LE voyage dura trois mois. Après avoir abordé à Madère, comme en 1815, l'expédition prenant la route ordinaire jadis évitée par Cockburn, vogua vers le Brésil. Le 26 août, elle jetait l'ancre à Bahia, et, trop fêtée, ne repartit qu'après trois semaines. A la fin de septembre, les calmes l'immobilisèrent durant six jours. Puis le vent de nouveau siffla dans les haubans les deux navires cinglèrent vers Sainte-Hélène. Pendant la traversée, sur la Belle-Poule, les témoins de la captivité contaient aux nouveaux venus, aux officiers du bord, les épisodes de la lutte contre Hudson Lowe, disparu depuis quatre ans. Emmanuel de Las Cases relisait à haute voix le Mémorial. Arthur Bertrand rappelait ses équipées d'enfant. Joinville, fort peu sympathique d'abord pour ce qui touchait Napoléon, se laissait peu à peu entraîner par ces récits. Il avait l'âme vive et française. A la fin de la traversée, presque sans réserves, il admirait l'Empereur. Il avait été froissé par la précaution prise par Thiers de donner tous pouvoirs à Philippe de Rohan et d'en faire avant lui-même le chef responsable de la mission. On en éprouva de la contrainte. D'autres différends vinrent diviser les membres de la mission. Gourgaud et Emmanuel de Las Cases, leurs anciennes rancunes ravivées, eurent plusieurs altercations. Gourgaud échangea des mots vifs avec le commandant Hernoux, aide de camp de Joinville et chef d'état-major de l'expédition. Marchand et les autres serviteurs restèrent indifférents à ces disputes. Leur pensée n'était occupée que de l'Empereur. Ces Robinsons de la gloire, en fermant les yeux, revoyaient le petit homme vert trébuchant à la houle sur le pont mouillé du Northumberland. Une à une, chaque soir, montaient à leurs yeux ces étoiles étrangères qui blanchissaient son tombeau. Comment allaient-ils le retrouver ? Pourrait-on seulement reconnaître son cadavre ? Il leur semblait naïvement que la réparation de la France envers Napoléon ne serait complète que s'ils le lui ramenaient tel qu'ils l'avaient couché dans la vallée du Géranium... Le 7 octobre, à trois heures, par une houle forte, un matelot posté sur la vergue de misaine annonça la terre. Une tache grise commençait de s'élever sur l'océan. Le 8 au matin, la Belle-Poule se trouva au sud de l'île, face à Sandy Bay. Elle contourna les falaises sourcilleuses, marchant sur Jamestown. En passant devant le Barn, les passagers découvrirent l'immense profil de Napoléon[1]. On aperçut les gommiers du parc et les toits de Longwood. Derrière, le pic de Diane s'enveloppait de vapeurs. On approchait de la côte. Un navire parut qui dressa le pavillon français. C'était le brick Oreste, commandé par le capitaine Doret qui, en 1815, à l'île d'Aix, jeune enseigne, avait offert à ses camarades d'enlever Napoléon sur un chasse-marée[2]. Debout sur la dunette, les compagnons de l'Empereur regardaient passer devant eux les monts de lave derrière lesquels leur maitre était couché depuis vingt ans. Avec eux c'était la France qui revenait le chercher. Presque tous pleuraient et autour d'eux les marins de la frégate faisaient silence. Depuis le fils de roi, rameau de l'ancienne monarchie, jusqu'au dernier mousse, tous les Français se sentaient glacés par l'aura du sépulcre et le frisson du souvenir. Enfin apparut la petite rade animée d'une quinzaine de vaisseaux, et la bourgade jaune coulée entre ses roches. La tour de l'église avait été démolie. Mais on reconnaissait les casernes de Ladder Hill, le jardin de la Compagnie, le vieux château, l'appontement... Une foule s'était amassée sur le quai. Au faite de la maison de Solomon brillait un drapeau tricolore[3]. Le brick anglais Dolphin et les batteries de la rade saluèrent de leurs canons. A trois heures, après une manœuvre gênée par l'alizé, l'ancre tomba. Le major-général Middlemore, gouverneur de l'île, âgé et malade, envoya son fils et plusieurs officiers souhaiter la bienvenue au prince. Derrière eux, des barques accostèrent la