CARTHAGE ROMAINE

 

LIVRE CINQUIÈME. — LE CHRISTIANISME

PREMIERE PARTIE. — HISTOIRE DE L'ÉGLISE DE CARTHAGE

CHAPITRE PREMIER. — LES ORIGINES.

 

 

Malgré tout l'éclat que la richesse, le commerce, les lettres et les arts jetèrent sur son nom, la seconde Carthage serait moins glorieuse et les modernes s'occuperaient d'elle avec moins d'intérêt si elle n'avait été une pépinière de saints et de martyrs. Disons-le sans hésiter, sa vraie grandeur émane du christianisme. Il sera donc indispensable de raconter comment il y prit racine, à travers quelles péripéties il s'y développa et quelles abondantes moissons il y fit mûrir.

Les origines de la religion du Christ en Afrique sont obscures. Nous ne possédons aucun témoignage digne d'attention antérieur à l'année 180, où moururent les martyrs Scilitains. Mais l'imagination des hagiographes et des chroniqueurs n'a pas manqué de remplir le vide des temps qui précèdent ; toute une floraison de légendes s'est épanouie sur l'introduction de la foi dans les pays d'outre-mer[1]. L'église de Rome et quelques autres une fois fondées, saint Pierre serait venu prêcher à Carthage et y aurait laissé comme évêque, Crescens, le même qui évangélisa la Galatie[2]. D'après une seconde tradition, les Apôtres, ayant tiré au sort les différentes parties du monde, l'Afrique serait échue à Simon le Zélote[3]. D'autres racontent que saint Marc, après avoir établi le siège épiscopal d'Alexandrie, parcourut, dès le temps de Tibère, toute l'Egypte, la Libye. la Cyrénaïque et la Barbarie. Certains réservent l'honneur d'avoir converti les Carthaginois à sainte Photine, la Samaritaine, et à sa nombreuse famille. Enfin, si l'on en croit El Kaïrouani, qui n'est lui-même que l'écho d'une voix plus ancienne, l'évangéliste saint Matthieu serait le véritable apôtre du pays, et il y aurait payé de sa vie son ardeur à faire connaitre la doctrine du Sauveur[4]. La diversité de ces récits suffirait à en montrer le peu de valeur ; nous ne savons même pas s'ils s'autorisent de quelque fait réel qu'ils auraient dénaturé. Faut-il donc nous borner à cette constatation assez décourageante et ne commencer notre étude qu'a la fin du IIe siècle, au moment où apparaissent les documents positifs ? Ne peut-on pas au moins essayer d'éclairer par quelques rapprochements les ténèbres de cette première période ?

Si l'église de Carthage était apostolique, c'est-à-dire si sa fondation était l'œuvre des Apôtres eux-mêmes ou de quelqu'un de leur entourage envoyé expressément à cet effet, nous en trouverions le souvenir dans les écrits de ses docteurs. C'était un titre de noblesse pour une communauté chrétienne que de remonter jusqu'aux premiers prédicateurs de l'Evangile. Elle possédait de ce chef une autorité toute spéciale. Dépositaire privilégiée de la parole du Maitre, elle avait droit de s'en prévaloir par la suite, pour résoudre les difficultés doctrinales et lutter victorieusement contre les novateurs. Comment donc expliquer que jamais, dans leurs réponses aux hérétiques ou aux schismatiques, ni Tertullien, ni saint Cyprien, ni saint Augustin, ni aucun des Pères d'Afrique n'aient recouru à un argument aussi fort ?

D'autre part, les Africains défendirent longtemps et avec un soin jaloux leur autonomie contre l'église de Rome. Les démêlés de saint Cyprien avec le pape Stephanus sont un des épisodes les plus célèbres de l'histoire du christianisme naissant. De quel poids n'eût pas pesé dans la balance, en faveur de Carthage, sa qualité d'église apostolique ! Saint Cyprien, si ardent à repousser ce qu'il considérait comme un empiètement de l'évêque de Rome, eût-il oublié de l'invoquer ? J'ai peine à me le figurer. Et puisqu'on ne rencontre pas dans ses œuvres la moindre allusion à une origine si reculée, force nous est de conclure que cette origine est fausse. L'exemple de Tertullien est peut-être encore plus convaincant. A diverses reprises il s'occupe des sièges épiscopaux institués par les Apôtres ; il en désigne plusieurs par leur nom et revendique hautement l'honneur d'être en communion d'idées et de croyance avec eux. Carthage ne figure pas dans la liste. Au contraire, Tertullien la subordonne pour ainsi dire à ces chrétientés primitives et la félicite d'avoir accepté et de conserver intacte la foi qu'elles lui ont transmise[5]. Enfin Saint Augustin écrivant contre les donatistes fait un aveu plus complet. Dans l'impossibilité oh il se trouve d'alléguer l'institution apostolique, il se contente d'attester que certaines nations barbares ont entendu la prédication après l'Afrique et que ce pays, par conséquent, n'a pas été appelé le dernier à la connaissance du vrai Dieu[6]. En présence de textes aussi formels, aucune incertitude ne saurait subsister, à mon avis, sur l'établissement plutôt tardif de la chrétienté carthaginoise. Les Apôtres n'y participent en aucune manière[7].

