SAINTE-HÉLÈNE

CINQUIÈME PARTIE. — NAPOLÉON VAINCU

 

CHAPITRE V. — LE TESTAMENT.

 

 

DÉJÀ le 10 avril, Napoléon avait parlé à Montholon de  ses dernières dispositions. Il lui a demandé, devant Marchand, si deux millions suffiraient pour racheter les biens de sa famille en Bourgogne[1]. Le 12, sous sa dictée, Montholon crayonne les bases du testament[2]. Quoique autour de lui, il y ait à cette heure même plus d'espoir, il sait que sa vie s'achève. Longtemps il avait douté, au fond de soi, même quand il répétait à ses serviteurs, ses médecins, ses amis, pour redresser leurs courages, ranimer leur intérêt, qu'il approchait de sa fin. Maintenant il en est sûr. La Visiteuse est là, encore indistincte pour les autres, mais pour lui dévoilée. Il la regarde venir sans tressaillement de l'âme ni frisson de la chair. Ces pas que personne n'entend, il les compte, la main sur son flanc traversé. Lui qui a tant extrait de la vie ne détourne pas son visage de la mort. Elle est sa seule amie. Elle va clore enfin le débat d'une énergie colossale avec le vide des jours et la pauvreté des témoins. Quand tous lui ont manqué, tout l'a trahi, elle va le sauver. Par elle il échappera enfin à la prison ignoble, à ses geôliers, à soi-même. Elle lui rendra la paix, la liberté, une gloire au-dessus des atteintes...

Le 13, à midi, il fait pousser par Montholon le verrou de sa chambre et, appuyé à ses oreillers, commence posément de dicter :

Je meurs dans la religion catholique, apostolique et romaine, dans laquelle je suis né il y a plus de cinquante ans[3].

Reconnaissance formelle : il a pu combattre l'Église, il n'a jamais été hostile à son esprit. Agonisant, il accepte sa loi, qu'aux lumières de la mort il juge bienfaisante et nécessaire à l'ordre social.

Je désire que mes cendres reposent sur les bords de la Seine, au milieu de ce peuple français que j'ai tant aimé.

Vœu politique, dont il devine qu'il ne sera pas d'abord satisfait, mais vaste est l'avenir. Et ce salut à la France du Français exilé fera tressaillir d'innombrables cœurs.

J'ai toujours eu à me louer de ma très chère épouse Marie-Louise, je lui conserve jusqu'au dernier moment les plus tendres sentiments...

Pareil souvenir à Marie-Louise adultère et qui l'a abandonné, pour le formuler il lui a fallu du courage. Mais pour son fils, pour la revanche qu'il veut lui préparer, il n'hésite pas : il oublie. Cette mère, quand il ne sera plus, aura peut-être enfin pitié. Elle rachètera ses torts d'épouse en protégeant leur enfant. Il l'en conjure :

Je la prie de veiller pour garantir mon fils des embûches qui environnent encore son enfance.

Au petit écolier qu'on essaie de couler dans le moule des princes d'Autriche, il adresse l'instruction capitale qui doit servir de pivot à sa vie :

Je recommande à mon fils de ne jamais oublier qu'il est né prince français et de ne jamais se prêter à être un instrument entre les mains des triumvirs qui oppriment les peuples de l'Europe. Il ne doit jamais combattre ni nuire en aucune autre manière à la France ; il doit adopter ma devise : Tout pour le peuple français.

C'est le Sésame, pense-t-il, qui rouvrira au duc de Reichstadt la France et lui rendra l'Empire.

Maintenant il se tourne vers les auteurs de son supplice. Il en appelle une dernière fois contre ses maîtres, à l'honneur d'une nation qu'il n'a jamais condamnée :

Je meurs prématurément, assassiné par l'oligarchie anglaise et son sicaire. Le peuple anglais ne tardera pas à me venger.

Il pardonne à ceux qui l'ont trahi Marmont, Augereau, Talleyrand... Il adresse à sa mère, à sa famille, un souvenir ému ; il désavoue des pamphlets qu'on lui a attribués[4].

Il passe à présent aux legs. D'abord ceux qu'il destine à son fils. Pour lui, point d'argent. Que ferait d'une fortune l'héritier de Napoléon ? Son nom lui suffit.

Mais, par amour, et aussi pour l'entourer de tout ce qui pourra lui parler de sa gloire, combattre les idées qu'on aura semées en lui, l'entourer par delà la mort de son esprit, de sa volonté, de son souffle, il lui lègue tous les objets qui ont servi à son usage, touché sa personne[5] : le manteau de Marengo, ses uniformes, ses bottes, son linge, ses lits de camp, ses armes : l'épée d'Austerlitz, le sabre de Sobieski, ses pistolets, ses fusils, ses selles, ses ordres, ses sceaux, les vases de sa chapelle, son nécessaire d'or, sa lunette de guerre, sa petite pendule, le réveil de Frédéric II, ses montres, son médaillier, son argenterie, son lavabo, le service de Sèvres, ses plus beaux livres. Bertrand, Montholon, Vignali, Marchand, Aly, Noverraz devront garder chacun une catégorie de ces objets et les remettre à son fils quand il aura seize ans. Et il achève, avec tendresse, avec orgueil :

Je désire que ce faible legs lui soit cher comme lui retraçant le souvenir d'un père dont l'univers l'entretiendra.

A tous les membres de sa famille il laisse des souvenirs intimes, à Madame Mère sa veilleuse d'argent, à Fesch un nécessaire, à Caroline et à Hortense des tapis, à Pauline son petit médaillier, à Jérôme une poignée de sabre, à Eugène un bougeoir de vermeil. Il n'excepte que Louis. Marie-Louise elle-même recevra ses dentelles. Tous auront un bracelet de ses cheveux. Rendant grâces à l'active bonté de lady Holland, il lui destine le camée antique que Pie VI lui a donné à Tolentino.

Pour les sommes qu'il a en dépôt chez Laffitte, qu'il évalue en gros à six millions[6], mais qui ne vont guère qu'à la moitié, il les partage dans des conditions bien différentes de celles qu'il avait arrêtées dans son premier testament.

Montholon en prendra la plus grosse part : deux millions, comme une preuve de ma satisfaction des soins filials qu'il m'a rendus depuis six ans et pour l'indemniser des pertes que son séjour à Sainte-Hélène lui a occasionnées.

Bertrand n'a plus que 500.000 francs, légués sans un mot affectueux. Malgré ses projets de départ, Napoléon oubliait là trop les dures années où le grand-maréchal, tiraillé entre sa famille et son devoir, lui avait témoigné un attachement résigné.

Presque à son niveau monte Marchand, qui reçoit 400.000 francs. Mais il reçoit de plus le remerciement que méritent sa délicatesse, son souci, son inlassable piété : Les services qu'il m'a rendus sont ceux d'un ami...

Vignali[7], Aly, Noverraz, Pierron ont 100.000 francs, Archambault 50.000, Coursot, Chandellier 25.000.

Le reste est attribué, par legs de 100.000 francs, à ceux qui l'ont aidé dans sa jeunesse, Costa di Bastelica, Poggi de Talavo, ou qui lui sont demeurés fidèles dans sa catastrophe : Las Cases, Lavallette, Lurette, Brayer, Lefebvre-Desnouettes, Drouot, Cambronne, Lallemand aîné, Réal, Clauzel, Méneval, Arnault, Marbot, Bignon, Emery[8] ; enfin aux enfants de ceux qui sont morts pour lui : Mouton-Duvernet, La Bédoyère, Girard, Chartran Travot.

S'il y a un reliquat, il sera donné aux blessés de Waterloo et aux soldats de l'île d'Elbe.

Il dicte ainsi pendant deux heures, puis prie Montholon de relire :

— Voulez-vous que je vous donne davantage ? lui demande-t-il. Montholon, ému, ne répond pas.

— Allons, reprend l'Empereur, allez-vous-en recopier ce que je vous ai dicté. Nous le relirons..., je l'écrirai. Envoyez-moi Marchand... Non, faites appeler le grand-maréchal.

 

La nuit est assez bonne[9], Napoléon dort un peu. Il mange le matin et n'a pas de vomissements. S'enfermant de nouveau avec Montholon[10], il reprend sa dictée. Il a pensé à son domaine privé : économies qu'il a faites sur sa liste civile, meubles de ses palais, argenterie, bijoux, écuries. Il en évalue le total à plus de 200 millions. Imagine-t-il que les Bourbons rendront ces biens énormes ? Aucune loi, dit-il, ne les lui a ôtés. Une fois de plus son imagination l'entraîne. Mais qui peut dire ce que sera demain ? La disposition qu'il va prendre s'exécutera peut-être plus tard en dépit des gouvernants d'aujourd'hui. Et il dicte :

Je lègue mon domaine privé, moitié aux officiers et soldats qui restent de l'armée française qui ont combattu depuis 1792 à 1815 pour la gloire et l'indépendance de la nation ; la répartition en sera faite au prorata des appointements d'activité ;

Moitié aux villes et campagnes d'Alsace, de Lorraine, de Franche-Comté, de Bourgogne, de l'Ile-de-France, de Champagne, Forez, Dauphiné, qui auraient souffert par l'une ou l'autre invasions. Il sera de cette somme prélevé un million pour la ville de Brienne et un million pour la ville de Méry[11].

Ce don incertain, mais magnifique, frappera l'esprit des Français„ il servira à défendre sa mémoire. Puis revenant au réel, il dispose :

J'institue les comtes Montholon, Bertrand et Marchand[12], mes exécuteurs testamentaires. Montholon sait ce que Marchand a fait pour leur maitre. Cet acte de gratitude insigne, sans doute en comprend-il la noblesse. En tout cas, il ne bronche pas.

Napoléon fait serrer les papiers pour recevoir Arnott. Le docteur l'examine. Montholon ayant demandé si le foie n'est pas atteint, Arnott répète qu'il ne découvre ni induration ni enflure. Les yeux du général, parfaitement clairs, ne montrent, non plus que la peau, aucune imprégnation bilieuse[13].