Belle-Poule, portant des Saint-Hélénais que Bertrand, Gourgaud, Marchand reconnurent avec plaisir. Arthur Bertrand était tout joyeux de revoir sa première patrie. Il souriait, dit-il, à ces rochers noircis par le temps. Il les trouvait majestueux et beaux. Marchand reçut des nouvelles mélancoliques. La pauvre Esther, que l'Empereur l'avait empêché d'épouser, était morte. Le fils qui lui restait des deux enfants qu'elle avait eus, devenu un sujet détestable, avait été déporté au Cap un mois plus tôt. Le lendemain 9, à onze heures, conduit par Joinville, la mission débarqua par l'escalier de mer aux pierres verdies, que l'Empereur avait gravi en 1815. Le colonel Trelawney, représentant le gouverneur, vint le recevoir et le conduisit au château. Trois cents hommes du 91e d'infanterie formaient une double haie. La population de l'île se pressait derrière eux, chapeaux bas. Après que Trelawney eut présenté les autorités au prince, les Français trouvèrent les chevaux qui les attendaient sur la petite place et, par Ladder Hill, montèrent à Plantation House où les accueillit le général Middlemore. Dans le parc une conférence s'engagea entre lui, Joinville et Rohan sur les moyens à employer pour l'exhumation. Après une heure d'entretien, le gouverneur rentra dans le salon où les autres membres de la mission, impatients, attendaient et leur annonça gravement : — Messieurs, jeudi 15, les restes mortels de l'empereur Napoléon seront remis entre vos mains. Les Français se rendirent aussitôt à la Tombe, accompagnés par le capitaine Alexander, Mr Wales, chef de la justice dans l'île, et deux officiers. Suivant les courbes de la route, les anciens de la captivité contemplaient avidement ces paysages qui avaient entouré les heures les plus longues de leur vie. Ils les reconnaissaient mal. Beaucoup d'aspects avaient changé, grâce aux plantations de pins, d'ifs, d'oliviers de Hudson Lowe, qui maintenant garnissaient les crêtes d'Alarm Hill, les abords de la chaîne de Diane et la conque profonde de Sandy Bay. Les adductions d'eau avaient étendu les pâturages. De beaux troupeaux y paissaient. Plus de marais ni de moustiques. Les routes avaient été empierrées et rendues carrossables. Dans l'ensemble pourtant l'île était demeurée la même, avec ses abîmes brûlés, ses roches abruptes, l'étrangeté de sa nature européenne sous un ciel des tropiques. Mais les amis de l'Empereur, qui l'avaient vue à travers le sombre de l'exil, lui découvraient maintenant un charme, une variété, un éclat qui les étonnaient. Arrivés près de Hutt's Gate, ils descendirent dans le repli du Bol à Punch où de loin ils voyaient une pierre pâle entre des cyprès. Ils mirent pied à terre et, descendant toujours, franchirent une barrière noire. Devant sa guérite, noire aussi, un vieux sergent saluait. Le prince se découvrit et marcha vers le tombeau. Devant la grille, l'abbé s'agenouilla. Les serviteurs de Napoléon l'imitèrent. Bertrand et Gourgaud restèrent debout, tremblants. Le jeune Arthur faillit s'évanouir. Couronnée d'arbres tranquilles, baignée de leur arome amer, la tombe de l'Empereur semblait un rectangle de clarté. On l'entretenait avec soin. Entre les dalles et la grille s'étaient perpétués les géraniums, les pensées plantées par Mme Bertrand. Arthur prit quelques fleurs. Le prince cueillit des myosotis. Des deux saules qui ombrageaient la tombe quand on l'avait creusée, l'un était encore debout, mais crevassé, pauvre de feuilles ; l'autre, tombé de vieillesse, était couché dans l'herbe où par respect on l'avait laissé. D'autres saules, encore jeunes, avaient été plantés auprès. La petite source coulait toujours dans son auge de pierre, cachée par les lis de la lune et les arums. Un gobelet de fer y était attaché. Chaque voyageur buvait un peu de cette eau qu'avait aimée Napoléon. Les Français remontèrent vers Hutt's Gate, emportant dans une charrette le saule mort. Avant de partir, le prince avait fait donner par le commandant Hernoux une poignée