Qu’était Rome lorsque la flûte de l’habitant de Cures
frappait de son paisible murmure le rocher de Jupiter et qu’aux lieux mêmes
où la loi est aujourd’hui dictée aux nations vaincues, les javelots sabins se
voyaient au milieu du Forum romain ? Ainsi parle Properce, un poète épris en dilettante des
choses du passé et qui devait se plaire à les évoquer dans les premiers
rayonnements de Le Forum, avons-nous dit, fut un marais, au moins
intermittent ; il devient un marché, c’est dire qu’il n’est déjà plus
reconnaissable. Les Tarquins venus d’Étrurie, grands bâtisseurs comme on l’était
clans leur patrie d’origine, ont entrepris des travaux importants d’utilité
vulgaire, mais aussi de consécration pieuse. Les dieux savent, tout un monde
conquis et devenu Romain proclame, combien l’exemple devait être profitable
et fidèlement suivi. Tarquin l’Ancien, meilleur constructeur que les
Pélasges, fait donner les premiers coups de pioche, tailler les premières
pierres d’un bel et régulier appareil. Tarquin le Superbe poursuit et achève
cette tâche cligne de son orgueil. Ainsi seront fondées pour ne plus jamais s’ébranler,
les premières assises de Tatius, un roi sabin, ou plutôt un chef de bande, avait déjà dressé, dit-on, dans le Forum une statue à Vénus Purifiante, Venus Cloacina, preuve nouvelle que ce vallon avait tout spécialement besoin d’être assaini et purifié. Que pouvait être cette statue ? Sans aucun doute une idole très grossière, un fétiche de sauvage. Varron nous affirme, et rien n’est plus vraisemblable, que Rome resta sans statue vraiment digne de ce nom pendant cent soixante et dis ans après sa fondation. Ainsi les travaux des Tarquins ont desséché les vallons bourbeux. Ces princes peuvent descendre de leurs collines, de leur Regia, la première résidence royale, qui bien modestement préludait aux lointaines splendeurs du Palatin, et de là gagner le Capitole déjà couronné de temples, sans le risque de honteuses souillures ou l’ennui de se frayer passage à travers les roseaux. Tarquin l’Ancien éblouit ses sujets du premier char qu’ils aient vu passer, et dans ce bel appareil, affirmant peut-être sa prise de possession, il gravit le Capitole. Le Forum, au temps des rois, est un lieu d’assemblée, un tribunal, avant tout un marché. Tarquin l’Ancien en traça le périmètre, en régularisa, au moins à peu près, l’emplacement et l’encadra de portiques. N’est-il pas curieux et d’une instructive ironie de voir ces rois ainsi ménager l’aire bientôt fameuse où la liberté romaine doit tenir ses assises premières, où la haine implacable des rois hautement proclamée devient un article de foi que la tyrannie impériale elle-même pourra duper mais n’osera pas franchement démentir ? A peine cependant le Forum est-il le Forum en toute la terrible majesté de ce mot, que le sang vient d’y couler, et le sang le plus illustre, le plus précieux qui fût alors, aussi le plus cher à cette peuplade que désormais nous pouvons appeler un peuple, le sang même de Brutus. Il abolit la royauté, il fonde l’état républicain, de quelle main brutale et jamais défaillante ! C’est là déjà, non pas dans les joies, mais dans les menaces plutôt d’une aurore qui sera le jour le plus splendide, un de ces durs meneurs d’hommes, implacables à tous comme ils le sont à eux-mêmes, tels que Rome en doit si longtemps enfanter. La lignée commence des féroces serviteurs de la patrie et de la loi. Assis sur la plate-forme du Vulcanal, à l’ombre de l’autel de Vulcain et comme sous l’inspiration de ce dieu des abîmes inondés et de leur mystérieuse épouvante, Brutus est venu siéger, et devant lui, sans qu’un seul instant l’aveu d’un regret ou l’éclair d’une pitié clémente ait plissé sa lèvre ou troublés son regard, il a fait battre de verges et l’un après l’autre décapiter ses deux fils coupables de conspiration, convaincus de connivence avec les derniers partisans des Tarquins. Seule l’assistance devait manifester quelque horreur et quelque répulsion ; et cependant ces triomphes effrayants du citoyen on du soldat esclave de la loi et de la discipline sur l’homme et sir le père n’étaient pas pour déplaire aux vrais Romains. Quelque chose du génie de ce peuple, âpre mais grand, avait passé dans l’âme de Brutus. La royauté romaine n’avait pas disparu sans laisser