Sans assez de formes, il presse le malade de prendre une médecine qui doit libérer l'intestin. Napoléon refuse en disant, avec bonne humeur, qu'il ne doit pas le traiter tout à fait comme un soldat de son régiment. Il parle ensuite de l'armée anglaise, fait l'éloge de plusieurs de ses généraux, entre autres de Marlborough dont il avait voulu commenter les campagnes. Il demande au docteur si le 20e d'infanterie possède son histoire. Arnott en doute. L'Empereur envoie alors Marchand chercher les deux volumes de Coxe, qui lui ont été offerts quelques mois plus tôt par Robert Spencer, petit-neveu de Marlborough, et dont Mme Bertrand a traduit des passages.

— Tenez, docteur, dit-il au médecin, j'aime les braves de tous les pays. Mettez ces livres dans la bibliothèque de votre régiment.

Un moment après il dit encore

— Je vais écrire au Prince-régent et à vos ministres ; ils ont voulu ma mort, ils sont au moment de l'obtenir. Je désire que mon corps repose en France, votre gouvernement s'y opposera, mais je lui prédis que le monument qu'il m'élèvera sera à sa honte et que John Bull sortira de dessous mes cendres pour abattre l'oligarchie anglaise. La postérité me vengera du bourreau commis à ma garde et vos ministres mourront de mort violente[14].

Par inadvertance peut-être, Arnott n'emporte pas les volumes. L'Empereur les fait déposer chez l'officier d'ordonnance qui les envoie au major Jackson, commandant intérimaire du 20e.

Napoléon ne saura pas[15] le misérable accueil fait à son présent, ni les desseins que lui prêtera le gouverneur, qui fera renvoyer à Lutyens les volumes par Jackson avec un blâme parce qu'ils portent la qualification d'Empereur. Lutyens n'accepta pas la réprimande et donna sa démission d'officier d'ordonnance[16]. Il fut remplacé à Longwood par le capitaine Crokat[17].

La nuit du 14 au 15 fut difficile. L'Empereur vomit par trois fois, son pouls baissait, il était baigné d'une sueur visqueuse[18]. Montholon et Marchand le changèrent et le réchauffèrent avec des boules d'eau. Au matin, après quelques heures d'un sommeil agité, il se trouva mieux. Il prit du bouillon qu'il eut peine à digérer. Il chargea Marchand de dresser l'inventaire de son argenterie, de sa porcelaine et de tous ses effets. Puis il commença de copier son testament, sous la dictée de Montholon. Assis dans son lit, il se servait comme pupitre d'une feuille de carton, en s'appliquant pour rendre son écriture plus lisible[19]. Montholon debout à son chevet tenait l'encrier. Deux fois il dut appeler Marchand pour assister l'Empereur qui vomissait. Pour se fortifier avant de reprendre sa tâche, il voulut boire un peu de vin que Las Cases lui avait envoyé du Cap. Montholon et Marchand en vain se récrièrent. Il en prit un verre et y trempa un biscuit. Montholon le supplia de se reposer :

— Sire, rien ne presse. Il hocha la tête :

— Mon fils, il est temps que je termine, je le sens.

Lui qui avait tant de peine à écrire, qui dictait toujours, se servant de loin en loin du crayon pour une note, poursuit ainsi sa tâche jusqu'à trois heures, s'interrompant parfois, la main trop lasse.

Arnott le trouva déprimé et agité. Il lui recommanda de ne plus prendre de vin :

— C'est de l'huile sur le feu, dit-il.

Napoléon lui posa une brève question :

— Dans quelle chance suis-je placé ?

Arnott hésita, puis répondit que son état était sérieux, mais qu'il gardait bon espoir.

— Vous ne me dites pas la vérité, docteur. Vous avez tort de vouloir me cacher ma position : je la connais. Avec émotion il parla de Larrey, de son dévouement :

— Si l'armée élève une colonne de la Reconnaissance, elle doit l'élever à Larrey.

Dans la soirée, il sembla plus faible[20]. Mais la nuit fut passable. Au matin l'Empereur refusa de prendre médecine. Son cautère fut pansé devant Arnott.

Montholon alla demander à l'officier d'ordonnance qu'on fît d'urgence quelques réparations au plancher du salon qui, par places, pourrissait. Les médecins conseillaient au général Bonaparte de s'y établir pour avoir plus d'air[21]. Dans la journée même les menuisiers commencèrent le travail[22].

Napoléon écrivit encore avec Montholon jusqu'à trois heures. Il dut terminer ce jour-là la première copie de son testament[23]. Il dicta également ses deux premiers codicilles[24].

Nuit médiocre, vomissements, sueurs. Napoléon absorba une décoction de quinquina. Arnott à sa première visite le trouva somnolent. Il vit Lowe dans l'après-midi et lui déclara qu'il croyait de plus en plus à un cas d'hypocondrie. Point de danger immédiat, répétait-il, mais s'il ne se produisait pas une amélioration, il faudrait s'attendre à l'issue ordinaire de ce genre de maladies. L'esprit de Napoléon lui paraissait particulièrement affecté : Ce matin même, il était assis dans un fauteuil ; tout à coup il s'est mis à siffler, s'est arrêté brusquement, a ouvert la bouche toute grande, avancé les lèvres et pendant un moment m'a regardé avec des yeux égarés. Le patient, ajoutait le docteur, se plaignait toujours du foie, en mettant la main à son côté. Il n'y a chez moi, répétait-il, aucun signe de mort prochaine, je le sais bien, mais je me sens dans un état tel que le vent d'un boulet suffirait pour m'emporter[25].

Ce rapport d'Arnott maintint Lowe dans son erreur[26]. Et le stupide Montchenu, renseigné par le gouverneur, va mander à Damas et à Metternich : Comme c'est une vieille finesse qu'il a si longtemps employée quand il voulait se rendre intéressant, ou préparait une entreprise, nous ne croyons pas à cette maladie.

 

Ce même jour, 17 avril, vers 3 heures, assure Montholon, l'Empereur le fit appeler. Il était assis dans son lit, les yeux fiévreux :

— Je ne suis pas plus mal, mais je me suis préoccupé en causant avec Bertrand de ce que mes exécuteurs testamentaires devront dire à mon fils quand ils le verront. Bertrand ne me comprend pas... Il est orléaniste... Lui que j'ai fait grand-officier de ma couronne ! Mieux vaut que je résume les conseils que je lègue à mon fils... Écrivez :

Mon fils ne doit pas songer à venger ma mort, il doit en profiter[27]...

Quand il régnera, qu'il ne cherche pas à imiter son père. Qu'il soit l'homme de son temps.

S'il voulait recommencer mes guerres il ne serait qu'un singe... On ne fait pas deux fois la même chose dans un siècle... J'ai sauvé la Révolution qui périssait, je l'ai lavée de ses crimes, je l'ai montrée au monde resplendissante de gloire, j'ai implanté en France et en Europe de nouvelles idées ; elles ne sauraient rétrograder.

Au fils de Napoléon de faire éclore tant de germes :

A ce prix il peut être encore un grand souverain.

Il doit s'appuyer un moment aux oreillers, les paupières closes, les joues moites, puis à voix basse, avec une extraordinaire lucidité, il poursuit son message à l'avenir.

Les Bourbons ne se maintiendront pas... Ils ont repris la France, mais ils ne sauront pas la garder. Elle n'est plus faite pour eux, pour les principes, pour leurs méthodes de gouvernement. Quoi qu'ils tentent, un autre exil les menace. Dès que Napoléon sera mort, on reconnaîtra ce qu'il a apporté de juste et d'utile à l'univers. Le jour de son fils ne sera pas alors loin de paraître, Mais qu'il n'accepte pas le pouvoir de l'Europe. Les Bonaparte, nationaux d'abord, ne peuvent rien devoir à l'influence de l'étranger.

Seuls les Orléans sont à craindre. Que son fils méprise les partis, ne voie que la masse. Qu'il réunisse autour de lui tous les Français de mérite, n'exceptant que ceux qui ont trahi la patrie.

Les parents de Napoléon lui ont coûté bien cher. Pourtant à cette heure extrême il reste imbu de son idée corse du clan. Son fils doit se rapprocher de sa famille :

Ma mère est une femme antique. Joseph et Eugène peuvent lui donner de bons conseils. Hortense et Catherine sont des femmes supérieures. S'il reste en exil, qu'il épouse une de mes nièces. Si la France le rappelle, qu'il recherche une princesse de Russie, c'est la seule cour où les liens de famille dominent la politique.

Ceux qui ont entouré les derniers jours de l'Empereur auront à honneur de publier ses écrits. Son fils s'en inspirera. Ils lui diront de protéger, de récompenser ceux qui l'ont servi ;

Et, soupire-t-il, le nombre en est grand...

Alors, un cri poignant lui échappe, parti du cœur :

Mes pauvres soldats, si magnanimes, si dévoués, sont peut-être sans pain !...

Peu après, il ajoute :

Que mon fils lise et médite souvent l'histoire ; c'est la seule véritable philosophie. Qu'il lise et médite les guerres des grands capitaines ; c'est le seul moyen d'apprendre la guerre.

Mais tout ce que vous lui direz, tout ce qu'il apprendra lui servira peu s'il n'a pas au fond du cœur ce feu sacré, cet amour du bien qui seul fait faire les grandes choses...

Mais je veux espérer qu'il sera digne de sa destinée...

Si on ne vous laisse pas aller à Viennes...

Sa voix s'éteint. Ses forces sont épuisées ; il défaille. Montholon lui fait prendre une cuillerée de potion...

 

Mme Bertrand venait presque chaque jour aux nouvelles. Elle demandait d'être admise auprès de l'Empereur. Il refusait, maïs sans dureté.

— Je ne suis pas bon à voir. Je recevrai Mme Bertrand quand je serai mieux. Dites-lui que je la remercie du dévouement qui l'a retenue six années dans ce désert.

