CARTHAGE ROMAINE

 

LIVRE PREMIER. — HISTOIRE DE CARTHAGE ROMAINE

CHAPITRE II. — LA PÉRIODE PROSPÈRE (14-238).

 

 

I

Le commencement de l'empire fut pour les provinces une époque de prospérité ; l'Afrique en jouit comme le reste du monde[1]. Parfois, il est vrai, ses montagnards, peu habitués à obéir, tentèrent de sauvegarder leur indépendance. Sous Tibère, Tacfarinas, chef des Musulamii, et Mazippa, chef des Maures, voulurent, mais en vain, secouer le joug (17-24)[2]. Qu'étaient ces secousses passagères en comparaison des terribles bouleversements du dernier siècle de la République ?

Cartilage profita de la paix pour faire refleurir l'industrie et le commerce qui l'avaient jadis rendue prospère ; son port se remplit de vaisseaux ; le blé que l'Afrique destinait à Rome y afflua de toutes parts ; elle devint bien vite l'entrepôt principal de l'annone. Elle en tire orgueil et, dès le règne de Tibère, les épis dont elle charge ses monnaies[3] sont, en quelque sorte, les armes parlantes de la colonie. Si les échos de la lutte contre Tacfarinas lui parvinrent de l'intérieur, elle ne s'inquiéta guère d'une équipée dont l'issue n'était point douteuse. Pendant cette période, comme les peuples heureux, elle n'a pas d'histoire. Nous songerions peut-être à nous en plaindre si, dans cette tranquillité parfaite, ne s'était élaborée la riche civilisation que nous examinerons par la suite.

Les successeurs immédiats d'Auguste ne paraissent pas s'être beaucoup occupés de Carthage[4]. On sait comment Caligula, craignant la trop grande puissance du proconsul d'Afrique, lui enleva le pouvoir militaire pour le remettre aux mains d'un légat qu'il nommait directement[5]. Cette mesure intéresse la province tout entière ; ses effets cependant furent surtout ressentis dans la capitale où résidait le proconsul et où tout amoindrissement de son autorité devait fatalement avoir son contrecoup.

Il faut descendre jusqu'à Néron pour rencontrer un fait qui soit de l'histoire de la ville même[6]. Les folies et les prodigalités de l'empereur avaient appauvri le trésor ; lorsque, en l'année 65, un Carthaginois, Cæsellius Bassus, vint proposer à Néron de l'enrichir à peu de frais. Il avait découvert dans un terrain lui appartenant une caverne qui renfermait des monceaux d'or ; Didon, à coup sûr, avait mis en terre ces richesses. Bien accueilli par le prince, qui prépare pour le seconder une véritable expédition, Bassus fait défoncer le sol de son domaine et de vastes étendues tout à l'entour. Les soldats ne suffisent bientôt plus à la tâche ; on enrôle tout un peuple de paysans. Vains efforts ! la cachette ne se découvrit pas. Redoutant la colère impériale, le fou se tua. Comme corollaire à ce récit de Tacite, Suétone ajoute que le dépit que Néron éprouva de son échec le porta à des violences et i des exactions nouvelles[7].

Les monnaies de Clodius Macer, sur lesquelles figurent le nom de Carthage en toutes lettres et un buste tourelé qui la personnifie[8], tendraient à faire croire qu'elle trempa dans la tentative de ce prétendu restaurateur de la liberté (68). Rien dans ce qui lions est rapporté sur ces événements n'autorise une telle supposition[9]. Désireux de faire de Carthage le centre de sa puissance, le légat de Numidie a pu l'impliquer d'office dans une rébellion à laquelle il est vraisemblable qu'elle ne participa nullement.

C'est d'elle au contraire que partit le mouvement en faveur d'Othon, du moins en Afrique (69). On ne demanda pas l'avis du proconsul Vips tamis Apronianus. Un affranchi de Néron, du nom de Crescens, fit servir un banquet à la multitude pour fêter le nouveau prince, et les citoyens de la classe dirigeante apportèrent aussitôt leur adhésion. Les autres villes suivirent l'exemple de la capitale[10]. Othon, généreux envers ses partisans, accorda de nombreux privilèges à l'Afrique ; Cartilage avait entraîné le reste du pays, elle dut recevoir une part satisfaisante. Ces avantages qui brillèrent un instant aux yeux des Africains, mais qui n'étaient pas pour durer, Tacite[11], de qui j'extrais le renseignement, ne nous en indique pas la nature.

En revanche, il nous retrace avec force détails la triste aventure de Pison[12]. L'Afrique avait mal accueilli l'avènement de Vespasien (70). Elle se souvenait de l'avoir eu jadis comme proconsul et lui gardait rancune de sa dure administration ; elle était prête à recevoir quiconque voudrait, lui disputer l'empire.

Le proconsul L. Calpurnius Piso sembla devoir être ce compétiteur désiré. Les Vitelliens qui s'étaient sauvés de Rome, lui montraient les Gaules hésitantes, la Germanie toute prête, enfin ses propres dangers ; suspect s'il se tenait en repos, la guerre déclarée lui offrirait plus de sécurité. L'attitude réservée de Pison fut prise à tort pour un commencement d'hostilité contre Vespasien.

Sur ces entrefaites, débarque à Carthage un certain Papirius, centurion adressé par Mucien au proconsul avec mission secrète, pense-t-on, de le faire périr. A peine à terre, il le salue empereur et invite les passants étonnés à redire ses acclamations. Bientôt la foule crédule se précipite au forum, demandant. Pison à grands cris. Pison ne consentit point à se livrer à l'empressement du populaire ; mais, ayant interrogé le centurion et reconnaissant que cet homme voulait, trouver un prétexte pour le tuer, il le fit mettre à mort. Il blâma ensuite les Carthaginois dans un édit qui trahissait ses inquiétudes ; puis, renonçant à ses occupations habituelles, il demeura enfermé dans son palais, de peur de devenir, même par hasard, la cause d'un nouveau mouvement.