d'or au vétéran anglais. La mission alors chemina vers Longwood. Le vent s'était levé, il pleuvait. Tous furent saisis par l'aspect désolé du plateau. La longue avenue était envahie par les herbes. Beaucoup des gommiers qui la bordaient avaient disparu. Devant la maison de l'Empereur, plus de pelouses, mais un pâtis pelé où broutaient quelques moutons. Les pèlerins franchirent la haie inculte et s'approchèrent des bâtiments. Ce n'était plus qu'une ferme en ruines. Ils entrèrent par le perron disjoint, sous la véranda de treillage, sans vitres désormais. Le parloir était vide. Poussée contre la paroi, une table de sapin portait un cahier où s'inscrivaient les visiteurs. Les murs étaient couverts de noms gravés au couteau. Le salon n'avait plus de cheminée ni de portes. Les fenêtres étaient des trous béants. Le papier de tenture était arraché, le plancher pourri. Un moulin à vanner occupait la moitié de la pièce. Pour l'installer on avait défoncé le plafond. Emmanuel de Las Cases, par crainte de ne pouvoir se maîtriser, sortit. Gourgaud rougit de colère. Bertrand tristement baissait la tête. Les Anglais semblaient honteux. Marchand montra la place où l'Empereur était mort. — Il était couché là... Il avait la tête tournée de ce côté... Ils passèrent dans la salle à manger, la bibliothèque, réduits où gisaient des outils aratoires. Les deux petites chambres de Napoléon, ce qu'il appelait son intérieur, témoins de ses tourments et de ses songes, avaient été converties en écurie. A la place où il dictait ses campagnes étaient une mangeoire, un râtelier. Au clou où il accrochait son épée pendait le licou d'un mulet. Des planches aveuglaient les croisées. Le sol était couvert de fumier. Les Français sortirent, étouffant de tristesse et d'indignation. Comment, alors qu'on manquait d'habitations à Sainte-Hélène, celle de l'Empereur, la plus importante de l'île après Plantation et New House, avait-elle été réduite à cet état ? On devait désirer à Londres, — et le gouverneur Walker, successeur de Lowe, s'inspira sans doute de cet esprit — effacer toute trace de la captivité de Napoléon. Le meilleur moyen, semblait-il, d'oblitérer ce souvenir, était de souiller et défigurer sa maison. Les pèlerins marchaient à présent dans le terrain vague où Napoléon avait établi, à tant de peines, ses modestes jardins. Rien n'en paraissait plus, sauf un pan de mur de gazon, et le plus grand des bassins qui servait d'abreuvoir. Les immortelles semées en 1819 par l'Empereur dans son parterre s'étaient répandues partout, mais les blanches, les rouges, les violettes avaient péri. Ne survivaient, par une sorte d'obscur hommage de la terre, que les immortelles dorées. Plus d'allées, la tonnelle avait disparu. Le chêne de l'Empereur, son beau chêne, sous lequel il avait si souvent déjeuné, restait debout. Il n'avait point poussé. Le bois de gommiers, assez éclairci, couvrait encore le plateau au nord-est. Les logements de Las Cases, de la famille Montholon, de Gourgaud, de l'officier d'ordonnance étaient devenus des granges et des fointiers. Bertrand n'eut pas le courage ce jour-là d'aller revoir la petite maison où il avait vécu, si découragé souvent, où sa femme avait passé tant de jours chagrins, où leurs enfants avaient grandi, où Arthur était né. Il pleuvait toujours. Les Français reprirent leurs chevaux et descendirent vers la ville. La tristesse de ce lieu déshonoré les accablait. Près d'arriver à Hutt's Gate, les cavaliers virent arriver vers eux au grand trot une amazone qui soudain s'arrêta et vint se jeter au cou de Gourgaud. C'était Miss Mason, demeurée la plus hardie écuyère de l'île, et qui n'avait guère changé depuis vingt ans. Elle se montra ravie de revoir ses anciens amis, surtout Gourgaud qui avait été son favori. Aux Briars, où le soleil brillait, ils retrouvèrent sans changements le cottage des Balcombe, la charmante guinguette où Napoléon dans la société de ses petites amies avait parfois oublié l'exil. Le