Dans la nuit du 17 au 18, Napoléon vomit presque sans arrêt. Antommarchi, qui avait enfin abandonné sa chambre et s'était établi dans l'appartement de l'Empereur, lui donna des soins avec Marchand. Le matin, il prit un peu de potage au vermicelle que son estomac rejeta aussitôt. Antommarchi essaya de lui faire accepter un médicament :

— Non, dit l'Empereur en repoussant sa main, l'Angleterre réclame mon cadavre, je ne veux pas la faire attendre et mourrai bien sans drogues.

Arnott l'ausculta et se borna à recommander de suivre le même traitement. L'après-midi les docteurs Shortt et Mitchell[28], envoyés par Lowe, ouvrirent chez Montholon une consultation avec Arnott et Antommarchi. Ils n'osèrent conclure.

La journée était belle. L'Empereur pria Marchand d'ouvrir la porte du jardin :

— Ouvre, mon fils, que je respire l'air que Dieu a fait. Phrase familière. Il ajouta :

— C'est une si douce chose que l'air L. Bertrand, allez me chercher une rose.

Quand le grand-maréchal lui apporta la fleur, il la prit, en aspira l'odeur avec une sorte de joie

Un long moment, silencieux, il regarda le ciel où couraient, à l'approche du bref crépuscule, des nuages gris de perle. Il semblait apaisé[29]...

L'allégement continua durant la soirée. A minuit Napoléon voulut manger des pommes de terre frites, qu'il digéra. Le matin il dit à Arnott qu'il se sentait plus fort. Son pouls était régulier. Il se montra gai.

Il s'entretint avec Montholon du retour en Europe de ses compagnons après sa mort. Il passa en revue les provisions existantes et qui pourraient être transportées à bord pour servir à leur traversée, les moutons qu'on tenait à l'écurie n'étaient même pas oubliés.

L'après-midi, il demanda à Bertrand de lui relire les campagnes d'Hannibal. Aucune illusion chez lui, mais aucune amertume. Il disait en souriant :

— On ne connaîtra ma maladie que lorsqu'on m'aura ouvert.

Arnott protestait, Le malade ne souffrait, assurait-il, que d'un manque de distraction et d'exercice. Montholon invoquant l'amélioration qui s'était produite, Napoléon l'interrompit :

— Ne vous y trompez pas, je vais mieux aujourd'hui, mais ma fin approche.

Le soir, il fit continuer par Marchand la lecture des guerres d'Hannibal.

Jusque vers trois heures du matin, il éprouva comme un retour de fièvre. Son ventre, tendu, brûlait. Pris d'une soif ardente, il ne pouvait avaler que quelques gouttes. Il n'évitait les nausées qu'en s'interdisant tout mouvement. Ensuite il dormit. Dans la matinée du 20 il se montra agité. A l'arrivée de Bertrand, l'Empereur envoya Aly quérir l'Iliade et il pria le grand-maréchal de lui en lire un chant :

— Homère peint si bien les conseils que j'ai tenus souvent la veille d'une bataille que je l'entends toujours avec plaisir.

Montholon. étant sorti, il annonça à Marchand, qui se trouvait seul avec lui, qu'il l'avait nommé son exécuteur testamentaire.

Le jeune homme, bouleversé, lui baisa les mains. Il lui dit alors :

— J'ai un testament chez le grand-maréchal, prie-le de te le remettre et apporte-le-moi.

Marchand alla aussitôt chez Bertrand qui parut surpris, mais fut chercher l'enveloppe dans son secrétaire. Napoléon en fit sauter les cachets, parcourut les pages, qu'il déchira, et donna l'ordre à Marchand de le jeter au feu. Il se leva, gagna son fauteuil. Les médecins étaient venus, accompagnés de Bertrand. Il se plaignit Arnott d'un ton ferme et comme solennel du traitement qu'il avait subi durant sa captivité. Bertrand traduisit, phrase après phrase. Debout, le médecin anglais entendait tomber les poignants reproches :

— Voilà l'hospitalité de votre gouvernement... j'ai été assassiné en détail, avec préméditation... Hudson Lowe s'est fait l'exécuteur des hautes œuvres de vos ministres. Vous finirez comme la superbe république de Venise, et moi, mourant sur cet affreux rocher, je lègue l'opprobre de nia mort à la famille royale d'Angleterre.

Arnott ne répondit pas. Dans cette pauvre chambre, autour du fauteuil où Napoléon s'était redressé, les yeux étincelants, il y avait un air de grandeur qui l'atterrait. Un signe de tète lui donna congé. Le soir, Montholon écrivit à sa femme. Il lui faisait prévoir — avec quel secret soulagement ? — la mort de l'Empereur.

 

La nuit fut supportable. Le matin Napoléon fit sa barbe. Il avait demandé Vignali. Quand le prêtre arriva, il lui dit en dialecte :

— L'abbé, savez-vous ce qu'est une chapelle ardente ?

— Oui, sire.

— En avez-vous desservi ?

— Aucune, sire.

— Eh bien, vous desservirez la mienne. Il entra aussitôt dans un minutieux détail :

— Vous direz tous les jours la messe dans la chapelle qui sera dressée dans la pièce voisine, vous exposerez le Saint-Sacrement et vous direz les prières des quarante heures... Quand je serai mort, vous placerez cet autel à ma tête — il indiqua le mur derrière lui — et vous continuerez à célébrer la messe avant toutes les cérémonies d'usage. Vous ne cesserez que lorsque je serai en terre.

Antommarchi se tenait au pied du lit. Napoléon le vit grimacer. Le carabin faisait l'esprit fort. L'Empereur le foudroya :

— Vos sottises me fatiguent, monsieur. Je puis bien pardonner votre légèreté et votre manque de savoir-vivre, mais un manque de cœur, jamais. Retirez-vous.

Il retint un moment l'abbé pour causer avec lui de la Corse. Quand il fut sorti, il parla à Marchand de ce prêtre fruste, mais bon, avec estime :

— Quant à cet imbécile, ajouta-t-il en faisant allusion à Antommarchi, il ne mérite pas vraiment que je m'en occupe. Quelqu'un a-t-il été plus mal soigné que moi par lui ?

Le lendemain il refusa de le recevoir[30].

Il passa la matinée à compléter ses dispositions testamentaires. Il écrivit sous la dictée de Montholon les quatre nouveaux codicilles[31] où il léguait à ses serviteurs et amis des sommes à recouvrer sur Marie-Louise, sur Eugène, sur la couronne de France. Il se trouvait si pauvre, au regard de ce qu'il eût voulu donner Il était obsédé du désir de n'oublier personne de ceux qui l'avaient servi, de les aider, de les secourir dans la fin d'une vie qu'ils lui avaient dévouée. Montholon trop las, il dicta ensuite à Marchand de précises et complètes instructions pour ses exécuteurs testamentaires[32]. Il s'y occupait de nouveau de son fils. Il conjure ses mandataires de redresser ses idées sur les faits et les choses et de le remettre en droit chemin. Il prie sa mère, ses frères, ses sœurs, ses serviteurs de l'entourer. Ils l'engageront à reprendre le nom de Napoléon. Chez Denon, d'Albe, Fain, Méneval, Bourrienne, Appiani, on pourra trouver beaucoup d'objets qui lui feront comprendre, toucher vraiment ce que fut son père : Mon souvenir fera la gloire de sa vie. Lui réunir, lui acquérir ou lui faciliter l'acquisition de tout ce qui peut lui faire un entourage dans ce sens. Il donne encore une pensée à Marie-Louise, lui recommande leur enfant, qui n'a d'autre ressource que de son côté. Son inquiet amour tremble dans ces lignes suprêmes...

Il signa les états que Marchand avait dressés. Il demanda sa cassette, revit une fois encore les médailles, les miniatures, les croix qu'il irait porter à Vienne, Dans une petite boite ornée du camée de Pie VI, il plaça une carte où il avait écrit de sa main : Napoléon à lady Holland, témoignage d'estime et d'affection. Parmi les objets qu'il avait étalés sur son lit, il choisit une tabatière d'or pour le docteur Arnott. Le couvercle décoré de raisins portait un écusson vide, Avec la pointe de ses ciseaux l'Empereur y traça un N maladroit[33].

Dans la cassette se trouvait le collier de diamants qu'au dernier jour de Malmaison, Hortense l'avait obligé d'accepter.

— Tiens, dit-il à Marchand, j'ignore l'état de mes affaires en Europe. Prends ce collier. Cette bonne Hortense me l'a donné, pensant que je pourrais en avoir besoin, je crois qu'il vaut deux cent mille francs[34]. Cache-le autour de ton corps ; arrivé en France, il te mettra à même d'attendre le sort que je te fais par mon testament.

Il tint un instant les chatons brillants dans ses mains et les tendit à l'homme qui l'avait le mieux secouru dans sa misère :

— Marie-toi honorablement, fais ton choix parmi les filles des officiers ou soldats de ma vieille garde ; il y a beaucoup de ces braves qui ne sont pas heureux ; un meilleur sort leur était réservé sans les revers de fortune survenus à la France. La postérité me tiendra compte de ce que j'eusse fait pour eux si les circonstances eussent été tout autres.

Il voulut fermer lui-même les trois boites d'acajou qui contenaient ses tabatières, il les noua d'un ruban de soie verte, les scella et les rendit à Marchand. Pour se donner des forces il avait bu un verre de Constance. Il en éprouva presque aussitôt d'atroces douleurs. Le visage couvert de sueur, il continua sa besogne.

On le pressait de s'arrêter.

— Je suis bien fatigué, dit-il, mais il me reste peu de temps, il faut terminer.

Le soir, il mit enfin Bertrand au courant de ses dispositions dernières[35]. Il voulait mourir en catholique. L'abbé Vignali lui donnerait la communion, l'extrême-onction et tout ce qui est d'usage en pareil cas. Antommarchi, seul ou avec Arnott, ouvrirait son corps. Il parla de sa sépulture. Si les Bourbons n'autorisaient pas le retour de sa dépouille à Paris[36], il désirait être inhumé dans une île au confluent du Rhône et de la Saône, près de Lyon, ou bien à Ajaccio, dans la cathédrale.