derrière elle comme une traînée mal effacée. Aussi parmi ce peuple fier et
jaloux de ses libertés nouvelles on plutôt de ses lois librement acceptées,
le moindre incident, la plus légère apparence méchamment interprétée éveille
aussitôt de l’ombrage. Patriciens et plébéiens rivalisent d’inquiète
susceptibilité. Valerius Publicola, l’ami, le collègue en son terrible
consulat du premier Brutus, habite On ne saurait affirmer que toutes les circonstances de l’histoire romaine en ces premiers siècles soient d’une exactitude sûrement établie. Les Romains ont imposé tant de choses au monde qu’ils ont bien pu, si médiocrement douée que fût leur imagination créatrice, lui imposer aussi une histoire amendée et complaisamment embellie. Tite-Live, en son magnifique orgueil, ne s’en défend qu’à demi. Ces anecdotes sont caractéristiques cependant ; elles accusent mi grand accent de vérité dans leur ensemble sinon dans leurs détails. Nous ne saurions jamais puiser nos mensonges ou suivre nos erreurs qu’en nous-mêmes, et nos fables nous racontent, en dépit que nous en ayons. Le voile n’est pas un masque et le visage y transpirait. La vie romaine, en ses coutumes les plus diverses, en ses vulgarités quotidiennes comme en ses plus rares solennités, emprunte l’encadrement coutumier du Forum. Que ce soit le jour des prières publiques, d’un grand deuil national, d’une lutte civile, des rivalités de partis, des émotions populaires et de leurs terribles flux et reflux, le Formules voit venir, le Forum les voit passer. Cela ne traîne pas toujours beaucoup de fracas. L’épopée est venue,-elle reviendra, il faudra bien des siècles et des ruines pour qu’elle désapprenne ce chemin. Le drame n’abdique jamais ; à peine écarté l’espace de quelques jours, on le devine tout prêt à rentrer en scène, tant les échos lui restent fidèles et attentifs. Mais la comédie, la farce même n’est pas toujours ici absente et interdite. Le Forum a vu des jeux, non pas seulement les jeux sanglants des premiers gladiateurs, mais des représentations scéniques où la verve bouffonne des précurseurs de Plaute et de Térence se donnait libre carrière. L’idylle aimable et souriante, une invitée que home ne connaissait guère, ne s’est pas toujours détournée dans l’épouvante ou la menace des souvenirs mal apaisés. Strenia, la déesse latine, est une déesse généreuse, elle veut la libéralité répandue sur tous les cœurs et dans toutes lés maisons. Les étrennes gardent son nom et sa mémoire ; cependant les enfants ingrats ainsi que des hommes ne savent plus qu’ils lui doivent les joies et les surprises de l’armée commençante. Strenia a son sanctuaire au pied de l’Esquilin. Rien de plus modeste, et les ruines en seront bien vite effacées. Le plus souvent le sanctuaire est déserté, sans offrandes. Il n’est joyeux et assiégé de la foule que l’espace d’une aurore. Mais la déesse est bonne mitre, indulgente, sans rancune. Une fois l’an, un cortège se forme chez elle ; il suit la voie Sacrée, il chemine à travers le Forum. Aux feuillages verts qu’il emporte et balance, on dirait le printemps qui marche et déjà promet, si lointain que soit encore son premier réveil, la joie des verdures renaissantes. Strenia envoie au Capitole une ambassade que les grands dieux de bataille, d’orgueil et de victoire, accueillent en toute complaisance. Les chevaliers qui devaient prendre, dans la hiérarchie
des dignités et des partis, une place si considérable, n’étaient en leur
destination première que la cavalerie de Rome. Le recenseraient et la revue
