a disparaître, c’est un usage consacré de promener dans le Forum la pompe de ses funérailles ; ainsi la vieille Rome est associée au deuil des familles qui lui sont une gloire. Ce n’est là toutefois qu’une étape en ce voyage dernier. Les funérailles de César n’auront d’autre théâtre que le Forum. C’est là qu’elles doivent commencer et qu’elles doivent finir.

Le corps est déposé devant les rostres. Debout dans ces mêmes rostres, Antoine le regarde, Antoine le domine, Antoine semble le consacrer. Il a revendiqué l’honneur de prononcer le panégyrique traditionnel. Antoine n’est pas un orateur délicat et d’une éloquence châtiée jusque dans ses véhémences dernières comme Cicéron ; mais il a le geste expressif et puissant, la voix bruyante, la mimique passionnée, et ces dons grossiers suffisent à la domination d’une foule elle-même très grossière et très passionnée. Il n’a pas voulu, selon la coutume, de pleureuses à gage, de joueurs de flûte. Antoine doit suffire à pleurer, à gémir ; il a su prévoir qu’un terrible concert de sanglots et de lamentations éclatera, s’il le sait déchaîner. Il le sait à merveille. Il commence à voix basse et dans l’apaisement d’une sorte de résignation douloureuse. Puis les paroles se sont pressées plus rapides sur la bouche. Les phrases sont plus courtes, bientôt haletantes, inachevées. Ce sont des exclamations, des cris, un tonnerre de désolation et de désespoir. Antoine ne parle plus à l’assistance. Il ne veut plus voir que César ; il l’interpelle, il le gourmande, il le découvre, il a saisi la toge qui l’enveloppait et qu’une pudeur timorée avait ramenée sur le corps tout entier. Antoine le veut nu, ce corps sanglant, à peine reconnaissable, tel que l’ont fait les meurtriers, ne faudrait-il pas déjà dire les parricides ? Puis, cette toge, cette enseigne nouvelle brandie sur le Forum, Antoine s’exalte ; il chante les campagnes lointaines, le monde asservi, cet éblouissement de victoires sans fin que fut la vie de César, il le chante homme et soldat, il le chante fils de déesse, dieu lui-même, et cet hymne improvisé, qui monte et roule dans l’espace, soulève le forum à le faire trembler.

Ce n’est pas tout. Un dernier usage veut la présence des ancêtres aux funérailles d’un Romain illustre ; et leurs figures modelées dans la cire, drapées ainsi que des fantômes, portées sur des litières, suivent docilement jusqu’au bûcher le fils qui les a continués, peut-être grandis encore. César n’a pas besoin d’aïeux, le cortège des siens remplirait le Forum. Il n’en a pas voulu. Cependant ce cadavre gisant devant les rostres, si fameux qu’il soit, ne saurait librement apparaître à Rome tout entière. Antoine le savait bien, et voilà que sur un signe, auprès de lui, dans son tête-à-tête, un César s’est dressé, statue, ou plutôt effroyable simulacre, poupée énorme, d’autant plus hideuse, qui peut-être calomnie la mort ; mais le populaire ne connaît pas les répugnances des raffinés. Ce spectre est drapé comme César, il a ses traits, brutalement son apparence. Antoine le secoue, le tourne, le retourne, compte les blessures et les fait compter. C’est bien le grand César revenu des enfers. Qu’il avait donc de sang dans les veines ! Le voilà qui saigne encore.

Cette fois c’est une formidable explosion de colère, et des cris de vengeance retentissent grandissants, partout répétés. Un meurtre politique, cela n’est pas pour scandaliser ni même étonner des Romains ; la chose est coutumière, acceptée, honorée même. L’intime conviction d’un saint devoir courageusement accompli pénètre l’âme des conjurés, et l’absolu désintéressement de Marcus Brutus n’est contesté de personne. Rien ne peut tenir sous ce front étroit et sévère qu’une seule pensée : la pensée du salut public seule a tout conseillé, tout préparé, tout consommé. Mais le salut public, les lois, les vieilles institutions de Rome, c’est bien de cela qu’il s’agit maintenant ! Ce langage depuis longtemps mal compris devient inintelligible. Caton le parlait et le comprenait, mais Caton est mort, désespérant de l’enseigner au lendemain. Rome a perdu son idole, le peuple a perdu son père. Cela seul est évident, Antoine l’a dit, les plaies béantes l’ont crié mieux encore.