— La Corse, dit-il, c'est encore la France... Mais le gouvernement anglais aura prévu ma mort. Dans le cas où des ordres auraient été donnés pour que mon corps restât dans l'Île, ce que je ne pense pas, faites-moi enterrer à l'ombre des saules où je me suis reposé[37] en allant vous voir à Hutt's Gate, près de la fontaine où l'on va chercher mon eau tous les jours.

Il informa Bertrand qu'il l'avait nommé son exécuteur testamentaire conjointement avec Montholon et Marchand, qu'il leur devait cela. Il voulait élever Marchand, il espérait que le Roi un jour le ferait baron. Il exprima le vœu, de façon touchante, que Bertrand se serrât à Montholon.

Il ne laissait rien à Antommarchi moins parce qu'il ne croyait pas à son habileté que parce qu'il ne lui avait pas montré d'attachement[38].

Il parla de ses domestiques avec gratitude et amitié, recommanda à Bertrand ses deux enfants naturels, Alexandre Walewski et le petit Léon. Il donna ensuite des conseils affectueux au grand-maréchal pour sa rentrée en France, sur la vie qu'il aurait à y mener,

Il chercha encore longtemps dans sa mémoire s'il n'avait omis personne à qui il dût de la reconnaissance et qu'il pût obliger par un legs.

A huit heures, épuisé, il fit signe de la main à Bertrand qui partit.

 

Le lendemain 23, il parut mieux. Il mangea du hachis de faisans[39] dont il fit goûter au docteur Arnott. Il consentit à prendre une médecine qu'il refusait depuis plusieurs jours. Il dicta un dernier codicille[40]. Il ne quitta pas son lit où il s'assoupit à plusieurs fois. Arnott crut remarquer qu'il était devenu dur d'oreille. Il demandait souvent à Bertrand et à Montholon de répéter leurs paroles. Le médecin anglais restait optimiste : La guérison serait lente et difficile, mais le malade n'était point en péril[41].

Le 24 l'état demeura stationnaire, L'Empereur éprouva un peu de fièvre. Il écrivit encore seul avec Montholon et Marchand. Il causa ensuite avec Bertrand[42]. Le soir, il ne put garder son dîner.

Les vomissements redoublèrent la nuit. Il ne dormit pas. Le délire le prit. Il parlait à voix basse par phrases coupées qu'on ne comprenait plus.

Il finit par reposer entre trois et sept heures du matin. Il voulut alors signer les instructions à ses exécuteurs que Marchand lui apportait, copiées. Bertrand vint et lui fit la lecture. Il lui traduisit l'article d'un journal anglais qui jugeait sévèrement le rôle de Caulaincourt et de Savary dans l'affaire du duc d'Enghien. Napoléon se redressa dans son lit :

— C'est indigne ! s'écria-t-il.

Il fit appeler Montholon et lui demanda de lui apporter son testament. Il l'ouvrit et, d'un trait, écrivit au bas de l'article 8 :

J'ai fait arrêter et juger[43] le duc d'Enghien parce que cela était nécessaire à la sûreté, à l'intérêt et à l'honneur du peuple français lorsque le comte d'Artois entretenait, de son aveu, soixante assassins à Paris. Dans une semblable circonstance, j'agirais encore de même.

Si près de mourir, il endosse ainsi hautement l'acte qu'on lui a le plus reproché, qu'il n'avait sans doute pas voulu, mais qu'il n'a jamais désavoué parce qu'ayant les épaules d'un chef, il se jugeait responsable même des crimes commis par ses agents.

Il lâcha la plume, rendit le testament à Montholon et le congédia.

Dans la soirée, l'Empereur entretint Bertrand de son fils. Madame Mère, Pauline, Fesch devraient lui laisser le gros de leur succession. Il craignait qu'on ne voulût en faire un cardinal. Il fallait avant tout éviter qu'il ne devint prêtre. On ne pouvait pas dire quelle serait sa destinée. Mais il ne devait rien faire qui pût éloigner de lui les Français, les indisposer... Qu'il apprit le latin, les mathématiques, la géographie, l'histoire...

Comme Bertrand demandait quelle ligne de conduite auraient à suivre les amis de l'Empereur et quel but il leur désignait, il répondit avec force :

— L'intérêt de la France et la gloire de la patrie. Je n'en vois pas d'autre.

La nuit fut coupée de cauchemars. Quand vint le jour, il voulut cacheter ses testaments et codicilles. Puis, très abattu, il s'assoupit. Devant Arnott, il rendit pour la première fois, semble-t-il bien, quelque chose de noir et pareil à du marc de café[44]. Arnott alors s'effraya. Il avertit Lowe[45] qui vint à Longwood et insista pour une consultation.

A trois heures et demie les nausées cessent et Napoléon s'endort. Le soir, il se lève et, dans sa robe de chambre, soutenu par Marchand et Aly, s'assied dans son fauteuil. Près de lui, sur son guéridon, sont placés les neuf plis testamentaires noués de faveurs rouges ou vertes[46]. Il a fait appeler Bertrand et l'abbé Vignali. Ils apposent, ainsi que Montholon et Marchand, sur chacun des plis leur signature et leur cachet. A la lueur du flambeau couvert, Bertrand dresse un procès-verbal descriptif[47]. Quand ils ont fini, l'Empereur reste seul avec Vignali. Il lui remet, sous le secret de la confession, le double du testament et de deux des codicilles[48]. Marchand revient qui l'aide à se recoucher. Napoléon lui confie l'original du testament, des codicilles et du reçu de Laffitte reconnaissant le dépôt de ses fonds. Quand il sera mort, ces pièces seront remises à Montholon. En attendant il fait porter chez celui-ci ses manuscrits et sa cassette, chez Bertrand ses armes. Marchand emporte le nécessaire et les boites d'acajou. Napoléon, anéanti par tant d'efforts, semble satisfait. Lorsque Montholon vient pour passer la nuit, il lui dit :

— Eh bien ! mon fils, ne serait-ce pas dommage de ne pas mourir après avoir si bien mis ordre à ses affaires ?

Les vomissements noirs reparaissent dans la nuit, très pénibles[49]. Napoléon parle avec incohérence, d'une voix faible. Il repousse toute médication. Lowe, accouru à New House, confère avec Arnott. Celui-ci estime maintenant la situation désespérée ; il a averti Bertrand et Montholon qu'un dénouement rapide est à prévoir. Lui aussi il réclame une consultation. Les deux Français doivent répondre évasivement. Comment faire accepter d'autres médecins anglais par l'Empereur ? Dans la matinée, la lucidité revient entière. Napoléon, sur les instances de tous, abandonne enfin sa petite chambre pour s'établir à demeure au salon. On l'y soignera plus facilement. Un des lits de campagne y a été placé entre les deux fenêtres, en face de la cheminée, l'autre est dans l'angle droit, près de la porte du parloir. L'Empereur pourra aller de l'un à l'autre, s'il lui plaît, comme il a fait tous ces jours. En chancelant, appuyé sur Montholon et Marchand, il quitte l'étroite pièce où il a passé tant d'heures douloureuses. Il fléchit sur ses jambes

— Je n'ai plus de forces, dit-il, me voilà sur la paille. On veut le porter ; il refuse :

— Non, quand je serai mort, pour le moment il suffit que vous me souteniez.

Couché dans son lit, il soupire d'aise. II dit à Antommarchi :

— Vous ferez l'ouverture de mon cadavre, j'exige que vous me promettiez qu'aucun médecin anglais ne portera la main sur moi... Seul le docteur Arnott, s'il le fallait, pourra être employé. Je souhaite que vous preniez mon cœur, que vous le mettiez dans l'esprit de vin et que vous le portiez à Parme à ma chère Marie-Louise. Vous lui direz que je l'ai tendrement aimée, que je n'ai jamais cessé de l'aimer, vous lui raconterez tout ce qui se rapporte à ma situation et à ma mort... Je vous recommande surtout de bien examiner mon estomac, d'en faire un rapport précis, détaillé, que vous remettrez à mon fils... Je ne suis pas éloigné de croire qu'il est atteint de la lésion qui conduisit mon père au tombeau, je veux dire d'un squirre au pylore... Je m'en suis douté dès que j'ai vu les vomissements devenir fréquents et opiniâtres.

Antommarchi promet. Nul n'essaie de montrer d'espoir. L'Empereur dicte à Montholon la lettre qu'il devra adresser à Lowe dès qu'il aura expiré :

Monsieur le gouverneur,

L'empereur Napoléon est mort le... à la suite d'une longue et pénible maladie. J'ai l'honneur de vous en faire part...

Peu après sa parole s'abat. Il ne peut garder aucun aliment. A plusieurs reprises il somnole. Dans la pièce obscure, Bertrand, Montholon, les deux médecins attendent...

 

La nuit du 28 au 29, dominé par la fièvre, l'Empereur dicte à Montholon un projet sur la destination de Versailles. Il l'intitulera Première rêverie. Marchand relève Montholon. L'Empereur dicte alors au valet de chambre une Seconde rêverie sur la défense du territoire par les gardes nationales[50]. Il a des moments de complet délire. Pendant l'un d'eux, il arrache son cautère. Dans un autre :

— Je me sens si fort, dit-il, que je pourrais parcourir quinze lieues à cheval.

A l'approche de l'aube, la fièvre baisse, il dort trois heures. Il se prête à l'application d'un vésicatoire sur l'estomac[51]. La journée est tranquille. L'esprit libre, il fait écrire par Montholon deux lettres adressées à Laffitte et à M. de la Soufflerie, pour le règlement de sa succession. Marchand les recopie et l'Empereur les signe.

Le soir fièvre et délire reparaissent. Napoléon, à mots peu distincts, parle de son fils. Ses derniers lambeaux de pensée vont à l'enfant prisonnier. A-t-il assez fait pour lui ? Dans la chambre sans lumière, il veut dicter à Marchand de nouvelles dispositions :

— As-tu du papier ?

— Oui, sire.