On tomberait dans une erreur contraire si on le reportait à une date trop basse. Restaurée par Auguste, la ville avait bientôt repris son ancienne activité commerciale. Son port abritait comme jadis les vaisseaux de la Méditerranée, et ses hardis négociants trafiquaient sur toutes les côtes du monde romain. Tenue par eux au courant des événements extérieurs, elle dut être informée assez vite qu'une nouvelle religion venait d'éclore qui se répandait rapidement à travers les provinces. Plus d'un peut-être parmi les marins orientaux, grecs ou italiens qui jetaient l'ancre dans ses eaux était déjà un adepte de Jésus, cherchant à faire autour de lui des prosélytes parmi les manœuvres employés au déchargement des navires. On ne risquera guère de se tromper en avançant que les premières notions du christianisme arrivèrent par mer aux Carthaginois ; la voie de terre était beaucoup plus longue et difficile. Dès lors il faut bien admettre aussi qu'ils les reçurent avant la fin du Ier siècle. Ce serait aller contre l'évidence que de soutenir qu'ils pouvaient ignorer ce que presque tous les pays méditerranéens connaissaient depuis un certain nombre d'années[8]. Nous constaterons d'ailleurs que, dès le temps des martyrs Scilitains, les fidèles abondaient en Afrique ; quatre-vingts ans n'étaient pas de trop pour obtenir ce résultat[9].

Une aussi vague rumeur n'aurait pas à elle seule déterminé la fondation d'une communauté de fidèles, d'une ecclesia. Pour atteindre ce but, un effort direct, c'est-à-dire une prédication, était indispensable. Je suis donc entièrement d'accord avec M. Schwarze lorsqu'il distingue deux époques dans l'introduction du christianisme en Afrique[10]. Carthage commença par prendre contact avec lui ; elle fut ensuite évangélisée, et par elle toute la contrée environnante. Toutefois il ne s'écoula pas entre ces deux moments un très long intervalle. Rome conquise, il était de l'intérêt des disciples de Jésus-Christ de s'assurer la possession des autres grandes villes, d'où la doctrine rayonnerait aisément sur les pays voisins. Carthage s'offrait d'elle-même à leurs entreprises : la fréquence des communications entre elle et la métropole, l'identité de langue, invitaient naturellement les chefs de la chrétienté romaine à en tenter la conquête. Ils durent s'y résoudre assez vite[11].

Cette opinion, généralement reçue[12], que Rome envoya des missionnaires à Carthage, dérive du reste de témoignages plus certains. Dès la fin du 11e siècle, Tertullien rattache l'église dont il est prêtre à celle de Rome[13], en qui elle reconnait son modèle et sa règle ; il examine, pour confondre les hérétiques, ce que Rome a appris, ce qu'elle a enseigné aux églises africaines, quels liens d'hospitalité elle a contractés envers elles[14]. Ce sont surtout les papes qui ont mis en lumière cette étroite parenté. Innocent Ier, contemporain de saint Augustin, dans une lettre adressée, en 416, à Decentius, évêque d'Eugubium (Gubbio), en Ombrie[15], fait procéder de Rome l'évangélisation de l'Afrique et même de l'Occident tout entier. Il fonde avec raison sur ce fait le droit primordial de la liturgie romaine à être la seule liturgie latine[16]. Voici ses propres paroles : Quis enim nesciat aut non advertat, id quod a principe Apostolorum Petro Romanæ Ecclesiæ traditum est, ac nunc osque custoditur, ab omnibus debere servari ; nec superduci aut introduci aliquid, quod auctoritatem non habeat, aut aliunde accipere videatur exemplum ? præsertim cum sit manifestum, in omnem Italiam, Gallias, Hispanias, Africain atque Siciliam, et insulas interjacentes, nulliun instituasse ecclesias, nisi eos quos renerabilis apostolus Petrus aut e jus successores constituerint sacerdotes. Aut legant, si in luis provinciis alius Apostolorum invenitur, aut legitur docuisse. Quod si non legunt, quia nusquam inveniunt, oportet eos hoc sequi, quod Ecclesia Romana custodit, a qua eos principium accepisse non dubium est. Contre cette déclaration de principes, Carthage ne protesta pas ; on y admettait donc sans réserve les faits qu'elle énonce.