On a saisi le cadavre, on le porte, on le bisse. Il monte au Capitole, salué d’un triomphe posthume. Le Capitole cependant refuse cet hommage, les temples sont fermés, verrouillés. Les Césariens hésitent devant la nécessité d’une violence sacrilège. Voilà le cadavre qui redescend ; on le ramène au Forum et devant la Regia, sa demeure, on Pourrait dire son temple, un bûcher est improvisé. Il s’allume, il flamboie. C’est une fureur, c’est un délire. Cette flamme qui monte et crépite fera du grand César un peu de cendre et de poussière. On l’attise cependant. Quelques femmes ne se possèdent plus de douleur et de désolation. Elles jettent dans le brasier leurs voiles aussitôt dissipés en une légère fumée, leurs bijoux qui rougissent et se tordent ainsi que des salamandres acharnées à vivre dans le feu. Les soldats dépouillent, leurs insignes, leurs décorations gagnées aux lointains champs de bataille, et l’offrande est plus précieuse encore. Les histrions se dévêtent et sacrifient leurs robes traînantes. Qu’est-ce donc que le grand César n’a pas dévoré ?

Des cris de mort ont retenti. On cherche, on appelle Cassius, Brutus, les autres. Ce serait un massacre s’ils paraissaient. On les immolerait sur le bûcher du héros, comme on faisait autrefois des captifs au bûcher du vainqueur. Cela est-il bien certain que César soit mort ? il ne gouverne plus, il règne.

Le premier article de son testament institue héritier son neveu Octave. Antoine a dit cela publiquement ; il ne saturait plus ressaisir ses paroles. Antoine, en pleine faveur  populaire, dédaigne tout d’abord cet héritier et ne prend de cette désignation suprême aucun ombrage. César charge formellement son héritier du soin d’acquitter ses largesses. La charge est lourde. Antoine, qui se trouve à l’étroit dans la maison de Pompée, n’a-t-il pas dit, eu la venant habiter : Où donc soupait le grand Pompée ? Antoine, toujours besogneux, prodigue de l’argent comme il le sera des royaumes conquis, voit sans regret cette charge tomber aux épaules d’un autre. Octave en sera bien vite écrasé. Il a dix-neuf ans ; c’est un adolescent, presque un enfant, timide, délicat, maladif et qui ne saurait soutenir, tout le fait pressentir, les terribles labeurs des camps ou du forum. Octave cependant accepte le testament. Il fait honneur jusqu’au dernier sesterce à la parole de César. Ses biens personnels, il les abandonne et les jette à cette magnifique curée. Que va-t-il donc lui rester ? Quelle sera sa part dans l’héritage de César ? Cela seul que César a sous-entendu, cela seul qui vaut la peine de se baisser : le monde.

Encore un favori de Cicéron, ce jeune Octave, et qui lui sera fatal comme la plupart de ses favoris. Il l’appelle son fils, un petit jeune homme très saint ; et le petit jeune homme lui répond : Mon père ! Octave ne manque jamais une occasion de rappeler que la même année a vu sa naissance et le glorieux consulat de Cicéron, deux évènements d’inégale importance. Le petit Octave voit dans ce rapprochement le plus heureux présage, et ce bon Cicéron s’attendrit à le confirmer. Pourvu du moins qu’il ce frêle roseau, cet adolescent si poli, si ingénieusement attentionné et si bien instruit des grands rails de l’histoire ! Ce n’est qu’un souffle. Que Cicéron se rassure ! Il n’est pas de tempête qui n’ait commencé par un souffle. Octave vivra. Il a ses ennemis cependant, et bien que les vétérans de César lui fassent volontiers escorte, ainsi que des chiens perdus en quête d’une main qui les nourrisse et qui les flatte, Cicéron veut assurer à celui-là, que des railleurs appellent le beau fils de Vénus, une protection officielle et publique. Octave n’est que prêteur ; le Sénat cependant l’autorise à relever sa dignité d’une escorte de licteurs. C’est déjà faire l’apprentissage du prochain consulat.

