LE FORUM

 

LES TRIBUNS

 

 

Le Forum n’a pas entendu que des voix fameuses ; la tribune n’a pas prêté son glorieux piédestal seulement à des hommes rompus à l’escrime de la parole et dont le none, à peine avaient-ils gravi les degrés, courait répété par toute l’assemblée. Tout citoyen, si humble que fût son origine, en quelque profonde obscurité qu’il eut traîné ses jours, avait libre accès aux rostres et pouvait affronter le tête-à-tête de la patrie romaine. Ainsi les petits grandissaient égalés aux plus grands ; et quelques phrases sans préparation, sans art, tombées de lèvres ignorantes, devaient mériter la fidélité des échos les plus lointains, tant le souffle de la seule pensée les avait emportées à de sublimes hauteurs. A la veille de cette guerre de Macédoine qui promettait de si rudes labeurs, le Sénat projetait l’enrôlement de centurions éprouvés et d’une inébranlable solidité. Il fallait des armes, mais aussi des cœurs bien trempés, pour rompre la phalange d’Alexandre. Mais ces cœurs commençaient à se pouvoir compter, tant les batailles dernières en avaient dévoré. Les centurions, rentrés au foyer si longtemps déserté, avaient bien souvent servi au delà même de la limite d’âge prescrite par la loi ; et malgré les supplications du consul, les refus d’enrôlement pouvaient compromettre la bonne organisation de la nouvelle armée. C’est alors qu’un légionnaire monta aux rostres, non pas d’un élan subit, mais d’un pas ferme, avec cette rectitude et cette assurance que la trompette semble rythmer, comme à l’heure venue d’investir une citadelle. Sa parole rude, coutumière seulement des brefs commandements, trouvait aussitôt la plus mâle éloquence. Cet orateur inattendu ne disait que ce qu’il pensait et que ce qu’il fallait dire : Je suis Spurius Ligurtinus, de la tribu Crustumine, né au pays des Sabins. Mon père m’a laissé un arpent de terre, la chaumière où je suis né, où j’ai été élevé, rien de plus ; c’est là que j’habite.... Ma femme, la fille de mon frère, ne m’apporta en dot que sa condition libre, sa vertu, sa fécondité.... Nous avons six fils, deux filles, l’une et l’autre mariées.... Je commençai de servir sous le consulat de P. Sulpicius et de C. Aurelius ; je fus deux ans simple soldat dans l’armée envoyée en Macédoine contre le roi Philippe. La troisième année, Quintius Flamininus me donna, en récompense de mon courage, le commandement de la dixième centurie des hastats.... Puis je suis parti pour l’Espagne, volontaire, sous les ordres du consul M. Porcius.... Il me jugea digne du grade de premier centurion au premier manipule des hastats. Une troisième fois je partis, toujours volontaire, avec l’armée qu’on envoyait contre les Étoliens et le roi Antiochus.... Le roi Antiochus vaincu, les Étoliens soumis, on nous ramena en Italie, où je fis deux fois le service annuel comme simple soldat. J’ai servi encore deux fois en Espagne sous Fulvius Flaccus et sous Sempronius Gracchus. Flaccus me désigna au nombre de ceux auxquels il accordait l’honneur de l’escorter dans son triomphe. Gracchus me demanda de le suivre dans la province placée sous son gouvernement. En l’espace de peu d’années j’ai commandé quatre fois la première centurie de ma légion. Mes chefs m’ont accordé trente-quatre récompenses militaires ; j’ai reçu six couronnes civiques. Je compte vingt-deux ans de service, et j’ai dépassé l’âge de cinquante ans....

Il aurait pu ajouter que les blessures reçues dépassaient les années de campagnes et de batailles ; et pourtant ce vétéran, ce père chargé de famille et que la guerre ne devait jamais enrichir, s’offrait à repartir. Cette harangue aussi belle que pas une, car la vieille Rome des plus beaux jours l’avait seule inspirée, sonnait sur le Forum ainsi qu’un appel de trompette sur le camp ensommeillé. Dès lors les hésitations premières ne sont plus que de lâches défaillances ; ce soldat tout seul gagne la bataille, consomme la conquête d’un peuple tout entier, plus grand, plus magnifique que pas un conquérant, car ce peuple asservi à sa victoire est le peuple romain. Ce soldat résume un siècle, une nation ; il le faut saluer au passage.

Des paroles aussi fières ne descendaient pas toujours de la tribune. Les vulgarités de la vie journalière, ses petitesses même, nous l’avons dit, n’arrêtaient pas leur inévitable invasion aux premières dalles du Forum. Elles devaient escalader la tribune.

Que parle-t-on de la liberté romaine ? Ce n’est rien qu’une servitude dans la gloire, et chaque jour plus lourdement appesantie. Au lendemain de la bataille de Cannes et dans le deuil des suprêmes désastres, une loi cruelle a été promulguée, la loi Oppia. Défense aux femmes de paraître en public avec des vêtements de couleurs variées, de porter des bijoux dépassant le poids d’une demi-once d’or, défense de monter en char dans l’intérieur de la ville et même dans ses alentours immédiats. Une promenade à plus d’un mille de distance, presque un petit voyage, seul autorise ce luxe effréné. Elles peuvent bien aller à pied ! ainsi faisait Lucrèce, ou rester à la maison et filer la laine, ce qui vaudrait mieux encore : C’est la pensée obstinée des vieux Romains de la vieille Rome. Mais la jeunesse violemment les contredit. Combien de fois cette loi Oppia n’a-t-elle pas été déjà effrontément violée ! La femme de Scipion, sans même attendre la complicité discrète de la nuit commençante, cheminait en char, et c’était comme un triomphe journalier qu’elle promenait par la ville, car elle se faisait escorter de nombreux esclaves. Mais c’était la femme du grand Africain, et l’on sait que le vainqueur d’Annibal en prenait souvent à son aise avec les lois et les traditions. Les censeurs n’osaient sévir contre les Scipions ; quelques autres, autorisées de cet exemple, se sauvaient des punitions méritées, des amendes encourues par la seule rançon d’un sourire ou d’un regard. La coquetterie suppliante trouve à Rome même des cœurs compatissants. Cependant, selon le tempérament du censeur en exercice, selon son âge ou l’humeur de sa femme, il y avait de subites reprises de sévérité, et souvent les amendes grêlaient sur les coupables. Il fallait en toute hâte se réfugier au plus profond des logis, comme aux jours d’averse on se bâte vers l’hospitalité des portiques les plus voisins ; il fallait, quelle désolation ! serrer dans les coffres les atours les plus aimés. Que de larmes ! Au lendemain de Cannes, c’était bien, ou du moins cela pouvait se justifier ! Mais au lendemain de Zama, après Pydna, après la déroute de l’Orient et sa soumission, quelle folie ! quelle cruauté ! A quoi bon tant de richesses si elles doivent disparaître aux ténèbres du trésor public ! Pourquoi les pompes triomphales si pas un reflet ne doit franchir le seuil des vainqueurs ? N’e porter qu’une demi-once d’or ! Mais un seul bracelet pèse plus que cela ! Les pierreries scintillent comme les étoiles, l’or rayonne comme le soleil ; les pierreries ont droit à la joie de toutes les fêtes, l’or a droit au libre étalage de ses splendeurs. On dit cela partout, on le répète, on le prouve bruyamment par des plaintes toujours croissantes, dans le concert de clameurs furieuses. Cet Oppius était un homme abominable ! Caton n’en juge pas de la sorte : si la loi d’Oppius ne sévissait dans Rome, il l’aurait inventée. Caton gronde, querelle, gourmande. Sa main est prompte à s’abattre aux épaules de ses esclaves, et jamais elle ne fut si prodigue de coups. Dans l’immensité de la patrie romaine il n’est pas d’homme qui soit maudit comme Caton, et Annibal ne fut jamais d’aussi bon cœur voué aux dieux infernaux. Ce Caton a les yeux bleus, il est roux comme un barbare Germain. Ses aïeux sabins ont gardé les porcs dans la Sabine, et de là sa famille est dite Porcia. La glorieuse origine !

Il sait le grec et le parle aisément, lui-même est élève du pythagoricien Néarque ; mais il déteste tout ce qui vient de Grèce. Voilà que cette Grèce envoie à Rome ses philosophes. Serait-ce une revanche de son abaissement ? Carnéade est venu ; un certain Diogène, qui n’est pas le chien aboyant la sagesse dont s’amusait Alexandre, l’a suivi, puis Aristolaüs. Celui-là hantait le bois d’Académus ; celui-ci veut enseigner en se promenant, c’est un péripatéticien. Cet autre affecte la gravité du stoïcien. Quelle peste que ces beaux parleurs, que ces subtils raisonneurs ! avec eux la raison n’est jamais sûre d’avoir raison. Caton n’a pas eu de cesse qu’il ne les ait fait jeter hors de la ville. Dehors les philosophes et détruisons Carthage ! Cette double malédiction éclatait en tout lieu où paraissait Caton. Sa haine s’est étendue jusqu’au-x barbiers. Encore des Grecs ! et quelle effronterie à ces gens-là, de beaux parleurs eux aussi, de caresser le menton d’un Romain ! Et voilà que Scipion Émilien, un bon serviteur de Rome cependant, car il a ruiné Carthage de fond en comble, a son barbier favori et se fait raser tous les jours ! Peut-être il murmure des vers grecs sur la ruine consentie de sa barbe, il a bien chanté sur la ruine de Carthage !