Dès que Festus[13] apprend la sédition et le supplice du centurion, il envoie des cavaliers chargés d'en finir avec Pison. Ces émissaires partent en diligence ; au point du jour, ils font irruption chez le proconsul, l'épée à la main. La plupart d'entre eux ne le connaissaient pas, car on les avait choisis parmi les contingents auxiliaires de race punique et maure. Non loin de la chambre à coucher, ils rencontrent un esclave et lui demandent qui est Pison et où il se trouve. L'esclave, par un admirable mensonge, répond que c'est lui. On l'égorge sur le champ. Le gouverneur périt quelques instants après. Festus fit ensuite mettre aux fers le préfet du camp et distribua à ses troupes des châtiments et des récompenses, le tout sans raison, mais pour se donner l'air d'avoir étouffé une révolte à main armée.

L'annonce de cette prétendue victoire dut causer à Vespasien et au peuple de Rome une joie réelle. Pison, bien inconsciemment, effrayait le prince et l'Italie. On allait répétant que l'Afrique s'était soulevée ; le gouverneur dirigeait les mutins et retenait les convois de blé. En réalité la navigation était interrompue par la mauvaise saison ; mais le peuple, qui vit au jour le jour et qui pense surtout à son pain, s'imagina, sans doute à force de le craindre, que le port de Carthage était fermé et que le proconsul méditait d'affamer la capitale. Festus, en faisant disparaître Pison, supprimait donc un soi-disant rival de l'empereur et délivrait Rome de ses terreurs.

Telle ne fut point toutefois la principale cause de ce crime. Tacite rappelle, en tête de son récit, comment Caligula enleva au proconsul le commandement de la légion, pour le remettre à un légat, nommé par le prince lui-même. Le pouvoir des légats, ajoute-t-il, s'accrut grâce à la durée de leurs fonctions, peut-être aussi par ce que les inférieurs tendent toujours à s'égaler à leurs chefs. Les plus fiers proconsuls durent songer à leur sécurité plutôt qu'à leur puissance[14]. En effet, réduits à un gouvernement civil, ils ne possédaient plus les moyens de se faire obéir. Ils pouvaient bien parader à Carthage au milieu d'un appareil pompeux ; le maître véritable du pays, c'était le légat. Supposons une époque troublée, un proconsul pusillanime, un légat audacieux, quelle crainte pourra bien arrêter les entreprises de ce chef de la légion ? L'assassinat de Pison et la tranquille impudence de Festus s'expliquent donc aisément. Sous un empereur encore contesté, qui acceptait tous les services, d'où qu'ils vinssent, Festus devait se croire certain de l'impunité. Il fut impuni.

Dans le bouleversement général qui suivit la mort de Néron, Carthage eut donc sa part de violences et le sang y coula. Fort heureusement, ce ne fut pour elle, comme pour le reste de l'empire, qu'un trouble passager. Elle reprit bientôt en paix le cours de sa destinée.

Pourtant tous ses proconsuls ne montrèrent pas dans la gestion des affaires publiques la même honnêteté que Pison. Plusieurs d'entre eux furent convaincus de péculat. La volonté de Néron avait absous Q. Sulpicius Camerinus (55-56 ?) et M. Pompeius Silvanus (56-57 ?), malgré les charges très lourdes qui pesaient sur eux[15] ; il n'en fut pas de même pour Marius Priscus, sous Trajan. La même année, dit Pline le Jeune[16], Cæcilius Classicus, en Bétique, et Marius Priscus, en Afrique, avaient administré de la manière la plus odieuse. Toutefois Marius ne fut poursuivi que par une ville en corps et par de nombreux particuliers, tandis que sa province tout entière se levait contre Classicus. Quelle est la ville qui amena par ses plaintes la condamnation du prévaricateur Marius ? J'ai peine à supposer qu'il ne s'agisse pas de Carthage. La voix d'un municipe secondaire n'aurait pas été entendue comme celle de la capitale. Et, d'autre part, les injustices du proconsul avaient dû être surtout ressenties au lieu de sa résidence.

Pline, chargé avec Tacite de soutenir la cause des Africains, raconte dans une curieuse lettre les diverses phrases du procès (décembre 99-janvier 100)[17]. Le gouverneur avait reçu de l'argent pour condamner et même pour faire périr des innocents ; il avait donc des complices. Le premier, Vitellius Honoratus, était accusé d'avoir donné 300.000 sesterces pour faire bannir un chevalier romain et mettre à mort sept de ses amis ; le second, Flavius Marcianus, d'avoir acheté 700.000 sesterces diverses peines infligées également à un chevalier. Ce malheureux, battu de verges, condamné aux mines, avait enfin été étranglé en prison. Honoratus mourut à propos pour éviter le châtiment. Marius Priscus dut verser au trésor les 700.000 sesterces qu'il avait extorqués et fut banni de Rome et de l'Italie ; plus sévère encore envers Marcianus, le sénat l'exila même de l'Afrique.

Il restait un coupable, Hostilius Firminus, légat du proconsul et sénateur, qu'on soupçonnait des crimes les plus honteux[18]. Certainement il avait exigé de Marcianus 50.000 deniers pour prix de ses complaisances. On lui enleva le droit d'exercer désormais aucune fonction dans les provinces. C'était s'en tirer à bon compte.

Bien que Marius Prisons et Marcianus semblent plus mal traités, je conserve quelques doutes sur l'efficacité de la sentence rendue contre eux. Juvénal, dont il n'est que sage de contrôler les assertions, a peut-être dit vrai néanmoins, quand il écrit au sujet de notre proconsul[19] : On le condamne ! jugement sans effet. Qu'importe la déclaration d'infamie, si les gros sous lui restent ? Dans son exil, Marius festoie dès la huitième heure ; il jouit de la colère des dieux. Toi cependant, pauvre province, qui as obtenu sa condamnation, tu verses des larmes ! Ainsi les Africains n'eurent que la satisfaction platonique de gagner leur cause.