Eugubium était une localité sans importance ; et l'on pensera peut-être qu'une lettre écrite à son évêque, même par le pape, avait des chances de passer inaperçue. Comment les Africains auraient-ils réfuté un texte qu'ils ignoraient ? Cette fin de non-recevoir ne saurait être opposée à un second document qui émane, lui aussi, d'une main pontificale, et qui consacre d'une manière, définitive la théorie d'Innocent. Il s'agit, cette fois encore, d'une lettre, niais adressée au propre évêque de Carthage, Dominicus. Saint Grégoire le Grand[17] loue son zèle pour la religion, puis il ajoute : Scientes præterea, unde in Africanis partibus sumpserit ordinatio sacerdotatis exordium, laudabiliter agitis quod sedem apostolicam diligendo ad officii vestri originem prudenti recordatione recurritis et probabili in ejus affectu constantia permanetis. La pièce est de 598.

A cette date l'église de Carthage est déjà ancienne ; n'a-t-elle pas perdu de vue ses origines ? On serait fondé à le prétendre si depuis sa naissance personne n'avait pris soin de lui rappeler à qui elle devait l'existence. Mais Tertullien et Innocent Ier nous ont montré qu'une forte tradition perpétuait d'âge en âge le souvenir de ses premiers jours. Saint Grégoire ne fait donc que rappeler à Dominicus une vérité reconnue de tous.

Si Rome est, au sens spirituel, la mère de toutes les églises, elle avait donc. droit à ce titre d'une manière plus spéciale de la part de Carthage, puisque, après l'avoir ressuscitée matériellement, elle lui avait encore infusé la vie de l'Evangile qu'elle tenait des Apôtres[18].

 

 

 



[1] Sans entrer dans le détail de ces récits, je me borne à renvoyer à Morcelli, I, p. 9 sq. ; Muenter, p. 6 sq. ; Aubé, III, p. 144-147 ; Toulotte, I, p. 6 sq.

[2] Mgr Toulotte, qui rapporte cette légende (loc. cit.), ajoute : Les anciens martyrologes (Martyrol. rom., 27 juin, 29 déc. ; Martyrol. hieron., 28 juin, 29 déc.) du reste nous montrent un saint Crescent honoré à Carthage et en Afrique. Or le Crescens dont il est question au 28 juin et au 29 décembre fait partie d'un groupe de martyrs (Acta Sanct., juin, V, p. 351 ; P. L., XXX, col. 431 et 464) ; celui du 27 juin, au contraire, qui aurait été disciple de saint Paul, est honoré seul, mais rien ne prouve qu'il le fut en Afrique (Acta Sanct., ibid., p. 250). D'ailleurs, le premier parait s'être appelé Crescentius ou Criscentius plutôt que Crescens, du moins il y a doute (Mart. hieron., IV kal. jan. et IV kat. jul., p. 2, 83).

[3] Cf. Duchesne, C. R. du troisième congrès scientifique des catholiques, Bruxelles, 1895, 5e section, p. 77.

[4] El Kaïrouani, p. 26 sq. El Melchouni dit qu'aucun prophète n'a paru en Afrique. Les premiers serviteurs de Dieu qui y pénétrèrent furent les disciples d'Aïça (Jésus-Christ), sur qui soit le salut. Parmi eux, était Matthieu le Publicain, qui fut tué à Carthage ; il est l'auteur d'un évangile qu'il écrivit en hébreu, neuf ans après l'Ascension du Christ au ciel.

[5] De vig. vel., 2 : Sed eas ego Ecclesias proposui, quas et ipsi Apostoli vel Apostolici viri condiderunt. De præscript. hæret., 21 : Communicamus cum ecclesiis apostolicis, et il appelle ces églises matricibus et originalibus fidei ; cf. ibid., 32. Adv. Marcionem, IV, 5 : Pariter utique constabit, id esse ab Apostolis traditum, quod apud ecclesias Apostolorum fuerit sacrosanctum ; et il énumère Corinthe, la Galatie, Philippes, Thessalonique, Ephèse, Rome quibus Evangelium et Petrus et Paulus sanguine quoque suo signatum reliquerunt. Habemus et Joannis alumnas ecclesias...  Saint Augustin dit aussi (Epist., LII, 3) : Nunc autem cum illi (Catholici) inveniantur intus communicare Ecclesiis Apostolicis, quarum nomina in Libris sanrtis habent et recitant.

[6] De unit. Eccl., 37. Nonnullæ barbaræ nationes etiam post Africam crediderunt unde certum sit Africam in ordine credendi non esse novissimam. Mgr Toulotte (I, p. 11) trouve une preuve de l'apostolicité de l'église d'Afrique dans ces deux autres textes de saint Augustin : In Joan. Evang., tract. XXXVII, 6 : Catholica fides veniens de doctrina Apostolorum, plantata in nobis, per seriem successionis acceptata, sana ad posteros transmittenda... ; Enarr. in psalm., CI, sermo 2, 15 : Quia fini sumus Apostolorum... Je n'y découvre rien de tel. La phrase souvent citée de Salvien (De gub. Dei, VII, 18, 79) est une amplification oratoire : In urbe christiana (Carthage), in urbe ecclesiastica, quam quondam doctrinis suis Apostoli instituerant.