en étaient faits au Forum. Ils s’assemblaient à Le censeur, mi magistrat redoutable, est là qui les attend, assis devant les rostres. Il est vêtu de pourpre comme un victorieux ; il ne marche que précédé d’un licteur et, par un privilège tout spécial, il prête serment solennel de maintenir les lois et de les imposer à tous, au Capitole, attestant biens en face le seul Jupiter, tandis que les autres magistrats prêtent serment au Forum et n’attestent que le peuple romain. Aussi, en ce qui relève de ses attributions, le censeur, protégé comme d’une investiture divine, décide en toute souveraineté et sans appel. La tenue d’un chevalier lui semble-t-elle négligée : Vends ton cheval lui dit-il ! Et cela suffit, le chevalier est déchu de l’honneur de servir Rome. Enfin c’est prudence et sage précaution de surveiller, de réformer son régime quand s’annonce cette épreuve implacable. Une panse de Silène fait scandale et provoque la moquerie ; le soupçon d’une obésité commençante a fait jeter plus d’une fois l’humiliante interjection Vends ton cheval !, même à quelque brave vétéran qui s’en va tout penaud. Cependant le mot censere s’appliquait primitivement au dénombrement des troupeaux et le premier censeur fut un berger ; telle est la persistance des souvenirs champêtres toujours reparaissant jusque dans les institutions de ce peuple batailleur. Les barrières de bois où l’on classe et parque les citoyens aux jours de grandes assises populaires dans le Champ de Mars, sont dites bergeries, ovilia. Et les dieux savent cependant si les Romains furent jamais un peuple de moutons ! Les loups ne manquaient pas dans cette bergerie. La lutte obstinément prolongée des grands et du populaire,
des patriciens et des plébéiens, déroule ses diverses péripéties, émouvantes
comme une tragédie, fécondes comme les grandes révolutions de la nature, dans
ce cadre cependant bien réduit, bien disproportionné à de telles grandeurs,
le Forum romain. Mais aussi, comme il est de règle dans un drame bien
construit et d’une implacable logique, l’action se trouvant resserrée en un
court espace, rassemblée en quelques milliers de cœurs si étroitement pressés
les uns contre les autres qu’ils pouvaient s’écouter battre, la pièce jouée
ne nous eu apparaît que plus saisissante, plus profondément humaine. Elle
traverse à peu près cinq siècles, ainsi qu’une bonne tragédie bien régulière
et bien classique, les cinq actes voulus. Elle ne s’en va pas égarée loin du
cadre choisi. Les dieux la suivent et l’embrassent, mais ils demeurent dans
une tranquille neutralité ; elle est tout humaine ou plutôt toute romaine,
très précise, très raisonnée ainsi qu’il convient à un peuple assez ignorant
des libres rêveries. Cette pièce, d’autant plus angoissante qu’elle nous est
plus prochaine, accepte en son unité en quelque sorte fatale de temps, d’action
et de lieu, des épisodes inoubliables, des scènes qui sont des tableaux, qui
sont du marbre, qui sont du bronze, comme les belles légendes dont se berçait
Un jour un homme parait dans le Forum. C’est presque un vieillard. On le connaît. Mais, depuis de longs jours il était absent, vainement désiré aux maisons où son amitié fréquentait. On le nomme, on l’appelle, ou l’entoure. Ses vêtements sont misérables ; on sait bien qu’il est pauvre, mais ce n’est plus du dénuement que trahissent ces haillons sordides. Il a le visage défait, sa démarche est chancelante. Jamais au retour de quelqu’une de ses campagnes les plus rudes et les plus lointaines, il ne revint brisé d’une égale fatigue, épuisé d’aussi cruelles souffrances. Cet homme est un soldat, un soldat toujours vainqueur ; mais la victoire n’enrichit que les riches. La gloire est pour la patrie romaine, et cela est bien ; à ce vétéran suffit, pour sa part d’immortalité, l’orgueil d’être Romain. Il faut vivre cependant, manger, faire manger les siens. Le butin du soldat n’est qu’une aubaine bien chanceuse. Si lourdement chargé est le légionnaire, qu’il ne saurait ajouter à ses armes, ses pièces de campement, à ses vivres d’ordonnance rien qui soit bien pesant. Le partage des tributs imposés aux peuplades conquises, ou mieux des champs devenus, du droit de la victoire, patrimoine national, lui permettrait de subsister, et le soldat ne retrouverait pas la misère au sortir du triomphe. Mais, nous l’aurons dit, les petites gens sont écartés de la curée. Quelques familles prennent et gardent tout, ne partageant que les dangers. Ainsi, dans la dernière guerre, cet homme a vu sa ferme, le seul héritage qui lui soit échu, dévastée ; il n’en reste qu’un souvenir et un peu de cendre. Ses troupeaux ont