En Bétique, Bæbius Massa (93) et Cæcilius Classicus (101) : en Afrique, Sulpicius Camerinus (55-56 ?), Pompeius Silvanas (50-57 ?) et Marius Priscus (98-99) ; en Bithynie, Varenus Rufus (100) ; toute cette période de l'histoire romaine fournit de nombreux exemples de gouverneurs corrompus[20]. Il eût suffi, pour mettre fin à leurs actes de brigandage, d'indemniser largement à leurs dépens les provinces par eux détroussées[21]. On ne sévit pas avec assez de rigueur, et le mal ne disparut que peu à peu. L'Afrique et Carthage en particulier en avaient trop longtemps souffert.

 

II

Pendant le second siècle les empereurs prodiguèrent aux provinces les témoignages de leur bienveillance, comme s'ils avaient eu à cœur d'effacer le souvenir des indignes proconsuls de l'âge précédent[22]. Carthage, en particulier, bénéficia de la sollicitude impériale.

Hadrien, voyageur infatigable, employa la majeure partie de son règne à connaître par lui-même son empire. L'Afrique ne fut pas oubliée ; elle eut même, croit-on, la faveur d'une double visite[23]. Il y passe une première fois pour réprimer une révolte des Maures[24]. Mais, les œuvres pacifiques convenant mieux à son caractère que la gloire des armes, dès que les rebelles ont été soumis, il met la main à un travail d'utilité publique et ouvre une grande voie de communication entre Carthage et Theveste. L'intérieur du pays se trouve dès lors en contact plus immédiat avec la capitale ; il devient facile de surveiller les turbulentes populations du sud. Les premiers mois de l'année 123 virent exécuter cette entreprise[25].

A mené d'abord en Afrique par la nécessité, Hadrien y retourna bientôt de son plein gré. Il débarque à Carthage dans la première quinzaine' de niai 128 et y séjourne un mois environ[26], avant de commencer un voyage assez long dans le cœur du pays. L'empereur tenait cette ville en singulière estime. Il le prouva en lui décernant le nom d'Hadrianopolis, qu'il n'avait accordé qu'à un petit nombre de cités[27].

Une circonstance fortuite lui concilia surtout l'affection des Africains. Depuis cinq ans il n'avait pas plu dans ces parages ; la disette y régnait. Hadrien y aborde, aussitôt la pluie se met à tomber. On voulut voir un prodige dans cette coïncidence ; et, comme si l'empereur avait rompu le charme d'où venait tout le mal, l'Afrique se prit à l'aimer ardemment[28]. Toutefois, pour justifier le mot de Spartien, qu'il combla ces provinces de ses bienfaits[29], il faut une intervention directe et consciente. Voici l'hypothèse fort plausible qu'on a produite à ce sujet.

Carthage, dont le sol ne fournit presque pas d'eau potable, était alimentée par un immense aqueduc, dont on aperçoit encore les restes grandioses en différents endroits de la plaine de Tunis. Quelques auteurs le font remonter à la période punique[30]. Cette théorie n'est pas admissible. Sans parler ici des matériaux et de l'architecture qui dénotent des habitudes romaines, ni de la sécheresse que Carthage, pourvue antérieurement d'un aqueduc, n'aurait pas ressentie au temps d'Hadrien, le silence des historiens qui nous ont raconté le siège dirigé par Scipion prouve que l'aqueduc n'existait pas encore en 146 avant Jésus-Christ. Scipion l'eût assurément coupé, ainsi que le fit plus tard Gélimer, le roi vandale, lorsqu'il tenta de reprendre la ville à Bélisaire[31]. Bien plus, les travaux d'approche du général romain, tels qu'on nous les rapporte, sont impossibles à concevoir si l'on admet l'aqueduc à cette date. Enfin Polybe, Diodore, Tite Live et Appien, qui décrivent la ville et ses alentours, n'auraient pas omis un monument de cette importance. C'est ce que Falbe[32] et Dureau de la Malle[33], entre autres, ont fort judicieusement remarqué.

Les Romains, pendant les premiers temps de leur occupation, durent se contenter, comme leurs prédécesseurs, d'user de l'eau de pluie conservée dans les citernes. Pour qui connaît les mœurs romaines, il est clair qu'un tel état de choses ne pouvait durer. Mais comment se procurer une eau plus abondante ? On ne trouvait pas de sources suffisantes dans les localités voisines[34]. Les capter au loin dans la montagne exigeait des ressources que la ville ne possédait pas. Pourtant la sécheresse de cinq années qui, entre 123 et 128, tarit les maigres eaux de la région et vida toutes les citernes, démontra l'absolue nécessité de ce travail.

Sur ces entrefaites, Hadrien arrive en Afrique. Constructeur très habile, ce prince avait la manie de la pierre et du ciment ; durant ses voyages il se faisait suivre d'une légion d'architectes et semait sur sa route quantité d'édifices[35]. Avec ces habitudes, Hadrien ne pouvait visiter Carthage sans la doter d'un monument pour le moins. Elle avait le plus pressant besoin d'un aqueduc, l'empereur le lui donna. Après ce bienfait insigne, l'amour des Carthaginois et le titre de Restitutor Africæ, qu'on lit sur ses monnaies[36], lui furent acquis de plein droit[37].

On présume que l'ouvrage fut parfait seulement sous Antonin le Pieux[38]. Il ne s'en suit pas que les monnaies de Septime Sévère, dont il est question en note, doivent être négligées. Je crois, avec Dureau de la Malle, que son opinion et celle de Caroni sont aisément conciliables. Hadrien et Antonin ayant bâti l'aqueduc, Septime Sévère put le restaurer[39].

En dehors de l'achèvement de l'aqueduc, Antonin s'attira par d'importants services la gratitude de la capitale africaine. Ses biographes vantent sa munificence à l'égard des provinces, surtout, dit Pausanias[40], envers la Grèce, l'Ionie, la Syrie et Carthage. Un texte de Capitolin[41] confirme, en ce qui concerne notre ville, le témoignage de Pausanias. Le forum fut détruit par un incendie ; basiliques, temples, curie, et sans doute aussi les rues commerçantes d'alentour, les boutiques bien achalandées des bijoutiers et des changeurs, tout ce quartier en un mot, brillant ornement de la cité, s'abîma dans les flammes. Antonin le fit rebâtir[42].