[7] Il ne sert de rien de rappeler (Toulotte, I, p. 12, n. 3) les nombreuses memoriæ dédiées à saint Pierre et à saint Paul à travers l'Afrique. Saint Etienne était lui aussi l'objet d'un culte assidu dans ces provinces (Augustin, Serm., XLIX, 10-11 ; CCCXIV-CCCXXIV ; Victor de Vita, III, 49 ; Miss. cath., 1887, p. 509 ; Diehl, C. R. Inscr., 1894, p. 3S4-3S8 : Le Blant, Collect. du Musée Alaoui, VIII) ; ses reliques y étaient vénérées (Augustin, Serm., CCCXV II. I ; CCCXVIII, 1) ; en conclura-t-on qu'il avait évangélisé le pays ? On fait encore état (Morcelli, I, p. 10 sq. ; Toulotte, I, p. 8 sq.) du texte de saint Luc (Acta Apost., II, 9-11), où il est dit que, lors de la première Pentecôte après la mort de Jésus, vinrent à Jérusalem des gens de tous pays, en particulier des contrées d'Afrique qui sont au-delà de Cyrène, regionem Africæ quæ est trans Cyrenem inhabitantes. En conclure que ces Juifs rapportèrent en Afrique la foi nouvelle, c'est tirer de ces mots beaucoup plus qu'ils ne renferment.

[8] Cf. Schwarze, p. 28 sq.

[9] La lettre du pape Evariste (91 ? — 105 ?) à tous les évêques d'Afrique est apocryphe (Jaffé, I, p. 4, n° 20).

[10] Jaffé, I, p. 31. Muenter (p. 12) arrive à la même conclusion en comparant plusieurs passages de saint Augustin ; Epist., XLIII, Romanæ Ecclesiæ, in qua semper apostolicæ cathedræ viguit principatus et ceteris terris, unde Évangelium ad ipsam Africam venit ; Epist., LII. 2 : Ab illa radice Orientalium Ecclesiarum... unde Evangelium in Africain venit ; ibid., 3 : Apud Ecclesiam transmarinam (Rome), unde ad istas parles christiancte fidei manavit aucloritas.

[11] Morcelli (II, p. 41 : cf. I, p. 12) et à sa suite Muenter (p. 10, n. 2 : cf. Aubé, III, p. 148) remonteraient volontiers jusqu'à Néron ; beaucoup de chrétiens, disent-ils, durent chercher en Afrique un refuge contre la persécution. L'hypothèse aurait besoin d'être prouvée.

[12] Lavigerie, Œuvres choisies, II, p. 386, 541 ; Funk, I, p. 52 sq. : Gsell, 1893, p. 196, n. 3. Aubé p. 148), fait quelques réserves qui ne me semblent pas de nature à infirmer nos conclusions. M. Le Blant (Manuel d'épigr. chrét., p. 93, et l'Epigr. chrét. en Gaule et dans l'Afr. rom., 1890, p. 57 sq., 108 sq.) invoque, en faveur de la thèse que j'expose, certaines formules funéraires africaines tirées de la liturgie romaine.

[13] De præscript., 36 : Si Italiæ adjaces. habes Romain. unde nobis quoque auctoritas præsto est.

[14] De præscript., 36 : Videamus quid didicerit. quid docuerit cum Africanis quoque Ecclesiis contesserarit. Le texte de saint Cyprien qu'on a quelquefois cité à ce propos (cf. Muenter, p. 11) ne me semble pas spécial à Carthage (Epist., XLVIII, 3) : Nos enim singulis navigantibus, ne cum scandalo ullo navigarent, rationem reddentes, nos scimus hortatos esse ut ecclesiæ catholicæ matricem et radicem agnoscerent ac tenerent.

[15] Epist., XXV, 2 (P. L., XX, col. 552).

[16] Duchesne, Origines de la liturgie gallicane (C. R. du congrès scientifique des catholiques, Paris, 1889, t. III, p. 381.

[17] Epist., VIII, 31 (éd. Ewald) ; Jaffé, I, p. 180, n° 1520. En 1053, le pape Léon IX reprendra simplement cette doctrine quand il dira (Epist., LXXXIII : P. L., CXLIII, col. 728) à un évêque africain : Ut inde (de Rome) resumatis directionis vestigium, unde sumpsistis totius christianæ religionis exordium.

[18] Tillemont, Mém., I, p. 525 sq.