Alphonse Petrucci
conspire contre Léon X, et pour quel motif. - Il met dans ses intérêts un
chirurgien nommé Vercelli. - Les projets de Petrucci sont connus ; appelé à
Rome, il est pris et arrêté au château Saint-Ange. - L’instruction commence.
- Complices de Petrucci : Raphaël Riario, Adrien de Corneto, Soderini, de
Sauli. - Petrucci et Vercelli sont condamnés à mort et exécutés. - Adrien de
Corneto, Soderini, Sauti et Riario obtiennent leur pardon. Le scandale a ses hontes, ses influences salutaires et ses résultats fâcheux ; c’est le coup de vent qui entraîne la branche morte et durcit la branche vivace. Il n’y a pas longtemps que nous entendions ces belles paroles, dont un professeur éloquent nous développait le mystère, dans une de ses leçons sur le sommeil de Jésus dans la barque de Pierres, au Xe siècle. Nous aurions pu les choisir pour épigraphe à ce chapitre, car nous avons à raconter un douloureux scandale ; un coup de vent aussi, qui entraînera une branche morte, mais qui durcira la branche vivace. Dans le sacré collège nous allons trouver des homicides ; mais parmi les douze apôtres ne se trouva-t-il pas un traître qui vendit le sang du juste ? Alphonse Petrucci, frère de Borghèse, chassé de Sienne, était un des jeunes cardinaux qui avaient contribué puissamment à l’élévation de Léon X au trône pontifical. Il descendait de la noble famille de cet Altomonte que le peuple, au Xe siècle, avait élu gouverneur de la ville. Pierre, le premier qui fut investi de cette magistrature, véritable souveraineté, était une espèce de nain qu’on désignait sous le nom de Petruccio (le petit Pierre), sobriquet que garda sa postérité ; car ce nain, au témoignage de tous les historiens, dans un corps exigu enfermait une âme d’un courage tout viril. Alphonse croyait hériter du gouvernement de Sienne. Il ne cacha pas sa colère quand il apprit que Léon X l’avait donné à Raphaël Petrucci, évêque de Grosseto. Le cardinal aimait l’or : la confiscation des biens de Borghèse fut une mesure qu’il ne put pardonner à Sa Sainteté, quand il se rappelait surtout les services que sa maison avait rendus pendant des siècles à celle des Médicis. Vaniteux, emporté, d’une extrême intempérance de paroles, il disait, à toute oreille qui voulait l’écouter, ses griefs contre Sa Sainteté, dont il n’épargnait pas plus le caractère que la personne. Il parlait tout haut d’assassiner le pape. Un moment, il eut le projet de le frapper d’un poignard, mais la vue de sa robe rouge de cardinal l’arrêta, ou peut-être, s’il faut en croire un historien contemporain, la peur de ne pas réussir. Nous avons dit ailleurs qu’avec le cardinal1ean était entré au conclave un chirurgien, Jacques de Brescia, dont le scalpel avait été plus d’une fois nécessaire au prélat. Devenu pape, Léon X, pour témoigner sa reconnaissance à l’habile opérateur, lui donna 4.000 ducats d’or, dont il acheta, à l’angle des rues Sixtine et Alexandrine, un petit terrain, où nous avons vu qu’il fit bâtir une jolie maison. Jacques, au moment où nous parlons, était absent de Rome. A Rome était un chirurgien d’une habileté consommée, nommé Baptiste Vercelli, à qui Petrucci s’adressa pour confier sols homicide projet : le poison devait remplacer le poignard ; un poison liquide qui, distillé adroitement sur les plaies du pontife, devait inévitablement le tuer. Par bonheur, le pape répugna à montrer à un autre qu’à son chirurgien habituel une infirmité qui pouvait le faire souffrir, mais qui n’avait rien de bien menaçant pour sa santé. Cette pudeur le sauva. Vercelli avait écouté l’horrible proposition du cardinal, et il avait en toxicologie une science telle, qu’il eût répondu de tuer en peu d’heures, à la manière de Locuste, l’auguste malade. Ce fut en vain que, pour décider Sa Sainteté, le camérier Jules le Blanc joignit ses prières à celles des cardinaux, Léon X fut inébranlable. Petrucci ne se décourageait pas : il réussit à présenter le chirurgien à Sa Sainteté. Vercelli n’était pas seulement un habile praticien, il passait à Rome pour un esprit délié ; toutes ses ruses expirèrent devant la répugnance obstinée du pontife. Le cardinal, cependant, imprudent comme un enfant, se croyait sûr du succès, comptait les jours de son prince, en assignait le terme, et laissait échapper d’imprudentes paroles qu’à Florence on commençait à recueillir. Il axait besoin d’un complice, qu’il trouva dans Ninio, son secrétaire. Ninio