Le désastre avait dû être plus considérable encore, car une inscription nous dit que les thermes du bord de la mer, dans-le voisinage des citernes de Bordj Djedid, furent reconstruits, ou tout au moins embellis sous Antonin[43]. Et M. Cagnat[44] remarque fort à propos que ces thermes ne sont pas très éloignés de ce qu'on croit être le forum. Détériorés ou détruits eux aussi par le feu, ils auraient donc été relevés en même temps que toute cette partie de la ville. Enfin on a fait gloire-au même empereur, représenté en cette occasion par son fils adoptif Marc Aurèle, de la restauration du temple de la déesse Cælestis[45]. S'il est vrai, comme je le pense et comme j'essaierai de le démontrer, que ce sanctuaire était situé dans la plaine, entre Byrsa et la mer, on comprendrait sans peine qu'il eût été lui aussi consumé dans l'embrasement général. Cette opinion manquât-elle de fondement, Antonin avait assez contribué d'autre part à donner à Carthage un nouvel éclat pour qu'elle pût, en toute justice, dans l'inscription honorifique gravée sur la façade des thermes, se dire comblée de ses bienfaits : beneficiis ejus aucta[46].

L'œuvre entreprise par Antonin était de longue haleine, il mourut avant de l'avoir terminée. Mais, par un rare bonheur, les détenteurs du pouvoir, en se succédant, se transmettaient alors leur esprit pacifique et le goût des arts. Comme Antonin avait achevé l'aqueduc d'Hadrien, Marc Aurèle mena à bonne fin la restauration du forum et s'efforça non seulement de rendre à la ville tout ce qu'elle avait perdu, mais d'y ajouter encore de nouvelles beautés. Je le conclus de cette phrase d'Aurelius Victor[47] : Multæ urbes... repositæ ornatæque, atque inprimis Pœnorum Carthago quam ignis fœde consumpserat.

On sait que Fronton, le maitre de Marc Aurèle, prononça devant le sénat un discours de remerciement (gratiarum actio) au nom des Carthaginois, ses compatriotes. Il n'en subsiste que des débris informes dont le plus fin critique ne parviendrait pas à tirer le moindre renseignement[48]. On en ignore jusqu'à la date. Mais de quoi la capitale africaine avait-elle à remercier le gouvernement de la métropole au milieu du IIe siècle ? Avant tout, de la réparation des dommages causés par le grand incendie. N'est-il pas naturel qu'elle ait employé, pour rendre à ses bienfaiteurs un public témoignage de reconnaissance, l'interprète autorisé qu'elle avait au sénat ?

Grâce à cette suite d'empereurs éclairés, Carthage supporta sans trop de gêne les fléaux qui la dévastaient. On peut même dire qu'elle eut lieu de s'en réjouir, puisqu'ils lui valurent un surcroît de bien-être et d'élégance. L'aqueduc compensa la sécheresse de cinq années ; de splendides monuments s'élevèrent à la place de ceux qu'avait dévorés le feu.

Plus belle de jour en jour, la colonie romaine connut à ce moment tout l'éclat du luxe et de la fortune. Apulée, qui l'habitait alors, nous en trace à plusieurs reprises un portrait séduisant. Voyez, dit-il en parlant des riches Carthaginois, ces édifices charmants, si bien construits, si décorés, où ils ont englouti leurs patrimoines ; regardez ces villas qui rivalisent en étendue avec les cités, ces maisons ornées comme des temples, ces troupes innombrables d'esclaves tout parés, ce mobilier somptueux. Tout afflue chez eux ; tout y respire l'opulence[49]. Il y a, je l'avoue, une ombre au tableau ; et, lorsqu'à ces biens extérieurs le philosophe compare l'esprit de leurs possesseurs, il le trouve singulièrement terne et dépourvu. Mais à ne tenir compte que de la prospérité matérielle, les détails que vient de nous fournir Apulée démontrent qu'elle était à son comble sous les Antonins.

 

III

Les monuments ne sont en quelque sorte que le squelette d'une ville ; elle ne s'anime et ne vit réellement que le jour où le commerce et l'industrie s'y développent. Toute mesure propre à aider l'activité des habitants, à encourager leur esprit d'initiative, ne lui sera pas moins profitable que des constructions grandioses. Commode, qui dota Carthage d'une institution de nature à stimuler son commerce, doit donc être compté parmi ses bienfaiteurs au même titre qu'Hadrien, Antonin ou Marc Aurèle.

A côté de la flotte frumentaire d'Égypte, il créa une flotte frumentaire d'Afrique. La première stationnait à Alexandrie, la seconde eut pour port d'attache le chef-lieu de la province proconsulaire. Nulle part, à vrai dire, Carthage n'est ainsi qualifiée de façon expresse. L'importance de son marché, son titre de capitale, surtout sa situation en face de l'Italie et la sûreté de sa rade, permettent cependant de la désigner sans hésitation comme mouillage officiel. Lampride d'ailleurs réunit dans une même phrase le nom de la ville et celui de la flotte et nous fournit un argument décisif. Cette création remonte à l'année 186[50].

Commode, qui se comparait volontiers à Hercule, avait la manie de donner à toutes choses des épithètes tirées de ses divers noms et titres honorifiques[51]. L'occasion était belle de satisfaire sa folie ; la flotte frumentaire s'appela Classis Commodiana Herculea. En même temps Carthage devenait Alexandria Commodiana togata[52]. Mais cette désignation n'eut pas une durée plus longue que celle d'Hadrianopolis ; la fantaisie de Commode, pas plus que la faveur d'Hadrien, ne put faire disparaître le nom célèbre de Carthage.