La vie est dure cependant qu’il faut mener et combien mal assurée du lendemain ! Cassius, Brutus ont dû s’éloigner, mais ils ont trouvé des armées pour suivre leur fortune. Ils sont morts, mais la vieille Rome, inconsciente de sa ruine, agonise en des convulsions furieuses et dont le monde est ébranlé. Le grand Pompée, vainqueur des pirates, a laissé à son fils Sextus, les audaces, l’activité redoutable de ces mêmes pirates. Sextus affame Rome. Les arrivages de blé manquent. On s’en prend à Antoine que l’on insulte, à ce pauvre Octave qui reçoit des pierres par la figure. Tout n’est pas sourire et joie dans le métier de meneur d’hommes. Puis les batailles du Forum ont recommencé. Plusieurs fois Antoine a dû balayer la place d’une main un peu brutale. On l’a vu camper au Capitole et de là lancer ses soldats sur le peuple, souverain de tous les peuples. Dolabella, qui fut le troisième mari de la fille de Cicéron, avait fait enlever du Forum l’autel que la piété populaire avait consacré à César sur l’emplacement même de son bûcher funéraire ; puis il a soutenu le parti de la plèbe contre Trébellius dévoué au Sénat. On a pillé, dans ces désordres, jusqu’au temple de Vesta. Maintenant Dolabella est l’homme d’Antoine. Il lui a vendu sa conscience, ce qui ne vaut pas cher, et son bras, qui vaut un peu plus ; puis, empressé à donner des gages de sa foi nouvelle, il a fait périr en Asie Trébonius, l’un des meurtriers de César.

La réaction contre Brutus et les siens n’a pas tardé beaucoup. Ce sont là des retardataires et qui ne sont plus en communauté de pensée avec la Rome nouvelle. Avant qu’ils aient péri en Orient, Ronde les avait déclarés ennemis publics et, du haut des rostres, au milieu d’un terrible silence, un héraut les avait sommés de comparaître. Eux-mêmes sur eux-mêmes, vengeurs et meurtriers, ils ont exécuté la sentence prononcée, désespérant de la vertu, qui n’est plus qu’un nom.

Antoine grandit, et Cicéron, pressentant un Catilina plus redoutable que l’autre, se prononce contre lui. Entre tous ces hommes que la fortune élève ou rabaisse, Antoine est celui que Cicéron a le moins ménagé. S’il a consenti à le voir, s’il a même réjoui de ses causeries charmantes quelques soupers où rayonnait l’astre de la belle Cythéris, ce ne fut qu’une passagère condescendance. Antoine, le soldat brutal, le cynique familier des histrions et des pitres, répugne à toutes les délicatesses, à toutes les élégances, à toutes les honnêtetés un peu timides qui sont l’âme de Cicéron. Infidèle en ses préférences, en ses sympathies trop souvent égarées, Cicéron garde sa fidélité au culte de la patrie ; ses espérances versatiles témoignent contre lui peut-être, mais bien plus encore contre les choses et les hommes de son temps.

Le plus fameux des orateurs grecs qui soient descendus dans l’arène des discordes civiles et jusque sur les champs de bataille, le patriote dont Cicéron ambitionne de suivre les traces, Démosthène avait lancé ses harangues enflammées contre le roi Philippe ; Cicéron à son tour jette aux échos des âges futurs, ses Philippiques, et dans leur premier vol, elles ont fouetté en plein visage Antoine et les siens.