vieux Tobie n'était plus. Mais les jardins en terrasses regorgeaient, comme de son temps, de fleurs et de fruits. Le soir, le général Middlemore offrit à Plantation un grand dîner. Le lendemain, un banquet fut organisé au château par les officiers de Sainte-Hélène. Des toasts furent portés par le colonel Trelawney et par Gourgaud qui burent à l'amitié indissoluble de la France et de l'Angleterre. Les jours suivants, Joinville donna trois dîners à bord de sa frégate. En attendant la date fixée par le gouvernement pour l'exhumation, les Français, presque toujours dans la pluie et le brouillard, parcoururent l'île, rendant visite à tous ceux des anciens habitants qu'ils avaient connus, d'abord Miss Mason à Orange Grove, où l'Empereur, au début de son séjour, s'était parfois reposé, le colonel Hodgson à Maldivia House, le vieux sir William Doveton à Sandy Bay, où Napoléon avait fait sa dernière promenade. Dans chacune de leurs courses, la plupart amassaient des reliques. Le tapissier Darling leur céda quelques débris du mobilier de Longwood, échappés à la vente, la baignoire, le canapé de l'Empereur, la volière chinoise, une table, un étui à mathématiques et un pied de roi. Les marins de la division avaient dépouillé les saules funèbres et accru par leurs larcins la dévastation de Longwood. Il fallut les consigner à bord. Le 14, à minuit, par une pluie lente et froide, les membres de la mission entrèrent dans l'enclos de la Tombe, accompagnés du shériff Wilde, de Trelawney, de Hodgson, d'Alexander, de Darling et de quelques autres Anglais. Joinville était demeuré sur son navire, froissé que le travail de l'exhumation, selon l'ordre de Londres, n'eût pas été confié à ses matelots. Deux tentes avaient été dressées la première pour servir de chapelle, la seconde pour abriter les assistants et la troupe. Une vague clarté de lune par moments blanchissait le brouillard. Des soldats du 91e d'infanterie, en habit rouge, élevaient des falots et des torches pour éclairer leurs camarades qui faisaient tomber trois côtés de la grille. On recueillit avec soin les dernières plantes qui bordaient les dalles. Puis les lourdes pierres furent descellées et rejetées sur le côté. Les pelles fouillèrent la terre qui tomba avec un bruit étouffé. Immobiles, transis dans leurs manteaux, les Français s'étaient massés en un petit groupe obscur. Il était quatre heures. Les pics rendirent un son plein. On arrivait au lit de ciment. Les commissaires, Philippe de Rohan et Alexander, descendirent dans la fosse et reconnurent que la maçonnerie était intacte. Il fallut trois heures pour la briser au ciseau et l'extraire. Pendant ce temps l'abbé Coquereau fut à la source et prépara l'eau bénite. A l'aube on aperçut enfin la longue pierre qui recouvrait le caveau. On entendit quelques voix. Le capitaine Alexander dit d'un ton de reproche : — Messieurs, six pouces à peine nous séparent à présent du cercueil de Napoléon. Il faisait jour à présent. Mais le brouillard ne s'était pas dissipé et la pluie tombait plus fort. On dressa une chèvre au-dessus de la tombe, tandis que les membres de la mission et les officiers anglais allaient sous la tente endosser leurs uniformes. Une double haie de soldats fut disposée sur les pentes du vallon pour écarter les curieux. A neuf heures et demie la dalle fut levée. Les fronts se découvrirent. Le cercueil d'acajou apparut, isolé dans sa niche. Il semblait humide, mais n'avait pas autrement souffert. Les têtes de vis argentées brillaient, L'abbé, en habit de chœur, jeta l'eau bénite, prononça le De Profundis, puis, à l'aide de cordages, le cercueil fut remonté et transporté par les fantassins sous la tente où le prêtre acheva les rites religieux. Dans un silence si profond que chacun entendait le battement de ses veines, le docteur Guillard commença d'ouvrir le cercueil. Il fallut couper les vis et scier deux côtés pour faire glisser hors de la première enveloppe le cercueil de plomb qui fut alors placé