La fin du IIe siècle vit se succéder en cette ville, à des titres divers, une série d'importants personnages. Pertinax y séjourne comme proconsul vers 188-189[53] Didius Julianus, sans doute l'année suivante (189-190)[54]. La première de ces deux magistratures fut signalée par des événements étranges. Le culte de la grande déesse phénicienne, Astarté, transformée dans le panthéon romain en Virgo Cælestis[55], avait pris sous l'empire un développement extraordinaire. Son temple, qui semble avoir recueilli la gloire déchue de Delphes, était un centre prophétique, et les adorateurs y affluaient de toutes parts afin de consulter ses prêtresses, qui passaient pour voyantes[56]. Le proconsul entrant en charge interrogeait l'oracle sur le sort de l'empire et le succès de son administration particulière. Que se passa-t-il au temps de Pertinax ? la déesse refusa-t-elle de répondre ? ses prédictions déplurent-elles à la populace ? essaya-t-on de les tourner contre les chrétiens[57] ? Le laconisme de Capitolin n'autorise guère les conjectures. Du moins, le même historien atteste que de fréquentes émeutes se produisirent à propos des prophéties, et Pertinax eut la plus grande peine à les réprimer[58]. Ce crédule emportement des populations africaines est un trait de caractère qu'il faut retenir au passage.

Septime Sévère remplit à son tour, en 175, la charge de légat du proconsul[59]. Il ne parait pas, malgré le dire de Spartien, qu'il ait pu exercer en Afrique de plus hautes fonctions[60].

On ne se tromperait guère, sans doute, en supposant qu'une fois arrivés à l'empire ces trois anciens magistrats se souvinrent de la ville oh ils avaient jadis résidé. En ce qui concerne Septime Sévère, sa naissance lui imposait une sollicitude spéciale pour son pays d'origine[61]. Stace[62] disait de l'aïeul de l'empereur :

Non sermo Pœnus, non habitus tibi ;

externa non mens : Italus, Italus.

Cet éloge, le petit-fils ne le méritait pas. Le provincial ne disparut jamais en lui, et son Afrique le préoccupa toujours. Nous avons vu que Carthage lui doit probablement la restauration de son grand aqueduc ; peut-être la dota-t-il encore d'autres monuments. Ce qui parait avéré, c'est qu'il y puisa des inspirations pour l'embellissement de Rome ; elle a dû fournir le modèle du Septizonium du Palatin[63].

La constante faveur dont la cité jouissait depuis plus d'un siècle lui avait valu, ainsi qu'à la région qui dépendait d'elle, une situation prépondérante. Durant sa lutte contre Pescennius Niger, Septime Sévère se hâta d'expédier des légions en Afrique, et, quoique déjà maitre de Rome, il n'espéra la victoire que le jour où tout ce pays fut entre ses mains (juin 193). La raison de cette conduite nous est livrée par Spartien[64]. Depuis Commode, Carthage rivalisait avec Alexandrie pour la quantité de blé à fournir à Rome. La posséder, c'était tenir le grenier de l'Italie ; et elle eut cette fortune singulière d'être presque indispensable à l'existence de l'empire. Son développement rapide ne saurait surprendre, si l'on ne perd pas de vue cet ensemble de faits.

Vers l'an 194, Septime Sévère, complétant l'acte de Caligula de l'année 37, détacha la Numidie de la province d'Afrique et la constitua en province spéciale[65]. Malgré cette seconde atteinte portée à l'autorité du proconsul, la prospérité de Carthage ne déclina pas. La nouvelle délimitation n'empêchait pas son port d'être le meilleur de la côte, ni sa flotte la mieux outillée pour les entreprises commerciales.

Caracalla semble avoir éprouvé pour l'Afrique, et pour sa capitale en particulier, les mêmes sentiments que son père. Les monnaies relatives à l'aqueduc furent frappées en 203, pendant le règne simultané de Septime Sévère et de Caracalla. Elles portent à l'avers la tête des deux empereurs avec cette légende : Indulgentia Augustorum in Carthaginem.

Le Digeste[66] indique en outre que Carthage fut au nombre des villes dotées par eux du jus Italicum. C'était, comme l'explique fort ingénieusement M. Toutain[67], la reconnaissance aux colons du dominium complet sur leurs immeubles. Non seulement alors ils en sont propriétaires ex jure Quiritium, mais ils peuvent les acquérir et les transmettre suivant tous les modes énumérés dans le droit civil romain. L'ancien sol provincial devient, par une fiction légale, une portion du sol italique, et il en possède tous les privilèges. La colonie qui, depuis son origine, était composée de citoyens romains, jouissait du droit romain, possédait l'autonomie administrative (libertas) et était exempte de tribut (immunitas), acquit donc alors un dernier avantage, qui l'assimilait complètement au sol italique.

On sait par Tertullien[68] que les mêmes empereurs instituèrent à Carthage des jeux grecs (Pythicus agon). Comme ces réjouissances eurent lieu la douzième année du règne de Septime Sévère (204-205), on peut soupçonner qu'elles n'étaient pas sans rapport avec les ludi sæculares célébrés en 204[69].

Enfin Caracalla voulut laisser une dernière marque de sa bienveillance. A la primitive désignation de colonia Julia, qui remonte au temps d'Auguste, il en ajouta une autre tirée de ses propres noms ; et la cité devint la colonia... Julia Aurelia Antoniniana Karthago[70].

La belle période que nous venons de parcourir se termine par un acte de folie, signe précurseur d'une ère moins tranquille. A peine entré à Rome (29 septembre 219)[71], Elagabal s'occupa d'y installer le dieu qu'il servait à Emèse, cette pierre conique noire, symbole du Soleil, dont il avait pris le nom. Il se hâta, dit Lampride[72], de lui bâtir un temple près de sa demeure, sur le Palatin. Il y transfère l'image de la Mère des Dieux, le feu de Vesta, le Palladium, les boucliers sacrés, en un mot tous les objets vénérés des Romains, afin que toutes les autres divinités fussent soumises à la sienne. II méditait même d'y enfermer les cultes juif et samaritain, et jusqu'au christianisme. Parmi les dieux ainsi domestiqués figurait Cælestis, la reine de Carthage. Lampride, il est vrai, ne la nomme pas, mais il faut la comprendre dans les omnia Romanis veneranda qu'il indique à la fin de son énumération. Pour la faire venir à Rome le prince imagina un stratagème dont Hérodien nous a transmis le souvenir[73].