devait, si Vercelli manquait de cœur, exciter l’empoisonneur par l’appât de grandes récompenses. A Rome, cependant, les hommes ne furent pas plus discrets flue les murs ; ils parlèrent. Quelques-unes des lettres de Petrucci furent interceptées. Léon X averti ne put plus douter du complot. Ninio, secrétaire du cardinal, est arrêté et mis à la question. On lui présente les lettres et l’alphabet en chiffres d’Alphonse : le malheureux, atterré, confesse la vérité. Maintenant il s’agissait de s’emparer des coupables. Vercelli était en ce moment à Florence, où il avait été subitement appelé pour traiter Goro de Pistoie, attaqué du mal napolitain. De peur qu’il ne quitte la ville, on l’amuse par de belles promesses d’argent, car il était avare. On veille sur lui du reste, il n’échappera pas. Alphonse est mandé à Rome. La lettre qu’il reçoit au none du pontife est connue de façon à ne laisser dans l’esprit du cardinal aucun soupçon. On veut le consulter sur des affaires de famille, le rétablir peut-être dans son état primitif de fortune, lui rendre des biens confisqués. Qu’a-t-il à craindre ? il ne partira que muni d’un sauf-conduit. En vain quelques amis d’Alphonse lui donnent le sage conseil de se tenir sur ses gardes : il méprise ces avis, et se met en route pour Rome. A peine a-t-il mis le pied dans le palais pontifical, qu’il est arrêté et conduit, avec le cardinal de Sauli, au château Saint-Ange. L’ambassadeur d’Espagne, qui avait engagé sa parole et répondu de Petrucci, réclame en vain contre cette insulte au roi d’Espagne dans la personne de son ambassadeur. On lui répond qu’un empoisonneur est hors du droit des gens ; que l’empoisonnement est un crime en horreur à Dieu et aux hommes. Vercelli, arrêté à Florence, fut conduit à Rome sous bonne escorte. La procédure commença. Léon X avait fait choix, pour suivre l’affaire, de cardinaux renommés par leur haute sagesse : Remolini, Accolti et Farnèse. Mario Perusco, en qualité de procureur fiscal, fut chargé de l’interrogatoire des prévenus. Le cardinal Alphonse fut mis à la question ; il se conduisit en lâche, et dénonça tous ses complices. Il avoua son crime, et confessa que son dessein était de délivrer Rome d’un tyran, et de donner la tiare au vieux cardinal Riario. Il désigna comme ayant trempé dans le complot les cardinaux Riario, François Soderini, Adrien Corneto et Bandinello de Sauli. On peut juger facilement de l’anxiété douloureuse de Sa Sainteté. Raphaël Riario, qui était entré dans la conspiration des Pazzi contre les Médicis, était une créature de Sixte IV, qui l’avait nommé cardinal du titre de Saint-Georges. Il était riche et généreux. Pâris de Grassi lui donne de la prudence, du cœur, de l’élévation dans l’esprit. Paul Jove ajoute que la maison de Riario était magnifique, sa table splendide et sa suite nombreuse ; il s’était cru un moment, au dernier conclave, sûr de la tiare. Quand il vit qu’on avait élu un homme jeune encore, il ne put dissimuler sa mauvaise humeur. Soderini, cardinal de Volterre, frère du gonfalonier, passait pour un humaniste habile. On lui reprochait du penchant à l’avarice, une humeur inconstante, un naturel dissimulé, une âme vénale. Adrien de Corneto, cardinal du titre de Saint-Chrysogone, cultivait les lettres, et avec succès ; c’était, au dire de Bacon, un homme d’une vaste érudition, d’une prudence consommée dans les affaires, fin et délié, mais entaché de superstition. Un astrologue avait prédit qu’à Léon X succéderait un cardinal de basse extraction, né dans une ville obscure, arrivé aux honneurs par son seul mérite, et d’une vaste science. Adrien s’appliquait la prophétie : il était né à Corneto, petite ville de Toscane ; ses parents étaient presque réduits à l’indigence ; il avait réussi dans ses études, et, sans brigue ni intrigue, s’était vu décoré de la pourpre romaine. L’astrologue avait dit jusqu’au none du pape futur, qui s’appellerait Adrien. Le Flamand Adrien remplissait toutes les conditions indiquées par le devin : c’est lui qui devait succéder à Léon X. Quelques historiens révoquent en doute la culpabilité d’Adrien de Corneto, qui aurait été victime d’une noire calomnie. De Sauli, comme Adrien, avait consulté les astrologues, qui lui avaient promis la tiare. C’était un des cardinaux qui s’étaient montrés les plus zélés pour servir les intérêts du cardinal Jean. Devenu pape, Médicis n’oublia pas de Sauli, qu’il admit dans son intimité : c’étaient d’autres faveurs qu’ambitionnait le prélat. Quand il vit que Jules de Médicis avait obtenu l’évêché de Marseille, sur lequel il comptait, il se répandit en reproches contre Léon X ; il disait qu’il n’oublierait jamais une semblable injustice. Lorsque le pape eut en main tous les fils de la conspiration, il résolut de tenir un consistoire et de révéler aux membres du sacré collège l’attentat auquel la Providence l’avait si miraculeusement arraché. Le 22 mai 1547, tout était prêt, grâce aux soins de Pâris de Grassi, qui ne se doutait de rien. Les cardinaux arrivaient un à un, et prenaient place à leur siège ordinaire. Le pape fit appeler le cardinal d’Ancône, avec lequel il s’entretint plus d’une heure. Le maître des cérémonies, étonné d’une si longue entrevue, se baissa, regarda par la serrure, et aperçut dans la chambre de Sa Sainteté le capitaine du palais et deux gardes armés. En ce moment, entrèrent au consistoire le cardinal de Saint-Georges et le cardinal de Farnèse. Depuis quelques jours, on parlait d’une promotion nouvelle de cardinaux ; Pâris crut qu’ils venaient conférer à ce sujet avec Sa Sainteté. Mais. à peine Riario a-t-il mis le pied dans l’appartement pontifical, que Léon X en sort précipitamment, ferme la porte, et ordonne brusquement au maître des cérémonies de faire évacuer le consistoire ; Pâris obéit. Il avait deviné que le cardinal de Saint-Georges était arrêté ; mais de quel méfait s’était-il rendu coupable ? Le pape lui apprit que les deux cardinaux Petrucci et de Sauli avaient fait des aveux qui compromettaient le cardinal de Saint-Georges. Nous ne pouvions comprendre, dit Pâris de Grassi, que Riario, dont nous connaissions la sagesse, eût trempé dans un semblable complot, et que, s’il était coupable, il n’eût pas pris la fuite. C’est sous l’empire de ce doute que les prélats présents obtinrent que le cardinal ne fût pas transféré au château Saint-Ange, qu’il gardât les arrêts au palais, et plus tard qu’il fût pardonné. Tout n’était pas fini, d’autres coupables restaient à découvrir. Le 3 juin, le pape convoqua un second consistoire où, après avoir rappelé les bienfaits insignes dont il avait comblé les cardinaux, il se plaignit de la noire ingratitude de ces princes de l’Église. Alors, élevant la voix, il dit : — Il y a ici deux cardinaux félons. Il ajouta, en se découvrant : — Au nom de cette image du Christ, je leur promets le pardon s’ils veulent avouer leur crime ; et du regard il désignait Adrien et Soderini, mais les coupables gardaient le silence. Accolti et de Farnèse, pour mettre un terme à cette angoisse où les assistants étaient plongés, demandèrent que chaque cardinal interrogé confessât, sous la foi du serment et devant le Christ et son vicaire sur cette terre, s’il était ou non coupable : l’avis fut adopté. Soderini, quand vint son tour de jurer, hésita, balbutia ; mais, pressé plus vivement, il se jeta par terre, à genoux, et, les mains levées vers son juge, les yeux inondés de larmes, reconnut son crime et implora miséricorde. Léon X n’était pas satisfait : Il en est encore un autre, dit-il ; au nom de Dieu, qu’il se nomme donc l Tous les yeux se portèrent à la fois sur Adrien de Corneto. Le cardinal, debout, regardait fièrement le pape ; mais cette assurance passa bien vite ; il pâlit à son tour, s’agenouilla comme son complice, et confessa son crime. Tous deux avaient eu connaissance du complot qu’ils n’avaient pas révélé. Le pape garda la parole qu’il avait promise : les deux cardinaux Soderini et Adrien durent seulement payer au fisc une amende de vingt-cinq mille ducats. Les coupables satisfirent promptement à la sentence ; mais ni l’un ni l’autre n’eurent assez de confiance en Sa Sainteté pour rester à Rome : ils avaient appris cependant à connaître la magnanimité du pontife ; peut-être le remords les poussa-t-il à s’exiler. Le cardinal de Volterre se retira à Fondi, qu’il ne quitta qu’à la mort de Léon X. Adrien de Corneto, ne se fiant pas à la muse latine pour tromper les ennuis d’un exil volontaire, avait emporté des trésors qui tentèrent la cupidité de ses domestiques et causèrent sa mort. Collecteur des deniers du pape en Angleterre, il avait su captiver Henri VIII, qui lui conféra successivement les évêchés de Hertford et de Bath. Valeriano l’a placé dans cette poétique nécropole qu’il éleva aux illustrations littéraires. Après la miséricorde, la justice. Le 20 juin, les cardinaux