dans la bière d'ébène, ornée d'anneaux, d'N et de coins ciselés, apportée de France. A ce moment arrivèrent au galop le général Middlemore et un officier de Joinville, le lieutenant Touchard. On ouvrit le cercueil de plomb, puis le cercueil d'acajou qu'il contenait Ce dernier était si peu altéré qu'on put en tourner les vis. Restait la dernière enveloppe. Le plombier qui l'avait soudée vingt ans plus tôt la fendit au ciseau. L'attente était devenue presque insupportable. La plaque supérieure de fer-blanc soulevée, on distingua une forme indécise, recouverte par le satin ouaté qui s'était détaché et lui faisait un linceul. Le docteur Guillard, avec précaution, roula cette étoffe en commençant par les pieds. L'air s'insinuant entre elle et le corps la fit remuer, si bien qu'on eût pu croire que le cadavre bougeait. Les assistants, nerveux, exténués, se penchèrent avec terreur. Une mousse d'ouate s'était attachée au cadavre qu'on croyait voir à travers une vapeur. Prodigieusement intact, Napoléon semblait dormir. Les Français avaient craint de ne plus trouver qu'un squelette ou des restes informes. L'Empereur revenait à la lumière du monde comme s'il avait été mis la veille au tombeau. La tête, qui paraissait énorme, avait gardé son expression sereine. Le teint déjà jaune avait foncé. Les paupières que Guillard toucha du doigt étaient durcies. Elles portaient encore quelques cils. Les joues étaient un peu bouffies, le nez légèrement altéré aux ailes. La bouche laissait apercevoir trois dents très blanches ; le menton était bleui par la barbe poussée depuis l'ensevelissement. Le corps, solide sous la pression de la main, semblait momifié. Les mains étaient restées souples et colorées, comme vivantes. La main gauche reposait sur la cuisse dans la position où Bertrand l'avait placée, après l'avoir serrée quand on avait soudé le cercueil. Les habits avaient résisté au temps et à l'humidité. Les lisières et parements rouges semblaient neufs, comme sur le gilet le cordon de la Légion d'Honneur. Mais les épaulettes d'or et les croix avaient noirci ainsi que les vases d'argent contenant les viscères. Les coutures des bottes avaient cédé, le bout des orteils passait, d'un blanc mat. L'Empereur, tel qu'au lendemain de sa mort, paraissait étrangement jeune. Que Bertrand, son cadet, semblait vieux près de lui ! Et Gourgaud et Marchand, si jeunes pourtant aux jours de la Captivité ! Eux avaient continué de vivre, subi les cheveux blancs et les rides, et la lassitude du corps, et le relâchement du cœur, tandis que Napoléon, protégé par le sépulcre, gardait sa face calme, son front uni, le poli de ses mains. Pour que la France le reconnût mieux, il se représentait à elle dans sa forme historique, avec un visage immortel. Tous emplissaient leurs yeux de cette résurrection. Emmanuel de Las Cases, Arthur Bertrand, Philippe de Rohan, les serviteurs n'avaient pu retenir leurs larmes. Gourgaud sanglotait. Bertrand chancelait de fatigue et d'émotion. A voix basse, le docteur Guillard proposa de soulever le corps pour en poursuivre l'examen. Il voulait aussi ouvrir les vases. Gourgaud se récria avec violence. Nul doute ne pouvait s'élever sur l'identité du cadavre. Une plus longue recherche serait sacrilège. Pour éviter la corruption, il demanda qu'on refermât aussitôt le cercueil. Philippe de Rohan donna l'ordre au médecin de replacer le satin sur lequel on versa de la créosote. La bière fut ressoudée. Quand le cercueil français eut été refermé, le capitaine Alexander en remit la clef au commissaire du Roi. Il fallut quarante-trois hommes pour porter, sous la pluie implacable, cette masse écrasante jusqu'au corbillard où elle fut revêtue du magnifique poète apporté de France : velours violet semé d'abeilles d'or et bordé d'hermine. Les coins brodés d'N couronnés furent tenus par Bertrand et Gourgaud, Las Cases et Marchand. Par le chemin détrempé où les chevaux glissaient le cortège remonta jusqu'à ]a route d'Alarm Hill d'où il