Le jeune homme prend un crayon, et, sur le dos d'une carte à jouer, écrit :

— Je lègue à mon fils ma maison d'habitation d'Ajaccio, aux environs des Salines, avec jardins, tous mes biens sur le territoire d'Ajaccio pouvant lui donner cinquante mille francs de rente...

Domaines imaginaires... Il veut poursuivre, balbutie :

— Je lègue...

puis s'arrête, et sa tête retombe sur l'oreiller, les yeux clos.

Vers le matin, il a pendant deux heures le hoquet. Ensuite il respire sans gêne. Arnott déclare l'état stationnaire.

La journée passe dans une espèce de stupeur. Mais à certains instants Napoléon parle avec netteté. Il rudoie même Bertrand, comme celui-ci propose de remplacer cette nuit Montholon fatigué :

— Je vous l'ai déjà dit, Montholon me suffit ; c'est votre faute si je me suis accoutumé à ses soins... C'est lui qui recevra mon dernier soupir, ce sera la récompense de ses services. Ne m'en parlez plus...

Qu'elle a de peine à s'éteindre, sa rancune ! S'il estime toujours Bertrand, il lui a retiré son amitié. Certes Montholon aussi voulait partir, mais il a donné à son désir plus de formes, il a flatté Napoléon de plus de mensonges. Et le mensonge, pour les vaincus, est sans doute la première charité.

Pourtant, un peu plus tard, il éprouve un regret. Le pauvre Bertrand sera demeuré jusqu'au bout ! Après tout, lui aussi, avec sa femme, ses enfants, s'est sacrifia..

Ce même jour, après la visite des médecins, comme Bertrand, resté dans le salon, immobile, au pied du lit, regarde l'Empereur qui semble dormir, il le voit soudain lever les paupières. Et Napoléon lui dit d'une voix douce :

— Vous êtes triste, Bertrand ? qu'avez-vous ?

Il voit bien que si sa mort délivre son premier officier, elle le déchire.

Bertrand baisse la tête sans répondre.

Alors Napoléon lui parle de sa femme. Comment va-t-elle ? Qu'elle vienne demain avec ses enfants.

Après six mois de constant refus, il consent à revoir l'ingrate, la jalouse, mais la pauvre, la malheureuse Mme Bertrand. C'est un pardon, et qui sans doute lui a conté.

Dans la soirée, il demande à Pierron s'il a rapporté de la ville des oranges. Que dit-on de lui à Jamestown ? Le train de la vie l'intéresse encore...

Souvent ses yeux se portent sur le portrait de son fils, accroché entre les deux fenêtres au-dessus de son lit[52].

Vers onze heures, il est saisi de frissons et se glace. Le pouls devient imperceptible par intervalles ; la respiration s'arrête. Antommarchi envoie chercher Arnott. Puis l'accès passe, le pouls s'élève. Napoléon dort un peu.

Dans la matinée du 1er mai, le hoquet reparaît[53]. Le malade refuse nourriture et médecine. Il divague. Il demande à sortir dans le jardin. Il ne se rappelle plus que le docteur Baxter a quitté l'ile et que Shortt dont on lui propose les soins, l'a remplacé :

— C'est singulier, je n'en ai jamais rien su. Pourquoi ne me l'a-t-on pas encore dit ?

Le nom d'Antommarchi l'étonne :

— Qu'est-ce que c'est que cet Antommarchi ?

Il le prend pour O'Meara et il appelle Arnott Stokoë. Parfois il dit :

— Est-ce que je suis en danger ? Est-ce que je suis mourant ?

Il s'étonne de la présence de Bertrand :

— Que voulez-vous ? Qu'est-ce qui vous amène à cette heure ?

Enfin la conscience renaît. Montholon montre à l'Empereur la lettre où Lowe offre les services de nouveaux médecins. Napoléon répond :

— Non, je sais que je suis mourant. J'ai confiance dans les personnes qui m'entourent et ne désire pas qu'on en appelle d'autres.

A onze heures, Mine Bertrand entre dans le salon.

— Ah ! madame Bertrand, murmure l'Empereur.

— Comment se porte Votre Majesté ?

— Aïe ! tout doucement.

Il lui fait signe de s'asseoir à son chevet.

— Vous voilà bien maintenant, dit-il, se souvenant qu'elle avait été souffrante ; votre maladie était connue, la mienne ne l'est pas et je succombe.

Il parle des enfants. Pourquoi n'a-t-elle pas amené Hortense ?... Qu'elle revienne le voir...

Mme Bertrand répond à mots entrecoupés. Les sanglots la suffoquent. Elle se lève, s'incline. La porte refermée sur elle, elle éclate :

— Quel changement chez l'Empereur !... Il a été bien cruel pour moi en refusant si longtemps de me recevoir. Je suis heureuse de ce retour, mais je le serais davantage s'il avait voulu de mes soins !

Dès lors elle reviendra passer quelques moments chaque jour au chevet du mourant.

La nuit du 1er, les deux médecins couchent dans la bibliothèque. Pour la première fois Bertrand veille avec Marchand. Montholon et Aly les relèvent.

La journée du 2 mai est assez calme. Napoléon continue de secouer la tête en disant non, non, d'un air excédé quand on lui offre potion ou aliment[54]. Arnott et Antommarchi sont en conflit ouvert. Le premier veut qu'on administre des lavements contre la volonté du patient. Le second s'y refuse, soutenant que le moindre mouvement lui rendrait le hoquet et que l'irritation qu'il en éprouverait aggraverait sa faiblesse. Arnott doit céder.

La soirée et le début de la nuit jusqu'à trois heures passent sans crise. Puis le hoquet recommence. L'abdomen est gonflé, douloureux. Des escarres paraissent aux reins. Le matin du 3, Arnott revient à son idée de dégager à tout prix l'intestin engorgé et il propose une dose de calomel. Antommarchi n'en veut point... Napoléon, tourmenté par la soif, boit de l'eau sucrée avec parfois un peu de vin.

— C'est bon, c'est bien bon, dit-il à Marchand, en le regardant avec amitié.

Noverraz, qui relève de maladie, a demandé à voir son maitre. Napoléon le fait venir.

— Tu es bien changé, mon garçon. Le voilà mieux ?

— Oui, sire.

— Je suis bien aise de te savoir hors de danger, ne te fatigue pas à rester sur tes jambes, va te reposer.

Le jeune Suisse, tremblant, gagne avec peine la salle à manger, où il s'évanouit.

Vers deux heures après-midi, la fièvre baisse un peu. Montholon, sur l'ordre qu'il a reçu de l'Empereur, fait venir Vignali. L'abbé, en habits bourgeois, porte un objet qu'il dissimule. Marchand l'introduit et le laisse seul avec Napoléon. Il se tient devant la porte et en défend l'entrée. .Une demi-heure après, Vignali sort de la pièce et dit à Marchand :

— L'Empereur vient d'être administré, l'état de son estomac ne permet pas un autre sacrement.

Pourquoi ce mystère, pourquoi dans un instant solennel Napoléon s'est-il caché de ses serviteurs ? Ah ! c'est que jusqu'au bout ïl est resté un homme de la Révolution. Il s'incline aujourd'hui devant la religion de ses pères, il revient vers elle à l'heure de sa fin ; mais pendant trop d'années, il a trop plaisanté des prêtres, trop affirmé son scepticisme pour ne pas rechercher le secret quand, entouré d'hommes pour la plupart incroyants, il se soumet aux pratiques suprêmes de la foi.

On n'en saurait douter, sa soumission était sincère. Si faible et dépouillé de tout, il se tournait vers Dieu comme vers l'appui qui ne trahit aucune faiblesse. Il serait moins amer de finir en exil après avoir, ne fût-ce qu'une minute, joint les mains. Quand, à Rome, Madame l'apprendrait, elle en serait un peu consolée. Cette pensée vers sa mère le faisait mourir moins seul.

Marchand rentra dans le salon. Épuisé, Napoléon, les yeux clos, le bras étendu hors du lit, semblait déjà mort. Le jeune homme s'approcha avec précaution et baisa la main qui pendait. Il fut chercher Aly qui, à son tour, posa ses lèvres sur ces doigts décolorés...

Hudson Lowe, informé par Reade du différend qui séparait les médecins, était à ce moment à Longwood. Enfin persuadé du danger de son prisonnier, il souhaitait sincèrement de lui porter tous les secours en son pouvoir. Posté avec Gorrequer et Arnott chez Montholon, il s'évertuait pour que les deux meilleurs médecins de l'île, Shortt et Mitchell, fussent enfin appelés près du mourant. Montholon résistait. L'Empereur, disait-il, quoique souvent plongé dans l'inconscience, avait encore de trop prompts réveils pour qu'on osât amener à son chevet, sans sa permission, d'autres docteurs. Leur présence inattendue pourrait produire un choc qui serait mortel. On convint enfin que lorsque le général aurait entièrement perdu le sens, les médecins anglais seraient introduits.

— Monsieur le comte, dit Lowe en partant, je désire infiniment que la science anglaise ait tout au moins une chance de lui sauver la vie.

Peu après, Antommarchi courut avertir Gorrequer que Napoléon pouvant passer dans la journée, il requérait l'assistance des docteurs Shortt et Mitchell pour une consultation qui se tiendrait chez lui. Les deux médecins, par signaux optiques, furent prévenus ; peu après, ils discutaient avec Arnott et Antommarchi, en présence de Montholon et de Bertrand.

Antommarchi s'inquiétait maintenant de la responsabilité qu'il avait prise en s'opposant aux avis d'Arnott. Il s'inclina, quand Shortt et Mitchell déclarèrent à leur tour qu'il y avait Lieu, pour soulager le patient, de lui administrer, sans qu'il s'en doutât, une dose de calomel. Ils conseillèrent aussi de lui frotter les reins avec de l'eau de Cologne et de lui donner une potion calmante.

Bertrand n'informa l'Empereur que de ces dernières prescriptions.

— C'est bien, nous verrons, murmura Napoléon.

