CARTHAGE ROMAINE

 

CONCLUSION.

 

 

Au cours de ce livre, Carthage nous est apparue sous des aspects multiples. Son histoire, sa topographie, son organisation administrative, ont d'abord défilé sous nos yeux ; puis nous avons recherché ce qu'on sait de sa garnison et de sa marine ; enfin les caractères de son paganisme et de son christianisme, de ses productions artistiques et de sa littérature ont fixé notre attention. Essayons maintenant de réunir ces éléments divers dans une rapide synthèse et de nous faire une idée d'ensemble.

Placée dans une heureuse situation géographique, reliée à l'intérieur du pays par un réseau de belles routes, en vedette sur la mer, au point de jonction du nord et du midi, la colonie prend son essor dès que les empereurs lui ont donné les moyens de vivre. Alors rien ne l'arrête et, les circonstances politiques aidant, elle ne cesse, durant deux siècles, de s'accroître et de prospérer. Son port restauré se remplit de vaisseaux, tous ses quartiers voient surgir des monuments grandioses dont quelques-uns, dressés sur les collines, attirent de loin les regards des navigateurs. Aucune enceinte n'empêche son expansion. Plusieurs faubourgs, pleins de jardins et de vergers qui l'alimentent, la prolongent jusqu'à l'une et l'autre sebkhas ; au milieu de la verdure, des villas sont éparses où les riches habitants viennent, à la saison chaude, respirer un air pur et se reposer des fatigues du jour.

En ville cependant tout s'agite. L. Memmius Marcellus, décurion[1] et grand armateur, se dirige de bon matin vers ses bureaux, situés sur les quais du port ; il donne ses ordres et prend livraison des marchandises. Autour de lui, les matelots déchargent les produits des contrées orientales, tandis que d'autres équipes extraient des magasins les sacs de blé et les amphores d'huile destinés à la subsistance de Rome ; les voyageurs se préparent à monter à bord ; sur la jetée, des curieux assistent au va-et-vient des barques entre les grosses trirèmes et attendent l'entrée ou la sortie des navires. Marcellus a terminé ses affaires ; le long du rivage, il s'achemine vers le forum où une séance a lieu à la curie. En traversant la place, pour apprendre les nouvelles du jour, il se mêle à un groupe de citoyens oisifs conversant près de la statue dorée d'Apulée, et s'arrête ensuite quelques instants au tribunal du proconsul, qui rend la justice entouré de ses assesseurs. La réunion de l'ordo dure peu ; il en profite pour descendre les quelques marelles qui mènent au vicus argentariorum, où il va négocier des valeurs avec son banquier, non sans jeter un coup d'œil sur les belles parures étalées à la devanture de l'orfèvre en renom. Les cris d'une foule en délire l'arrachent à sa contemplation artistique. Rapidement il se dirige du côté de l'hieron de Cælestis, d'oh part le bruit. Au milieu des danses et des chants des prêtres, l'oracle vient d'annoncer qu'un jour l'Afrique aura ses Césars ; par d'exubérantes démonstrations de joie, le peuple témoigne sa reconnaissance à la grande déesse. Marcellus s'unit à ce concert de louanges et acclame, lui aussi, la protectrice de Carthage. Cet effort l'a fatigué, son bain le reposera ; les thermes d'Antonin sont les plus proches, il s'y dirige, et là, devisant encore avec les amis qu'il rencontre, il achève sa laborieuse matinée. Puis il retourne à sa demeure, située à une petite distance, auprès de citernes de l'est, pour prendre son repas et faire la sieste.