disparu, emmenés par l’ennemi. Les taxes lui ont fait une nécessité de l’emprunt ; puis il n’a pu satisfaire aux dettes contractées. Le créancier, un patricien usurier, complaisant la veille, implacable le lendemain, devenu tourmenteur et bourreau, a fait saisir cet homme, et chez lui, dans sa prison d’esclave, cachot honteux qu’ignore la lumière du jour, il l’a jeté, les fers aux mains, les fers aux pieds, à ces pieds qui ont soulevé la poussière des batailles, à ces mains qui ont brandi la lance et jamais n’ont déserté le bouclier ! Et l’on dit que Rome n’a qu’une seule prison, celle-là que le roi Ancus Martius fit creuser au bas du Capitole ! Mais chaque maison qu’un grand nom décore, que hante l’orgueil d’un patricien, est la prison d’un plébéien, ou le sera au gré de son caprice. Ainsi gémit le fugitif tout ébloui de ce grand jour qu’il désespérait de revoir. La tempête gronde autour de lui, les rancunes se réveillent ; et chacun de raconter quelque injustice patricienne, de renchérir sur les cruautés rappelées, et l’hostilité grandissante se ferait meurtrière si tous ces hommes, les plus grossiers, les plus malheureux eux-mêmes, les plus injustement trahis de la fortune et des joies promises, ne voyaient, non pas dans un rêve flottant, mais dans une immédiate réalité partout présente, Rome elle-même, leur commune adoration, imposant son impartiale équité, sa très haute justice, désarmant les haines ou du moins leur dictant une trêve au jour des angoisses suprêmes et des prochains dangers. Longtemps, en leurs colères les mieux fondées, en leurs séditions les plus bruyantes, les plébéiens se borneront au refus du service militaire, et encore jusqu’au mirage docilement accepté des promesses souvent déçues. Une retraite au mont Sacré marquera le terme de leurs plus furieux ressentiments. Longtemps l’altière et maternelle vision de la patrie planera sur le Forum, et ce dieu n’aura pas un athée. Rome est une cité de guerre et de conquêtes. Ses premiers pas dans l’histoire l’attestent et bien vite elle a pleine conscience de la tache qui lui est assignée. Tu regere imperio populos, Romane, memento ! Romain, souviens-toi qu’à toi il appartient de gouverner les peuples ! Rome l’avait pensé bien avant que Virgile ne le chantât. Aussi la vie militaire nous apparaît étroitement associée à la vie civile, non pas confondue, au moins dans l’âge des plus fécondes prospérités. Au Forum le soldat redevient citoyen. Un exemple illustre nous y montre cependant, en sa dureté nécessaire mais aussi en sa sublime grandeur, ce qui fut avec la foi ardente aux destinées de la patrie, la force la mieux assise, la condition première des victoires accomplies et des victoires promises, la discipline militaire. Ce jour-là le Forum, partageant les émotions du camp à peine abandonné de la veille, devait assister à la bataille la plus glorieuse ; et Rome, sans faire de vaincus, devait dispenser également entre tous l’honneur et la victoire. On guerroie contre les Samnites, de rudes adversaires et dont la défaite laborieuse laissera le glaive de Rome trempé à ne plus se briser. L’épreuve est décisive et redoutable ; les consuls eux-mêmes ne feront plus qu’obéir. Papirius Cursor est dictateur ; il a choisi Quintes Maximus Fabius Rullianus pour maître de la cavalerie. Les poulets sacrés, consultés, ne présagent rias de bon. C’est une grande affaire et dont le chef suprême d’une armée romaine, serait-il campé en face de l’ennemi, ne saurait se désintéresser. Papirius vient à Rome en quête de plus favorables auspices. Cependant il a formellement interdit à Fabius d’engager l’action avant son retour. L’occasion se présente d’une bataille heureusement préparée ; Fabius désobéit, livre la bataille et la gagne. La nouvelle est reçue à Rome. Papirius irrité invoque son autorité méconnue, congédie le Sénat qu’il allait consulter, déserte la curie et se hâte vers son camp tout frémissant d’une nouvelle victoire. Fabius s’inquiète ; un danger approche et le menace plus redoutable encore que les armes samnites. Lui vainqueur, il demande à ses soldats de le protéger : les acclamations lui répondent et l’accueillent sans