Au reste, ce Caton chaque soir s’ingénie à trouver pour le lendemain quelque moyen d’être désagréable et fâcheux. Il a fait nettoyer les égouts et les rues, c’est bien mériter de la patrie. Mais il tarit les sources qu’adroitement les riverains des aqueducs avaient su découvrir dans leurs jardins. Il impose un implacable alignement aux maisons et défend la taxe comme un chien le seuil de son maître.

Voici en quels termes il exprime ses rancunes et formule sa pensée :

Romains, si nous avions maintenu nos droits et notre dignité d’époux, nous n’aurions pas affaire aujourd’hui à toutes ces femmes. Nous n’avons pas su leur résister à chacune en particulier, les voilà toutes ameutées contre nous. C’est un sexe indomptable ; lâchez la bride à leurs passions, à leurs caprices, et vous verrez ensuite s’il est possible d’imposer une barrière à leurs emportements.... Croyez-moi, c’est pour le malheur de Rome qu’on a ramené dans nos murs les dépouilla de Syracuse. Je n’entends que trop vanter les frises d’Athènes et les statues de Corinthe et railler les images d’argile de nos dieux. Eh bien, moi, je préfère ces dieux qui nous ont protégés et nous protégeront encore, je l’espère, si nous ne les bannissons pas de leurs temples….

Telle est l’attitude que devait prendre Caton, et telle il la maintient obstinément. Il ne laisse pas d’en imposer à celles mêmes qui mènent le plus furieusement campagne contre lui et contre l’inhumanité des lois somptuaires. Pas une n’oserait lui tenir tête bien en face, pas une ne soutiendrait les mépris de son silence et de ses yeux. Mais derrière lui, autour de lui, la campagne est poursuivie. Les femmes les plus jeunes, les plus séduisantes, les plus écoutées, tiennent des conciliabules. Les rebelles cependant n’ont pas franchi l’enceinte du Forum ; on les surprend, on les devine errant tout alentour. Une terreur mystérieuse, une majesté divine entrevue vaguement, peut-être seulement l’image du vieux Caton qui passe, défend le Forum et sauve soit antique inviolabilité. Mais à la Curie, dans l’assemblée du peuple, au consilium, au champ de Mars, chez les chevaliers, les sénateurs, les consulaires, les tribuns, la question est posée urgente, impérieuse. Les magistrats sont assaillis, investis de toutes parts ; il leur faudra capituler, Caton en vain aura montré sa tête de Méduse qui glace et pétrifie. La révolte reprend d’où son regard s’est détourné. Déjà nous l’avons vu dans sa lutte contre Scipion, vaincu, humilié. Combien les Romaines lui étaient devenues des adversaires plus redoutables ! Elles ont défendu leurs joyaux d’une rage aussi terrible que les Carthaginoises leur dernière citadelle ; mais plus heureuses elles ont triomphé. La loi Oppia est abrogée. Caton n’a plus qu’à se voiler la face. Il part pour l’Espagne, désertant le Forum, mais non pas la cause romaine. Lui aussi a son esclavage et dont rien ne saurait un seul jour l’affranchir. Il a déjà gagné, il gagnera des batailles aux Thermopyles, en Espagne, et ses soldats lui obéiront mieux que les matrones romaines. Au piédestal de la statue qui lui sera dressée, il voudra cependant n’être loué que d’avoir, étant censeur, remis dans la droite voie, par ses bonnes directions et ses institutions sages, le gouvernement des Romains qui tournait à mal et penchait vers sa ruine.

Cependant c’est grande fête dans la ville, dans le secret de tous les logis, dans les rues, un peu partout, l’âme seule de Caton exceptée. Un cortège se forme, non pas prévu, non pas réglé par les prescriptions d’un usage consacré et dans la discipline d’une hiérarchie acceptée, mais dans le laisser-aller pittoresque, aimable, d’une subite improvisation, dans l’explosion d’une joie soudaine. La nouvelle d’une victoire fiévreusement attendue ne saurait provoquer un tel émoi. Rome vit désormais dans une si intime familiarité de la victoire ! Les coffres sont ouverts, les cassettes sont vidées. Dès la première heure les esclaves sont accourues à l’appel de leurs maîtresses ; et jamais tant de parfums ne seront répandus, jamais tant de joyaux hier encore tristement enfermés dans la nuit des cachettes, n’ont scintillé aux mains qui les caressent. Les plus pauvres trouveront moyen de simuler la richesse. Il en coûtera cher aux pères de famille d’avoir triomphé d’Oppius et de Caton. La revanche est complète. Il a cessé enfin le deuil de la vieille Rome et c’est de ce jour seulement qu’Annibal est bien vaincu.

Il n’est pas une magistrature romaine qui n’ait joué son rôle dans les drames ou les comédies du Forum. Aucune ne fut plus constamment fidèle à ce théâtre que le tribunat. Les tribuns sont la vivante revendication des droits populaires. Leur inviolabilité très longtemps respectée leur conseille toutes les résistances, bientôt même leur permettra toutes les audaces. Au reste, les plébéiens docilement les suivent et de cette obéissance muette relèvent l’autorité tribunitienne. Les tribuns ne vont pas précédés de faisceaux, et tenant ainsi, sous l’immédiat commandement de leur regard, les verges qui souvent châtient, la hache qui tue. Chaque tribun a son viator, un homme sans armes qui seul l’accompagne. On ne saurait imaginer plus modeste appareil, et l’orgueil patricien n’en pouvait concevoir quelque ombrage. Le tribun est avant tout un témoin, mais qui sait voir, un auditeur, mais qui sait écouter. Que le Sénat où le patriciat romain se cantonne ainsi qu’eu une citadelle bien fermée, s’assemble et délibère, qu’il décide du sort des nations, déchaîne le tonnerre des vengeances romaines, il le peut tout à son aise, docilement la victoire attendra qu’un signe lui soit adressé ; mais le tribun aussi écoutera. Il est là très humblement assis sur son tabouret de bois, à la porte de la Curie, ou bien à la porte du temple choisi, aux jours où le Sénat délibère dans la familiarité des dieux. Cette porte jamais ne sera fermée. Ainsi le tribun connaîtra toutes choses, les instants qu’un porteur de sceptre peut encore se flatter de régner, la destinée du monde. Il connaîtra aussi les lendemains promis au peuple même de Rome, ou du moins a cette partie du peuple qui est la plus nombreuse et non la moins dévouée aux labeurs de la chose publique. Ce qu’il sait il le redira, ce qu’il a vu il va le publier. Ces patriciens superbes ont leur clientèle à peine un peu moins asservie à leur volonté que leurs esclaves mêmes ; mais lui, le tribun, même nouveau, sans nom fameux et sans histoire, homme qui ne saurait peupler sa pauvre maison des images de ses ancêtres, il a sa clientèle aussi, plus nombreuse encore, librement disciplinée, vigilante, tout à l’heure invisible peut-être, mais présente au premier appel et qui remplirait sans peine le Forum tout entier. Le torrent est refoulé, contenu, mais le tribun tient la vanne qui l’arrête et d’un geste il peut le déchaîner.

Aussi le tribun, d’abord toléré, est bientôt redouté, son silence même impose et se fait écouter. Ainsi laborieusement, péniblement, lentement, les plébéiens ont conquis leurs droits. Ils ont monté, les comptant, un à un, les degrés de toutes ou du moins de presque toutes les charges publiques ; et celte conquête, poursuivie avec une obstination toute romaine, disputée furieusement, ne présente pas de moins dramatiques épisodes, de moins glorieuses batailles que la conquête du monde.