gagna Jamestown, entre deux files de soldats et de miliciens, suivi par une grande partie de la population. Dans la bourgade, les éventaires étaient clos, la rue déserte. Aux fenêtres et sous les vérandas les colons saluaient. Le fort de High Knoll, les batteries du port, les navires français et anglais tiraient de tous leurs canons. La pluie avait enfin cessé. Il était cinq heures et demie quand la longue procession arriva au débarcadère. Le prince de Joinville, entouré de son état-major, l'y attendait. Il prit l'aspersoir des mains de l'abbé Coquereau et le premier jeta l'eau bénite. Les vaisseaux français, qui s'étaient peints en noir, hissèrent leurs pavillons et se pavoisèrent. En quelques paroles courtoises, le général Middlemore remit au fils de Louis-Philippe le corps de Napoléon. Une grande chaloupe borde l'escalier de pierre. Le cercueil de l'Empereur y est transporté. La coque s'enfonce sous son poids. Un large drapeau tricolore se déploie à son mât, taillé et cousu par les jeunes filles de Jamestown. A six heures, soir tombant, les marins français, sous le commandement de Joinville, plongent leurs rames. Napoléon quitte Sainte-Hélène, au moment même où, vingt-cinq ans plus tôt, il était arrivé dans l'île, à bord du Northumberland. Le seul de ce jour diluvien, un rayon de soleil, presque horizontal, s'épanouit sur la mer, tandis que sans arrêt, comme un monstrueux orage, tonnent les canons. Sur la Belle-Poule, l'équipage est debout dans les vergues. Les états-majors des trois navires français forment la haie, sabre au clair. Le cercueil est hissé sur le pont. Les tambours battent aux champs. La musique joue un air funèbre. La nuit est profonde. A la lueur des torches, l'abbé Coquereau donne l'absoute, puis, sous son manteau impérial, le corps de Napoléon est laissé à la garde de quatre sentinelles et des officiers de quart. Il fut descendu le lendemain dans la chapelle ardente. Le matin d'après, 18 octobre, la Belle-Poule appareilla pour la France. Le 29 novembre elle abordait à Cherbourg. Le cercueil transporté à bord d'un bateau fluvial, La Normandie, suivit la côte et au Havre, entrant dans la Seine, la remonta lentement. Les villes, les villages le virent venir à eux sous ses drapeaux glacés. Malgré le froid, les berges étaient garnies de paysans et d'ouvriers, de femmes et d'enfants. Nulle pompe jamais n'eut cette grandeur désolée. Sous les nues sans couleur, entouré de vivats qui n'arrivaient à lui que dans un murmure, le héros reconquis glissant sur la coque noire arriva à Rouen. Il passa sous les ponts d'où l'archevêque le bénit. Un peuple, chantant le De Profundis, jeta sur lui des lauriers. Le 14 décembre, il arriva à Courbevoie. Un grand aigle, chassé des forêts par l'hiver, planait dans le ciel. Paris accourt. Les deux rives se couvrent de gens plus perclus encore d'émotion que de froid. Le vieux Soult, le major-général de Waterloo, maintenant président du Conseil, vient se prosterner devant la bière où gît l'homme qui fit sa fortune et que, pour plaire à Louis XVIII, il a traité d'aventurier. Cette nuit-là, ce sont de vieilles moustaches d'Espagne, de Russie, de la campagne de France, qui, l'arme au bras, stoïques, gelés, veillent l'Ancien. Le 15 décembre, dès l'aube, Napoléon est conduit sous l'Arc de Triomphe, la porte à sa taille qu'il a donnée à Paris. Sire, vous rentrerez dans votre capitale... Il y rentre sous des flocons de neige au travers desquels parfois perce un pâle soleil. L'accueille par les Champs-Élysées tout le faste que le carton-pâte, le faux marbre, le staff, les toiles peintes peuvent accumuler. Mais pour un temps de goût si médiocre, le char funèbre est beau. Seize chevaux caparaçonnés d'or traînent une ronde de Victoires qui sur un bouclier haussent le cercueil. Un grand crêpe violet brodé d'abeilles l'entoure comme un nuage et flotte derrière elle. Ce qui est beau aussi, c'est le canon qui tonne, les cloches qui tintent dans chaque église, c'est l'armée