Et quand Bertrand fut sorti, il dit à Marchand, avec dédain :

— Quel résultat de la science ! Belle consultation ! Laver les reins avec de l'eau de Cologne, bon ! Pour le reste, je n'en veux pas.

Bertrand chargea Marchand de faire prendre le calomel par l'Empereur à son insu. Le valet de chambre y répugnait. Le grand-maréchal lui dit, d'un ton d'autorité[55] :

— C'est une dernière ressource à tenter. L'Empereur est perdu. Il ne faut pas que nous ayons à nous reprocher de ne pas avoir fait tout ce qu'humainement on peut faire pour le sauver.

Marchand délaie la poudre dans l'eau sucrée et tend le verre à l'Empereur.

Napoléon avale avec peine. A la dernière gorgée, il sent la drogue[56] :

— Ah ! dit-il à Marchand avec reproche, tu me trompes aussi !

Marchand, navré, retient à peine ses larmes. Mais une demi-heure plus tard, Napoléon lui demande de nouveau à boire. Il prend le verre avec confiance :

— C'est bon, c'est bien bon, répète-t-il.

Dans la soirée, sa langue s'embarrasse. Il fait appeler Pierron et veut lui indiquer de quelle manière il doit lui préparer de l'orangeade. Il répète sans cesse le mot orange et ne peut finir sa phrase.

 

La nuit du 3 au 4 est tranquille. Tous les serviteurs restent sur pied. Le calomel produit un violent effet[57]. Mais la faiblesse augmente encore, s'il est possible. Et le hoquet ne cesse presque plus. Le matin, pourtant, l'aveugle Arnott mande à Reade : Les choses ne vont pas plus mal, il y aurait même quelque mieux... Au total j'ai plus d'espoir aujourd'hui qu'hier et avant-hier. Il recommande des soupes et un peu de vin. Shortt et Mitchell sont là en permanence. Montholon n'ose leur laisser voir l'Empereur. Celui-ci accepte du potage. Il boit beaucoup d'eau sucrée. Les nausées en rejettent la majeure partie. Il paraît moins oppressé. Il parle plus aisément. Mais le hoquet n'a presque plus de relâche. Pour le vaincre, Arnott lui fait prendre une potion à base d'opium et d'éther.

Le temps depuis plusieurs jours est mauvais. Il pleut presque sans cesse. L'alizé souffle avec violence. Les plantations sont ravagées[58].

Par moments, Napoléon gémit. Sa fièvre, d'abord diminuée, remonte. Dans l'après-midi, il essaie de se lever. Antommarchi le remet au lit. L'Empereur parait mécontent. Puis, par degrés, l'esprit s'éteint[59]. A dix heures du soir, il fait un violent effort pour vomir, rejette une matière noire et s'affaisse sur ses oreillers. La nuit semble interminable. Le flambeau, caché par un paravent, ne fait bouger qu'un vague reflet. Bertrand, Montholon, Antommarchi, Marchand, Aly, brisés de fatigue, sommeillent sur des fauteuils dans le salon même ou dans la pièce voisine. L'un ou l'autre, se réveillant, court au lit, soulève la moustiquaire, essaie de saisir le souffle imperceptible et fait couler dans la bouche de l'Empereur une cuillerée d'eau sucrée. Ses joues sont traversées de frissons nerveux. Vers deux heures du matin, quelques mots incompréhensibles sortent de ses lèvres. Montholon plus tard prétendra y avoir reconnu :

France, armée, tête d'armée, Joséphine[60].

Ce sont les derniers. Il retombe dans l'anéantissement[61]. Un peu après cinq heures, il vomit encore. Ses membres sont baignés de sueur. On le voit élever lentement ses mains tremblantes et les croiser. Puis il les laisse retomber de chaque côté de son corps. Dès lors il ne bouge plus. Ses yeux ouverts sont fixes, sa mâchoire inférieure tombe. Son pouls ne se sent pas : à peine un léger battement aux carotides[62].

Arnott vient à six heures. Il ordonne des sinapismes aux pieds, des vésicatoires aux jambes et au sternum. Ils n'ont point d'effet.

Il fait jour. On ouvre les persiennes. Mme Bertrand vient s'asseoir au pied du lit. A huit heures, tous les Français de Longwood entrent sur la pointe des pieds dans le salon et se rangent contre les murs pour voir mourir Napoléon.

 

 

 



[1] Papiers Marchand, Montholon, II, 507. J'ai cherché, écrit Montholon, à lui donner l'espoir que ce serait une précaution inutile, mais il a persisté et m'a dit : Je l'écrirai demain si le mieux continue.

[2] Point de note à ce sujet le 12, dans Montholon. Mais Marchand est très affirmatif.

[3] Nous ne croyons pas devoir donner ici le texte intégral du testament si connu. Nous le suivons dans son ordre, au fur et à mesure de la dictée de l'Empereur. Nous ferons de même pour les codicilles.

[4] Notamment le Manuscrit de Sainte-Hélène.

[5] Ils seront désignés avec le plus précis détail, dans l'état A annexé au testament.

[6] Napoléon n'avait, on le sait, remis à Laffitte que 3.800.000 francs qui, grossis de 400.000 francs versés par Lavallette et des intérêts, mais réduits par les paiements faits durant la captivité sur l'ordre de l'Empereur, formaient un total de 3.149.000 francs dont Laffitte se reconnut débiteur. (Lettre du 28 février 1822 au rédacteur du Constitutionnel.)

[7] L'abbé Vignali avait dû confier à l'Empereur son intention de se retirer en Corse, car il ajoute avec son souci du détail : Je désire qu'il bâtisse sa maison près de Ponte Nuovo di Rostino.

[8] A certains il adressait un salut, ou un vœu particulier : le chirurgien Larrey, l'homme le plus vertueux que j'aie connu ; le colonel Marbot : Je l'engage à continuer à écrire pour la défense de la gloire des armées françaises et à confondre les calomniateurs et les apostats ; le baron Bignon : Je l'engage à écrire l'histoire de la diplomatie française de 1792 à 1815.

[9] Bulletin d'Arnott, 14 avril. (Lowe Papers, 20.157.)

[10] On se cachait de Bertrand. Mais Napoléon l'informera le 22, le plaçant ainsi devant le fait accompli.

[11] Les villes de Brienne (où il avait été élevé) et de Mery avaient été saccagées en 1814.

[12] Marchand n'était pas fait comte par le testament de l'Empereur. Sur l'original autographe, on voit, entre le nom de Bertrand et celui de Marchand, une virgule. Marchand, qui bénéficiera à cet égard pendant quarante ans d'un doute courtois, recevra définitivement le titre de comte par lettres patentes de Napoléon III en date du 7 avril 1869. Le titre devait passer à son gendre M. E. Desmazières et à ses petits-fils.

[13] Notes de Lowe, 14 avril. (Lowe Papers, 20.157.)

[14] Il est assez curieux de remarquer que le plus haineux de ses ennemis, Castlereagh, se tranchera la gorge un an plus tard.

Cette apostrophe amusa-t-elle Antommarchi ? Il se mit à rire. L'Empereur le regarda sévèrement. Le lendemain, il le tança d'importance. Antommarchi s'excusa en disant (piètre raison) que le souvenir de la chanson de Malbrouk l'avait égayé. Sur l'ordre de Napoléon, Montholon fit écrire le 17 avril à Antommarchi une lettre où il s'engageait par serment à ne rien révéler de ce qu'il verrait ou entendrait chez l'Empereur. Celui-ci en effet avait été blessé d'apprendre (par des rapports de domesticité, dit Montholon) qu'Antommarchi s'était permis quelques indiscrétions ou plaisanteries sur le soin que l'Empereur prenait de sa toilette, quoique malade : (Montholon, II, 516.) D'une note que dicta l'Empereur à ce sujet il résulte aussi qu'Antommarchi avait rapporté à Mme Bertrand une chose que Napoléon lui avait dite. L'Empereur ajoutait : Je lui en ai témoigné mon mécontentement ; depuis je ne l'ai plus appelé. (Inédit, Fonds Masson, Bibl. Thiers, carton 14.) Cette note, écrite au crayon et datée du 17 avril, se trouve au dos des Conseils dictés par l'Empereur pour son fils à la même date.

[15] Il demanda quelques jours plus tard à Arnott si les officiers du 20e avaient été satisfaits de son envoi. Le docteur répondit évasivement et détourna son attention. (Lowe Papers, 20.133.) Après la mort de l'Empereur, les officiers, qui avaient blâmé la conduite de Lowe et de leur commandant, réclamèrent ces volumes. Le duc d'York, généralissime anglais, autorisa sir Wm. Houston, colonel du 20e régiment, à les accepter des mains de Montholon. (M. B. Smyth : History of the 20 th. Rgt, 53.)

[16] La courtoisie et le tact du capitaine Lutyens avaient été appréciés des Français. Quand il partit, Montholon lui rendit visite et lui dit Napoléon m'a chargé de vous exprimer sa satisfaction pour les attentions que vous avez eues pendant votre résidence à Longwood. Après la mort de l'Empereur, Mme Bertrand lui envoya une mèche de cheveux et un petit bijou de corail.

[17] William Crokat (1789-1879) avait servi dans la guerre d'Espagne. C'était un Écossais de six pieds de haut. Promu lieutenant-général en 1861, il survivra à tous ceux qui virent Napoléon sur son lit de mort.

[18] Arnott, 15 avril. On trouve dans Fréd. Masson, qui suit Marchand, plusieurs erreurs de date, la remise du Marlborough étant portée au 15 et la copie du testament par Napoléon au 16. Nous rectifions d'après les rapports d'Arnott et les notes de Lowe, beaucoup plus précis.

[19] Cette application, si émouvante, est visible clans toute l'étendue du testament, soit vingt pages. Jamais depuis le temps de sa jeunesse Napoléon n'a écrit de façon si nette et posée. Ce document repose aux Archives nationales, dans l'armoire de fer.

[20] Notes de Lowe, 26 avril. Lowe Papers, 20.137.