Lorsque les ardeurs du soleil sont un peu apaisées, l'armateur sort de nouveau, on annonce en effet des réjouissances à l'amphithéâtre. Longeant la vallée entre les hauteurs de l'Odéon et de Byrsa, il passe au-dessous des grandes citernes où se déverse l'aqueduc, arrive au lieu du spectacle et prend place aux premiers rangs sur un des sièges de marbre réservés aux décurions. L'assistance est nombreuse, on va exposer aux bêtes une troupe de chrétiens qui ont méprisé le rumen impérial. Marcellus applaudit, avec tout le peuple massé sur les gradins, lorsque la panthère et le lion déchirent les malheureux livrés à leur fureur. Mais le jour commence à décliner ; il se hâte de gravir la pente de Byrsa, car il a un renseignement à prendre à l'officium du proconsul ; c'est, du reste, une occasion de saluer Esculape, dieu tutélaire de la cité, et Jupiter très bon et très grand, adoré au Capitole. Enfin, quand le soleil, avant de disparaître, empourpre de ses rayons le lac de Tunis, il contemple une dernière fois l'admirable tableau qui se déroule sous ses veux, 'et regagne son quartier des citernes, déjà tout envahi par l'ombre.

Telle était, vers la fin du IIe siècle, la journée d'un Carthaginois. J'ai pris pour type un personnage de la classe aisée, j'aurais pu choisir un citoyen de condition plus modeste ; les petites gens participaient à presque tous les actes de la vie publique, et il n'y a pas de différence essentielle entre leur existence au dehors et celle de notre riche armateur. Bien des événements y introduisaient de la variété, arrivée ou départ d'un proconsul, élection des magistrats municipaux, tenue de l'assemblée provinciale, jeux donnés à cette occasion, fêtes religieuses, représentations au théâtre, courses au cirque, conférence d'un orateur en renom ; plus tard, cérémonies chrétiennes, conciles, sermons ou discussions théologiques ; à l'époque byzantine, manœuvrés de la garnison ou rentrée triomphale des troupes, chargées des dépouilles de l'ennemi. Les désœuvrés étaient sûrs d'avoir toujours un aliment à leur insatiable curiosité. D'ailleurs, au milieu de ces attractions successives, à travers toutes les vicissitudes de son histoire, cette ville reste semblable à elle-même ; sa population offre certains traits constants qu'on peut discerner sans trop de peine.

Auguste fonde définitivement la colonie, rétablit son port, instrument nécessaire de sa fortune, la dote de beaux édifices, que le malheur des temps antérieurs n'avait pas permis d'ériger, et entreprend la consolidation de Byrsa. Son initiative trouve des imitateurs, les Antonins, protecteurs des arts, Septime Sévère, Maximien. Il n'est pas jusqu'au vandale Thrasamund qui n'ait voulu s'associer à cette œuvre civilisatrice. Enfin Justinien, tout heureux d'avoir reconquis l'Afrique, y multiplie les constructions de tout genre et cherche à prouver que le nom de justinienne, qu'il a décerné à Carthage, n'est pas un vain titre. A cette perpétuelle intervention du pouvoir (dont je ne rappelle que les manifestations indiscutables) ajoutons les efforts collectifs de la cité, l'initiative individuelle des opulentes familles, et nous nous figurerons quelle dut être la magnificence de cette capitale depuis le commencement de l'Empire jusqu'à la conquête arabe. De fréquentes catastrophes, — incendie au milieu du IIe siècle, pillage de Capellien, sanglantes représailles de Maxence, destruction systématique des Vandales, dégâts commis par la soldatesque byzantine, assauts répétés des Maures, — ne parvinrent pas à ternir complètement son éclat ; après chaque désastre, on se remettait à l'ouvrage avec ardeur, et le mal était si bien réparé qu'on serait presque tenté de se réjouir de ces épreuves, puisqu'elle en sortait chaque fois à peine amoindrie. Assurément il y aurait quelque ridicule à soutenir que la Carthage d'Héraclius valait celle de Marc-Aurèle. La beauté de l'ensemble demeurait cependant, et, parmi les municipes africains, aucun sans doute ne pouvait exhiber tant de merveilles réunies.