de quatre-vingt mille hommes, épandue de l'Arc aux Invalides, c'est le peuple qui sent que le retour de Napoléon venge enfin la France de Waterloo, et lui rend le droit de relever la tête que la Sainte-Alliance lui déniait. Surtout ce qui est beau, ce qui est grand comme l'Épopée même et qui va réduire au silence des badauds qui d'abord criaient et chantaient, c'est le défilé de l'ancienne Garde, les revenants de la Grande Armée... Pauvres gens réduits aux maigres métiers des vieux, ils ont pour ce jour brossé, recousu leurs anciens uniformes que déjà les jeunes ne reconnaissent plus. Venus de partout, souvent de très loin, ils sont tous là, les grenadiers coiffés d'oursons roussis, les marins aux brandebourgs usés, les voltigeurs, les mamelucks, les hussards, les lanciers, les dragons, en habits déteints, appuyés sur des cannes, magnifiques de constance et de misère. Tous ceux qui avaient dévoué leur vie à l'Empereur, ceux à qui il a pensé dans ses moments suprêmes... Ils se redressent, les mâchoires serrées, les yeux fixes, ne songeant qu'à leur dieu. Plusieurs tomberont ce soir-là sur leur pauvre paillasse et ne se réchaufferont plus. Qu'ils mourront heureux !... La foule saisie les salue d'enthousiastes vivats. Les amis de la duchesse de Dino, les invités des ambassades peuvent en plaisanter aux balcons des hôtels, la France réveillée s'incline devant les plus purs restes de sa gloire. Et un cri prodigieux emplit l'air, un cri rauque, brutal, un cri à faire surgir sur son bouclier le Corse assoupi : Vive l'Empereur ! Vive Napoléon ! Ce cri, la vieille Letizia murée depuis cinq ans dans sa tombe romaine, a dû en tressaillir... On n'entend plus les cloches, le canon, le pas des chevaux, le cliquetis des armes ; le nom de Napoléon emplit la ville. Une fois encore, après son long reniement, elle se redonne à lui. Dans les jours les plus sombres de Sainte-Hélène, ii l'avait dit à ses compagnons : — Vous entendrez encore Paris crier : Vive l'Empereur !... Il ne s'était pas trompé ; un million d'hommes, dans un triste et fanatique amour, l'acclament, tandis qu'il passe sur son pavois, emporté par ses Victoires, au-dessus du battement des cœurs et de l'inclinaison terrible des drapeaux. Passe avec lui l'époque la plus haute peut-être de l'Histoire, le temps de la Révolution et de l'Empire. Que de sang, que de larmes, mais que de grandeur ! Pendant vingt ans la France a été maîtresse de la terre, dans un tumulte d'orgueil que Rome même ne connut pas. C'est à cela que le peuple pense, secoué dans la moelle de ses os. A bas les traîtres de 1815 !, gronde-t-il maintenant. Et quand il aperçoit Bertrand qui marche près du char, la tête courbée, égaré, étouffé par ses souvenirs, il s'écrie, le payant d'un coup des années de Sainte-Hélène : Vive la fidélité ! Le cortège entra dans la cour des Invalides, décorée de façon hideuse, rétrécie par les estrades où s'entassait une foule impatiente. Le cercueil devait être porté par des vétérans, mais trop faibles, il fallut les remplacer par des soldats et des marins. Louis-Philippe vint au-devant de lui. Joinville, le sabre nu, lui présenta la relique. Le Roi prononça quelques mots que le Moniteur devait embellir. Soult lui apporta l'épée d'Austerlitz. — Général Bertrand, dit le Roi, je vous charge de placer l'épée de l'Empereur sur son cercueil. Le grand-maréchal tremble trop ; Gourgaud à sa place obéit. — Général Gourgaud, placez sur le cercueil le chapeau de l'Empereur... Le service funèbre commença. Il dura deux heures. L'office célébré fut celui des Martyrs. L'archevêque de Paris donna l'absoute. Au pied du catafalque, le gouverneur des Invalides, le maréchal Moncey, agonisant, s'était fait porter dans un fauteuil. Quand la cérémonie fut achevée, il murmura : — A présent, rentrons mourir. Le soir, persuadés d'avoir fait entrer la monarchie de Juillet dans la peau du lion, Louis-Philippe et Guizot durent se congratuler de bonne foi. Voilà donc, pensaient-ils, l'ordre