[21] Notes de Lowe, 16 avril. Lowe Papers, 20.157. Comme Lutyens demandait pourquoi on ne le transportait pas à New Flouse où il eût été beaucoup mieux, Montholon répondit qu'on avait déjà eu toutes les peines du monde à lui faire accepter le salon. Lutyens était encore à Longwood ; Crokat ne prit ses fonctions que le 26 avril. Lowe à Montholon, 26 avril. (Bibl. Thiers, C. 8. Inédit.)

[22] Lowe Papers, 20.157. A partir de cette nuit, Napoléon coucha dans le salon, mais le jour il revenait dans sa chambre où un des deux lits de campagne était resté. Il s'y trouvait mieux chez lui, disait-il. Aly (272) indique expressément qu'il y écrivit les derniers actes de sa volonté.

[23] Le testament de l'Empereur est écrit sur un papier in-4° (0,32 * 0,20) portant le filigrane J. Whatman 1819 — Balston et C° et un écusson contenant les lettres V. E. C. L. entrecroisées.

[24] Datés du 16 avril, ils constituaient une précaution de l'Empereur contre une mainmise des Anglais sur ce qu'il possédait à Sainte-Hélène. Ils devaient être ouverts immédiatement après sa mort, tandis que le testament ne le serait qu'en Europe. Le premier, destiné à être communiqué au gouverneur, spécifiait :

Je lègue aux comtes Bertrand, Montholon et à Marchand, l'argent, bijoux, argenterie, porcelaine, meubles, livres, armes et généralement tout ce qui m'appartient à Sainte-Hélène.

Le second, sorte de testament résumé, pouvait suppléer au testament véritable. En outre, il partageait entre ses compagnons le petit trésor emporté de France et qui, grossi patiemment, atteignait environ 300.000 francs. 30.000 seront distraits pour payer les réserves de mes domestiques. Le restant sera distribué : 50.000 à Bertrand, 50.000 à Montholon, 50.000 à Marchand, 15.000 à Vignali, 10.000 à Archambault, 10.000 à Coursot, 5.000 à Chandellier. Le restant sera donné en gratification aux médecins anglais, domestiques, Chinois et au chantre de la paroisse.

[25] Lowe Papers, 20.157.

[26] Et aussi les autres Anglais. Le 22 avril, le major Harrison écrira à sir G. Bingham ; Je ne sais que penser de notre invalide, ou pintât je commence à croire que toute cette histoire de sa maladie est une pure comédie. Il est toujours alité, mais d'après ce que j'apprends, son état s'est bien amélioré. Le docteur Arnott le voit deux fois par jour et m'a dit que c'est bien le client le plus extraordinaire qu'il ait jamais soigné ; certainement si la nouvelle arrivait demain qu'un navire de 74 vient le prendre pour le conduire en France, la santé morale et physique lui reviendraient aussitôt, Cornbill Magazine, février 1901.

[27] On a longtemps pensé que ces conseils suprêmes de Napoléon à son fils, étaient de la fabrication de Montholon qui, au fort de Ham, après l'échec du coup d'État de Boulogne, aurait autour de phrases authentiques de l'Empereur assemblé un texte inspiré des idées du prétendant, le futur Napoléon III : rapprochement avec l'Angleterre, nécessité d'institutions démocratiques, et notamment de la liberté de la presse, création d'une sorte de fédération européenne, satisfaction donnée aux aspirations des nationalités, accord avec l'Église, etc. L'auteur lui-même le croyait. Mais il a trouvé dans des liasses non encore inventoriées du fonds Masson (Bibl. Thiers, carton 14) le brouillon de cette pièce. Sept pages de grand format sur papier de fabrication anglaise dont le filigrane porte : S. and C. Wise. 1818. C'était un des papiers les plus usités à Sainte-Hélène. Il a été employé pour le Rapport authentique de l'ouverture du corps de l'Empereur, pour les procès-verbaux des 7 et 8 mai (Bibl. Thiers, carton 14), L'écriture rapide au crayon, en partie effacée, est d'une lecture difficile. On peut toutefois avec quelque patience la déchiffrer. A la huitième page, comme nous l'avons dit, se trouve la note dictée par l'Empereur au sujet d'Antommarchi, datée du 17 avril. Pour soutenir que Montholon a rédigé ce document autour de 1840, il faudrait donc admettre que non seulement il avait gardé ce brouillon de note pour lui insignifiant, mais qu'il avait encore conservé pendant vingt ans une double feuille blanche de papier identique (même format, même filigrane), et qu'il ait employé ces matériaux pour donner un caractère d'authenticité à son faux. Ce n'est pas impossible. Nous penchons pourtant vers une solution plus simple : la véracité du document. Le manuscrit porte des traces manifestes de hâte, Tout s'y tient. Point d'alinéas comme dans une rédaction ordinaire. Ces sept pages ont été écrites sous la dictée, très vite, et le même jour. Au reste, quand on les lit avec attention, on est frappé de leur esprit, de leur facture. Ils n'appartiennent qu'à Napoléon. En quelques pages, à côté de son testament, il a exposé là les idées politiques et sociales où l'avaient conduit son expérience du pouvoir et ses méditations durant la captivité.

[28] Le docteur Thomas Shortt (1788-1843) qui succédait à Baxter comme médecin en chef de Sainte-Hélène, arriva dans l'île en décembre 1820.

Le docteur Ch. Mitchell (1785-1856) était le chirurgien du Vigo, navire-amiral en station à Sainte-Hélène de 1820 à 1821.

[29] Papiers Marchand, Aly, 165.

[30] Arnott fut seul admis le 22. Le grand-maréchal intercéda alors pour Antommarchi. Que voulez-vous, fit l'Empereur, si ce n'est pas un mauvais cœur, c'est au moins un imbécile. Montholon insista tant que Napoléon permit à Antommarchi de revenir le 23.

[31] Ils seront datés du 24 avril. Le premier estimait à cinq ou six cent mille francs les diamants lui appartenant qui se trouvaient mêlés à ceux de la Couronne, à 2 OU 300.000 francs des valeurs laissées chez le banquier Torlunia. Napoléon les léguait au duc d'Istrie, à la fille de Duroc, à d'anciens compagnons d'armes. Au cas où ces sommes ne pourraient être recouvrées, les legs seraient imputés sur le fonds Laffitte.

Le second réparait divers oublis. Il regardait les enfants du baron du Theil qui avait dirigé l'école d'Auxonne, au général Dugommier qui commandait à Toulon, du conventionnel Gasparin, de son aide de camp Muiron. Là encore les legs, à défaut du recouvrement prévu, devaient être payés sur k fonds Laffitte. Dans ce codicille, Napoléon léguait 10.000 francs au sous-officier Cantillon qui a essuyé un procès comme prévenu d'avoir voulu assassiner lord Wellington et dont il a été déclaré innocent. Cantillon avait autant de droit d'assassiner cet oligarque que celui-ci de m'envoyer pour périr sur le rocher de Sainte-Hélène.

Ce legs a été très vivement reproché à Napoléon par les Anglais. Il montre combien il gardait d'amertume vis-à-vis de Wellington qui d'ailleurs — et il le savait — avait odieusement plaisanté son exil.

Le troisième disposait des deux millions que Napoléon avait fait remettre en 1814 à Orléans à Marie-Louise. Il répartissait cette somme entre Bertrand (300.000), Montholon (200.000), Las Cases (200.000), Marchand (100.000) et de nombreux légataires : les serviteurs de Sainte-Hélène, le maire d'Ajaccio, la fille de. Duroc, les fils de Bessières, Drouot, Lavalette, Planta, les habitants de Brienne, les officiers et soldats de sa garde à l'île d'Elbe.

Le quatrième réclamait deux millions à Eugène sur la liquidation de la liste civile d'Italie, ils étaient répartis en legs analogues. Bertrand recevait encore 300.000 francs, Montholon 200.000, Marchand 100.000, etc. Ils devaient d'ailleurs en verser une partie dans une caisse de réserve pour acquitter des legs de conscience.

[32] Elles comprennent trente-sept articles qui montrent une prodigieuse mémoire comme un sens étonnant du détail.

[33] Il chargea Montholon d'y placer douze mille francs en or.

[34] Le collier d'Hortense ne valait pas 200.000 francs. Il fut estimé par arbitrage à 80.000 francs et rendu à la reine, Marchand en recevant la valeur en argent. (Mémoires de la reine Hortense, III, 37.)

[35] Cette conversation avec Bertrand et celles qui suivirent, les 24, 25 et 26 avril, ont été notées par le grand-maréchal. Son manuscrit, légué par sa fille au prince Napoléon, se trouve dans les archives de Frangins. M. Ernest Cl 'Hauterive en a publié l'essentiel dans un important article de la Revue des Deux Mondes du 15 décembre 1928. C'est un document historique de premier ordre.

Dans ces notes, Bertrand déclare que Napoléon lui aurait dit qu'il ne croyait à rien. Marchand — le plus près à Sainte-Hélène du cœur de Napoléon — affirme que l'Empereur avait l'âme religieuse. Il est possible, et cette hypothèse concilie tout, que par respect humain, Napoléon ait dissimulé à Bertrand, fort incrédule, sa véritable disposition d'esprit et ne lui ait représenté sa demande des sacrements que comme un acte politique.

[36] Ce qu'il préférait, dit-il, c'était d'être enterré au cimetière du Père La Chaise, qu'on pourrait le placer entre Masséna et Lefebvre et qu'on lui élevât au milieu un petit monument, une colonne... que si les Bourbons voulaient s'honorer, ils le placeraient à Saint-Denis, mais qu'ils n'auraient pas cet esprit-là.

[37] C'était en 1810. Depuis il n'y était jamais retourné. L'Empereur avait baptisé cette étroite combe la Vallée du Géranium parce qu'il y avait vu contre le cottage du docteur Kay, un grand géranium poussé en arbre et couvert de fleurs. Terrains et source appartenaient à la famille Torbett. Deux Chinois allaient chaque jour y chercher de l'eau pour l'Empereur qui, en ayant bu dans ses mains, l'avait trouvée excellente. La source existe toujours, dans l'état même où la vit Napoléon.