En dépit de son cortège de dieux, l'idole devait s'ennuyer dans son sanctuaire ; une compagne lui manquait. Elagabal pense d'abord à Minerve[74] et, sans scrupule pour la vénération que les Romains témoignent à sa statue apportée de Troie, suivant la légende, il la place aux côtés de la pierre noire d'Emèse. Puis, réfléchissant que cette déesse guerrière, toujours en armes, devait déplaire à son maître, il envoie chercher la statue de Cælestis que les Africains entouraient de respect et d'hommages. On raconte, poursuit Hérodien, que Didon la Phénicienne l'avait fait ériger lorsqu'elle fonda l'ancienne Carthage. Les Africains l'appellent Ourania (Cælestis), les Phéniciens Astroarchè, et ils prétendent qu'elle n'est autre que la Lune. L'empereur, voulant donc célébrer le mariage du Soleil, fit venir la statue de la Lune. Il ordonna que la déesse apportât comme dot tout l'or qui était dans son temple et d'immenses richesses[75]. Quand la statue fut arrivée, il la fit mettre dans la demeure du dieu. Puis il enjoignit à tous, à Rome et en Italie, de fêter le mariage des dieux publiquement et aussi dans leurs maisons par des fêtes de tout genre et des festins.

Il eut raison de ne point imposer aussi à l'Afrique cette allégresse officielle ; ses ordonnances y auraient provoqué l'indignation. J'indiquerai plus tard quelle place tenait Cælestis dans la vie religieuse et même politique de Carthage. Le peu que j'en ai montré, à propos des troubles qui éclatèrent lors du proconsulat de Pertinax, suffit à faire comprendre la tristesse que chacun éprouva en voyant embarquer celle que l'on considérait comme la protectrice de la cité. Impuissants à résister aux ordres du fou qui détenait l'empire, les habitants vouèrent son nom aux malédictions d'en haut.

Plus la séparation avait été cruelle, plus le retour de leur patronne bien-aimée devait les remplir de joie. Il ne se fit pas trop attendre. Cælestis était arrivée à Rome vers la fin de l'année 219 ; dès les premiers mois de 222[76], Alexandre Sévère, qui s'appliquait à réparer le mal causé par son prédécesseur, la restituait à l'Afrique. Un de ses premiers actes, au témoignage d'Hérodien[77], fut de replacer dans leurs sanctuaires les dieux qu'Elagabal en avait arrachés ; le narrateur n'en excepte aucun. Il est donc certain que Cælestis fut traitée comme les autres. On ne nous dit pas si, en même temps que son image sainte, les trésors qui l'avaient accompagnée en Italie repassèrent aussi la mer. Puisqu'il s'efforçait de remettre tout en ordre, on peut admettre qu'Alexandre Sévère ne garda rien de ce qu'on avait ravi aux provinces. Mais, avec ou sans ses richesses, brillamment parée ou sans ornements, c'était surtout leur déesse que voulaient revoir les Carthaginois. La mémoire du prince qui la leur rendait fut chargée de leurs bénédictions. N'était-il pas un de leurs plus insignes bienfaiteurs ?

 

 

 



[1] Voir la démonstration de ce fait dans Toutain, Cités, p. 27-30, 152-165, 303-308.

[2] Tacite, Ann., II, 52 ; III, 20-21, 35, 73-74 ; IV, 23-26.

[3] Mueller, II, p. 154.

[4] Suétone (Tib., XXXI) nous parle d'une députation envoyée à Tibère par les Africains, mais sans dire de façon précise que la capitale y eût des représentants. Le prince ne se soucia guère d'entendre leurs discours ; aussi allèrent-ils se plaindre aux consuls de ce manque d'égards. On accordera malaisément ces faits avec le titre de pater patriæ donné contre l'usage à Tibère par les Africains sur leurs monnaies, et qui semble indiquer une bienveillance particulière du prince à leur endroit (Mueller, II, p. 154).

[5] Tacite (Hist., IV, 48) indique l'année 37 (proconsulat de M. Junius Silanus) ; Dion Cassius (LIX, 20) préfère l'année 39 (proconsulat de L. Calpurnius Piso). L'opinion de Tacite parait plus fondée ; cf. Pallu, Fastes, I, p. 116-120 ; Toutain, Cités, p. 17.

[6] Suétone, Néron, XXXI ; Tacite, Ann., XVI, 1-3.

[7] Soucieux de donner à chaque scène un cadre déterminé, Dureau de la Malle (p. 131 sq.) se demande quel pouvait bien titre l'endroit où Cæsellius Bassus prétendit atteindre les trésors de Didon. Sans aucun embarras, il cite les grandes voûtes qui existent encore sur les pentes de l'Acropole, c'est-à-dire sur les flancs de Byrsa. Je dirais volontiers que Bassus a transmis à notre auteur une large part de son imagination. Tacite ne mentionne aucun quartier de la ville ; par conséquent, vouloir à tout prix en indiquer un, c'est perdre son temps. Aussi bien Byrsa n'est-il pas le dernier lieu auquel il faudrait songer ? Le terrain de Bassus ne pouvait en effet se trouver au centre de la ville, mais dans quelque région écartée, peut-être dans les faubourgs. Là seulement étaient praticables des fouilles comme celles dont l'historien nous transmet le souvenir.

[8] Mueller, II, p. 148, 170, 173.

[9] Voir Pallu, Fastes, I, p. 318-321.

[10] Tacite, Hist., I, 76.

[11] Tacite, Hist., I, 78 : ostentata magis quam mansura.

[12] Tacite, Hist., IV, 49-50 ; cf. Pline, Epist., III, 7, 12.

[13] Tacite, Hist., I, 38. Festus était le légat de la IIIe légion.

[14] Tacite, Hist., I, 48.

[15] Tacite, Ann., XIII, 52 ; Pallu, Fastes, I, p. 132-134 ; Goyau, p. 116.

[16] Pline, Epist., III, 9, 3-4.

[17] Pline, Epist., II, 11 ; VI, 29, 9 ; cf. Pallu, Fastes, I, p. 169-171 ; Duruy, IV, p. 773, n. 4 ; Mommsen, Pline (trad. Morel), p. 9 et 12.