le rassurer pleinement toutefois. Le dictateur a fait diligence. Son tribunal est dressé. Papirius apparaît, il siège, il parle, il commande. Le victorieux n’est plus qu’un accusé. Que le licteur s’avance ! dit Papirius, qu’il prépare les verges et la hache ! On murmure, on proteste, un tumulte éclate. Papirius impassible ne veut pas l’entendre. Le jour tombe cependant, refusant d’éclairer ce sanglant démenti jeté à la victoire. Selon la coutume, le jugement est remis au lendemain. La nuit est venue, propice et complaisante. Fabius, mal gardé peut-être, s’échappe. Pour une fois et par grand hasard, la vigilance romaine consent à sommeiller. Fabius est à Rome, chez son père. Ce père a été lui-même dictateur, trois fois consul ; il appartient, aussi bien qua Papirius, il l’une des plus anciennes et des plus honorées familles de Rome. Mais le souvenir de tant d’honneurs et des services rendus, que pourrait-il contre la loi ! Papirius est accouru à Rome sur les traces du fugitif. Il ordonne à ses licteurs de le rechercher, de le saisir. Le père supplie, le Sénat se récrie. Rien ne peut fléchir le terrible justicier. Le père de Fabius en appelle aux tribuns et au peuple. La curie est désertée ; le forum est maintenant le théâtre où le drame agrandi poursuivra sa marche haletante et trouvera son dénouement. Jamais conflit plus tragi que des passions les plus limites, des traditions les plus sacrées, de la pitié suppliante, de la justice menaçante et suspendue ainsi que le tonnerre dans la main des dieux, ne devait captiver l’attention et bouleverser les âmes d’une angoisse plus profonde. Rome est en lutte avec elle-même, et le peuple plus étroitement que ne le fut jamais le chœur antique, est associé â cette tragédie sublime. Il n’est pas un écho docile ; il est un acteur, il devient, chi moins pour un jour, un de ces dieux inattendus mais toujours présents et qui seuls dénouent ce qui dépasse la volonté des mortels. Sa voix est si haute et si fière qu’elle imposerait silence à la tempête. Le dictateur monte à la tribune. Fabius vient se placer à ses côtés. Le dictateur l’éloigne et le repousse. Le père de Fabius saisit son fils, se cramponne à lui, atteste le peuple, atteste les dieux, accuse le dictateur. Des verges, des haches, s’écrie-t-il, pour des généraux victorieux ! — A quel supplice plus cruel mon fils aurait-il été réservé si l’armée avait péri ? Les temples sont ouverts, les autels fument et disparaissent sous les offrandes, c’est par lui, par lui seul ; cependant il sera dépouillé de ses vêtements, déchiré de verges en vue du Capitole, en présence de ce peuple romain qui lui doit sa dernière victoire et de ces dieux que dans la bataille il n’a jamais vainement invoqués ! Et le Capitole est là, splendide, radieux, hier salué des acclamations qu’une heureuse nouvelle soulevait aussitôt ; ses temples dominent le Forum. Ils sont si rapprochés que les mains des suppliants sont prêtes à les toucher. Et le vieux père embrasse son fils, et le rude soldat pleure au lieu même où pleurait le vieil Vorace acharné à sauver son dernier enfant. Les sénateurs, cependant gardiens jaloux des lois, les tribuns, le peuple se prononcent bruyamment pour le père. Le dictateur reste inflexible. Seul, sollicité des titis, menacé des autres, blâmé de tous, il tient tète à l’orage. Pas un instant son autorité n’est contestée ou méconnue ; il demeure le maître, il est tout, il est la loi. Voulez-vous, dit-il, offrir vos têtes pour protéger l’insubordination de Fabius ? Les tribuns se troublent. Mais la grande âme romaine a compris et le sublime entêtement de Papirius et l’héroïque entraînement du jeune Fabius. Plus de menaces, plus de tumulte injurieux et qui déshonorerait dans Papirius la plus haute majesté qui soit après la majesté des dieux. D’une commune pensée et de la plus belle des abdications, la foule s’incline, s’agenouille, se prosterne, supplie. Rome demande à son fils la grâce de son fils, jalouse de les confondre en son maternel embrassement ; car tous deux elle les aime, elle est fière de la fermeté implacable de l’un comme de la vaillante jeunesse de l’autre. En celui-ci