[38] Il aurait ajouté qu'il était encore à temps d'avoir part à ses bienfaits, qu'il pouvait faire un codicille. Ce codicille, quoi qu'aient prétendu Montholon et Marchand, ne fut sans doute jamais écrit, On en a donné, dit M. Fr. Masson, qui a examiné en détail le cas du chirurgien Antommarchi, cinq versions différentes. L'article 2 de ce codicille aurait été ainsi libellé : Je prie Marie-Louise de prendre à son service Antommarchi auquel je lègue une pension pour sa vie durant de 6.000 francs qu'elle lui paiera. Ce n'était guère le style de Napoléon. Cela n'empêcha pas, à la suite de tractations encore obscures, les exécuteurs testamentaires de le reconnaître pour valable. Il fut attribué à Antommarchi, après arbitrage, une pension de 3.000 francs.

[39] Ces faisans avaient été envoyés par Lowe qui, de temps en temps, en faisait porter à Longwood. (Lowe Papers, 20.157.)

[40] Le septième. Il sera daté du 26, jour où Napoléon parait l'avoir copié. Ce codicille, qui devait rester secret, léguait à la mère, à L'oncle, aux frères, sœurs, neveux, nièces de l'Empereur, à Hortense et à Eugène une assiette à soupe, une assiette, un couvert, un couteau, un gobelet d'argent aux armes impériales. (Louis ici n'était pas excepté.) Il donnait 300.000 francs au pupille du beau-père de Méneval appelé Léon. Cette somme sera employée à lui acheter une terre dans le voisinage de celles de Montholon ou Bertrand. S'il mourait, ce bien passerait à Alexandre Walewski.

100.000 francs étaient légués au grand-vicaire Arrighi qui était à l'ile d'Elbe, 20.000 à l'abbé Recco qui m'a appris à lire, 10.000 au fils ou petit-fils de mon berger Nicolas de Bocognano, 10.000 au berger Bogaglino, celui qui est venu à l'île d'Elbe, 20.000 au brave habitant de Bocognano qui, en 1792 ou 1793, m'a ouvert la porte d'une maison où des brigands m'avaient enfermé... Cet extrême souci de laisser une marque de gratitude à ses premiers, ses plus humbles amis, est un des plus beaux traits de Napoléon mourant. Il s'en est occupé, dit Bertrand, avec une sorte d'anxiété.

[41] Il dit au gouverneur qu'il ne pouvait donner au malade ce qui le rétablirait. Lowe ayant demandé ce qu'était ce remède : La liberté, répondit Arnott. Il donna les détails suivants au gouverneur : Le patient ne porte pas de chemise, il n'a qu'un gilet de flanelle et lorsqu'il sort de ses draps, les jambes enveloppées dans un grand sac, également en flanelle, il s'impatiente souvent des soins que lui donnent ses serviteurs et s'emporte en vives exclamations. Lowe était plus inquiet que le docteur. il proposa une consultation. Arnott répondit qu'il n'en voyait pas le besoin. (Lowe Papers, 20.157.)

[42] Il dit au grand-maréchal qu'il désirait que sa famille s'alliât aux familles romaines. Quelques-uns de ses parents pourraient résider en Amérique et en Suisse, y devenir même peut-être membres du gouvernement. Les Bonaparte s'assureraient par ces moyens une grande influence dans le monde catholique, aux États-Unis et à Berne. (Bertrand à Joseph, 6 octobre 1521.)

[43] On doit toutefois remarquer qu'il n'a pas dit exécuter. Et dans ce moment solennel, tout le testament en témoigne, il pèse les mots.

[44] Lowe Papers, 20.157. 3 avril. Le bulletin d'Arnott est formel comme la note de Lowe en date du lendemain.

[45] Je suis retenu ici depuis 11 heures. Le générai Bonaparte est plus mal que je ne l'ai encore vu. Son estomac rejette tout...

Un peu après. Arnott envoyait une nouvelle note : Je ne crains rien de grave pour le moment. Mais les vomissements sont affligeants. (Lowe Papers, 20.157.)

[46] Le testament, les instructions aux exécuteurs et les sept codicilles.

[47] L'acte est daté du 27 avril, 9 heures du soir.

[48] M. Fr. Masson (op. cit., 472) indiquait que l'Empereur avait remis à l'abbé Vignali un double du testament et des codicilles qu'il avait copiés lui-même, de façon à y donner la même valeur qu'à l'original. C'est une erreur. M. Ernest d'Hauterive qui connaît à merveille les archives de Prangins a bien voulu donner à l'auteur les précisions suivantes : Le testament et les deux codicilles de l'Empereur ont été seulement signés par lui et placés sous une bande de papier blanc, fermée par un cachet de cire ronge, à l'Aigle. Sur cette bande on lit ces lignes, de la main de Napoléon :

Ceci sont des papiers confiés sous le sceau de la confession à l'abbé Vignali. Il est autorisé à les ouvrir et à en prendre copie un an et un mois après ma mort. Tl enverra copie du tout à Madame Mère. Si elle est morte, au Cardinal. S'il est mort, à l'un de mes frères qui vivra. Il gardera ces (un mot illisible) qu'il portera à mon fils quand il sera âgé de seize ans.

[49] Les matières rejetées par son estomac sont de couleur noire, grumeleuses et parsemées de petites taches de sang. Arnott, 28 avril, (Lowe Papers, 20.157.)

[50] Montholon, II, 545. Ces deux Rêveries, a prétendu Montholon, auraient été confiées par lui au duc de Bassano qui les aurait égarées. Rien n'est moins sûr. En tout cas, elles paraissent perdues.

[51] Deux autres vésicatoires furent appliqués par Antommarchi sur la face interne des cuisses. (Lowe Papers, 20.157. Antommarchi, II, 136.)

[52] On jugea convenable de décrocher le tableau, dit Aly, et de le mettre dans un autre endroit où il ne pût pas le voir. Pendant quelque temps il le chercha des yeux et, regardant tour à tour ceux qui étaient prés de son lit, il semblait leur dire : Où est mon fils ? Qu'avez-vous fait de mon fils ? (Aly, 276.)

[53] Cette fois, Arnott lui-même le constate. (Lowe Papers, 20.157, 1er mai.)

[54] Conversation Lowe-Montholon, 3 mai. Lowe Papers, 20.144.

A partir du 2 mai, Lowe communiqua chaque four les rapports d'Arnott à l'amiral Lambert et à Montchenu. Le marquis répondit le 3 mai par ce billet indécent : Cette rechute subite et le hoquet dont elle a été accompagnée me paraissent d'un bien mauvais augure, surtout avec l'opiniâtreté qu'il continue de mettre au refus de tout traitement. S'il a absolument envie de mourir, je ne conçois pas pourquoi il choisit un genre de mort aussi douloureux, à moins que ce ne soit par un excès de dévotion pour faire une plus grande pénitence en ce monde... (Lowe Papers, 20.133, inédit.)

[55] Papiers Marchand. (Bibl. Thiers, c. 22.)

[56] La dose ordonnée par Arnott (dix grains), même en tenant compte de son ignorance du cancer, était beaucoup trop forte pour un organisme exténué. Elle a certainement hâté la mort.

[57] Six évacuations, dit Arnott (Lowe Papers, 20.157), neuf, dit Antommarchi (II, 149) qui ajoute des détails pénibles et sans doute vrais. La dernière fois qu'on changea l'Empereur de draps, comme Aly, à grand'peine, le soulevait pour que Marchand pût passer le drap frais, il lui donna un coup de poing dans le flanc et s'écriant : Ah ! coquin, tu me fais mal ! (Aly, 279). Dès lors, on le laissa reposer sur le lit souillé. (Lowe Papers, 15.729.)

[58] Aly rapporte — en spécifiant d'ailleurs qu'il ne l'a pas vue qu'on aurait aperçu vers le milieu de la dernière quinzaine, le soir, vers l'ouest, une petite comète presque imperceptible. Quand l'Empereur apprit cette apparition, il dit : Elle vient marquer le temps de ma carrière. (Aly, 273.) Les archives de Jamestown, où les moindres incidents météorologiques sont soigneusement notés, ne font aucune mention de cette comète.

[59] Il était paisible et assoupi, dit Aly. De temps en temps, il crachait et ce qu'il crachait ressemblait à du marc de café d'une teinte un peu rougeâtre comme le chocolat. Son gilet de flanelle et la partie du drap qui couvrait sa poitrine en étaient tachés. (Aly, 279.)

[60] D'après une lettre d'un officier anglais publiée dans l'Evening Star du 10 juillet, les derniers mots de l'Empereur auraient été ceux-ci : Il articula dans un moment de délire Mon fils, puis il prononça distinctement la tête de l'armée, peu après il balbutia France, et dès lors il ne prononça plus une seule parole.

[61] Montholon illustre cette nuit du 4 au 5 d'un incident dramatique. L'Empereur s'est élancé hors de son Lit par un mouvement convulsif, contre lequel j'ai vainement lutté ; sa force était telle, qu'il m'a renversé en m'entraînant avec lui sur le tapis. Il me serrait si vivement que je ne pouvais appeler à mon aide. Heureusement qu'Archambault, qui veillait dans la pièce voisine, a entendu du bruit et est accouru pour m'aider à replacer l'Empereur sur son lit. Quelques secondes après, le grand-maréchal et M. Antommarchi, qui s'étaient jetés sur un canapé de la bibliothèque, sont venus également ; mais déjà l'Empereur était recouché et calme. (II, 548.) Marchand dément de façon formelle cet incident : Pure imagination, dit-il. Archambault n'entra pas dans la chambre de l'Empereur avant le matin du 5 mai. Antommarchi et Aly rapportent un fait analogue pour la nuit du 2 au 3 mai. Montholon s'est trompé de deux jours et, comme d'habitude, a amplement brodé.

[62] Arnott, 5 mai. Lowe Papers, 20.157. Antommarchi, II, 150.