Au jour où Paul-Émile descendait de son char triomphal, cette lutte, déjà plusieurs fois séculaire, semblait apaisée dans nue accalmie prolongée. Cette trêve donnait l’illusion de la paix. Entre les prétentions rivales, les haines en éveil, les résistances jalouses, les revendications excessives, les rêves menteurs, les réalités prochaines, un certain équilibre s’était établi, un heureux rapprochement avait tempéré toutes choses et consommé lia semblant de réconciliation. On avait tant souffert en commun, tant peiné, partagé de si cruelles angoisses ! Les désastres subis avaient enseigné l’implacable solidarité de tous ; et les veines de tous avaient a peine suffi à rendre un peu de sang au cœur même de la patrie. A cette heure magnifique et sainte, la plus belle que Rome ait vécue dans sa longue histoire, Rome est une, même en l’image diverse de ses institutions, de ses intérêts et de ses pensées. Le Sénat et les familles patriciennes parmi lesquelles il se recrute de préférence, non plus exclusivement cependant, maintient la religion des grandes traditions nationales, assure la continuité des longs desseins, au nom du passé conseille et règle l’avenir ; enfin, du droit de services rendus non moins que des institutions éprouvées, assume une suprématie, exerce une autorité docilement obéie. Les masses plébéiennes glorifiées aux yeux de tous dans l’éclat des victoires Communes, relevées dans l’heureuse revendication de droits équitables et cependant étroitement limités, assurent le mouvement, l’utile fermentation des réformes encore désirées, l’agitation même des rêveries dont se consolent certaines misères présentes, rançon toujours fatale de toutes les prospérités. Les alliés, ces peuples d’Italie successivement vaincus et soumis, quelquefois cruellement foulés, fidèles cependant pour la plupart, au milieu même des épouvantes d’une invasion victorieuse, acceptent, vénèrent et déjà sont à la veille de chérir cette ville prédestinée qui les domine de si haut. Ils ont puissamment contribué à son salut ; ils ont partagé l’enivrement de ses victoires. Ils ne sont plus des sujets, ils ont surpris, pour cette Rome, au fond de lotir cœur, des tendresses de fils ; ils rêvent leur adoption dans cette glorieuse famille.

Il n’est pas d’équilibre laborieusement obtenu qui ne soit instable ; et c’est trop demander à la raison mortelle d’accepter longtemps les conseils de la justice et de la modération. Le sacrifice du moi à l’intérêt général, Rome l’a inspiré et commandé, plus docilement écoutée que pas une autre puissance humaine : mais un tel acide n’est facile qu’adressé à la patrie elle-même. Tolérer le voisin, écouter ses raisons, accepter ses conseils, surtout partager avec lui, cela est plus malaisé et plus dur. Tel citoyen qui aurait abandonné à Rome son patrimoine tout entier, épuisé pour elle jusqu’à la dernière goutte le sang de lui-même et des siens, refusera obstinément de morceler son champ et de reconnaître la juste créance du vétéran même qui le coudoyait dans les camps et peut-être l’a sauvé sur les champs de bataille.

Longtemps la guerre n’a poursuivi et brisé que des peuples aussi pauvres on plus pauvres que Rome. Il n’en va plus de même, et les rançons des victoires gagnées en Sicile, en Orient, ont rempli, à les faire éclater, les jarres et les coffres du trésor public. L’or monnayé, les objets précieux ne composent pas tout le butin ; de vastes territoires sont tombés sous la main de Rome, encore peuplés de troupeaux, dorés de moissons abondantes. La guerre les a dévastés, mais leur fécondité repose. Qu’un nouveau maître la réveille et la sollicite, et des moissons plus riches encore le viendront récompenser. Ces terres du droit de la conquête, sont la chose du peuple romain. La vulgaire équité, l’intérêt bien compris de Rome en réclament le juste partage. Vaine attente, espérance bientôt déçue ! Ainsi que les larmes infécondes d’un ruisselet s’en vont, d’un entraînement fatal, disparaître aux abîmes du torrent le plus prochain, et que le torrent à son tour emporte au fleuve épandu près de là le tribut des eaux qu’il a conquises, tout ou presque tout ce qui devait être la part des humbles et des petits, s’est englouti dans l’immensité dévorante de quelques énormes patrimoines, Rome, prodigieusement enrichie de gloire, d’argent et de terres, a vu la misère étendre, dans ses murailles mêmes et dans ses alentours, ses tristesses, ses hontes et sa désolation. Contraste singulier et qui donne à penser, en attendant le jour prochain des haines trop bien justifiées et des tumultueuses revendications, quelques familles, par le crédit, l’autorité de leur nom, leur situation déjà acquise et toujours maintenue, ont mis la main sur les épaves du naufrage de tant de nations.

Les campagnes lointaines auraient-elles jeté sur des rivages inconnus hier encore, les fils et le père, à Rome restait une clientèle vigilante ou seulement quelque intendant expert, jaloux de mériter les éloges du maître ; on prenait, on occupait les terres délaissées, provisoirement, disait-on, et seulement pour ne pas attrister les campagnes d’un spectacle d’abandon ; puis on oubliait de rendre. Les comptes embrouillés à plaisir, indéfiniment retardés, décourageaient les plaintes, lassaient les réclamations. Enfin l’usure que nombre de patriciens ne rougissaient ont pas d’exercer, dévorait les petits héritages. Ces légionnaires qui font trembler les empires à la seule cadence de leurs pas, longtemps il leur a fallu pourvoir aux frais de leur équipement ; la solde qui leur a été attribuée plus tard est bien médiocre, et si au lendemain de Zama chaque soldat a reçu quatre cents as, pareille aubaine ne se renouvelle pas, et la générosité du grand Scipion ne pourrait une seconde fois en laisser même l’espérance. Cependant l’absence du père de famille est funeste à l’administration d’un modeste patrimoine. Les champs sont mal cultivés, les récoltes perdues ; les dettes viennent, tapissant l’abondance de la ville, stérilisant même les promesses du lendemain. Puis la mort a fauché largement, jetant bas les plus braves ; les orphelins sont restés, lamentables quémandeurs d’une aumône souvent refusée.

Ainsi Rome qui essaime, sur des rivages chaque jour plus lointains, ses victoires, ses camps, ses ambassades hautaines, voit la solitude se faire en ses campagnes les plus voisines. Jamais elle ne mena si grand tapage par le monde, et les champs restent silencieux que l’on découvre de ses murailles, et c’est déjà un semblant de désert qui la presse, et qui l’environne. Oh ! certes, ces terres ont des propriétaires, des maîtres jaloux, cruels même ; leur orgueil cependant dépasse leur véritable richesse. Seul le laboureur, libre et que son labeur enorgueillit, obtient de son petit champ une complète redevance. Le champ est encore une patrie, d’autant plus chère qu’elle est resserrée en des limites plus étroites ; elle veut de fidèles amours. Le laisser-aller et la superbe indifférence des maîtres à peine entrevus, jusque dans les sillons ouverts où les pâturages démesurés, ne trouvent que des ingrats. Les troupeaux d’esclaves poussés sur ces terres qui leur sont inconnues et peut-être odieuses, ne les cultivent qu’à regret, et la sueur est inféconde tombée d’un front que l’esclavage appesantit.

Rome sans doute offre des spectacles variés, des jeux, des combats de gladiateurs. Dans sa grandeur bien assise, solide comme les murailles qu’elle aime à cimenter, Rome est elle-même un spectacle, et le plus magnifique qu’il soit au monde. Qu’il vienne au Forum, ce paysan de la Sabine, si la pompe de quelque triomphe n’est pas annoncée ou seulement le cortège d’une ovation, il entendra bien quelque orateur parler des grands intérêts de la patrie ; on lui nommera des rois qui ce matin encore lui étaient ignorés, des contrées nouvelles où plusieurs mois de voyage à peine le pourraient amener. Il doutera que le même soleil, resplendissant sur Rome, les puisse éclairer.

Il verra dans la Grécostase, car cette enceinte est visible du forum, ainsi l’a voulu l’orgueil du Sénat romain, des ambassadeurs attendre l’heure de l’audience très humblement sollicitée. Ils sont venus de Grèce, d’Egypte, d’Athènes, d’Alexandrie, de royaumes anciens à ne plus compter les siècles ou des cites les plus fameuses. Ils auront revêtu des costumes étranges, ceint de hautes tiares, et le populaire s’amusera de cette mascarade imprévue ; ou bien, si la cause est plus pressante, ces ambassadeurs ne seront que des suppliants. Ils n’auront revêtu que des vêtements souillés de poussière ; leurs cheveux en désordre aveugleront à demi leurs yeux, et leurs mains frénétiques et désolées secoueront des rameaux d’olivier. On les verra, on les entendra en pleine lumière, en toute liberté, et leurs gémissements tomberont presque dans le Forum. Toute cette désolation n’avancera pas l’heure de l’audience. Un jour les envoyés du roi d’Illyrie se sont hasardés à pénétrer dans la Curie, sans que la permission leur en fût accordée ; il leur a fallu sortir au plus vite et jamais on n’a daigné les écouter. C’est le temps où un cercle tracé par la baguette de Popilius Lænas suffit à emprisonner le roi Antiochus et à lui imposer l’acceptation d’un traité.