Cicéron est vieux, moins encore des années révolues que des labeurs subis, de tant d’épreuves traversées. Jamais sa vaillance ne s’est plus fortement ressaisie et proclamée. Plus d’hésitation, plus de défaillance. La guerre est engagée ; l’athlète de l’éloquence et de la liberté la soutient, la poursuit sans fléchir. Il parle devant le Sénat, devant le peuple, au temple de la Concorde ; encouragé, lui-même enivré des échos bien connus que sa parole y réveille ; il semble que le Cicéron des anciens jours, des jours de victoire, y vienne écouter le Cicéron des jours nouveaux, non moins magnifique, non moins superbe, et plus audacieux que jamais. Il parle aux rostres, et le Forum s’étonne, déjà bien déshabitué de ces indignations hautaines, de ces soulèvements de conscience et de ces terribles mépris. Que les autres peuples acceptent la servitude, dit-il, la liberté est le propre du peuple romain.

Et l’on applaudit, n’est-ce pas la parole et le seul bruit qu’elle mène, plutôt que la pensée ? Cicéron n’y regarde pas de si près ; il a toujours mis quelque complaisance à se tromper lui-même.

La paix avec Antoine, déclare-t-il fièrement, est honteuse, dangereuse, impossible !

Ainsi quatorze fois, exaspérant sa véhémence et ses libres fureurs, Cicéron est apparu comme un dieu de salut et de vengeance. Ce n’est plus cependant Rome qui parle sur la lèvre de Cicéron ; ce n’est plus que Cicéron à peu près tout seul. Il garde le tonnerre, il n’a plus la foudre ; il étonne, il ne saurait plus terrasser.

Antoine a dit quitter Rome ; il a précipité une fuite non moins rapide que ne fut celle de Catilina. Cicéron triomphe, mais trop vite. Les images d’Antoine sont menacées, celles aussi de son frère, Lucius Antonius, un sacripant qui n’est pas même un bon soldat et qui cependant tout doré, immortalisé dans le bronze, chevauche au Forum, tout près du putéal de Libon, rendez-vous des usuriers. Le rapprochement est significatif. Lucius Antonius, remueur de vilaines affaires, associé à tous les commerces, compte ses meilleurs amis dans cette engeance aux doigts crochus.

Fulvie, la femme d’Antoine, elle aussi menacée. Mais Atticus intervient, l’officieux Atticus, toujours ingénieux à ménager le lendemain comme à prévoir tous les retours. Il épargne à Fulvie les dernières avanies. Combien cette prudence de son meilleur ami fait contraste avec les témérités satisfaites de Cicéron ! Il a toujours eu le succès tapageur et bien présomptueux.

Une armée a suivi Antoine dans sa retraite. Les six mille vétérans qu’il avait depuis longtemps étroitement associés à sa fortune, sont aisément grossis de recrues nouvelles. La guerre, les discordes civiles, recrutent aussi facilement que jamais l’a pu faire le salut public. Les soldats ne manquent pas aux batailles, non plus que les bourreaux aux proscriptions.

Antoine cependant a été vaincu à Modène, avais vaincu par qui ? — Par Rome et la République ? — Cicéron le dit, peut-il bien le penser ? — Par Octave et pour Octave ? — Telle est la vérité vainement dissimulée. Et le Sénat, qui hésite à décerner au vainqueur les faisceaux consulaires, alléguant l’âge d’Octave et sa trop grande jeunesse, s’est attiré, d’un simple centurion, cette seule réponse : Voilà qui le fera consul ! et disant cela, le centurion a tiré son épée.

Antoine vaincu reste une puissance. Lépide, un très méchant homme, mais qui a sa clientèle et son parti, mérite aussi qu’on le ménage. Octave est de sa nature même l’homme des ménagements, des compromis ; il sait vaincre et dissimuler, mieux encore, attendre. Ces trois hommes se sont rencontrés ; ils se sont compris. Aux portes de Bologne, une petite île émerge à peine au lit fangeux du Reno ; elle a réuni Octave, Antoine, Lépide. C’est le marché où l’empire du monde est brocanté et partagé. Les épanchements des nouveaux triumvirs, leurs confidences, leurs querelles redoutables, leurs accords plus redoutables peut-être, n’ont voulu d’autre témoin que les eaux salies de vase, rouges comme si le sang les avait souillées, qui coulent tout alentour de leur repaire.