comme en celui-là elle s’est reconnue et jamais elle ne fut plus grande qu’en cette prosternation et ce libre abaissement aux pieds du magistrat, l’exécuteur et l’esclave des lois. Et Papirius accordant la grâce que peut-être il ne retenait qu’à grand’peine, conclut en ces nobles paroles ; C’est bien ! la discipline militaire, la majesté de l’imperium l’ont emporté. Quintus Fabius n’est point absous d’avoir combattu contre l’ordre de l’imperator ; mais condamné pour crime, je le donne au peuple romain, je le livre à la puissance tribunitienne, qui a exercé en sa faveur une intervention officieuse, mais non de droit. Cela est compris, approuvé de tous. La foule, partagée en deux libres cortèges, reconduit Chez eux, l’un et l’autre également sympathique, le dictateur et Fabius. Voile comment Rome accomplit et mérita la conquête du monde. Le Forum résume et concentre la vie romaine ; mais dans cette existence tourmentée d’une ville, plus tard d’un empire acharné à son prodigieux labeur, tout n’est pas sonneries de bataille, fanfares de victoire. Les voix s’abaissent à de plus vulgaires discours les âmes fléchissent en de moins hautes pensées. Au sortir d’une assemblée retentissante, au lendemain d’une scène inscrite en des annales immortelles, la vie journalière reprend ses droits et ses habitudes casanières. Que l’on soit le peuple romain, il faut bien descendre de son piédestal, déserter les splendeurs de l’apothéose. L’homme se découvre et reparaît tel qu’il est partout, clans les fatalités de sa nature, l’homme qui flâne ; l’homme qui brocante, l’homme qui rentre dans sa boutique, se tapit dans son comptoir, aime, chante, respire, vient, passe et repasse, oublieux des ambitions surhumaines. Ce n’est plus le torrent qui gronde, bouillonne emportant les renommées éphémères, soulevant celui-ci pour abaisser celui-là aux bonds capricieux de la fortune ; ce n’est plus le fleuve magnifiquement épandu et qui fertilise de son limon généreux des contrées toujours nouvelles ; c’est un ruisselet au murmure monotone, moins encore une eau endormie en attendant qu’un nouvel orage la réveille, tristement paresseuse et non pas exempte de souillures. Les hommes ne sauraient rien toucher qui n’emprunte à leur passage quelque fange aussitôt déposée. Plaute est un satyrique, et Thalie lui souffle à l’oreille de joyeuses moqueries ; mais c’est aussi un observateur curieux, très expert à soulever les masques. N’est-il pas homme de théâtre et de quelles apparences menteuses se pourrait affubler l’humanité que son regard n’ait aussitôt traversées, que son rire n’ait dissipées ainsi que la lumière perce une ombre décevante ? Plaute, toujours en quête d’hommes qui ne soient rien que des hommes d’une espèce très banale, les cherche et les trouve sans peine au Forum et dans ses alentours. Vous faut-il un parjure ? nous fait-il demander par le chef du chœur dans sa comédie de Curculion, allez au Comitium ! Un menteur, un fanfaron ? Allez au temple de Cloacine ! Des maris prodigues et libertins ? Vous en trouverez sous la basilique, avec de vieilles courtisanes et des intrigantes ! Des gourmands ? Courez au marché aux poissons ! C’est dans le bas du Forum que les gens de bien, les citoyens riches se promènent. Au centre se pavanent les fats et les ambitieux. Au-dessus du lac (Plaute veut probablement parler de la fontaine voisine du temple de Castor), vous rencontrerez les sots, les bavards, les diseurs de méchants propos.... Derrière le temple de Castor s’assemblent les emprunteurs et les usuriers. Sous les boutiques vieilles (dans la partie méridionale du Forum) vous trouverez des infâmes ; sur le quai de Vélabre, les boulangers, les bouchers, les devins, les faiseurs d’affaires et leurs dupes.... Plaute cependant vivait aux jours les plus tragiques mais aussi les plus justement fameux que Rome ait jamais traversés. Il écrivait ses comédies dans l’épouvante des batailles perdues ou dans le fracas des revanches suprêmes. Jamais le peuple romain ne fut plus grand qu’en ce long duel contre Carthage ; et cependant c’est ce peuple que le poète raille et censure. Il n’est peuple qui n’ait sa tourbe. |