Eh bien, pauvre laboureur sans charrue, citoyen sans pénates, soldat sans obole, cela ne saurait-il te consoler et te suffire ? Rome te fera voir, si tu veux, des peuples qui saignent, des rois qui pleurent. C’est beau, c’est grand, mais les enfants crient famine sur les chemins, mais la mère traîne sa misère au seuil de l’usurier qui vous a fait jeter loin de la vieille cabane paternelle. On se peut lasser de tout, même de la gloire. Tout cela ne vaut pas une poignée de pois chiches, et le vainqueur d’Annibal, de Persée, le conquérant de l’Asie, ne prendrait pas le temps de les cuire avant de les dévorer.

La question est posée, impérieuse, bientôt menaçante, l’existence même de Rome s’y trouve intéressée. Un cœur généreux, une pensée ardente, Spurius Cassius en a voulu chercher la solution. Mais les siens l’ont renié, son père même l’a condamné. Des accusations aussi folles qu’odieuses l’ont poursuivi. Né patricien, mais devenu ami des plébéiens, ou plutôt ami de la justice même, il aspirait, disait-on, à la tyrannie. Il est mort précipité de la roche Tarpéienne.

Un meurtre, si cruel qu’il soit, n’est pas une raison, encore moins une réponse qui puisse satisfaire un peuple. D’autres viendront, aussi bardis, non pas beaucoup plus heureux cependant, qui reprendront la tache inaccomplie, et la cause des plébéiens méritera de plus illustres martyrs. Les Gracques vont paraître et la lutte reprendra, mieux conduite, plus terrible encore.

Les Gracques sont plébéiens ; mais leur famille, alliée aux Scipions, alliée aux Clodius, maisons patriciennes très orgueilleuses et très jalouses de leur renommée, compte entre les plus considérables qui soient à Rome. Ce n’est pas qu’elle possède de grands biens ; le patrimoine est médiocre ; mais les jours ne sont pas encore venus où les richesses deviendront la première, sinon la seule cause de considération et de respect. L’intégrité reconnue, les services rendus sont une noblesse, et les Gracques la peuvent hautement revendiquer.

En des temps lointains, à peu près oubliés, au pays des Èques, un chef recevait un envoyé de Rome. Ce n’était pas encore l’âge des palais, ni même des temples fermés de murailles jalouses ; la lisière d’un bois, une libre campagne suffisait à la majesté de l’audience. Le Romain cependant, devançant un peu les temps, haussait le ton, et sa diplomatie se faisait menaçante. Parle à ce chêne ! lui fut-il répliqué. Et ce chef à demi barbare, cet homme, inébranlable et fier comme le chêne même qu’il désignait de la main, s’appelait Gracchus.

Aux jours les plus sombres des guerres puniques, un Gracque enrôle les esclaves de bonne volonté et leur promet la liberté pour prix de leur vaillance et de leur dévouement, estimant que des soldats peuvent être des hommes. Le danger passé, la victoire gagnée, il leur tient parole. Fermeté, indépendance de pensée, haute générosité, tels sont les traits de caractère qui font reconnaître les Gracques à travers le long enfantement des grandeurs romaines.

Sempronius Gracchus a servi en Espagne, d’abord en sous-ordre des Scipions. Brave soldat, mais aussi réformateur attentif et redresseur de torts, il a voulu panser les blessures que la victoire laissait toutes béantes. Il a tendu la main aux vaincus, il a repeuplé les champs, soulagé en les groupant les misères autour de lui gémissantes, et, reparti pour Rome, il a vu surgir à son appel de nouvelles cités. La fille de Scipion, le grand Africain, est devenue sa femme. Cornélie apparaît, fille, épouse, veuve, mère, fière de son père, fière de son mari, plus orgueilleuse encore de ses enfants. Cette figure calme, sereine, grande à l’égal de toutes les grandeurs, est souriante aussi cependant, car Cornélie, nourrie des graves enseignements de Rome, a connu auprès de son père et compris quelque chose des élégances athéniennes. Mère douze fois, elle est à son foyer, elle est dans Rome une divinité protectrice et féconde ; chaque enfant lui a été une joie, presque une gloire, ainsi qu’il en est pour Rome de chaque nouvelle conquête. Ses enfants sont sa parure, a-t-elle dit, ses bijoux ; en effet, elle en apparaît environnée, parée, suivie comme une étoile fertile multipliée en un essaim d’étoiles enfantées de sa lumière maternelle. Elle a vu, elle veut la gloire autour d’elle, et elle ne saurait comprendre un Romain qui ne soit le serviteur de Rome, une Romaine qui ne soit la servante d’un Romain, servante très digne cependant, superbe et qui s’élèverait jusqu’à égaler le maître si elle ne voulait limiter son empire au seuil sacré de la maison, un roi a sollicité son alliance un Ptolémée ; elle aurait pu ajouter aux cartouches royaux où se lisent les noms des Bérénices ou des reines compagnes des vieux Pharaons, le nom de la fille des Scipions, mais c’eût été déchoir. Très simplement elle l’a pensé. Elle ne conçoit pas qu’il puisse être au monde quelque chose de plus magnifique et de plus saint qu’une maison romaine, tout à la fois sanctuaire et berceau ; car les images des aïeux en bordent l’atrium, attestant le passé, et les rires des enfants la réjouissent, promettant l’avenir. C’est là que la matrone est reine et souvent dans la solitude d’une loyauté sans partage, car l’époux est au Fortin, à la Curie, ou parti si loin que seule l’espérance le peut suivre et deviner. Quel palais est désirable, quel temple est sacré auprès de cette maison ? La puissance de Rome réside avant tout dans la famille romaine ; ce rocher supportera le poids d’un monde ; c’est dire qu’une Cornélie assure et maintient l’œuvre accomplie aussi bien, mieux peut-être qu’une victoire de Scipion.

Cornélie, née patricienne, n’a pas inspiré, encore moins conseillé les réformes démocratiques rêvées de son mari, poursuivies de ses fils. Elle a su taire ses répugnances et ses inquiétudes. Si haute que soit la place par elle occupée, elle n’oublie jamais qu’une autre place, encore plus haute, est réservée au père de famille ; et le père lui-même disparu, elle sait que le fils, devenu homme, reprend de plein droit cette pleine souveraineté. La mère redevient une fille, une sœur, une amie peut-être, entre toutes vénérée, mais qui ne saurait, sans déserter sa mission véritable, orienter la marche du maître on les destinées mêmes de la patrie.

Cornélie a vu détruire, et sur l’initiative de son mari, la maison de son père Scipion ; mais un intérêt public le commandait : sur l’emplacement de cette maison et de quelques autres toutes voisines, Sempronius a fait élever la basilique Sempronia, donnant un vis-à-vis à la basilique Porcia, celle-ci toute prochaine de la Curie. Ainsi le Forum a reçu une parure nouvelle. Les boutiques environnantes, les vieilles (Veteres), groupées au pied du Palatin, comme les neuves (Novæ) en vis-à-vis, une à une disparaissent, faisant place à des édifices d’utilité générale. Le Forum présente un ensemble monumental chaque jour plus complet. Le commerce ne désertera pas, il empruntera l’hospitalité complaisante des portiques partout ménagés ; mais il n’aura plus que des installations improvisées, changeantes, craintives en quelque sorte et toujours promptes à disparaître au premier froncement de sourcil d’un édile. Il y avait autrefois des maîtres d’école au Forum, grecs pour la plupart ; il a fallu que la Grèce enseignât à lire aux Romains. La petite Virginie, parée de ses grâces à peine printanière, — elle comptait tout au plus treize ans, — allait suivie de sa nourrice, retrouver aux boutiques vielles, son maître et son école, lorsque du Vulcanal où siégeaient les décemvirs, Appius la vit traverser le Forum. Maintenant Virginius ne trouverait plus, à portée de sa main, un couteau oublié à l’étal d’un boucher et ne pourrait plus sauver ainsi, à défaut de la vie, l’honneur du moins d’une enfant chère à son orgueil de soldat aussi bien qu’à sa tendresse de père.

Ainsi nous voyons transformé en sa décoration architecturale, mais non pas sensiblement modifié cependant, le Forum romain. Les monuments commémoratifs ne cessent d’y multiplier. Il n’est pas un épisode quelconque de cette histoire journalière qui ne soit désormais prétexte à couler le bronze ou à tailler le marbre. Une reine d’Illyrie, Teuca, trop confiante dans le mystère de ses rivages mal connus et dans la terreur qu’inspirent ses hardis pirates, a fait massacrer les envoyés de Rome. Des statues, monuments expiatoires, leur sont dressés, et voici l’ambassade revenue dans le Forum. Le marbre atteste le crime, mais aussi la vengeance obtenue.