[18] Pline, Epist., II, 12.

[19] Sat. I, v. 47-50.

[20] Pline, Epist., VI, 29, 8-11 ; cf. Goyau, p. 116, 169, 170, 176, 182 ; de la Berge, Trajan, p. 126, n. 8 ; Gsell, Essai sur le règne de l'empereur Domitien, p. 142, 219.

[21] Juvénal, Sat., VIII, v. 120 : ... Marius discinxerit Afros.

[22] Voir, par exemple, Capitolin, Vita Pii, 5 et 6.

[23] Sur cette question controversée, voir Goyau, p. 194, n. 1 ; Duruy, V, p. 53.

[24] Spartien, Vita Hadr., 12.

[25] C. I. L., VIII, 10.048. Cette route fut réparée par Maximin, en 237 (ibid., 10.083).

[26] Goyau, p. 197.

[27] Vita Hadr., 20, 4-5.

[28] Vita Hadr., 22, 14.

[29] Vita Hadr., 13, 4.

[30] C'est l'avis de Shaw (I, p. 194) et de Flaubert, qui décrit l'aqueduc à l'époque de la guerre des mercenaires, longtemps avant l'empire. Voir ci-dessous, L. II, ch. 2, § 3.

[31] Procope, Bell. Vand., II, I.

[32] P. 33 sq.

[33] P. 19, 84, 149 ; cf. Hendreich, p. 59 ; Barth, I, p. 102.

[34] Dureau de la Malle (p. 19) énumère, d'après les voyageurs, quatre puits ou sources connus surie territoire de Carthage. Il est peu probable que les anciens n'en aient pas utilisé d'autres. Je n'en veux pour preuve que ce passage de Marmol (II, p. 411) ; lors de l'expédition de Charles-Quint contre Tunis, dit-il, tout le long de la coste, jusqu'au lieu : qui estoit battu des vagues, on tiroit de l'eau douce en creusant seulement trois ou quatre pieds...

[35] Spartien, Vita Hadr., 19 et 26. Il y a dans le récit de Spartien une petite phrase qui ne me parait pas avoir attiré l'attention autant qu'il conviendrait. L'auteur vient de dire (ibid., 20, 5) qu'Hadrien, ennemi des inscriptions commémoratives, donna son nom à plusieurs villes, dont Carthage (Hadrianopolis). Il l'attribua également, ajoute-t-il, à un nombre infini d'aqueducs. Ce rapprochement du nom de Carthage et des mots aquarum ductus ne me semble pas fortuit. Et, quand même l'intention que je signale paraîtrait contestable, il restera néanmoins prouvé que la construction des aqueducs était une des occupations favorites d'Hadrien.

[36] Cohen, II, Adrien, n° 447-449, 1053-1056. Les monnaies concernant l'Afrique sont nombreuses sous Hadrien ; les unes portent l'image de l'Afrique avec la légende Affica n° 84-89, 535, 65-1-655) ; les autres commémorent l'arrivée de l'empereur dans cette province, Adventui Aug. Africæ (ibid., n° 56-57, 579-584).

[37] La plupart des auteurs modernes ont admis cette attribution de l'aqueduc à Hadrien, soutenue par Dureau de la Malle (p. 138 sq. ; cf. Caillat, Extrait, p. 29S ; Reinach, p. 211. Duruy, V, p. 54, dit dans son texte qu'Hadrien répara l'aqueduc, et en note (ibid., n. 2) qu'il le commença ; je renonce à concilier ces deux assertions). Jusqu'au moment où il la proposa, un autre système avait été en faveur qui nie semble moins satisfaisant, malgré son apparence spécieuse. Caroni avait signalé sur deux monnaies de l'année 203, d'un côté, les têtes de Septime Sévère et de Caracalla ; au revers, une femme couronnée, tenant le foudre et le sceptre, chevauchant, assise sur un lion ; derrière elle s'élève une montagne d'où sourdent des eaux courantes. C'est la Virgo Cælestis, pluviarum pollicitatrix, dont parle Tertullien (Apol., 23) et qu'Apulée (Metam., VI, 4) montre parcourant le ciel portée sur un lion. On lit en exergue : Indulgentia Augustorum in Carthaginem (Eckhel, VII, p. 183 sq. ; Cohen, III, Septime Sévère, n° 130-132, 520-524 : il attribue le premier groupe à l'année 204 ; le second, sauf les n° 523 et 524, à l'année 203. Il existe aussi de Septime Sévère quelques monnaies avec la légende Africa ibid., n° 21.22, 480-482). Reconnaissant dans la montagne le Zaghouan d'où provenait l'eau de Carthage, Caroni (p. 73) s'était cru en droit de conclure que Septime Sévère avait mis la main à l'aqueduc, sans oser prétendre toutefois qu'il en fût le créateur. Estrup (p. 13 sq. ; cf. Ritter, III, p. 201), poussant à l'extrême cette théorie, affirme que l'aqueduc remonte seulement. à Septime Sévère. Falbe se range à cet avis (p. 34) ; mais on a vu que, s'il est bon topographe, ses connaissances archéologiques sont parfois en défaut. Enfin, cinquante ans plus tard, voici que l'hypothèse est reprise par Labarre (p. 13 ; cf. Maltzan, I, p. 278), qui, sans discussion, déclare non fondée l'opinion de Dureau de la Malle. A l'aide des textes que je rapporte plus haut chacun pourra se rendre compte si cette conjecture mérite nue condamnation aussi sommaire. — A côté de l'histoire, il y a la légende, je pourrais dire le roman. Les arabes racontent qu'au temps de la puissance de Carthage un roi voisin, bon musulman, par anachronisme, osa demander à un sénateur carthaginois la main de sa fille aillée. Le sénateur, voulant railler une telle prétention, lui répondit qu'il obtiendrait sa fille s'il amenait à Carthage les eaux réunies du Ojouggar et du Zaghouan. Le prince, qui était immensément riche, fit commencer l'aqueduc. Le travail fut long, et au moment où les Carthaginois se prenaient à admirer une persévérance qui leur était si profitable. la jeune fille mourut. Cette fois ce fut le père qui offrit la main de la sœur cadette, à condition que l'aqueduc fût achevé. Il le fut, et le mariage eut lieu. (Beulé, Lettres, p. 25 sq.).