moyen réconcilié avec la grandeur... Futilité des bons esprits. Napoléon n'est pas revenu seul sur les bords de la Seine, il n'y a pas dans sa bière qu'un cadavre, couché dans l'habit des chasseurs de la Garde et dont les pieds blancs ont troué les bottes. Il y a des regards, des idées, un grandissant espoir. De cette argile qui va se défaire, jour après jour, sous les voûtes du Grand roi, partiront des radiations invisibles, qui, cheminant sous le sol et dans les cœurs, vont préparer le pays à une résurrection. Le prince Louis-Napoléon, avec Montholon, après sa piteuse tentative de Boulogne, a pu être enfermé au fort de Ham le jour même où la Belle-Poule arrivait devant Sainte-Hélène, l'Empire va ressaisir la France. Il y faudra pourtant des années. Quinze jours ont suffi pour porter l'aigle du golfe Juan aux tours de Notre-Dame, huit ans passeront avant que la monarchie de Juillet meure d'avoir voulu se parer du suaire de Napoléon. Le cercueil de l'Empereur fut porté le 6 février dans la chapelle Saint-Jérôme. Il y demeura jusqu'en 1861[4]. Un jour d'avril, dans la grande crypte creusée par Visconti, Napoléon III, l'impératrice Eugénie et leur fils l'y virent enfermer dans le sarcophage de porphyre tiré de Russie et sur qui veilleront, éternellement, ses Victoires. Ce sépulcre élevé par la France, Antigone tardive, éblouit sous le soleil des verrières dorées. Mais satisfait-il autant l'esprit que la pierre sans nom sur qui frissonne encore un saule ?... Comme de son rocher, seul dans le plus désert des océans, cet homme immense parlait de plus haut non seulement aux Français, mais à tous les peuples ! Le Dôme des Invalides ne fera jamais oublier la Vallée du Géranium. Là où le météore achevant sa course est venu tomber dans la nuit, il s'est creusé sa vraie fosse, dont le secret nous appelle et que des millénaires ne combleront pas... FIN DU SECOND ET DERNIER VOLUME |
[1] E. de Las Cases, 158. Nous apprîmes depuis, ajoute E. de Las Cases, que cette circonstance était très connue dans l'île.
[2] Rayé des cadres par la Restauration, il était rentré au service en 1830.
[3] Le négociant était devenu agent consulaire de France.
[4] Trois ans auparavant, Napoléon III, comprenant enfin qu'il serait honteux pour la France, et pour lui-même, de laisser disparaître la maison où l'Empereur avait traîné ses dernières années et la tombe où il avait dormi si longtemps, demanda au cabinet britannique la cession de Longwood et de la vallée du Tombeau. Des difficultés s'élevèrent qui ne furent résolues que par l'intervention personnelle de la reine Victoria. Le fermier de Longwood fut indemnisé ainsi que le propriétaire du vallon du Géranium, pour un total de 178.565 francs, couverts par un crédit voté par le Corps législatif. Le 7 mai 1858, ces deux propriétés devinrent domaine français. Le capitaine du génie Masselin vint procéder presque aussitôt aux restaurations. Avec scrupule et patience, Masselin reconstitua l'extérieur et l'intérieur de la maison telle qu'elle existait en 1815. Il releva la grille de la tombe et couvrit celle-ci d'un dallage cimenté. Elle est entourée aujourd'hui de douze cyprès, trois araucarias, un saule. Un autre saule y a été planté au nom du maréchal Foch le 5 mai 1921, et un petit olivier par le prince de Galles en août 1925.
L'année 1934 a vu, s'achever l'œuvre de réparation que le Second Empire, trop chiche, n'avait point poussée à son terme. Aidée par la générosité de feu M. François Coty, la Société des Amis de Sainte-Hélène a fait reconstruire les anciens bâtiments occupés par Montholon et Gourgaud pour y loger le conservateur du domaine français. Libérées désormais, les six pièces qui composaient l'appartement de l'Empereur ont été converties en un musée où, grâce aux dans généreux du gouverneur, sir Spencer Davis, et de nombreuses personnalités françaises et anglaises, les visiteurs, nombreux à chaque escale, trouvent une reconstitution émouvante du décor de la captivité.