C'est là un premier fait à retenir, mais il est accessoire, car les villes luxueuses ne manquèrent jamais en Afrique. -Voici qui me semble plus important. Tout le pays était habité, dans une proportion variable suivant qu'on s'éloignait plus ou moins de la côte, par des indigènes ou Liby-phéniciens et des Italiens immigrés. Outre ce fonds primordial, Carthage accueille volontiers les représentants de beaucoup d'autres contrées. Durant le Haut-Empire, on y voit surtout affluer les Grecs, fils de la Grèce propre, des îles ou de l'Egypte hellénisée, et les Juifs, dispersés après la prise de Jérusalem. A la suite de Bélisaire, c'est l'Orient qui l'inonde, d'abord avec ses armées lancées contre les Berbères et les Maures, puis avec ses exodes de chrétiens et de moines qui cherchent un refuge contre l'invasion musulmane. Combien d'autres étrangers s'insinuent entre ces trois groupes principaux. Je relève l'épitaphe d'une femme des Baléares[2] ; les auteurs parlent d'une religieuse arabe[3], d'un nègre d'Ethiopie attaché à la personne d'un fidèle[4], mentions isolées, mais dont la diversité même est significative. N'oublions pas non plus les hérésiarques de toute catégorie qui, depuis les montanistes, ne cessèrent de colporter leurs doctrines outre-mer. De telle sorte que, durant toute son histoire, la seconde Carthage, abstraction faite de la population servile, est comme le rendez-vous des nations, et se distingue, même entre les cités maritimes d'Afrique, par un cosmopolitisme absolu.

Ces éléments, réunis au hasard de tous les points de l'univers, ne se pénètrent pas aussitôt. Quelques-uns offrent une résistance presque invincible, et, loin de se laisser entamer, s'imposent avec leurs mœurs, leurs opinions, leurs croyances. Procédés artistiques, culte des divinités alexandrines, superstitions populaires, voilà l'apport des Grecs ; les Juifs introduisent le goût des Ecritures ; les Orientaux, la dévotion à leurs saints locaux, la passion des subtilités théologiques ; tous, leur langue et leur esprit. Et de cet amalgame hétérogène sort une civilisation mi-latine, mi-orientale, bigarrée, disparate, par cela même singulièrement attrayante. De toutes parts, les idées s'amassent, s'entremêlent, se heurtent, les discussions surgissent, politiques parfois, surtout littéraires et religieuses. C'est un creuset oh s'élabore la pensée africaine ; quelques hommes de génie y puisent la matière sans cesse en ébullition et la répandent sur le monde.

Par suite de cette infiltration, ou plutôt de cette invasion incessante, Cartilage risquait de voir effacé bien vite et pour toujours son caractère romain. Heureusement Rome, ainsi battue en brèche, réparait continuellement ses pertes. Chaque année, un nouveau contingent de fonctionnaires, envoyé de la métropole, la représentait dans la province et contribuait à y vivifier son action. Du reste, le service de l'annone maintenait l'Afrique en contact avec l'Italie ; les marins de la flotte frumentaire, les armateurs qui faisaient le commerce avec Ostie et les autres ports italiens, servaient encore de trait d'union perpétuel. Ajoutons-y le détachement envoyé de Lambèse par la IIIe légion Auguste, la cohorte urbaine mise à la disposition du procurateur, les étudiants et les professeurs qui allaient s'initier en Europe aux lettres latines et ceux qui les faisaient connaitre dans les chaires de leur pays. Toutes ces forces s'opposaient comme une digue puissante.au flot qui menaçait de tout submerger ; elles maintinrent jusqu'à la conquête vandale l'empreinte romaine que la cité avait reçue dès le premier jour de sa restauration.