Cependant entre le triomphe de Paul-Émile et le tribunat de Tiberius Gracchus, le Forum n’a pas changé sensiblement d’aspect. Mais combien la foule qui le hante est devenue plus inquiète, plus mobile, plus prompte à des colères chaque jour plus redoutables ! Un souffle de tempête s’est levé et qui ne s’apaisera plus pendant près d’un siècle. Les plus violentes dissensions n’étaient que des querelles aux rapides repentirs, non pas de véritables guerres. L’heure est venue où les rivalité, de classes ne voudront plus s’attarder en de telles innocences. La loi et l’usage, aisément obéis, interdisaient les armes dans Rouie et surtout dans les assemblées publiques. Aussi les bourrades et les coups de poing longtemps sont restés les arguments suprêmes. C’était trop peu. Virginius n’aurait qu’à secouer la toge du premier passant pour y trouver couteau ou poignard. On sort armé, on vient armé au Forum et jusque dans la Curie ; on parle, on délibère, assurant de la main, sous les plis de la laine complaisante, la dernière réplique. Cependant l’arme reste cachée, toute petite, en quelque sorte honteuse d’elle-même, et cette pudeur témoigne d’un reste de respect à la majorité des lois.

Tiberius Gracchus le premier a entrepris les réformes. Élevé au tribunat, il a proposé des lois agraires, le partage équitable des terres tombées dans le domaine de l’État et la recherche, la reprise de celles de ces terres que d’insolentes usurpations avaient conquises à quelques familles privilégiées. Caïus Lælius déjà a projeté, annonce des lois agraires ; les premiers grondements de l’orage pressenti l’ont fait reculer. Ses beaux projets ont disparu comme un songe ; et ses adversaires ont bien voulu récompenser cette défaillance d’une épithète ironiquement élogieuse. Lælius est devenu Lælius le sage.

Tiberius est d’humeur plus hardie. Il n’a rien voulu précipiter cependant. Il s’est appuyé, éclairé de conseils venus de haut. Son beau-père Appius Clodius a reçu ses confidences. De longues entrevues, d’intimes causeries lui ont assuré la collaboration au moins discrète du pontife Crassus et du consul Mucius Scævola. Il n’a pas dédaigné de consulter quelques jurisconsultes grecs. Ce n’est pas la première fois que la sagesse de la Grèce aura conseillé les lois de Rome.

Tiberius, très prudent jusque dans ses audaces, décidé aux ménagements possibles, n’a pas voulu la reprise de tous les biens détournés et la revanche de toutes les injustices consommées. Il proposait des indemnités consenties même à d’effrontés voleurs. Tout cela n’a servi de rien. La rage des résistances intéressées n’en a pas moins éclaté implacable et folle. Le Sénat surtout, au moins dans sa majorité, oppose à tous les projets de réforme une force d’inertie, ou même la tempête de véhémentes indignations. Tiberius cependant a obtenu que le nombre des sénateurs soit doublé et porté à six cents. Trois cents chevaliers ont désormais accès dans la Curie, et ces chevaliers ne sont pour la plupart que des plébéiens enrichis. Mais ces parvenus, démentant les espérances de Tiberius et, leurs origines bientôt complaisamment oubliées, ne font que rivaliser avec les vieux patriciens d’étroitesse jalouse et de basse avidité. Quelques-uns pensent et proclament que les institutions de Rome sont un roc inébranlable et que la main est sacrilège qui entreprend de l’ébranler. Ils ne veulent pas comprendre qu’à Rome même l’immobilité est impossible et que réparer, refaire est parfois le seul moyen de préservation et de salut. Beaucoup ne vient qu’une chose, l’humiliation d’une publique reculade, ou le désagrément d’un sacrifice même partiel, l’ennui de déplacer les images champêtres du dieu Terme trop largement espacées. Restreindre un jardin, découper une villa, raser un bosquet, rentrer au logis quelque aimable divinité venue de Grèce et qui égayait d’un si plaisant sourire une ombreuse allée de myrtes et de lauriers, n’est-ce pas de la profanation ? Tous ces gens-là s’agitent et crient comme les oies du Capitole. La citadelle qu’ils veulent sauver, ce n’est pas le dernier rempart de la patrie romaine, c’est le suprême réduit de leur orgueil et de leur avarice ; rien pour eux n’est aussi précieux.

Les plébéiens, pour soutenir leurs justes réclamations, formuler les espérances déjà conçues et les traduire dans le langage impérieux des lois, ont des amis, des partisans, des cœurs ouverts à la pitié, surtout des esprits planant d’assez haut pour embrasser l’horizon du lendemain ; ils ont enfin leurs huit tribuns et parmi eux le meilleur, le plus courageux, le plus fier, Tiberius Gracchus. Huit, disons-nous ; ils étaient huit en effet, ils ne sont plus que sept. L’un d’eux, Octavius, peut-être secrètement gagné à la cause patricienne, intimidé plutôt, car sa probité n’est pas directement soupçonnée, et timoré, trembleur de sa nature, a déserté la tâche entreprise en commun. La volonté d’un seul des huit tribuns peut suspendre toute l’action tribunicienne. Ainsi Tiberius est mis en échec dans ses projets, dans ses volontés, dans la mission si vaillamment acceptée. Il est encouragé de sa haute conscience, et c’est la force première, de l’accueil même que les tribus plébéiennes ont fait à la seule annonce de ses lois. Si les menaces l’assaillent, il n’est pas que des menaces qui le suivent dans son chemin. Dans la ville, aux carrefours que hantent les petites gens, aux portiques des temples, de préférence clans les rues que Tiberius devra parcourir, aux murs de sa maison, jusqu’au bronze des rostres ou sur les pierres qui les tiennent enchâssés, des mains hâtives, inconnues, ont écrit à la pointe d’un couteau grossier, ou charbonné en passant : Va de l’avant ! ... Nous te suivrons ! ... Courage ! Et comme si la mort elle-même voulait encore témoigner des souffrances longuement souffertes, des désespoirs qui peut-être prématurément sont venus la peupler, quelques tombes, elles aussi, ont crié : Courage !

Cependant les aveuglements, les lâchetés d’un seul, compromettront l’avenir de tout un peuple et la cause plébéienne sera perdue parce qu’un seul tribun, traître à son mandat, l’aura reniée ! Tiberius ne peut accepter une telle pensée. Octavius était son ami, il l’est encore. Cette amitié, Tiberius la rappelle et l’atteste. La scène est sublime et telle que le Forum n’en vit jamais de plus émouvante. Tiberius est jeune, il est brave. La gravité redoutable des intérêts qu’il défend le grandit et l’enveloppe d’une majesté qui n’est pas sans tristesse ; la fleur de sa jeunesse n’est pas encore cependant oublieuse du sourire. Il apparaît dans l’éblouissement des gloires accumulées, son héritage premier, aussi dans l’aurore de sa renommée grandissante. Pour les pauvres gens qui lui font cortège, c’est comme un retour de l’âge d’or qu’il a promis et qu’il fait entrevoir. Une cabane d’où les petits pénates aimés ne seront plus jetés dehors, c’est le ciel sur la terre, et la gratitude naïve des humbles a commencé l’apothéose de Tiberius.

Son éloquence est célèbre, ses ennemis eux-mêmes renoncent à le contester. Cette éloquence, si cruels que soient les tableaux parfois évoqués, si menaçants que soient les horizons d’un avenir prochain hardiment découverts, est faite d’une douceur pénétrante. Le ton en est souple, l’allure rapide, mais volontiers caressante. Les larmes viennent aux yeux plus vite que les clameurs indignées sur la lèvre. Tiberius attendrirait des lions comme autrefois Orphée, il relouerait des pierres pour en bâtir une cité nouvelle, comme jadis Amphion ; mais ses adversaires ne sont pas des fauves, ce ne sont pas des pierres, ce sont des Romains et des Romains ennemis des Romains ; ils seront broyés sur place peut-être, ils ne seront pas déplacés de l’épaisseur d’une épingle.

Le forum a vu Tiberius conjurer Octavius. Il l’a vu promettre à ce rebelle de l’indemniser intégralement, car Octavius est détenteur de biens mal acquis, et cependant Tiberius resterait ruiné de ce sacrifice. Le Forum l’a vu lui presser les mains, embrasser les genoux. Octavius, surveillé des haines jalouses dont il accepte la complicité, a résisté au tribun son collègue, à son ami, aux supplications de ceux-là même qui devaient le croire associé à leurs peines comme à leurs espérances. Sur l’initiative de Tiberius et cependant il sa profonde douleur, les tribus plébéiennes, consultées une à une, ont retiré à Octavius son mandat de tribun. C’est une illégalité et qui aussitôt en amène une autre encore plus grave. Sur l’ordre de Tiberius et par la main d’un affranchi à lui, Octavius est entraîné loin de la tribune. Un tumulte éclate, Octavius n’échappe qu’à grand’peine. Un de ses esclaves est si brutalement roué de coups qu’il en restera aveugle. L’intervention de Tiberius a cependant sauvé Octavius. Le tribun dégradé a pu regagner sa maison, celle-là même où naîtra un autre Octave plus fameux. Ce nom et cette maison devaient être fatals à la liberté romaine.