Le second triumvirat est conclu et les dieux connaissent à quelles conditions. Aussi les prodiges, plus que jamais effrayants, en apportent la nouvelle. Des loups sont entrés dans la ville, précédant de bien peu les triumvirs et les annonçant. Des bruits d’armes ont traversé les silences de la nuit. Quelques statues ont sué du sang. Les chiens ont hurlé au seuil de la maison du maître, pressentant les meurtres prochains ; et sur le temple consacré au génie du peuple romain, des vautours ont perché.

Les triumvirs approchent de Rome, mais ils ont voulu n’y pénétrer que l’un après l’autre. Trois armées les accompagnent, les suivent. C’est une triple invasion qui maîtrise et foule la cité. Cependant un tribun monte aux rostres, proposant et faisant voter une loi qui établit pour cinq ans le triumvirat. C’est à cela que servent maintenant les tribuns.

Résister, protester, on ne l’ose plus, et bien peu en conçoivent la pensée. Au reste une première liste de proscription, et qui sera suivie de bien d’autres, appelle et retient la foule. C’est aussi intéressant, d’une éloquence plus directe et plus poignante qu’une harangue de Cicéron. Les choses s’accompliront régulièrement, administrativement. Octave a le goût de l’ordre, et c’est un excellent administrateur. Chacun du reste a voulu y mettre du sien en des concessions d’importance. Antoine n’abandonne que son oncle ; Lépide livre son frère, c’est mieux. Octave a vendu Cicéron ; ce n’est point un parent, mais Octave n’a pas oublié qu’il l’appelait son père. Deux triumvirs sur trois vont tricher cependant ; le frère de Lépide échappera, l’oncle d’Antoine aura le temps de prendre la fuite ; Octave, plus honnête, tiendra mieux sa parole, et Cicéron avait bien raison de compter sur cet excellent jeune homme.

On a fait ainsi le partage des ennemis, même des amis et des familiers. Les délateurs sont en campagne. Les portes sont surveillées, les routes incessamment parcourues de meurtriers en quête des fuyards. Les biens des proscrits étant mis aux enchères ou livrés aux favoris du jour, jamais une activité si grande n’a présidé aux transactions ; et c’est un crime capital quelquefois de posséder une belle villa, un jardin bien fleuri, une maison commodément exposée. Combien de ces délicats des nouveaux jours ont dû maudire leurs recherches raffinées de luxe et de vie plaisante !

Les chiens ont hurlé, saisis d’une lamentable désolation, disions-nous, les chiens fidèles sans doute ; mais il en est que les lâchetés humaines atteignent et déshonorent. Il en est qui chassent les proscrits et qui d’un flair très sûr, d’un jappement joyeux, les poursuivent dans les roseaux des marais, les dénoncent dans les fourrés des bois qui leur servaient d’asile. Comme au temps de Sella, les têtes sont payées au Forum, et la tribune est un comptoir où les sommes promises sont fidèlement comptées. Mais au temps de Sylla, les haines, les rancunes d’un seul homme exigeaient satisfaction ; il en faut maintenant satisfaire trois fois plus.

La dépense est lourde : payer les soldats, payer les meurtriers, le trésor public n’y saurait suffire. Treize cents femmes, désignées dans les premières familles de Rome, seront taxées selon la volonté des triumvirs. Ne leur doivent-elles pas leur veuvage ou leur abandon ? Cela mérite récompense. Elles résistent cependant, et leur lamentable cortège traverse le Forum. Elles vont trouver Fulvie, sollicitant son intervention auprès d’Antoine, Fulvie les repousse. Elles affrontent les triumvirs eux-mêmes, et les triumvirs, plus accueillants, promettent quelque adoucissement à leurs rigueurs pillardes.

Les meurtres continuent. Les deux Egnatius, le père et le fils, sont proscrits. Ils s’embrassent, ils s’étouffent d’une étreinte si violente qu’un seul coup les jette morts sur la place.