Venue de Rome ou d'ailleurs, cette civilisation carthaginoise est, pour la plus grande part, empruntée. Les monuments sont calqués sur ceux de la Grèce et de l'Italie ; la statuaire s'inspire des modèles helléniques, lorsqu'elle ne les copie pas ; les dieux sont d'origine exotique, du moins leur nom, leur visage, n'ont plus rien d'africain. N'y a-t-il donc aucune originalité dans cette colonie ? C'en serait une déjà que le mélange de sa population. Qu'elle en soit ou non une conséquence directe, j'y rattache son allure passionnée, souvent excessive, parfois incohérente. Dans son besoin d'agir et de se dépenser, ce peuple réussit aux entreprises commerciales, mais il se porte vite aux extrêmes et supporte impatiemment les entraves. Avec la fierté et la mobilité propres aux Africains, — genus Numidarum infidum, ingenio mobili, novarum rerum avidum, disait Salluste[5], — ce désir d'indépendance explique assez les révoltes contre le pouvoir impérial, les tentatives pour conquérir l'autonomie et aussi leurs échecs lamentables. Les écrivains surtout ont soif de liberté, la fougue d'Apulée et de Tertullien semble se jouer des règles ; si leurs successeurs, d'un génie moins impétueux, se rapprochent davantage de la loi commune, l'abondance de leur langue touche à la profusion, à chaque page, leur personnalité s'affirme dans un style qu'ils créent. Leur rayonnement fut tel qu'ils attiraient tout ce que l'Afrique comptait d'hommes avides de s'instruire. Grâce à eux, leur patrie ajouta à ses autres gloires celle des lettres et garda, même sous les Vandales, le magistère suprême des choses de l'esprit.

Capitale politique et intellectuelle, elle fui, en outre, une capitale religieuse. Ce mot parait déminé de sens à l'époque païenne, à peine semble-t-il convenir à Rome. Rappelons-nous cependant que l'Assemblée provinciale se réunissait à Carthage, que le prêtre provincial y célébrait le culte de l'empereur au nom de, toute la contrée et donnait des jeux en entrant en fonctions. Pour les chrétiens, cette prééminence est plus réelle. Leur évêque exerce sur les régions d'alentour une suprématie d'abord honorifique, ensuite juridiquement reconnue, toujours effective. Si l'on ne perd pas de vue non plus que cette église fut l'initiatrice de l'Afrique à la foi, et qu'elle était la plus considérable de toutes les communautés d'outre-mer, on ne sera pas surpris du rôle prépondérant qui lui échut dans le développement du catholicisme en ce pays.

A ces diverses causes de supériorité, faut-il joindre encore la richesse acquise surtout par le négoce ? Nous avons entendu plus d'une fois ses auteurs parler de son luxe, les uns pour s'en réjouir, les autres pour le condamner. Sans renouveler cette querelle, avouons qu'en dehors des avantages dé toute sorte qu'elle offrait aux esprits sérieux, Carthage était encore un séjour à souhait pour ceux qui tiennent à leurs aises et goûtent la vie facile. Aussi les Africains s'y rassemblent volontiers, ils y demeurent, ils y reviennent, et ses propres fils aiment à proclamer qu'ils en sont originaires[6]. Une capitale attire toujours. Cette attraction, Carthage l'exerçait d'une manière d'autant plus irrésistible qu'elle n'était pas une capitale ordinaire. Par sa grandeur matérielle, intellectuelle et morale, qui lui aurait peut-être encore assuré de longs siècles de vie si l'Empire d'Orient ne l'avait pour ainsi dire abandonnée aux mains des Arabes, elle représentait vraiment Rome dans sa province, ou, pour emprunter le langage plus énergique de Salvien, elle était en quelque sorte Rome transplantée en Afrique, Carthaginem... in Africano orbe quasi Romam[7].

 

FIN DE L'OUVRAGE

 

 

 



[1] Rev. arch., XX, 4892, p. 215 sq.

[2] C. I. L., VIII, 13333.

[3] Liber de promiss. et prædict. Dei, IV, 6, 9.

[4] Fulgence, Epist., XI, 2.

[5] Jugurtha, 46, 3.

[6] Possidius, Vita Aug., 24 ; C. I. L., V, 6203 ; VIII, 18461 ; Bull. épigr., I, 1881, p. 218 sq. ; Rev. arch., XX, 1892, p. 215.

[7] De gubern. Dei, VII, 16, 67.