Tiberius l’a emporté ; mais l’inviolabilité tribunicienne a été méconnue ; le précédent est menaçant et ne sera plus oublié. Cependant le vainqueur librement légifère ; il domine le Forum ; le voilà, pour quelques jours du moins, la pensée directrice.

Les rois, qu’une politique prudente et ménagère même de la victoire veut bien tolérer encore, en viennent à solliciter la conquête et l’effacement, tant le vertige est irrésistible qui emporte le monde dans le sillage de la fortune romaine. Attale, roi de Pergame, a institué son héritier le peuple romain. Tiberius demande le partage entre tous les citoyens, de toutes les richesses royales. Un bruit est répandu toutefois, complaisamment accueilli de quelques-uns, et qui peut compromettre le crédit de Tiberius. De par la volonté du roi Attale, un bandeau royal a été transporté à Rome, et Tiberius en est le dépositaire ! Attale aurait-il deviné un maître dans ce tribun tout-puissant ? Tiberius exerce une autorité presque royale, et le titre de roi reste seul à lui manquer. Les insignes souverains sont à portée de sa main, n’osera-t-il pas les prendre et ceindre le bandeau royal ? Attale aurait un héritier qui grandirait étrangement son royaume. La calomnie fait son chemin. Les jours du roi prétendu sont comptés, ou plutôt ses instants.

La prochaine assemblée du peuple aura lieu au Capitole ; ainsi l’a voulu le Sénat. L’espace est plus étroit, mal commode, resserré. L’encombrement des temples, des sanctuaires, tous voisins, se prête mieux aux surprises, aux embuscades traîtresses. Le Forum et le libre soleil auraient mieux défendu Tiberius, on le sait bien, et déjà ce changement de scène fait pressentir une lutte nouvelle et sur un champ de bataille qui n’est pas familier au vainqueur. Il sait quelles haines l’environnent, quelles perfidies le guettent. Un jour, dans l’assemblée du peuple, mais dans le Forum cette fois, il avait amené avec lui ses enfants, pauvres petits, ignorants de toutes choses et seulement étonnés de cette foule immense. Il les avait mis sous la garde du peuple romain, sollicitant pour eux cette grande adoption, et quelques-uns avaient pleuré, pressentant déjà dans ces enfants les orphelins du lendemain.

Cependant Tiberius, n’est pas homme à se dérober aux luttes suprêmes. Les présages sont funestes. Il a trouvé des serpents nichés dans son casque ; des poulets sacrés ont refusé toute nourriture. Tiberius, sortant du logis ; heurte du pied gauche, il se blesse et le sang rougit le seuil.

Tiberius poursuit son chemin. Les amis qui lui font escorte ont pâli et restent silencieux. Un bruit singulier arrivé et toujours de gauche deux corbeaux se battent sur un toit. Une pierre détachée tombe et se brise aux pieds de Tiberius. Cette fois l’avertissement est direct et plus pressant encore. La flatterie a pris les devants ; maintenant l’amitié l’imite et déserte ce passant ; déjà si visiblement abandonné des dieux. Flaccus, un fidèle, est informé des choses vainement tenues secrètes. Il sait que la mort de Tiberius est résolue et préparée. Il le fait prévenir : Tiberius poursuit son chemin.

Il y a quelques jours à peine, le Sénat ne répondait à ses observations que par des huées et des outrages ; il prépare une réponse plus précise. Cependant, cette fois encore le Sénat veut mettre ses résolutions sous la sauvegarde d’une divinité ; il a délaissé la Curie, il siège dans le temple de la bonne Foi ! Il ne pouvait mieux choisir.

Qu’il s’agisse d’ameuter les colères, d’intimider les fidélités déjà chancelantes, de soudoyer les clameurs insultantes et les suprêmes violences, un Scipion, Scipion Nasica, accepte ce rôle. Ce Scipion est possesseur de terres considérables ; le meurtre lui semble plus simple, moins préjudiciable qu’un partage redouté.

Tiberius, pressé de ses ennemis, a porté la main à son front, dénonçant ainsi un ses derniers amis, trop éloignés de lui pour que son appel fût entendu, le danger couru et la mort imminente. Aussitôt on a crié qu’il demandait au peuple de le proclamer roi ! On l’assomme de coups, on le tue. Un tribun s’est trouvé pour se mettre de la partie. Un certain Lucius Rufus se vantera d’avoir porté le second coup ; le premier, par malheur, est resté anonyme. Le corps est tombé sur les marches du temple de Jupiter, à quelques pas des statues des anciens rois de Rome. N’est-ce pas la confirmation du crime dénoncé ! Un nouveau Tarquin a disparu ; et les nouveaux Brutus se félicitent d’avoir si bien sauvé la république et leurs maisons.

Le père de Tiberius deux fois a promené par la ville sa pompe triomphale. Ce n’est pas un char qu’il faut à son fils, c’est un croc. Lui aussi va roulant par les rues et les carrefours de Rome, précipité de ce Capitole où son père était monté. Un instant il reparaît au Forum ; mais ce n’est plus lui qui le remplit de sa voix hier encore si religieusement écoutée. Il a fallu le concert de bien des voix pour remplacer la sienne ! Combien il est changé le peuple qui vient là ! C’est déjà la tourbe du Forum, forensis turba. Elle entre en scène et ses cris de fauve accusent sa basse animalité.

Le pauvre cadavre n’a plus de tête. Cornélie elle-même le pourrait méconnaître. Du Forum jusqu’au Tibre un assez long chemin lui reste à parcourir. C’est là-bas, dans les flots fangeux, qu’un certain Lucrétius, un magistrat, un édile, jettera cette ruine humaine. Le sobriquet de Vespillo lui en sera donné. Hier encore Rome dénommait ses plus augustes fils : l’Asiatique, l’Africain ; voilà qu’elle en trouve un à surnommer le Croque- Mort.

Tiberius a été accusé de viser à la tyrannie ; est-ce pour cela qu’on va lui donner les funérailles d’un petit Alexandre ? Trois cents de ses partisans sont massacrés, Villius est cloué dans un tonneau en compagnie de vipères et meurt de leurs morsures. Les serpents du casque de Tiberius ont fait des petits, et voilà que Rome leur donne droit de cité. Les voilà de la famille, ils sont mieux accueillis que les alliés italiens.

Tiberius est mort à trente ans. Nous sommes dans un âge où l’homme peut vivre, épuiser même une vie très grande et très féconde dans l’espace de quelques printemps. Caïus, lui aussi, fils de Cornélie, est plus jeune de neuf ans que Tiberius. La mère, épouvantée dans le secret de son âme non dans ses paroles, d’un tel exemple, a rêvé pour ce dernier fils une existence moins orageuse, non pas obscure cependant ; Cornélie veut au libre soleil le rayonnement de ses enfants. N’a-t-elle pas déjà dit qu’ils étaient sa véritable parure ?

Caïus s’est recueilli cependant. Il a pris le loisir de méditer ses desseins, de mûrir soit esprit. Il semble qu’il ait voulu de plus loin prendre son élan, espérant peut-être atteindre, plus heureusement que son frère, le but qu’il s’est proposé. Il a hésité cependant, et de cruels combats ont angoissé cette âme. Rien ne doit manquer à la nouvelle tragédie, ni les fluctuations premières des pensées encore incertaines, ni l’envolée héroïque vers l’horizon promis, ni les terreurs des sombres pressentiments, ni même la mystérieuse intervention de ceux-là qui ne sont plus. Un rêve, plusieurs fois répété, a poursuivi Caïus. Son fière lui est apparu : Hésite tant que tu voudras, lui a-t-il dit, il faudra que tu combattes et que tu meures comme moi !

Nul ne saurait échapper à sa destinée, Caïus le comprend, et fièrement, résolument, il reprend la tâche inachevée. Il est tribun. Sa popularité grandit. Rome presque tout entière sourit à sa bienvenue. Caïus bénéficie des sympathies acquises à tous les siens, du souvenir de son frère, aussi des remords inavoués de quelques-uns et des espérances toujours prêtes à renaître au cœur des souffrants de ce monde. Il fait construire d’immenses greniers où s’amasse le blé qui sera chaque mois distribué, à moitié prix, à tous les citoyens. Il préside à la construction de quelques routes nouvelles, à la réparation des anciennes. Il les fait jalonner de hautes bornes où les distances sont écrites dans la pierre. L’étranger, curieux des magnificences de Rome, se sertira conduit ; encouragé ainsi que d’un appel répété à des intervalles égaux ; et Rome toujours plus prochaine ; semblera venir au-devant de lui. L’usage de ces bornes milliaires, monuments caractéristiques du génie de Rome et qui disent si bien son goût de l’ordre, passera pour une innovation de Caïus. Mesurer et discipliner l’espace, c’est bien romain !