C’est le tour de Salvius, tribun du peuple, mais un tribun mal noté. Il connaît son sort et réunit sa famille, lui voulant adresser un suprême adieu. Le centurion entre et s’avance. Il commande que personne ne bouge ; on obéit. Il saisit le père aux cheveux, le décapite et s’en va. Pas un cri n’est sorti de toutes ces bouches béantes, de tous ces cœurs hébétés de terreur ; et toute la nuit se passe sans qu’un seul ose quitter sa place ou rompre le silence. Le centurion pourrait revenir.

Le frère de Cicéron et son neveu, Quintus et son fils, reçoivent semblable visite. Un seul est condamné cependant, le centurion ne sait plus exactement lequel. Le père veut mourir pour le fils, le fils mourir pour le père. Quoi pénible débat ! Que de temps perdu ! Et le centurion n’a pas achevé sa tournée. Il les tue tous les deux.

Quiritus, c’est bien, mais il n’a été que le lieutenant de César : Cicéron, c’est mieux, il a été le protecteur et le bienfaiteur d’Octave. Il a pris la fuite, il erre près de Formies, ne pouvant se résigner à quitter cette terre d’Italie qui lui est si chère. Le courage seul de l’exil lui aura manqué. Ses esclaves lui sont restés fidèles ; il est aimé, il est bon maître. Les triumvirs lui ont fait les honneurs de toute une expédition. Herennius, un centurion, Popilius Lænas, un tribun militaire, ont retrouvé ses traces, bientôt le rejoignent. Aucune résistance n’est possible, et d’ailleurs Cicéron est Romain, il sait mourir, et jamais cette science ne fut plus utile qu’en ces temps maudits. Lænas tue, et non sans quelque maladresse ; il lui a fallu s’y reprendre il trois fois pour abattre cette tête déjà vieille et chancelante et qui ne cherche plus à se dérober. Ce Lænas cependant n’en est plus à son apprentissage d’égorgeur. Il a commencé voilà déjà longtemps, et sur son père, dit-on ; cela aurait dû l’aguerrir. Ce fut Cicéron qui le sauva, non sans peine, de cette accusation.

Lænas emporte la tête, puis revient encore couper la main droite, celle-là qui écrivait les Philippiques, estimant que cette main historique lui vaudra une gratification nouvelle.

Il court, il vole, il est à Rome, il est chez Fulvie, Fulvie la femelle du fauve, plus cruelle et plus lâche que lui. C’est nue virago plutôt qu’une fémur ; elle joue au consul, ceint le glaive, harangue les soldats et passe des revues. Il n’est pas de quolibet ordurier qui la fasse rougir. Le présent de Lænas la réjouit ; elle en pousse des clameurs qui ameutent toute la maisonnée. Elle prend la tête à deux mains, l’installe sur ses genoux, la regarde, la dévisage, lui rit au nez, puis lui met la main dans la bouche, tire la langue et d’une épingle d’or elle la perce tout au travers. Cependant elle songe que son mari n’est pas là pour partager sa joie. Lænas reprend sa conquête. Il court au Forum. Que de mouvement il se donne, que de peine, et comme il gagne bien s’on argent !

Antoine est au Forum. Une nombreuse assistance l’entoure. Lamas crie et de loin, levant le bras autant qu’il est possible, il montre ses trophées. Antoine les a vus, il les reconnaît. A son tour il crie, il appelle. On a fait place et Lænas est devant lui. Lui aussi il prend la tête, il prend la main, il semble qu’il les voudrait dévorer.

Des rires, des soufflets, la mort insultée, profanée et tuée en quelque sorte une seconde fois, c’est la réplique, c’est là tout ce qu’ils ont pu faire, ces misérables ! Et ils ne voient pas que cette bouche muette, que cette main inerte les accusent, les condamnent, plus éloquentes, plus terribles que jamais.

Un tabouret est placé auprès de la tribune. C’est là que vient siéger le tribun, c’est ln que l’on pose enfin la tête, la main de Cicéron, offrandes faites aux rostres, à cette tribune qui sera bientôt silencieuse. C’est un outrage ? — Non pas, une gloire, et Cicéron n’aurait pas souhaité de plus magnifique sépulture. Le dialogue est achevé ; Antoine et Fulvie ont répondu à Cicéron.