[38] Vernaz, p. 166 ; Cagnat, Rev. arch., X, 1881, p. 113.

[39] Beulé, Lettres, loc. cit.

[40] VIII, 43, 4.

[41] Vita Pii, 9, 2.

[42] M. Lacour-Gayet (Antonin le Pieux, p. 166) pense que les soldats de la IIIe légion Auguste, qui exécutèrent en Afrique toutes les autres entreprises d'utilité publique pendant plus de deux siècles, furent employés à cette tâche ; cette supposition attend encore sa preuve.

[43] Vernaz, p. 161-170 ; Cagnat, loc. cit., p. 111-119.

[44] Cagnat, loc. cit., p. 178 sqq.

[45] Cf. Cagnat, loc. cit., p. 178. Le médaillon dont Cavedoni se sert pour étayer cette hypothèse est de l'année 153. Voir ci-dessous, L. II, ch. 4, § 1.

[46] Cf. Cagnat, loc. cit., p. 178 ; cf. Capitolin, Vita Pii, 8, 4.

[47] De Cæs., XVI.

[48] Fronton (éd. Naber), p. 260 sq. ; cf. Teuffel, p. 892 sq.

[49] De deo Socratis, XXII, 171.

[50] Goyau, p. 234.

[51] Lampride, Vita Comm., 8, 6 et 9. ; Hérodien, I, 14, 8-9 ; Aurelius Victor, de Cæs., 17 ; Dion Cassius, LXXII, 15 ; Zonaras, 12, 5.

[52] Vita Comm., 17. Des monnaies de Commode font allusion à la création de cette flotte frumentaire (Eckhel, VII, p. 117 sqq., 129 ; Cohen, III, Commode, n° 212 et 213, 715-719). Elle remonterait, selon Eckhel, à 187 ; les pièces citées par Cohen sont de 186 (n° 715 et 716), 187 (n° 717 et 718), 191 ou 192 (n° 212, 213 et 719).

[53] Pallu, Fastes, p. 224-226 ; Goyau, p. 235.

[54] Pallu, Fastes, p. 221-229 ; Goyau, p. 236.

[55] Preller-Jordan, Rœm. Myth., II, p. 406.

[56] Vita Macrini, 3, 1.

[57] Aubé, III, p. 161.

[58] Vita Pertinax, 4, 2.

[59] Goyau, p. 225.

[60] Tissot, F., p. 125, a discuté et me semble avoir éclairci la question du soi-disant proconsulat de Septime Sévère en Afrique.

[61] Il était né à Leptis magna, en 146, d'une ancienne famille d'ordre équestre (Spartien, Vita Sev., I, 1-2).

[62] Silves, IV, 5, v. 45 sq.

[63] Voir ci-dessous, L. II, ch. 5, l'Appendix Prohi.

[64] Vita Sev., 8, 7 ; Vita Nigri, 5, 4.

[65] Goyau, p. 242.

[66] L. L, tit. 15, De censibus, 8, 11.

[67] Cités, p. 332. On lira avec intérêt tout le chapitre (p. 321-343) où M. Toutain a exposé sa théorie très séduisante sur les divers types de cités romaines : coloniæ, municipia, civitates.

[68] Scorpiace, 6.

[69] Pamelius (P. L., I, col. 69) pense même que le De spectaculis fut écrit à propos de ces jeux ; mais Nœldechen le renvoie à l'année 198 (cf. Goyau, p. 244) ; Monceaux (Tert., p. 91) vers 200. Pamelius croit aussi que les monnaies de Septime Sévère et de Caracalla, dont il a été parlé ci-dessus se rapportent à l'institution de ces jeux ; je ne saurais guère accorder cette interprétation avec la présence de Cælestis à l'avers de ces pièces.

[70] C. I. L., VIII, 1220, 12548 ; Bull. arch., 1893, p. 226, n° 65 = Rev. arch., XXIV, 1894, p. 412, n° 60. La première de ces inscriptions, qui parait être de la fin du IIIe siècle, fait mention : coloniæ... c... Jul(iæ) Aure(liæ), Ant(oninianæ) Karthaginis. Wilmanns voit dans le c un débris du mot [feli]c(is). De fait, l'épithète felix appliquée à Carthage se lit sur des monnaies de Maximien Hercule et de son fils Maxence (Cohen, V, Maximien Hercule, n° 32) ; on veut même reconnaître le nom de Maxence dans la ligne précédente de notre inscription. Quoi qu'on pense sur ce dernier point, ce n'est pas, semble-t-il, de Caracalla que Carthage tint cette désignation ; il lui suffisait de l'avoir appelée Aurelia Antoniniana. Quelle est d'ailleurs la portée du qualificatif felix, je ne saurais le dire. Pour l'expliquer, il importerait de connaître l'empereur qui le décerna et la date à laquelle il parut pour la première fois dans le vocabulaire officiel.

[71] Mommsen, dans Goyau, p. 270, n. 2.

[72] Vita Elag., 3, 4-5.

[73] V. 6, 3-5.

[74] Ceci prouve qu'Yanoski exagère quand il écrit (Carth., p. 153) : Sous le nom romain (de Cælestis) Elagabal distingua l'Astarté phénicienne et lorsque, par un caprice bizarre, il voulut unir par mariage le dieu Baal et la Juno Cælestis, il n'ignorait pas qu'il rapprochait ainsi deux divinités asiatiques qui appartenaient à une seule et même religion.

[75] Dion Cassius, qui rapporte aussi l'extravagance d'Elagabal (LXXIX, 12), ajoute qu'il ramassa pour Cælestis, ainsi qu'il l'avait fait pour ses propres femmes, des présents de noces parmi tous les sujets de l'empire.

[76] Après le 11 mars, date de la mort d'Elagabal ; cf. Goyau, p. 271 sq.

[77] VI, 1-3.