D’autres soucis et de plus redoutable conséquence, sollicitent Caïus. Le Forum l’appelle. Il monte aux rostres. Il parle, et ses premières paroles sont pour accuser les meurtriers de Tiberius. L’accusation ne sera pas suivie d’effet ; mais c’est déjà une franche déclaration de guerre, et Caïus en a mesuré toute la portée. Lui aussi est éloquent, mais son éloquence à des éclats, des coups de tonnerre comme jamais il n’en est échappé aux lèvres de Tiberius. Caïus se souvient qu’on lui a tué son frère, et ses apostrophes véhémentes le rappellent à tous les échos. Le geste est rapide, quelquefois un peu désordonné. La toge dérange ses plis et parfois c’est comme en un souffle de tempête. Caïus a cependant quelque méfiance de lui-même et voudrait imposer à sa parole, sinon à sa pensée, au moins le répit de quelque apaisement. Souvent il veut l’assistance d’un joueur de flûte ; et Licinius le suit, monte avec lui aux rostres, discrètement derrière lui, se place, sa flûte à la bouche et l’haleine suspendue. L’orateur en vient-il à l’instant de perdre toute mesure et tout sang-froid, la voix résonne-t-elle à se briser ? La flûte parle aussitôt, timide, presque éteinte. Ce n’est rien qu’un doux rappel, une plainte d’ami qui s’inquiète et s’afflige. Caïus baisse le ton. Il semble qu’un orage s’apaise aux gazouillements d’un petit oiseau. Cette alliance étroite des fureurs oratoires et d’un murmure plaintif, de la colère et du pardon, de la paix et de la bataille, ne surprend personne en cette foule quelquefois bien mélangée, grossière même, que la seule présence de Caïus précipite dans le Forum.

Ainsi accompagnée, la parole de Caïus n’est que plus pénétrante. Un Grec a dû conseiller ce raffinement ingénieux.

Tiberius songeait surtout aux misères immédiates des citoyens de Rome. L’âme de Caïus étend plus loin son inquiète sollicitude. Il veut prolonger Rome jusqu’aux rivages extrêmes de l’Italie, et des alliés italiens faire des Romains, estimant qu’une ville, si grande soit-elle, ne saurait contenir et usurper les destinées d’un monde. Il médite bien d’autres projets et qui soulèveront d’implacables résistances : l’admission des chevaliers aux fonctions de juge, presque toujours réservées aux sénateurs ; un nouveau partage des terres ; la création de colonies peuplées de ceux-là lui n’ont plus que leurs bras et l’inutile souvenir des victoires gagnées, enfin la reconstruction même de Carthage. Caïus ne veut pas de rancunes inoubliables ; il veut la clémence qui féconde, l’oubli des écrasements furieux. A cette condition, lui-même peut-être consentirait à oublier.

Caïus plus d’une fois a répété les paroles de Tiberius, mais en les accentuant d’une âpreté nouvelle. Tiberius pouvait garder quelque illusion, Caïus sait bien qu’une lutte à mort est engagée :

En Italie, dit-il, faisant écho à Tiberius, les bêtes sauvages ont leur gîte, cavernes ou tanières où du moins elles peuvent se terrer, tandis que les hommes qui combattent et périssent pour Rome n’ont pas d’asile où abriter leurs femmes et leurs petits. Leur dire sur un champ de bataille qu’ils combattent pour leurs foyers, c’est mentir effrontément, ils n’ont pas de foyer ; pour les tombeaux où reposent leurs pères, ils ne sauraient où les retrouver ; pour leurs dieux, ils n’ont pas sur la terre la mesure d’un seul pas où ils pourraient élever un autel !

Les adversaires de Caïus ont imaginé un moyen ingénieux et d’autant plus perfide de le discréditer. Livius Drusus, un beau parleur, a reçu le mot d’ordre. Il suit Caïus comme son ombre. A peine Caïus a-t-il paru dans le Forum, apparaît aussitôt Drusus. Caïus propose quelque mesure favorable au peuple, aux alliés italiens : Drusus renchérit. Celui-là promet quelque chose, beaucoup même ; celui-ci plus encore. Caïus tiendrait parole ; Drusus n’aurait garde d’y songer demain. Celui-là montre une oasis accessible aux traîne-misère, celui-ci évoque un mirage merveilleux, et le mirage fait déserter le chemin de l’oasis. A ce jeu Caïus a dû pressentir la ruine de son crédit.

Il a quitté Rome ; il est allé à Carthage ; il a voulu lui-même présider à la fondation d’une ville nouvelle. Caton en mourrait de fureur si la mort ne l’avait pas déjà fait taire. L’entreprise est mal vue. C’est comme une revanche d’Annibal, et cela fait, scandale qu’un Romain en accepte la complicité. On dit que des loups, dignes fils de la louve romaine, sont allés là-bas arracher les Dieux qui marquaient l’emplacement de Carthage renaissante.

Caïus est revenu. Il ne néglige rien pour ressaisir sa popularité, rien qui ne soit juste et avouable cependant. Il ne descendra jamais à des bassesses quémandeuses. Voilà que des jeux publics, des combats de gladiateurs, — le goût s’en est répandu chaque jour davantage — sont annoncés. Sans aucun droit, dans la seule espérance d’un commerce profitable, des gens se sont trouvés qui ont élevé des échafauds et des gradins. C’est encore une insolente usurpation consommée au profit de quelques-uns. Le Forum est le bien de tous et tous en devraient librement user. Mais bientôt les dalles qu’ils foulent, de leurs pieds nus, l’air même qu’ils respirent, seraient disputés aux pauvres. Caïus veille et dans l’espace d’une nuit, les échafauds sont jetés bas jusqu’à la dernière planche. Les plus humbles n’auront pas à mendier une aumône incertaine pour mériter la joie d’un beau massacre.

Ce n’est pas tout : Caïus a transporté ses pénates en un quartier tout populaire. Il demeurait au Palatin. Il en descend. Il est allé loger dans la Subura, au milieu de très petites gens, dans le voisinage, d’aucuns diront dans la promiscuité des misères populaires. La rue est sale, bruyante ; les chiens errants la remplissent de leurs aboiements. Des tondeurs, des cordonniers, des marchands de fouets, tels sont les nouveaux voisins de Caïus, compagnie peut-être plus sûre pour lui que celle d’orgueilleux consulaires et de riches sénateurs.

Caïus compte de nombreux partisans, aux jours mêmes où le tribunat lui est refusé. Il pourrait recruter une armée ; mais son audace coutumière s’arrête, hésitante, aux frontières de la loi. Les rares illégalités consenties le laissent affligé et repentant. Cependant, contre sa volonté, à son insu peut-être, il a sa garde personnelle. L’imminence des suprêmes dangers n’est plus un secret. Aussi, la nuit même, silencieusement, des hommes se glissent auprès du logis de Caïus. Ils veillent, l’oreille tendue à tout bruit qui serait une menace. Quelques-uns ont servi, et l’habitude des camps instruit leur jalouse vigilance. Ils font des rondes, échangent un mot d’ordre et, si le sommeil enfin les gagne, ils ne s’y abandonnent que chacun à son tour, et le dormeur va s’étendre au seuil même de la maison. Caïus a ses chiens fidèles, mais déjà les loups sont en campagne.

Les alliés italiens suivent d’une sympathie constante les campagnes réformatrices de Caïus ; Cornélie voudrait en introduire dans la ville le plus qu’il sera possible. Il faut user de ruse. Une consigne sévère, inspirée et donnée de très haut, veut interdire aux campagnards les portes de Rome. Cornélie conçoit un stratagème. Ils entrèrent la gourde au côté, la faucille sur l’épaule, ainsi que de très pacifiques moissonneurs. Mais la faucille peut défier le poignard.

Ainsi, le choc suprême est annoncé, préparé. Caïus le pressent. Déjà il sait que dans les masses populaires réside, ou du moins flotte, un peu à l’aventure, la seule force qui le puisse encore soutenir. Il en a fait l’aveu, lui-même l’a proclamé, le jour où, du haut des rostres, il s’est complaisamment tourné vers la gauche, jetant ainsi directement et bien en face sa parole ardente à la foule qui l’écoutait, et réveillant, d’un appel plus hardi, les libres échos du Forum. C’était un usage bien lointain et impérieusement obéi ; l’orateur, alors même qu’il voulait parler aux plébéiens et des intérêts plébéiens, devait affecter de s’adresser d’abord au Comitium, désert peut-être, mais où les tribus patriciennes auraient pu s’assembler. Caïus, le premier, a répudié cette déférence, et ce mouvement de corps, cette inclinaison de tête, ce rien est toute une révolution. La foule est invitée et prendre la puissance dominatrice.

La question qui est en délibération est encore celle de la colonie projetée, décidée même sur l’emplacement de Carthage. Scipion Émilien avait dit que l’herbe seule y pousserait, et voilà qu’un démenti lui sera jeté.