Petrucci, de Sauli et Riario furent solennellement dégradés. Le 22 juin, en présence du sacré collège, Bembo lut la sentence. Le consistoire dura treize heures, et fut orageux. La lecture de la procédure était à chaque instant interrompue par les cris des coupables, les reproches qu’ils se faisaient mutuellement, les plaintes qu’ils proféraient contre Léon X. La nuit suivante, Petrucci fut étranglé dans sa prison, et le lendemain Vercelli et son secrétaire promenés par la ville dans un tombereau, puis tenaillés et écartelés. François Ier s’intéressait vivement à de Sauli. Le cardinal était originaire de Gênes, alors sous la protection de la France, et d’une famille que le roi estimait. Pendant l’instruction du procès, l’évêque de Bayeux, Canosse, intervint en faveur du prélat. La lettre qu’il écrivit à Jules de Médicis était pressante : il disait que la faute du malheureux prélat, quelque grande qu’elle pût être, ne l’était pas autant que la mansuétude de Sa Sainteté. De Sauli, du reste, a trouvé des défenseurs d’une haute probité, Foglietta, Cabrera, Oldoini, qui croient à son innocence, et prétendent que son oreille fut seule coupable. C’était assez de sang répandu : le cœur du pape souffrait ; la peine de Sauli fut commuée en une prison perpétuelle, et la prison en une amende. Rendu si miraculeusement à la liberté, de Sauli voulut en personne remercier Sa Sainteté. Le pape, qui portait sur sa figure les traces d’une douleur profonde, aux protestations de dévouement du cardinal, répondit par des paroles amères. Bien ! lui dit-il en l’interrompant, fasse le ciel que vous ayez dans le cœur ce que vous avez sur les lèvres : si nous croyions à un repentir sincère, nous vous rendrions toutes nos bonnes grâces ; mais nous avons bien peur que vous ne reveniez à votre premier vomissement. La réprimande était sévère : c’est qu’aussi le pape avait tant aimé de Sauli ; c’est que de Sauli avait témoigné tant de respect filial à Sa Sainteté ! Les hommes de cœur sont ainsi faits ; ils peuvent être impunément offensés par un ennemi, par un être qui leur est indifférent ; mais trahis par un ami, par un confident, et presque par un frère, c’est une ingratitude qu’ils ont de la peine à pardonner. Au moment où leur bouche va s’ouvrir pour murmurer une parole de réconciliation, que leurs bras sont prêts à étreindre le coupable, que leur poitrine bat violemment en signe d’émotion, leur œil craintif lit dans l’avenir une nouvelle trahison ; et la chair, plus forte alors que l’esprit, murmure, comme elle tait chez Léon X : pourquoi s’en étonner ? Riario au moins ne devait rien au pape. A Florence, il s’était montré l’ardent ennemi des Médicis ; c’était l’hôte habituel de la villa de Fiesole, où les Pazzi voulaient attirer Laurent le Magnifique pour le poignarder. Sa robe de cardinal fut presque souillée du sang du Magnifique. A Rome, au conclave, il fut jusqu’au dernier moment du parti de ces prélats qui avaient juré de ne donner la tiare qu’à des cheveux blancs. Et quand Alph. Petrucci vint crier au peuple, après l’élection : Vivant, vigeantque juniores ! il inclina la tête en signe de tristesse. Léon X pouvait user de représailles et se montrer impitoyable envers un homicide ; mais cette extrême justice eût passé pour une vengeance. Cinquante mille ducats, que Chigi, le riche marchand siennois dont Raphaël avait peint le palais de la rue Longara, promit de payer au fisc, parurent au pape une expiation suffisante ; il commua la peine. Le fils traita le vieillard ainsi que le père avait traité le jeune homme : Quod
fesso ætate senecta ; Tu facis, hoc juveni fecerat ante pater. Quelques jours après, le juge et le coupable se trouvèrent dans le lieu saint. Le juge, qui disait la messe, interrompit le saint sacrifice, vint au-devant du meurtrier, et lui dit : Révérendissime seigneur, afin que votre domination n’ait d’inquiétude ni dans le cœur ni sur la figure, je vous apporte et vous donne la paix en face du corps et du sang de Jésus. Au nom de Dieu, je vous remets toute espèce d’offenses dont vous auriez pu vous rendre coupable envers moi, et, pour prix, je vous demande, au none de Notre-Seigneur, ici présent, de me remettre tout ressentiment que vous pourriez garder contre moi. Et le pape, suffoqué de sanglots, tendait les bras à Raphaël et l’embrassait tendrement. La branche morte est tombée ; mais le tronc vit toujours il va pousser de nouveaux rameaux. |