Cette fois encore, l’assemblée aura lieu au Capitole. Le précédent est établi, et Caïus, connaissant trop bien les périls des champs de bataille, refusera de l’affronter. Peut-être n’a-t-il pas renoncé à toute pensée de victoire. Le Forum est un camp. Le consul Opimius l’a fait occuper. Le temple même de Castor et Pollux a reçu garnison.

Un orage a interrompu et dispersé la première assemblée. Ce n’est qu’un répit de quelques heures. L’orage le plus terrible n’est pas dans le ciel, mais aux rues de Rome ; et celui-là ne saurait plus se faire entendre dans le déchaînement de celui-ci. Le premier souffle fera la tempête, le premier incident une effroyable mêlée. Un certain Antyllus, attaché au service du consul Opimius, passe, portant les entrailles d’une victime immolée au prochain temple. A Rome, on pense toujours aux dieux, même à l’instant d’outrager leur justice. Antyllus fait du zèle, et, reconnaissant les partisans de Caïus : Place aux honnêtes gens, leur a-t-il crié, mauvais citoyens ! La réplique est prompte : il est tué. Grand tumulte. Le corps est porté à la Curie. Caïus est resté absolument étranger à ce meurtre, qu’il réprouve et regrette. Il n’importe. Un prétexte est trouvé. Opimius mène furieux tapage. Le Sénat décrète de mort Caïus, Fulvius Flaccus et tous leurs partisans. Opimius était déjà décidé à toutes les violences ; voici que le Sénat consent à les autoriser.

Caïus est rentré au logis. Longtemps il a contemplé l’image de son père, et sans doute les yeux de marbre ne lui ont rien dit qui fût un blâme ou un regret. Lui aussi est calme, impassible, comme ce marbre, confident de toutes ses pensées. Toute la nuit, ses fidèles ont veillé autour de sa maison.

Le jour est venu. Il va sortir. Licinia, sa femme, son dernier-né dans les bras, le veut arrêter sur le seuil. Doucement, mais d’une force irrésistible, il se dégage et va son chemin sans plus détourner la tête. L’enfant crie, appel inutile. Licinia est tombée sur les dalles, évanouie. Quelques amis sont venus rejoindre Caïus, et, parmi eux, son joueur de flûte, Licinius. Mais il a laissé sa flûte au logis ; il a pris un glaive. Ce n’est plus le temps des chansons. Et le pauvre flûteur, en sa fidélité touchante, se dit peut-être que tout n’est pas joie et sourire aux jours mêmes d’un musicien. Marsyas, lui aussi, jouait de la flûte, et Phœbus le fit écorcher tout vif.

Caïus est arrivé ; il a pris un poignard, mais ce n’est pas contre Rome, contre les derniers même des sicaires qu’il compte en faire usage. Caïus ne saurait répandre qu’un sang très pur et qui soit bien à lui.

Cependant Flaccus, moins scrupuleux, plus téméraire, suivi d’une foule amie, mais non pas bien acharnée à la bataille, occupe l’Aventin. Une scission une foi encore fera-t-elle deux peuples du peuple romain ? Et cette retraite sur la colline chère aux lointains souvenirs populaires, ne pourrait-elle conseiller une trêve, laisser le temps aux équitables transactions ? L’heure n’est plus de ces repentirs et des ressouvenirs fraternels. Opimius fait avancer une armée, des auxiliaires étrangers, des archers crétois.

Flaccus, sur les conseils de Caïus, adresse un messager au Sénat. Il a choisi un enfant, son dernier fils, le plus bel enfant que l’on puisse voir. La verge du héraut à la main, il descend de l’Aventin, il gagne le Vélabre, il suit la rue Étrusque, il traverse le Forum. Bien des cœurs l’accompagnent ; bien des vœux s’en vont, attachés à ses pas. Il est la suprême espérance, et, grandi de l’importance de sa mission, paré de sa jeunesse en fleur, il semble un messager divin.

Le Sénat, cependant, refuse de l’écouter. Il est renvoyé à son père. Une nouvelle démarche est moins heureuse encore. Opimius fait retenir le messager ; et les archers crétois ont reçu l’ordre d’investir et d’occuper l’Aventin. C’est une belle occasion de satisfaire peut-être de secrètes rancunes nationales ; la bataille n’est pas douteuse un seul instant. Les flèches dispersent la foule. Un beau zèle de massacre et de mort précipite la poursuite. Opimius a mis à prix les tètes de Fulvius Flaccus et de Caïus Gracchus. Il les payera leur pesant d’or.

Déjà Flaccus est tué et l’aîné de ses fils est tombé près de lui. Caïus est entré dans un temple de Diane, et là, embrassant les genoux de la déesse, il la conjure de ne jamais permettre qu’un peuple ingrat et lâche soit un peuple libre.

Quelques amis l’entourent, l’entraînent. Ne pourrait-on sortir de Rome et gagner les provinces ? Caïus a des amis en toutes les cités de l’Italie, même les plus voisines. Mais les portes sont gardées. Il faut passer le Tibre et surtout se hâter. Les cris de mort se rapprochent. Un seul moyen reste de retarder la poursuite, peut être d’assurer le salut de Caïus. Latorius se dévoue et Licinius lui aussi. Caïus a passé le pont. A la même place, Horatius Coclès s’immortalisa en faisant face, lui dernier, à l’ennemi. Voici revenus deux Horaces, non moins vaillants. Ils tombent massacrés ; et le pauvre flûteur n’a plus d’haleine pour en faire une chanson. La route est libre ; les planches du pont Sublicius retentissent ébranlées sous le bondissement de la poursuite un instant arrêtée.

Caïus a pris refuge dans un bois consacré à la déesse Farina, déesse bien obscure. La voilà cependant qui reçoit une victime illustre entre toutes. Caïus a ordonné à son esclave de le tuer ; son esclave obéit et lui-même se tue auprès de son maître.

Trois mille partisans ou supposés tels de Caïus sont égorgés. Les vengeances patriciennes s’étaient contentées de trois cents après la mort de Tiberius. On tue le fils de Flaccus, celui-la même que sa mission de paix aurait dû faire inviolable ; on le tue, lui ayant laissé le choix du supplice, et comme le pauvre petit ne savait que répondre et s’attardait à pleurer, on l’a égorgé comme un agneau et cela par l’ordre d’Opimius. Cet Opimius est atroce. Du fruit des confiscations, il élèvera un temple à la Concorde. Un jour viendra cependant où la présence de ce misérable pèsera trop lourd à la ville de Rome. Elle n’est pas encore de force ni longtemps d’humeur à subir et porter toutes les cruautés, et toutes les infamies. — Ville à vendre ! dira Jugurtha. Pas encore, ou du moins il n’est pas de mortel qui puisse encore y mettre le prix. Mais Opimius vaut moins cher ; il se vendra au roi numide et, convaincu de ces hontes, il ira mourir dans le mépris de l’exil.

Défense est faite aux familles des victimes de porter leur deuil. Cornélie elle-même ne pourra librement pleurer ses enfants. A l’exemple de son père qui, lui aussi, mais pour des raisons moins grandes, voulut refuser sa cendre à son ingrate patrie, elle ira mourir loin de Rome. On la verra longtemps encore, au cap de Misène, sublime Niobé, elle aussi dépouillée, commandant le respect de tous, sans plainte, sans colère avouée, enveloppée, deuil immense et toujours inconsolé, de ses longs voiles de veuve et de mère sans enfant. Que l’on dise à cette matrone romaine s’il fut, s’il sera jamais une douleur qui puisse dépasser la sienne !

La nuit est venue. Un homme se hâte vers le Forum. Il tient quelque chose de lourd et qui lui fait fléchir le bras. Cet homme est Septimuléius. Il mérite que son nom ne soit pas oublié. Il n’a fait que voler, ce n’est pas le plus grand criminel de cette journée. Il a volé un assassin, vengeant de son vol la victime. Il a volé une tête humaine, magnifique aubaine. Elle vaut, nous l’avons dit, son poids d’or. Mais Septimuléius est homme de ressources et d’esprit. Il a volé la tête. Il est allé chez un fondeur ; il a coulé du plomb dans le crâne, fraude ingénieuse et qui fera sourire Opimius, s’il vient à la découvrir. Opimius n’est pas d’humeur à marchander. Ainsi s’en va la tête. Elle pèse dix-sept livres et deux tiers ; elle était moins lourde quand la pensée de Caïus l’habitait.

Un jour, cependant, les martyrs ont leur culte ; et les Gracques en sont dignes comme pas un héros ne le fut jamais. Bientôt, des statues leur sont dressées, et par des mains qui ont voulu rester inconnues, piété discrète, peut-être remords dont certaines consciences ont connu les tourments ; et, sur les pieds de marbre, souvent des fleurs, des fruits, prémices rustiques, sont apportés, offrandes bien modestes, pauvres mène, plus désirables que toute autre cependant, car les cœurs ont suivi les offrandes, et plus tard les Césars, passés dieux, n’en connaîtront pas qui soient aussi précieuses et mieux méritées.